55. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 5 mai 1759.



Sire,

J'ai reçu les vers que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'envoyer. Comment peut-on être occupé du commandement d'une armée de cent mille hommes, et trouver encore le temps de faire des vers aussi ingénieux et infiniment plus corrects que ceux de La Fare et de Chaulieu? Vous exécutez tout ce que vous voulez, et je crois que, si vous en aviez la fantaisie, vous feriez en même temps un admirable plan de bataille et un sermon aussi beau que le sont ceux de Saurin. J'avais déjà vu dans tous les papiers publics cette toque et cette épée que le pape a envoyées au maréchal Daun. Je voulais engager le gazetier de Berlin à mettre dans sa gazette que le prince Ferdinand attendait de Londres un chapeau et une épée bénits par l'archevêque de Cantorbéry, et qu'on ne doutait point, chez tous les protestants, que la bénédiction de Cantorbéry ne fût plus efficace que la romaine. Il faudrait accabler de plaisanteries les Autrichiens et les Français; ces gens-là publient cent sottises qui font beaucoup d'impression, et on les laisse faire. Au lieu de tant de mauvais sermons que font nos ministres, pourquoi ne prennent-ils pas occasion d'écrire une lettre pastorale dans laquelle ils feraient voir la ruine entière du protestan<74>tisme, si les ennemis de V. M. viennent malheureusement à bout de leurs desseins? J'écrirais bien quelque brochure à ce sujet; mais c'est en allemand qu'il faut que soit fait un pareil ouvrage pour être répandu parmi le menu peuple et lu de tout le monde. Je n'ai vu qu'une seule pièce en faveur de la bonne cause qui soit écrite avec goût; c'est une lettre sur les libelles.74-a Je vous ai d'abord reconnu, Sire, et vous pouvez être assuré que, à la cinquantième ligne, j'étais aussi certain que vous étiez l'auteur de cet ouvrage que si vous me l'eussiez dit. On l'a traduit en allemand, et par là il devient encore plus utile.

J'aurais envie de faire une feuille tous les mois sous le titre de Mercure de Harbourg, dans lequel je tournerai en ridicule, sans aigreur et sans invectives, toutes les impertinences que publient les ennemis. Je ferai imprimer cet ouvrage en français et en allemand; personne ne saura que j'y travaille que celui qui le traduira, car le traducteur deviendra aussi nécessaire que l'auteur, puisque c'est le peuple qu'il faut instruire; et les gens qui parlent français en Allemagne ne font qu'un petit objet, eu égard à ceux qui n'entendent que l'allemand. Si V. M. ne désapprouve pas mon idée, je commencerai dès qu'elle me fera savoir sa volonté. Il me paraît que ce projet peut être utile pour la publication de quelques pièces que V. M. s'amuse à faire, et que j'insérerai dans le Mercure de Harbourg comme venant des auteurs sous le nom desquels il plaira à V. M. de mettre ses ouvrages.

Je ne suis point étonné des sottises et des impertinences de plusieurs officiers français; je les avais prévues, et V. M. peut se rappeler que j'eus l'honneur de lui dire à Breslau pourquoi elle avait la complaisance de placer un tas de jeunes étourdis dans sa capitale. Je n'en ai, grâce au ciel, pas vu un seul pendant tout le séjour qu'ils ont fait dans cette ville. Dieu les maintienne en joie à Spandow! Tout ce<75> que je puis dire à V. M., c'est que nous n'entendrons plus à chaque instant quelque nouvelle qui n'avait aucune réalité, et qui pourtant ne laissait pas que d'inquiéter pendant deux ou trois jours tous les honnêtes gens de Berlin. J'ai l'honneur, etc.


74-a Voyez t. IX, p. 61-67.