16. AU MARQUIS D'ARGENS.

Camp de Semonitz, 31 août 1745.

Je vous sais bon gré de ce que vous me mandez touchant vos Mémoires de l'esprit et du cœur, que vous faites réimprimer, et vous laisse la liberté de me les dédier. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

13-aJe ne suis malheureusement point de votre sentiment sur l'amitié. Je pense qu'un véritable ami est un don du ciel. Hélas! j'en ai<14> perdu deux que je regretterai toute ma vie, et dont le souvenir ne finira qu'avec ma durée.14-a Vous faites beaucoup de paralogismes éloquents. Vous avancez qu'un chartreux peut être heureux;14-b j'ose vous dire affirmativement qu'il ne l'est pas. Un homme qui cultive les sciences, et qui vit sans amis, est un savant loup-garou. En un mot, selon ma façon de penser, l'amitié est indispensable à notre bonheur.14-c Que l'on pense de la même manière ou différemment, que l'un soit vif, l'autre mélancolique, tout cela ne fait rien à l'amitié. Mais l'honnête homme, c'est la première qualité qui unit les âmes, et sans laquelle il n'y a point de société intime. Il faut, ce me semble, que l'on trouve son intérêt dans ces nœuds resserrés que l'on forme, intérêt de plaisir, de savoir, de consolation, d'utilité, etc. Voilà mon sentiment.


13-a Ce post-scriptum, de la main du Roi, a trait aux Réflexions diverses et critiques sur l'amitié, qui se trouvent en tête du t. 1er des Nouveaux Mémoires pour servir à l'histoire de l'esprit et du cœur. A la Haye, 1745, p. 1-70.

14-a Voyez t. XVIII, p. 161 et 162.

14-b Voyez les Nouveaux Mémoires, etc., p. 56 et 57.

14-c Voyez t. VIII, p. 58, et t. XVIII, p. 241.