293. AU MARQUIS D'ARGENS.

Le 25 octobre 1764.

Je viens de recevoir votre lettre datée de Strasbourg, et je vous félicite d'avoir regagné le pays des Sybarites. J'espère que, chemin faisant, vous ferez divorce avec les rhumatismes, les hémorroïdes, les esquinancies et toutes les maladies quotidiennes dont vous aviez fait provision pour le voyage. Je vous compte rendu à Aix vers la fin de novembre, car je crois que le colosse de Rhodes se serait transporté avec moins de peines que vous, mon cher marquis, tant il en coûte pour voiturer un grand homme! Comment voulez-vous que je croie à votre prompt retour? Deux fois la faux passera sur les dons de Cérès, et deux fois les neiges blanchiront les vallons et les montagnes,<439> avant que vos maladies, vos procès et la longueur du chemin permettent votre retour. Vos idées me paraissent admirables : remonter le Rhin jusqu'à Wésel, rien de mieux; mais de là repasser la mer, vous confier aux vagues émues, à l'impétuosité des aquilons, aux fureurs de Borée, quelle audace! Non, marquis, vous n'irez point en Norwége, vous ne risquerez pas de vous exposer aux écueils, aux Charybdes et Scylles de Helgoland. Si nous vous revoyons, nous devrons cet avantage à la terre, et point à cet élément qui a paru si contraire aux Français dans cette dernière guerre. Jouissez cependant, en attendant, du beau ciel d'Aix; buvez du muscat des bernardins, mangez de vos olives et de vos bons raisins, accommodez-vous vite avec vos frères, et terminez, croyez-moi, vos procès le plus promptement que vous pourrez. Les grandes puissances en reviennent là après les guerres les plus sanglantes. Commencez par où elles finissent, et faites cet honneur à la philosophie de prouver par cette action d'éclat que la sagesse des sages est supérieure à celle des monarques. Adieu, mon cher; taxez ma lettre de folle tant que vous voudrez, il m'a été impossible aujourd'hui de vous en écrire une autre.