188. AU MÊME.
Wahlstatt, 18 août 1761.
Je vous écris, mon cher marquis, du centre de l'armée russe et autrichienne. Cependant jusqu'ici il n'y a encore rien à craindre. Je crois qu'en quelques jours nos affaires en viendront à une décision. C'est le moment critique, où nous aurons le plus besoin de la fortune; ce sont des événements où la prudence n'a pas autant de part qu'il serait à désirer, et où l'on voit périr le prudent et prospérer le téméraire;278-b mais basta. Vous voyez votre politique confondue, et vous en convenez. Cela ne m'étonne pas, car il y a quelque chose là-haut qui se moque de la sagesse des hommes. Tout ce qui paraît probable souvent est le moins vrai. L'espérance, l'ambition, la haine, l'intérêt, sont des passions qui modifient si différemment les hommes, que ce<279> qui paraît bien à l'un paraît très-mauvais à l'autre. De là vient, marquis, qu'il est impossible aux hommes de pénétrer l'avenir; en parler, c'est deviner. J'aimerais autant expliquer les énigmes que le sphinx proposait aux Thébains. Il est certain qu'en quelques cas on peut lire les conséquences dans leurs principes; mais raisonner juste et supposer que tous ceux dont notre esprit s'occupe raisonnent de même, c'est fort se tromper. M. de Turenne disait qu'il aimait mieux avoir un général habile en tête qu'un ignorant, par la raison qu'il ne se trompait pas en supposant ce que ferait un habile capitaine, mais qu'il se méprenait toujours sur les projets d'un général qui agit sans principes. Après tout, prenez patience; ce ne sera pas ni vous ni moi qui vengerons la raison des attentats de la sottise. Laissons aller les choses comme elles vont, rions des folies qui se font, sans nous mettre en colère, et pensons que les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs. Songez que je fais passer cette lettre tout à travers les camps de nos ennemis, et jugez par là combien il est difficile d'entretenir la correspondance. Les Russes se sont surpassés en horreurs que leurs Cosaques ont commises; il y a de quoi émouvoir Busiris et Phalaris, tout inhumains qu'ils étaient. Je souffre des infamies et des barbaries qui se commettent, pour ainsi dire, sous mes yeux; mais j'ai appris à souffrir sans m'impatienter. Ainsi rien n'altérera le fond de mon âme, j'irai mon droit chemin, et je ne ferai que ce que je croirai utile et honorable. Voilà ce que la maturité de l'âge nous apprend, et à quoi il est impossible de plier l'esprit trop bouillant de la jeunesse. Je crains de vous ennuyer avec mes tristes et graves réflexions. J'avoue que vous pourriez vous passer de cet austère bavardage; mais enfin je ne l'effacerai pas, et, puisqu'il est écrit, il restera tel. Adieu, mon cher marquis; je vous écrirai je ne sais quand, ni je ne sais d'où. C'est dans ces conjonctures que vous devez montrer le front inébranlable d'un philosophe et l'impassibilité des stoïciens. La philosophie spéculative n'est bonne qu'à nourrir notre curiosité; celle<280> qui s'attache à la pratique est la seule utile. Je vous la recommande, en vous priant cependant de ne pas oublier un avorton de philosophe militaire qui vous aime bien.
278-b Voyez t. X, p. 41 et 77, et t. XII, p. 65.