242. DU MARQUIS D'ARGENS.
Potsdam, 18 mai 1762.
Sire,
Me voici arrivé depuis hier dans le délicieux séjour de Sans-Souci, et j'y apprends aujourd'hui, par une lettre qu'on m'écrit de Berlin, que vous avez battu le corps du général Beck, et fait huit bataillons prisonniers. Vous traitez aussi mal les Autrichiens en Silésie que le prince Henri en Saxe. Voilà un bon commencement de campagne, et, si les choses qui, selon ce que je conjecture, doivent arriver au commencement du mois prochain ont lieu, je ne doute pas que vous ne revoyiez avant la fin de cette année les bords heureux de la Havel,<357> et que vous ne veniez voir les superbes choses que vous avez fait faire à Sans-Souci, et que je considère toujours avec une nouvelle admiration. Tout est ici dans le plus bel ordre du monde. Battez donc pour l'amour de Dieu ces maudits Autrichiens le plus souvent que vous pourrez, pour que tous vos sujets aient à la fin le plaisir de vous voir heureux et content après tant de traverses.
J'ai eu l'honneur d'envoyer à V. M. les métaphysiques chimères de d'Alembert sur la poésie et sur l'histoire. Peut-on, avec autant d'esprit et de géométrie qu'en a cet homme, être aussi peu conséquent? Je crois qu'à la fin nos meilleurs écrivains diront comme le père Canaye : Point de raison, monseigneur! Que cela est sage! Point de raison!357-a
Voilà V. M. au milieu des fatigues et des dangers. Que je serai content lorsque je l'en verrai délivrée! Quant à moi, inutile fardeau de la terre, je passe ma vie à souhaiter la paix, à étudier des choses peu agréables et à apprendre des mots.
Les jésuites sont renvoyés de la cour, en France, leurs colléges entièrement supprimés, leurs novices renvoyés, et l'on parle de leur exil total du royaume comme d'une chose qui doit arriver au mois d'août. Je croirais volontiers que le ministère a découvert quelques manœuvres de ces honnêtes gens, qui sont inconnues au public et qu'on veut garder dans le silence. Il est certain que, deux jours après l'assassinat du Roi, deux jésuites furent mis à la Bastille, et l'on n'a plus su ce qu'ils étaient devenus. Ajoutez à cela que, lorsque Damiens vint à Paris,357-b il sortait de chez les jésuites d'Arras. Que ferez-vous, à la paix, de tous ces insectes venimeux? Les princes catholiques vous donnent un bel exemple.
Je ne vous dis tout ceci, Sire, que pour vous faire penser à l'aventure qui vous est arrivée la campagne dernière. Je ne comprends<358> pas pourquoi l'on n'a pas déjà condamné et puni en effigie ce misérable Warkotsch. Votre trop grande douceur me fait souvent enrager; les méchants ont besoin d'être contenus par la crainte. J'ai l'honneur, etc.
357-a Voyez ci-dessus, p. 17.
357-b Damiens blessa Louis XV le 5 janvier 1757. Voyez t. IV, p. 116 et 117.