60. AU MARQUIS D'ARGENS.
Reich-Hennersdorf, 28 mai 1759.
Je suis si occupé ici, mon cher marquis, de nos sottises héroïques, que je crains fort de vous seconder faiblement dans votre louable projet. Je n'ai point battu l'ennemi, parce que je n'en ai point eu l'occasion. Ma tâche sera bien difficile à remplir. L'ennemi que j'ai vis-à-vis de la Silésie est de quatre-vingt-dix mille hommes; j'en ai à peu près cinquante mille pour lui résister. L'embarras commencera à se faire sentir dès que les armées entreront en campagne; il faudra beaucoup d'adresse, d'art et de valeur pour se tirer du danger qui nous menace. Mon frère n'a point envoyé de troupes à Nuremberg; ce serait une très-grande faute s'il avait poussé cette pointea dans les circonstances présentes. Au contraire, il doit regagner la Saxe promptement, pour détacher contre les Russes. Il n'est pas temps encore de chanter victoire, ni de présager l'avenir; le gros de la besogne, le nœud de la difficulté nous attend, et il faut voir ce que le destin ordonnera des événements. Quels qu'ils soient, ils ne dérangeront pas ma philosophie. Pour ma santé et pour le contentement de mon cœur, ce sont des choses auxquelles je ne pense pas, et qui me sont très-indifférentes. Je vois bien, mon cher marquis, que vous êtes séduit comme le public. Ma situation peut jeter peut-être un certain éclat de loin; mais, si vous en approchiez, vous ne trouveriez qu'une grosse et épaisse fumée. Je ne sais presque plus s'il y a un Sans-Souci dans le monde; quel que soit l'endroit, le nom ne me convient plus. Enfin, mon cher marquis, je suis vieux, triste et chagrin. Quelques lueurs de mon ancienne bonne humeur reviennent de temps en temps; mais ce sont des étincelles qui s'éva-
a Voyez t. III, p. 65 et 98, t. VII, p. 91, et t. XVII, p. 342.