206. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 29 décembre 1761.
Sire,
J'aurais eu l'honneur d'écrire il y a dix jours à Votre Majesté; mais j'ai cru que je n'aurais jamais plus ce bonheur. J'ai eu une inflammation causée par mes maudites crampes, et l'on a cru pendant trois jours que j'étais hors de toute espérance. A la fin, après quatre saignées, une boisson d'eau de quinquina pour éviter la gangrène, et une légère médecine quand le mal a été calmé, je suis hors d'affaire pour cette fois.
J'avais regardé comme un conte ce que l'on débitait sur l'action affreuse de Warkotsch et du prêtre catholique;306-a mais, quand j'ai vu<307> la citation de ces deux misérables dans les gazettes,307-a que j'ai appris qu'ils avaient été arrêtés tous les deux, et qu'on les avait laissés échapper, je me suis écrié : O Frédéric! comment êtes-vous servi, pendant que vous servez si bien vos sujets et la patrie!
Gotzkowsky est venu chez moi me parler de son affaire. Il est fort triste, parce que son crédit paraît souffrir beaucoup de l'aventure qui lui est arrivée. Il m'avait prié de vous écrire à ce sujet, mais ma maladie est venue pendant ce temps. Il me paraît, par les raisons qu'il m'a dites, qu'il est innocent, et qu'il était véritablement dans la bonne foi. Il m'a témoigné que cette affaire l'obligerait, par le dérangement qu'elle lui cause, d'abandonner une partie de ses fabriques; je lui ai dit de bien se garder de le faire avant qu'il eût de V. M. une réponse; il m'a promis qu'il ne prendrait aucun arrangement jusqu'alors.
Les Anglais, par les manœuvres qu'ils font, trouveront le secret, avec trois cent soixante vaisseaux de guerre, de laisser sortir huit misérables vaisseaux et six frégates du port de Brest, qui les empêcheront de prendre la Martinique; il faut qu'il y ait un démon déchaîné des enfers qui se mêle de toutes ces affaires. Le seul chagrin que j'avais, si j'étais mort il y a dix jours, c'était de ne plus vous revoir, et ma consolation était de quitter un monde aussi abominable et aussi insensé. J'en dirais davantage; mais la faiblesse dont je suis encore m'en empêche. J'ai l'honneur, etc.
306-a Le baron de Warkotsch et le prêtre catholique François Schmidt avaient formé le projet de faire enlever le Roi par le colonel autrichien baron de Wallis. Le chasseur du baron de Warkotsch, nommé Matthieu Kappel, et catholique, dénonça le complot le 30 novembre 1701; mais les coupables se sauvèrent. Voyez Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte von J. D. E. Preuss, t. II, p. 288-292.
307-a Cette citation édictale se trouve dans les gazettes de Berlin des mois de décembre 1761 et de janvier 1762.