105. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 14 février 1760.
Sire,
J'ai l'honneur de remercier Votre Majesté de la grâce qu'elle a bien voulu m'accorder pour mon compatriote; je puis l'assurer de nouveau que, si je n'avais pas connu toute sa famille et lui-même en particulier, je ne l'aurais point proposé à V. M. Je suis très-certain qu'elle en sera contente, et qu'il remplira son devoir en galant homme. Ce n'est point par inconstance qu'il a quitté la France; ayant été une fois condamné pour duel par un parlement, le Roi ne peut jamais lui donner sa grâce. C'est une loi que Louis XIV s'imposa lui-même, et que Louis XV a renouvelée à son sacre. Il n'a quitté le Canada que parce qu'il a été ramené en France avec les autres Français. Il fallait donc ou y retourner, ou sortir entièrement du service de France. Il a pris ce dernier parti. Il est bien pardonnable à un Européen d'être ennuyé de faire la guerre contre des sauvages; car, pour une fois qu'on a affaire, dans ce pays, avec les Anglais, il faut se battre dix contre des gens qui, en chantant des vers iroquois, vous ôtent la chevelure, vous brûlent souvent tout vif, et vous mangent après. J'aimerais autant aller prêcher le judaïsme à Lisbonne que d'aller faire la guerre à l'Amérique. V. M. ne me dit point si je dois faire partir mon Provençal pour l'armée de V. M., ou si je dois l'adresser ici à quelqu'un qui lui donnera ses ordres. Je la supplie de me faire savoir sa volonté là-dessus.
Je trouve vos vers, Sire, sur l'apparition de Maupertuis fort jolis; mais je suis fâché de votre incrédulité. Je vois bien que prophètes et revenants sont pour vous également des balivernes et des contes de ma mère l'Oie.a Lucrèce vous a furieusement gâté, et vos sentiments ne sont pas tels que doivent l'être ceux du patriarche et du soutien
a Voyez t. XV, p. 43.