282. AU MARQUIS D'ARGENS.

Meissen, 25 novembre 1762.

J'ai achevé, mon cher marquis, l'histoire des imposteurs sacrés, et, après avoir pris le poison du fanatisme, j'ai eu recours tout de suite à l'antidote de la philosophie et de la saine critique, que j'ai trouvé dans votre Timée. Pour vous prouver que je m'en suis approprié les matières, apprenez que j'entends et explique joliment le mot bara, qui ne veut point dire créer, mais faire un pompeux ouvrage. J'ai été surpris de la propriété des nombres de Pythagore, ce qui m'a fait ressouvenir du Dialogue des lettres, de Lucien. Ce qu'il y a d'humiliant, c'est que votre philosophe grec, qui est bien Grec, selon moi, parle sérieusement des merveilles des nombres, et que le bel esprit badine sur le sujet des syllabes. J'ai lu, à ma grande édification, la dissertation sur le saint âne qui porta Jésus à Jérusalem, ensuite ce que vous dites sur l'incertitude des anciens ouvrages, sur Esdras, les livres de Moïse, et sur la nécessité de recourir à un juge de la foi pour ne point s'égarer. J'ai été bien surpris de me trouver avec mes frères<422> dans Timée de Locres;422-a en vérité, je vous en fais mes remercîments au nom de toute la famille. On voit que les préjugés où vous êtes sur mon sujet, peut-être trop favorables, vous ont induit à dire plus de bien que mes frères et moi n'en méritons. Enfin, enfin, j'ai admiré l'adresse dont vous usez pour introduire le père Scheffmacher,422-b qui dogmatise le socinianisme, la sortie que vous faites contre Voltaire422-c en l'opposant toujours à lui-même, en un mot, tout l'art que vous employez pour lier si adroitement vos citations, que ce n'est jamais vous qui touchez les matières scabreuses, de sorte que vous n'êtes que le rapporteur de différents procès, en vous tenant derrière le rideau. Mais quelle fantaisie de choisir ce Timée de Locres, qui en vérité est un obscur et plat seigneur? Je vous compare à une abeille qui, voltigeant sur des chardons, a le secret d'en tirer un miel délicieux. Sérieusement, votre ouvrage est bon, fait avec tout l'art et la sagesse possible, et rempli de la plus excellente érudition. J'ai fort applaudi à l'apologie de l'empereur Julien et à la manière dont vous convainquez les saints Pères de mensonges et de fraudes pieuses. Je serais obligé de copier tout l'ouvrage, si je voulais vous rendre compte de tout ce que j'approuve. Il n'y a qu'un article sur lequel je crois que vous n'avez pas eu assez de retenue : c'est celui de la vénalité des charges civiles en France. Cela vous a conduit sur un sujet délicat, en touchant la corde des maîtresses et des confesseurs des rois. Mais l'apologie du roi de Portugal est à merveille, et je pense comme vous au sujet de ce siècle philosophique, qui est en vérité aussi méchant et aussi barbare que les précédents. L'animosité, le désir de vengeance, l'ambition et le fanatisme seront en tout temps des sources de crimes et de forfaits. Ceux qui s'abandonnent à ces funestes passions bouleversent le monde, tandis que quelques pauvres<423> philosophes cultivent la sagesse dans le silence de leur obscurité. Cela a toujours été ainsi, et, sans être prophète, je pense qu'après nous ce sera à peu près de même. Je ne vous en dirai pas davantage, parce que le moment approche où j'aurai la satisfaction de vous revoir. Nous avons fait avec l'ennemi une convention pour l'hiver, qui nous procurera quelques mois de tranquillité. Je donne cette lettre à un chasseur qui pourra, si vous le voulez bien, arranger votre voyage. Je vous donne rendez-vous à Leipzig pour le 5 de décembre. Vous partirez et arrangerez votre voyage selon votre commodité. Je m'en fais une vraie fête, et je me réjouis autant de vous revoir que Médor de voir son Angélique. Menez la bonne Babet avec vous, et prenez toutes vos commodités, pour que je puisse jouir tout mon soûl de votre conversation. Adieu, mon cher marquis : je vous embrasse.


422-a Timée fie Locres, édit. d'Argens, p. 299 et 396.

422-b L. c., p. 157.

422-c L. c., p. 324 et suivantes.