240. DU MARQUIS D'ARGENS.
Avril (mai) 1762.
Sire,
J'avais oublié de remettre à M. de Catt les deux pièces de M. d'Alembert que V. M. m'avait fait la grâce de me communiquer; j'ai l'honneur de les lui renvoyer. Il y a dans tout cela du bon, du singulier et du mauvais. Il est fâcheux qu'au beau génie du siècle de Louis XIV succède un esprit de paradoxe qui tôt ou tard ruinera le bon goût, et détruira à la fin le bon sens.
V. M. travaille donc sur les Pères de l'Église? J'avais eu l'honneur de lui dire plusieurs fois qu'il ne manquait plus à ses lectures qu'une douzaine de tomes in-folio, après quoi elle pourrait disputer avec Dom Calmet353-a et tous les bénédictins de l'univers.
Je parcours l'Écriture, et les remarques que je fais doivent servir aux notes que je fais sur Timée de Locres, dont j'ai traduit les ouvrages, qui n'ont jamais paru en langue vulgaire. C'est un fou de la<354> première classe que ce Timée de Locres; pas un mot de bon sens dans ses ouvrages; mais sa philosophie a servi de base à celle des pythagoriciens et des premiers chrétiens, et cela me fournit de bonnes dissertations.
J'ai quitté V. M. balbutiant le grec, et je la reverrai le sachant comme les Dacier et les Saumaise. C'est aux chagrins que j'ai essuyés depuis dix-huit mois que je suis redevable de la connaissance d'une langue qui sert à mon amusement. Il fallait que je mourusse de douleur, ou que j'occupasse mon esprit pour le distraire des chagrins que lui causait cette maudite guerre. Soyez persuadé, Sire, que, après vous, personne n'a été plus sensible aux malheurs que nous avons essuyés quelquefois. J'étais accablé par deux mortelles inquiétudes : la première regardait le sort de tout l'État; mais la seconde, qui était bien plus considérable, tombait sur votre personne. Enfin, grâce au ciel, voilà toutes nos inquiétudes finies, et j'espère dans peu de mois avoir le plaisir de voir V. M. tranquille et heureuse dans le sein de la paix, goûtant un doux repos que ses veilles et ses fatigues ont bien mérité.
J'attends aujourd'hui ou demain une lettre de V. M. Je suis dans la ferme espérance que j'y trouverai la confirmation des bonnes nouvelles que V. M. m'a fait la grâce de me mander, et qui m'ont causé une joie qui m'a rendu entièrement la santé. J'ai l'honneur, etc.
353-a Voyez t. XV, p. IV, et p. 35-60.