306. DU MÊME.
Potsdam, 14 décembre 1767.
Sire,
J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté des vers qu'on débite sous mon nom à Potsdam et à Berlin. Je voudrais les avoir faits, parce qu'ils sont excellents, dignes de Voltaire464-a ou de vous; et, si vous n'y étiez pas loué, je croirais que vous en êtes l'auteur, car je ne connais personne, dans ce pays, capable d'en écrire de pareils. Si vous ne les trouvez pas bons, je dirai alors :
En vain contre le Cid un ministre se ligue, etc.464-bVERS AU ROI DE PRUSSE.
La mère de la Mort, la Vieillesse tremblante,
A de ses bras d'airain courbé mon faible corps,
Et des maux qu'elle entraîne une suite effrayante
De mon âme immortelle attaque les ressorts.
Je brave tes assauts, redoutable Vieillesse,
Je vis auprès d'un sage, et je ne te crains pas;
Il te prêtera plus d'appas
Que le plaisir trompeur n'en donne à la jeunesse.
Il te prêtera plus d'appas
Coulez, mes derniers jours, sans trouble et sans terreur;
Il te prêtera plus d'appas
Coulez près d'un héros dont le mâle génie
Vous fait goûter en paix le songe de la vie,
Et dépouille la mort de ce qu'elle a d'horreur.
Ma raison, qu'il éclaire, en est plus intrépide;
Mes pas, par lui guidés, en sont plus affermis.
<465>Tout mortel que Pallas couvre de son égide
Ne craint pas les dieux ennemis.
Philosophe des rois, que ma carrière est belle!
J'irai de ce palais, par un chemin de fleurs,
Aux champs Élysiens parler à Marc-Aurèle
Du plus grand de ses successeurs.
A Salluste jaloux je lirai votre Histoire,
A Lycurgue vos lois, à Virgile vos vers.
Je surprendrai les morts, ils ne pourront m'en croire;
Nul d'eux n'a rassemblé tant de talents divers.
Mais, lorsque j'aurai vu les ombres immortelles.
N'allez pas après moi confirmer mes récits;
Vivez, rendez heureux ceux qui vous sont soumis,
Et n'allez que bien tard rejoindre vos modèles.
Le marquis d'Argens.
Le poëte, Sire, qui place mon nom au-dessous de ces vers, et qui me les attribue, me fait sûrement bien de l'honneur; mais il se trompe fort, quelque admirateur que je sois de la gloire de V. M., s'il croit que je suis pressé d'en aller entretenir Marc-Aurèle.
Assez d'autres, seigneur, s'acquitteront sans moi,
Sur ces funestes bords, d'un si brillant emploi.
A propos, Sire, comme l'état naturel de l'homme est d'avoir toujours des rhumatismes, des crampes, des fièvres, et que personne ne remplit mieux cet état que moi, la volonté de V. M. est-elle, si par hasard, en soignant ma santé, je venais contre l'ordre des choses à me porter passablement, que j'aille à Berlin?465-a Je la supplie de me faire donner ses ordres à ce sujet par M. de Catt, pour que je puisse prendre alors quelques gouttes de plus, et quelques paquets de poudres, pour violer toutes les lois du meilleur monde possible, où l'on doit toujours avoir des courbatures. Je ne murmurerais pas <466>contre ces lois, si je pouvais faire d'aussi bons vers que ceux que j'ai l'honneur d'envoyer à V. M., et que j'aimerais mieux avoir composés
Que ceux qu'a faits, fait, et fera
Monsieur le chevalier d'Ora.
J'ai l'honneur d'être, etc.
464-a Les Vers au roi de Prusse sont en effet de Voltaire, et furent adressés à Frédéric, le 3 octobre 1761, en réponse à l'Ode à Voltaire. Qu'il prenne son parti sur les approches de la vieillesse et de la mort. Voyez t. X, p. 52-54.
464-b Boileau dit, dans sa
IXe Satire
, v. 231 et 232 :En vain contre le Cid un ministre se ligue.
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
465-a Le Roi se rendit à Berlin pour le carnaval, le 19 décembre 1767.