138. AU MARQUIS D'ARGENS.
Gross-Döbritz. 2. juin 1760.204-a
Je reçois, mon cher marquis, votre lettre du 22 dans un temps où je ressens de nouveau, comme je l'avais prévu, les effets du malin acharnement de ma mauvaise fortune. Vous saurez sans doute à présent les malheurs qui me sont arrivés en Silésie,204-b et vous serez obligé de convenir que je n'ai été que trop vrai dans mes prophéties. Veuille le ciel que je ne le sois pas jusqu'au bout! J'ai commandé votre service dans l'intention qu'il vous plût; je suis bien aise que vous m'appreniez vous-même qu'il vous a fait plaisir. Hélas! mon cher marquis, je suis un mauvais immortaliseur. Je voudrais seulement être moi-même au bout du temps qui m'est prescrit pour végéter dans Scette vallée de ténèbres et de tribulations. La fin de ma carrière est dure, triste et funeste. J'aime la philosophie, parce qu'elle modère mes passions, et parce qu'elle me donne de l'indifférence pour ma dissolution et pour l'anéantissement de ma pensée.
Je voudrais voir la comédie que l'on a faite contre les philosophes. Il faut avouer qu'il y en a beaucoup qui usurpent ce titre, et qui fournissent au ridicule; mais, en général, c'est l'opprobre de notre siècle que de vouloir dégrader la science qui fait le plus d'honneur à l'esprit humain, et l'école d'où sont sortis les plus grands hommes. Je trouve, comme vous, la préface que vous m'envoyez écrite avec trop d'aigreur; il y a de certaines personnalités qui déplaisent, et marquent un esprit emporté qui ne respire que la vengeance, et qui par là même est indigne de la façon de penser d'un vrai philosophe. On aurait pu, ce me semble, se contenter de comparer notre siècle à<205> celui de Socrate, la nouvelle comédie de Paris à celle d'Athènes, où un histrion introduit Socrate dans un chœur de nuées, sa ciguë à nos persécutions modernes, etc., y mettre de la plaisanterie, mais point de méchanceté. Mais les hommes restent hommes; le moindre reptile qui se sent poussé darde sa langue pour se défendre. Cette préface a été laite dans un premier mouvement d'emportement; il fallait attendre, pour écrire, qu'il fût passé. Ah! que l'école de l'adversité rend sage, modéré, endurant et doux! C'est une terrible épreuve; mais, quand on l'a surmontée, elle est utile pour le reste de la vie. Adieu, mon cher marquis; ayez quelque indulgence pour mon affliction, elle est légitime. Depuis deux ans je ne fais que souffrir, et je ne vois pas le terme de mes peines. Je vous souhaite une meilleure fortune, plus de tranquillité et moins d'embarras. Adieu.
204-a Le 26 juin 1760. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, édit. de 1789, t. X, p. 281.)
204-b Allusion à la malheureuse affaire de Landeshut, arrivée le 23 juin 1760. Voyez t. V, p. 52-55.