HISTOIRE DE MON TEMPS.
CHAPITRE Ier.
INTRODUCTION.
État de la Prusse à la mort de Frédéric-Guillaume. Caractères des princes de l'Europe, de leurs ministres, de leurs généraux. Idée de leurs forces, de leurs ressources, et de leur influence dans les affaires de l'Europe. Etat des sciences et des beaux-arts. Ce qui donna lieu à la guerre contre la maison d'Autriche.
A la mort de Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, les revenus de l'État ne montaient qu'à sept millions quatre cent mille écus. La population, dans toutes les provinces, pouvait aller à trois millions d'âmes.1-+ Le feu roi avait laissé dans ses épargnes huit millions sept cent mille écus; point de dettes, les finances bien administrées, mais peu d'industrie : la balance du commerce perdait annuellement un million deux cent mille écus, qui passaient dans l'étranger. L'armée<2> était forte de soixante et seize mille hommes,2-a dont à peu près vingt-six mille étrangers; ce qui prouve que c'était un effort, et que trois millions d'habitants ne pouvaient pas fournir à recruter même cinquante mille hommes, surtout en temps de guerre. Le feu roi n'était entré en aucune alliance, pour laisser à son successeur les mains libres sur le choix le plus avantageux à ses intérêts, et pour former des alliances selon le temps et l'occasion.
L'Europe était en paix, à l'exception de l'Angleterre et de l'Espagne, qui se faisaient la guerre dans le nouveau monde pour deux oreilles anglaises que les Espagnols avaient coupées,2-b et qui dépensaient des sommes immenses pour des objets de commerce peu proportionnés aux grands efforts que faisaient ces deux nations. L'empereur Charles VI venait de faire la paix avec les Turcs à Belgrad, par la médiation de M. de Villeneufve, ministre de France à Constantinople. Par cette paix, l'Empereur cédait à l'empire ottoman le royaume de Servie, une partie de la Moldavie,2-c et l'importante ville de Belgrad. Les dernières années du règne de Charles VI avaient été si malheureuses, qu'il s'était vu dépouiller du royaume de Naples, de la Sicile, et d'une partie du Milanais, par les Français, les Espagnols, et les Sardes. Il avait de plus cédé à la France, par la paix de 1737,2-d le duché de Lorraine, que la maison du duc son gendre avait possédé de temps immémorial. Par ce traité, l'Empereur donnait des provinces; et la France, de vaines garanties, à l'exception de la Toscane, qui doit être envisagée comme une possession précaire. La France<3> garantissait à l'Empereur une loi domestique qu'il avait publiée pour sa succession, si connue en Europe sous le nom de pragmatique sanction. Cette loi devait assurer à sa fille l'indivisibilité de sa succession.
On a sans doute lieu d'être surpris, en trouvant la fin du règne de Charles VI si inférieure à l'éclat qu'il jeta à son commencement. La cause des infortunes de ce prince ne doit s'attribuer qu'à la perte du prince Eugène : après la mort de ce grand homme il n'y eut personne pour le remplacer; l'État manqua de nerf, et tomba dans la langueur et dans le dépérissement. Charles VI avait reçu de la nature les qualités qui font le bon citoyen; mais il n'en avait aucune qui faisait le grand homme : il était généreux, mais sans discernement; d'un esprit borné et sans pénétration; il avait de l'application, mais sans génie, de sorte qu'en travaillant beaucoup il faisait peu; il possédait bien le droit germanique; parlant plusieurs langues et surtout le latin, dans lequel il excellait; bon père, bon mari, mais bigot et superstitieux comme tous les princes de la maison d'Autriche. On l'avait élevé pour obéir, et non pour commander. Ses ministres l'amusaient à juger les procès du conseil aulique, à s'attacher ponctuellement aux minuties du cérémonial et de l'étiquette de la maison de Bourgogne : et, tandis qu'il s'occupait de ces bagatelles, ou que ce prince perdait son temps à la chasse, ses ministres, véritablement maîtres de l'État, disposaient de tout despotiquement.
La fortune de la maison d'Autriche avait fait passer à son service le prince Eugène de Savoie, dont nous venons de parler. Ce prince avait porté le petit collet en France; Louis XIV lui refusa un bénéfice : Eugène demanda une compagnie de dragons; il ne l'obtint pas non plus, parce qu'on méconnaissait son génie, et que les jeunes seigneurs de la cour lui avaient donné le sobriquet de dame Claude. Eugène, voyant que toutes les portes de la fortune lui étaient interdites, quitta sa mère, madame de Soissons, et la France, pour offrir ses services à l'empereur Léopold : il devint colonel et reçut un régiment; son<4> mérite perça rapidement. Les services signalés qu'il rendit, et la supériorité de son mérite, l'élevèrent dans peu aux premiers grades militaires : il devint généralissime, président du conseil de guerre, et enfin premier ministre de l'empereur Charles VI. Ce prince se trouva donc chef de l'armée impériale; il gouverna non seulement les provinces autrichiennes, mais l'Empire même; et proprement il était empereur. Tant que le prince Eugène conserva la vigueur de son esprit, les armes et les négociations des Autrichiens prospérèrent : mais lorsque l'âge et les infirmités lui affaiblirent l'esprit, cette tête qui avait si longtemps travaillé pour le bien de la maison impériale, fut hors d'état de continuer ce même travail, et de lui rendre les mêmes services. Quelles réflexions humiliantes pour notre vanité! Un Condé, un Eugène, un Marlborough voient l'extinction de leur esprit précéder celle de leur corps; et les plus vastes génies finissent par l'imbécillité! Pauvres humains, ensuite glorifiez-vous si vous l'osez!
La décadence des forces du prince Eugène fut l'époque des intrigues de tous les ministres autrichiens. Le comte de Sinzendorff acquit le plus de crédit sur l'esprit de son maître. Il travaillait peu, il aimait la bonne chère : c'était l'Apicius de la cour impériale; et l'Empereur disait que les bons ragoûts de son ministre lui faisaient de mauvaises affaires. Ce ministre était haut et fier; il se croyait un Agrippa, un Mécène. Les princes de l'Empire étaient indignés de la dureté de son gouvernement; en cela bien différent du prince Eugène, qui, n'employant que la douceur, avait su mener plus sûrement le corps germanique à ses fins. Lorsque le comte de Sinzendorff fut employé au congrès de Cambrai, il crut avoir pénétré le caractère du cardinal de Fleury : le Français, plus habile que l'Allemand, le joua sous la jambe, et Sinzendorff retourna à Vienne, persuadé qu'il gouvernerait la cour de Versailles comme celle de l'Empereur.
Peu de temps après, le prince Eugène qui voyait l'Empereur toujours occupé des moyens de soutenir sa pragmatique sanction, lui<5> dit que le seul moyen de l'assurer, était d'entretenir cent quatre-vingt mille hommes, et qu'il indiquerait les fonds pour le payement de cette augmentation, si l'Empereur y voulait consentir. Le génie de l'Empereur, subjugué par celui d'Eugène, n'osait rien lui refuser : l'augmentation de quarante mille hommes fut résolue, et bientôt l'armée se trouva complète. Les comtes de Sinzendorff et de Starhemberg, ennemis du prince Eugène, représentèrent à l'Empereur que ses pays, foulés par des contributions énormes, ne pouvaient suffire à l'entretien d'une si grosse armée, et qu'à moins de vouloir ruiner de fond en comble l'Autriche, la Bohême et les autres provinces, il fallait réformer l'augmentation. Charles VI, qui ne connaissait rien aux finances non plus qu'au pays qu'il gouvernait, se laissa entraîner par ses ministres, et licencia ces quarante mille hommes nouvellement levés, à la veille du décès d'Auguste Ier, roi de Pologne.5-a
Deux candidats se présentèrent pour occuper ce trône vacant. L'un, c'était Auguste, électeur de Saxe, fils du dernier roi de Pologne, soutenu par l'empereur des Romains, l'impératrice de Russie, l'argent et les troupes saxonnes. L'autre était Stanislas Leszczynski, appelé par les vœux des Polonais, et protégé par Louis XV, son beau-fils; mais le secours qu'il tira de la France se réduisit à quatre bataillons. Il vit la Pologne; il fut assiégé à Danzig; il ne put s'y maintenir, et renonça pour la seconde fois au triste honneur de porter le nom de roi dans une république où régnait l'anarchie.
Le comte de Sinzendorff comptait si fort sur l'esprit pacifique du cardinal de Fleury, qu'il engagea légèrement sa cour dans les troubles de la Pologne. Le plaisir de donner la couronne de Pologne, coûta à l'Empereur trois royaumes et quelques belles provinces. Déjà les Français avaient passé le Rhin, déjà ils assiégeaient Kehl, qu'à Vienne on<6> faisait des paris sur leur inaction. Cette guerre qu'on entreprit, fut l'ouvrage de la vanité, et la paix qui s'ensuivit, celui de la faiblesse. Le nom du prince Eugène, qui en imposait encore, soutint les armes des Autrichiens sur le Rhin, les campagnes de 1734 et de 1735; et bientôt après il finit de vivre, mais trop tard pour sa gloire.
Deux emplois qui avaient été réunis par le prince Eugène, le commandement de l'armée et la présidence du conseil de guerre, furent séparés. Le comte de Harrach eut la charge de président, et Königsegg, Wallis, Seckendorff, Neipperg, Schmettau, Khevenhüller et le prince de Hildbourghausen briguèrent l'honneur dangereux de commander les armées impériales. Quelle tâche de lutter contre la réputation du prince Eugène, et de remplir une place qu'il avait si bien occupée! D'ailleurs ces généraux étaient aussi divisés entre eux que les successeurs d'Alexandre. Pour suppléer au mérite qui leur manquait, ils avaient recours à l'intrigue : Seckendorff et le prince de Hildbourghausen s'appuyaient du crédit de l'Impératrice et d'un ministre, nommé Bartenstein, natif d'Alsace, de petite extraction, mais laborieux, et qui avec deux associés, Knorr et Weber, formait un triumvirat qui gouvernait alors les affaires de l'Empereur; Khevenhüller avait un parti dans le conseil de guerre, et Wallis, qui se faisait gloire de haïr et d'être haï de tout le monde, n'en avait aucun.
Les Russes étaient alors en guerre avec les Turcs. Les succès des premiers enflammaient le courage des Autrichiens : Bartenstein crut qu'on pourrait chasser les Turcs de l'Europe; Seckendorff visait au commandement de l'armée. Ces deux personnes, sous prétexte que l'Empereur devait assister les Russes, ses alliés, contre l'ennemi du nom chrétien, plongèrent la maison d'Autriche dans un abîme de malheurs.6-a Tout le monde voulait conseiller l'Empereur : ses mi<7>nistres, l'Impératrice, le duc de Lorraine, chacun tracassait de son côté. Il émanait du conseil impérial chaque jour de nouveaux projets d'opérations; les cabales des grands qui se contrecarraient, et la jalousie des généraux, firent manquer toutes les entreprises. Les ordres que les généraux recevaient de la cour, se contredisaient les uns les autres, ou bien obligeaient ces généraux à des opérations impraticables. Ce désordre domestique devint plus funeste aux armes autrichiennes que la puissance des Infidèles. A Vienne on exposait le vénérable, tandis qu'on perdait des batailles en Hongrie; et l'on espérait dans les miracles de la superstition, pour réparer les fautes de la malhabileté. Seckendorff fut emprisonné à la fin de sa première campagne, à cause, disait-on, que son hérésie attirait le courroux céleste. Königsegg, après avoir commandé la seconde année, fut fait grand maître de l'Impératrice; ce qui fit dire à Wallis, qui eut le commandement la troisième année, que son premier prédécesseur avait été encoffré, le second était devenu eunuque du sérail, et qu'il lui restait d'avoir la tête tranchée. Il ne se trompa guère; car après avoir perdu la bataille de Krozka, il fut enfermé au château de Brünn. Neipperg que l'Empereur et le duc de Lorraine avaient instamment conjuré d'accélérer la paix, la conclut avec les Turcs à Belgrad, et, pour récompense, fut à son retour confiné au château de Glatz.7-a Ainsi la cour de Vienne, n'osant pas remonter à la cause de ses malheurs, auxquels tout ce que la cour avait de plus auguste avait contribué, pour se consoler, punissait les instruments subalternes de ses infortunes.
Après la conclusion de cette paix, l'armée autrichienne se trouva dans un état de délabrement affreux : elle avait fait des pertes considérables à Widdin, à Mehadia, à Panczowa, au Timoc, à Krozka; l'air malsain, les eaux bourbeuses avaient occasionné des maladies<8> contagieuses, et la proximité des Turcs lui avait communiqué la peste; elle était en même temps ruinée et découragée. Après la paix, la plus grande partie des troupes demeura en Hongrie; mais leur nombre ne passait pas quarante-trois mille combattants. Personne ne pensa à recompléter l'armée : l'Empereur n'avait d'ailleurs que seize mille hommes en Italie, douze mille au plus en Flandre, et cinq ou six régiments répandus dans les pays héréditaires. Au lieu donc que cette armée devait faire le nombre de cent soixante et quinze mille hommes, l'effectif ne montait pas à quatre-vingt-deux mille. On avait supputé, l'année 1733, que l'Empereur pouvait avoir vingt-huit millions de revenus; il en avait bien perdu depuis, et les dépenses de deux guerres consécutives l'avaient abîmé de dettes, qu'il avait peine d'acquitter avec vingt millions de revenus qui lui restaient. Outre cela, ses finances étaient dans la plus grande confusion. Une mésintelligence ouverte régnait entre ses ministres; la jalousie divisait les généraux, et l'Empereur lui-même, découragé par tant de mauvais succès, était dégoûté de la vanité des grandeurs. Cependant l'empire autrichien, malgré ses vices et ses faibles cachés, figurait encore, l'année 1740, en Europe, au nombre des puissances les plus formidables : l'on considérait ses ressources, et qu'une bonne tête y pouvait tout changer; en attendant, sa fierté suppléait à sa force, et sa gloire passée, à son humiliation présente.
Il n'en était pas de même de la France. Depuis l'année 1672 ce royaume ne s'était pas trouvé dans une situation plus brillante; il devait une partie de ses avantages à la sage administration du cardinal de Fleury. Louis XIV avait placé ce cardinal, alors ancien évêque de Fréjus, en qualité de précepteur auprès de son petit-fils. Les prêtres sont aussi ambitieux que les autres hommes, et souvent plus raffinés. Après la mort du duc d'Orléans, régent du royaume, Fleury fit exiler le duc de Bourbon qui occupait cette place, pour la remplir lui-même. Il mettait plus de prudence que d'activité dans<9> sa manière de gouverner; du lit de ses maîtresses il persécutait les jansénistes : il ne voulait que des évêques orthodoxes, et cependant, dans une grande maladie qu'il fit, il refusa les sacrements de l'Église. Richelieu et Mazarin avaient épuisé ce que la pompe et le faste peuvent donner de considération : Fleury fit, par contraste, consister sa grandeur dans la simplicité. Ce cardinal ne laissa qu'une assez mince succession à ses neveux; mais il les enrichit par d'immenses bienfaits que le Roi répandit sur eux. Ce premier ministre préférait les négociations à la guerre, parce qu'il était fort dans les intrigues, et qu'il ne savait pas commander les armées : il affectait d'être pacifique, pour devenir l'arbitre plutôt que le vainqueur des rois; hardi dans ses projets, timide dans leur exécution; économe des revenus de l'État, et doué d'un esprit d'ordre; qualités qui le rendirent utile à la France, dont les finances étaient épuisées par la guerre de succession, et par une administration vicieuse. Il négligea trop le militaire, et fit trop de cas des gens de finance : de son temps la marine était presque anéantie, et les troupes de terre, si fort négligées, qu'elles ne purent pas tendre leurs tentes la première campagne de l'année 1733. Avec quelques bonnes parties pour l'administration intérieure, ce ministre passait en Europe pour faible et fourbe, vices qu'il tenait de l'Église, où il avait été élevé. Cependant la bonne économie de ce cardinal avait procuré au royaume les moyens de se libérer d'une partie des dettes immenses contractées sous le règne de Louis XIV. Il répara les désordres de la régence; et, à force de temporiser, la France se releva du bouleversement qu'avait causé le système de Law.
Il fallait vingt années de paix à cette monarchie, pour respirer après tant de calamités. Chauvelin, sous-ministre, qui travaillait sous le Cardinal, tira le royaume de son inaction : il fit résoudre la guerre que la France entreprit l'année 1733, dont le roi Stanislas était le prétexte, mais par laquelle la France gagna la Lorraine. Les courtisans de Versailles disaient que Chauvelin avait escamoté la guerre au<10> Cardinal, mais que le Cardinal lui avait escamoté la paix. Chauvelin, encouragé et triomphant de ce que son coup d'essai avait si bien réussi, se flatta de pouvoir devenir le premier dans l'État. Il fallait accabler celui qui l'était : il n'épargna point les calomnies pour noircir ce prélat dans l'esprit de Louis XV; mais ce prince, subordonné au Cardinal, qu'il croyait encore son précepteur, lui rendit compte de tout. Chauvelin fut la victime de son ambition. Sa place fut donnée par le Cardinal à M. Amelot, homme sans génie, auquel le premier ministre se confiait hardiment, parce qu'il n'avait pas les talents d'un homme dangereux.
La longue paix dont la France avait joui, avait interrompu dans son militaire la succession des grands généraux. M. de Villars, qui avait commandé la première campagne en Italie, était mort. MM. de Broglie, de Noailles, de Coigny étaient des hommes médiocres; Maillebois ne les surpassait pas. M. de Noailles était accusé de manquer de cet instinct belliqueux qui se confie en ses propres forces; il trouva un jour une épée pendue à sa porte, avec cette inscription : Point homicide ne seras. Les talents du maréchal de Saxe n'étaient pas encore développés. Le maréchal de Belle-Isle était de tous les militaires celui qui avait le plus séduit le public; on le regardait comme le soutien de la discipline militaire. Son génie était vaste; son esprit, brillant; son courage, audacieux; son métier était sa passion, mais il se livrait sans réserve à son imagination : il faisait les projets, son frère les rédigeait; on appelait le maréchal l'imagination, et son frère, le bon sens.
Depuis la paix de Vienne, la France était l'arbitre de l'Europe. Ses armées avaient triomphé en Italie comme en Allemagne. Son ministre Villeneufve avait conclu la paix de Belgrad : elle tenait la cour de Vienne, celle de Madrid et celle de Stockholm dans une espèce de dépendance. Ses forces militaires consistaient en cent quatre-vingts bataillons, chacun de six cents hommes; deux cent<11> vingt-quatre escadrons, à cent têtes; ce qui fait le nombre de cent trente mille quatre cents combattants, outre trente-six mille hommes de milice. Sa marine était considérable; elle pouvait mettre quatre-vingts vaisseaux de différent rang en mer, y compris les frégates; et pour le service de cette flotte, on comptait jusqu'à soixante mille matelots enclassés. Les revenus du royaume montaient, l'année 1740, à soixante millions d'écus, dont on décomptait dix millions affectés au payement des intérêts des dettes de la couronne qui venaient encore de la guerre de succession. Le cardinal de Fleury appelait les fermiers généraux qui étaient à la tête de cette recette, les quarante colonnes de l'État, parce qu'il envisageait la richesse de ces traitants comme la ressource la plus sûre du royaume. L'espèce d'hommes la plus utile à la société, qu'on appelle le peuple et qui cultive les terres, était pauvre et obérée, surtout dans les provinces qu'on appelle de conquête. En revanche, le luxe et l'opulence de Paris égalait peut-être la somptuosité de l'ancienne Rome du temps de Lucullus. On comptait pour plus de dix millions d'argent orfévré, dans les maisons des particuliers de cette capitale immense. Mais les mœurs étaient dégénérées : les Français surtout habitants de Paris, étaient devenus des Sybarites amollis par la volupté et la mollesse.
Les épargnes que le Cardinal avait faites pendant son administration, furent absorbées en partie par la guerre de 1733, et en partie par la disette affreuse de l'année 1740, qui ruina les plus florissantes provinces du royaume. Des maux que Law avait faits à la France il avait résulté une espèce de bien, consistant dans la compagnie du Sud, établie au port de L'Orient; mais la supériorité des flottes anglaises ruinant à chaque guerre ce commerce, que la marine guerrière de la France ne pouvait pas protéger suffisamment, cette compagnie ne put pas à la longue se soutenir. Telle était la situation de la France l'année 1740 : respectée au dehors, pleine d'abus dans son intérieur, sous le gouvernement d'un prince faible qui<12> s'était abandonné, lui et son royaume, à la direction du cardinal de Fleury.
Philippe V que Louis XIV avait placé, en se ruinant, sur le trône d'Espagne, y régnait encore. Ce prince avait le malheur d'être sujet à des attaques d'une mélancolie noire, qui approchait assez de la démence : il avait abdiqué, l'année 1726,12-a en faveur de son fils Louis, et il reprit le gouvernement, l'année 1727,12-a après la mort de ce prince. Cette abdication s'était faite contre la volonté de la reine Élisabeth Farnèse, née princesse de Parme : elle aurait voulu gouverner le monde entier; elle ne pouvait vivre que sur le trône. On l'accusa d'avoir précipité la mort de Don Louis, fils d'un premier lit de Philippe V. Les contemporains ne peuvent ni l'accuser ni la justifier de ce meurtre, parce qu'il est impossible, d'un certain éloignement, de discuter et d'approfondir des détails aussi mystérieusement cachés.
La Reine, pour empêcher le Roi de prendre désormais des dégoûts pour le trône, l'y retint en entreprenant continuellement de nouvelles guerres, soit avec les Barbaresques, soit avec les Anglais, soit avec la maison d'Autriche. La fierté d'un Spartiate, l'opiniâtreté d'un Anglais, la finesse italienne et la vivacité française, formaient le caractère de cette femme singulière : elle marchait audacieusement à l'accomplissement de ses desseins; rien ne la surprenait, rien ne pouvait l'arrêter.
Le cardinal Alberoni, si célèbre dans son temps, avait un génie ressemblant à celui de cette princesse; il travailla longtemps sous elle. La conspiration du prince Cellamare perdit ce ministre, et la Reine fut obligée de l'exiler, pour satisfaire à la vengeance du duc d'Orléans, régent de France. Un Hollandais de nation, nommé Ripperda, remplit cette place importante : il avait de l'esprit; cependant ses malversations furent cause qu'il ne put se soutenir longtemps. Ces changements de ministres furent imperceptibles en Espagne, parce que<13> ces ministres n'étaient que les instruments dont la Reine se servait, et que c'était dans tous les temps sa volonté qui réglait les affaires.
L'année 1740,13-a l'Espagne sortait de la guerre d'Italie, qu'elle avait terminée glorieusement. Don Carlos, que les Anglais avaient transporté en Toscane pour succéder à Cosme,13-b dernier duc de la maison de Médicis, ce Don Carlos, dis-je, était devenu roi de Naples; et François de Lorraine avait reçu cette Toscane en dédommagement de la Lorraine, que la France avait réunie à sa monarchie. Ainsi ces mêmes Anglais qui avaient combattu avec tant d'acharnement contre Philippe V, furent les promoteurs de la puissance espagnole en Italie : tant la politique change, et les idées des hommes sont variables!
Les Espagnols ne sont pas aussi riches en Europe qu'ils pourraient l'être, parce qu'ils ne sont pas laborieux. Les trésors du nouveau monde sont pour les nations étrangères qui, sous des noms espagnols, se sont approprié ce commerce : les Français, les Hollandais et les Anglais jouissent proprement du Pérou et du Mexique. L'Espagne est devenue un entrepôt d'où les richesses s'écoulent, et les plus habiles les attirent en foule. Il n'y a pas assez d'habitants en Espagne pour cultiver les terres; la police a été négligée jusqu'ici; et la superstition range ce peuple spirituel au rang des nations à demi barbares. Le Roi jouit de vingt-quatre millions d'écus de revenus; mais le gouvernement est endetté. L'Espagne entretient cinquante-cinq à soixante mille hommes de troupes réglées; sa marine peut aller à cinquante vaisseaux de ligne.
Les liens du sang qui joignent les deux maisons de Bourbon, produisent entre elles une alliance étroite : cependant la Reine se trouvait outragée de la paix de 1737, que le cardinal de Fleury avait faite à son insu; pour s'en venger, elle causait à la France tous les désagréments qui dépendaient d'elle.
<14>Alors l'Espagne était en guerre avec l'Angleterre, qui protégeait des contrebandiers : deux oreilles anglaises coupées à un matelot de cette nation allumèrent ce feu, et les armements coûtèrent des sommes immenses aux deux nations; leur commerce en souffrit, et, comme de coutume, les marchands et les particuliers expièrent les sottises des grands. Le cardinal de Fleury n'était pas mécontent de cette guerre; il s'attendait bien à jouer le rôle de médiateur ou d'arbitre, pour augmenter les avantages du commerce de la France.
Le Portugal ne figurait point en Europe. Don Juan n'était connu que par sa passion bizarre pour les cérémonies de l'Eglise. Il avait obtenu par un bref du pape le droit d'avoir un patriarche, et, par un autre bref, de dire la messe, à la consécration près. Ses plaisirs étaient des fonctions sacerdotales; ses bâtiments, des couvents; ses armées, des moines, et ses maîtresses, des religieuses.
De toutes les nations de l'Europe, l'anglaise était la plus opulente : son commerce embrassait tout le monde; ses richesses étaient excessives, ses ressources, presque inépuisables; et, pourvue de tous ces avantages, elle ne tenait pas entre les puissances le rang qui semblait lui convenir.
George II, électeur de Hanovre, gouvernait alors l'Angleterre. Il avait des vertus, du génie, mais les passions vives à l'excès; ferme dans ses résolutions, plus avare qu'économe, capable de travail, incapable de patience, violent, brave, mais gouvernant l'Angleterre par les intérêts de l'Électorat, et trop peu maître de lui-même pour diriger une nation qui fait son idole de sa liberté.
Ce prince avait pour ministre le chevalier Robert Walpole. Il captivait le Roi en lui faisant des épargnes de la liste civile, dont George grossissait son trésor de Hanovre; il maniait l'esprit de la nation par les charges et les pensions qu'il distribuait à propos pour gagner la supériorité des membres du parlement; son génie ne s'étendait pas au delà de l'Angleterre : il s'en remettait pour les affaires<15> générales de l'Europe à la sagacité de son frère Horace. Un jour que des dames le pressaient de faire avec elles une partie de jeu, il leur répondit : « j'abandonne le jeu et l'Europe à mon frère. » Il n'entendait rien à la politique; c'est ce qui donna lieu à ses ennemis de le calomnier, en l'accusant d'être susceptible de corruption.
Malgré toutes les connaissances que Walpole avait de l'intérieur du royaume, il entreprit un projet important qui lui manqua : il voulut introduire l'accise en Angleterre.15-1 Si cette tentative lui avait réussi, les sommes que cet impôt devait rapporter, auraient suffi pour rendre l'autorité du Roi despotique. La nation le sentit; elle se cabra. Des membres du parlement dirent à Walpole qu'il les payait pour le courant des sottises ordinaires, mais que celle-là était au-dessus de toute corruption. Au sortir du parlement Walpole fut attaqué; on lui saisit son manteau, qu'il lâcha à temps, et il se sauva à l'aide d'un capitaine des gardes qui se trouva, pour son bonheur, dans ce tumulte. Le Roi apprit par cette expérience à respecter la liberté anglaise; l'affaire des accises tomba, et sa prudence raffermit son trône.
Ces troubles intestins empêchèrent l'Angleterre de prendre part à la guerre de 1733. Bientôt après s'alluma la guerre avec l'Espagne, malgré la cour. Des marchands de la cité produisirent devant la chambre basse des oreilles de contrebandiers anglais, que les Espagnols avaient coupées. La robe ensanglantée de César qu'Antoine étala devant le peuple romain, ne fit pas une sensation plus vive à Rome, que ces oreilles n'en causèrent à Londres. Les esprits étaient émus; ils résolurent tumultuairement la guerre : le ministre fut obligé d'y consentir. La cour ne tira d'autre parti de cette guerre que d'éloigner de Londres l'amiral Haddock, dont l'éloquence l'emportait dans la chambre basse sur les corruptions de Walpole; et le ministre, qui disait qu'il connaissait le prix de chaque Anglais, parce qu'il n'y<16> en avait point qu'il n'eût marchandé ou corrompu, vit que ses gui-nées ne l'emportaient pas toujours sur la force et l'évidence du raisonnement.
L'Angleterre entretenait alors quatre-vingts vaisseaux des quatre premiers rangs, et cinquante vaisseaux d'un ordre inférieur, environ trente mille hommes de troupes de terre. Ses revenus, en temps de paix, montaient à vingt-quatre millions d'écus; elle avait au delà une ressource immense dans la bourse des particuliers, et dans la facilité de lever des impôts sur des sujets opulents. Elle donnait alors des subsides au Danemark, pour l'entretien de six mille hommes; à la Hesse, pour un nombre pareil; ce qui, joint à vingt-deux mille Hanovriens, lui fournissait en Allemagne un corps de trente-quatre mille hommes à sa disposition. Les amiraux Wager et Ogle avaient la réputation d'être ses meilleurs marins : pour les troupes de terre, le duc d'Argyle et mylord Stair étaient les seuls qui eussent des prétentions fondées à primer les premiers emplois, quoique ni l'un ni l'autre n'eussent jamais commandé des armées.
Le sieur Lyttelton passait pour l'orateur le plus véhément; le lord Hardwicke, pour l'homme le plus instruit; mylord Chesterfield, pour le plus spirituel; le lord Carteret, pour le politique le plus violent.
Quoique les sciences et les arts se fussent enracinés dans ce royaume, la douceur de leur commerce n'avait pas fléchi la férocité des mœurs nationales. Le caractère dur des Anglais voulait des tragédies sanglantes : ils avaient perpétué ces combats de gladiateurs qui font l'opprobre de l'humanité; ils avaient produit le grand Newton, mais aucun peintre, aucun sculpteur, ni aucun bon musicien. Pope florissait encore, et embellissait la poésie des idées mâles que lui fournissaient les Shaftesbury et les Bolingbroke. Le docteur Swift, qu'on ne peut comparer à personne, était supérieur à ses compatriotes pour le goût, et se signalait par des critiques fines des mœurs et des usages.
<17>La ville de Londres l'emportait sur celle de Paris, en fait de population, de deux cent mille âmes. Les habitants des trois royaumes montaient proche de huit millions. L'Écosse, encore pleine de jacobites, gémissait sous le joug de l'Angleterre, et les catholiques d'Irlande se plaignaient de l'oppression sous laquelle la haute Église les tenait asservis.
A la suite de cette puissance se range la Hollande, comme une chaloupe qui suit l'impression d'un vaisseau de guerre auquel elle est attachée. Depuis l'abolition du stadhoudérat, cette république avait pris une forme aristocratique. Le grand pensionnaire, assisté du greffier, propose les affaires à l'assemblée des états généraux, donne des audiences aux ministres étrangers, et en fait le rapport au conseil. Les délibérations de ces assemblées sont lentes; le secret est mal gardé, parce qu'il faut communiquer les affaires à un trop grand nombre de députés. Les Hollandais, comme citoyens, abhorrent le stadhoudérat, qu'ils envisagent comme un acheminement à la tyrannie; et comme marchands, ils n'ont de politique que leur intérêt. Leur gouvernement, par ses principes, les rend plus propres à se défendre qu'à attaquer leurs voisins.
C'est avec une surprise mêlée d'admiration que l'on considère cette république établie sur un terrain marécageux et stérile, à moitié entourée de l'Océan, qui menace d'emporter ses digues, et de l'inonder. Une population de deux millions y jouit des richesses et de l'opulence qu'elle doit à son commerce et à des miracles de l'industrie humaine. La ville d'Amsterdam se plaignait, à la vérité, que la compagnie des Indes orientales des Danois, et celle des Français établie au port de L'Orient, portaient quelque préjudice à son commerce; ces plaintes étaient celles d'envieux. Une calamité plus réelle affligeait alors la République. Une espèce de vers qui se trouve dans les ports de l'Asie, s'était introduite dans leurs vaisseaux, puis dans le<18> fascinage qui soutient les digues, et rongèrent les uns et les autres; ce qui mettait la Hollande dans la crainte de voir écrouler ses boulevards à la première tempête. Le conseil assemblé ne trouva d'autre remède à cette calamité que d'ordonner des jours de jeûne par tout le pays : quelque plaisant dit que le jour de jeûne aurait dû être indiqué pour les vers. Cela n'empêchait pas que l'État ne fût très-riche; il avait des dettes qui dataient encore de la guerre de succession, et qui, au lieu d'affaiblir le crédit de la nation, l'augmentaient plutôt. Le pensionnaire van der Heim, qui gouvernait la Hollande, passait pour un homme ordinaire; flegmatique, circonspect, même timide, mais attaché à l'Angleterre par la crainte de la France, la coutume et la religion.
La République pouvait avoir douze millions d'écus de revenus, sans compter les ressources de son crédit; elle pouvait mettre en mer quarante vaisseaux de guerre; elle entretenait trente mille hommes de troupes réglées, qui servaient principalement à la garde de ses barrières, comme cela avait été déterminé par la paix d'Utrecht : mais son militaire n'était plus comme autrefois l'école des héros. Depuis la bataille de Malplaquet, où les Hollandais perdirent la fleur de leurs troupes et la pépinière de leurs officiers, et depuis l'abolition du stadhoudérat, leurs troupes s'avilirent manque de discipline et de considération; elles n'avaient plus de généraux capables du commandement : une paix de vingt-huit années avait emporté les vieux officiers, et l'on avait négligé d'en former de nouveaux. Le jeune prince d'Orange, Guillaume de Nassau, se flattait qu'étant de la famille des stadhouders, il pourrait parvenir au même emploi. Cependant il n'avait qu'un petit parti dans la province de Gueldre, et les républicains zélés lui étaient tous opposés : son esprit caustique et satirique lui avait fait des ennemis, et l'occasion lui avait manqué de pouvoir développer ses talents. Dans cette situation, la république de Hollande était ménagée par ses voisins, peu considérée pour son in<19>fluence dans les affaires générales; elle était pacifique par principe, et guerrière par accident.
Si nous portons de la Hollande nos regards vers le Nord, nous y trouvons le Danemark et la Suède, royaumes à peu près égaux en puissance, mais moins célèbres qu'ils ne l'avaient été autrefois.
Sous le règne de Frédéric V,19-a le Danemark avait usurpé le Schleswig sur la maison de Holstein; sous le règne de Christian IV,19-b on voulait conquérir le royaume des cieux. La Reine, Madeleine de Baireuth, se servait de la bigoterie pour que ce frein sacré empêchât son mari de lui faire des infidélités; et le Roi, devenu zélateur outré de Luther, avait, par son exemple, entraîné toute sa cour dans le fanatisme. Un prince dont l'imagination est frappée de la Jérusalem céleste, dédaigne les fanges de la terre; les soins des affaires sont pris pour des moments perdus, les axiomes de la politique, pour des cas de conscience; les règles de l'Évangile deviennent son code militaire, et les intrigues des prêtres influent dans les délibérations de l'État. Depuis le pieux Énée, depuis les croisades de saint Louis, nous ne voyons dans l'histoire aucun exemple de héros dévots. Mahomet, loin d'être dévot, n'était qu'un fourbe qui se servait de la religion pour établir son empire et sa domination.
Le Roi entretient trente-six mille hommes de troupes réglées; il achète les recrues en Allemagne, et vend ces troupes à la puissance qui le paye le mieux : il peut rassembler trente mille miliciens, dont ceux de la Norwége passent pour les meilleurs. La marine danoise est composée de vingt-sept vaisseaux de ligne et de trente-trois d'un ordre inférieur : cette marine est la partie de l'administration de ce pays la plus perfectionnée; tous les connaisseurs en font l'éloge. Les revenus du Danemark ne passent pas cinq millions six cent mille écus. Cette puissance était alors aux gages des Anglais, qui lui payaient<20> un subside de cent cinquante mille écus pour la solde de six mille hommes.
Les hommes de génie sont plus rares en Danemark que partout ailleurs. Le prince de Culmbach-Baireuth20-a commandait les troupes de terre : ni lui ni les autres généraux au service de cette puissance, ne méritent d'article dans ces mémoires. M. Schulin, ministre de ce prince, doit être rangé dans la même catégorie; il n'avait de mérite que de se vendre à propos, lui et son maître, à qui voulait mieux le payer. Il résulte de ce que nous venons d'exposer, que le Danemark doit être compté au nombre des puissances du second ordre, et comme un accessoire qui, se rangeant d'un parti, peut ajouter un grain à la balance des pouvoirs.
Si de là vous passez en Suède, vous ne trouverez rien de commun entre ces deux royaumes, sinon l'avidité de tirer des subsides. Le gouvernement suédois est un mélange de l'aristocratie, de la démocratie et du gouvernement monarchique, entre lesquels les deux premiers genres prévalent. La diète générale des états se rassemble tous les trois ans. On élit un maréchal, lequel a la plus grande influence dans les délibérations. Si les voix sont partagées, le Roi, qui en a deux, décide de l'affaire : il choisit de trois candidats qu'on lui propose, celui qu'il veut, pour remplir les places vacantes. La diète élit un comité secret, composé de cent membres tirés de la noblesse, du clergé, des bourgeois, et des paysans; il examine la conduite que le Roi et le sénat ont tenue dans l'intervalle des diètes, et il donne au sénat des instructions qui embrassent les affaires intérieures comme les étrangères.
La reine Ulrique, sœur de Charles XII, avait remis les rênes du gouvernement entre les mains de son époux Frédéric de Hesse. Ce nouveau roi respecta scrupuleusement les droits de la nation; il con<21>sidérait son poste à peu près comme un vieux lieutenant-colonel invalide regarde un petit gouvernement qui lui procure une retraite honorable. Avant d'épouser la reine Ulrique, ce prince perdit la bataille de Mont-Cassel21-a en Lombardie, pour donner à son père, qui se trouvait dans son armée, le spectacle d'un combat.
Le comte Oxenstjerna avait été chancelier du royaume; il fut déplacé par le comte de Gyllenborg. Ce comte s'était attaché les officiers, ce qui lui donnait un parti considérable en Suède; il désirait la guerre, se flattant de relever sa nation par quelque conquête. La France désirait encore plus de se servir des Suédois, espérant d'abaisser par eux la fierté russienne, et de venger ainsi les affronts que son ambassadeur Monti, fait prisonnier à Danzig, avait essuyés à Pétersbourg : dans cette vue, la France payait à la Suède un subside annuel de trois cent mille écus, qui ne l'engageait cependant à aucune hostilité.
La Suède n'était plus ce qu'elle avait été autrefois. Les neuf dernières années du règne de Charles XII avaient été signalées par des malheurs. Ce royaume avait perdu la Livonie, un grand morceau de la Poméranie, et les duchés de Brême et de Verden. Ce démembrement la privait de revenus, de soldats et de grains que précédemment elle retirait de ces provinces : la Livonie était son magasin d'abondance. Quoique la Suède ne contienne qu'environ deux millions d'âmes, son sol stérile, et quantité de montagnes arides dont elle est couverte, ne lui fournissaient pas même de quoi nourrir cette faible population; la cession de la Livonie la réduisit aux abois. Les Suédois révéraient cependant, quelques malheurs qu'ils eussent essuyés, la mémoire de Charles XII; et, par une suite assez ordinaire des contradictions de l'esprit humain, ils l'outragèrent après sa mort, en<22> punissant Görtz du dernier supplice, comme si le ministre était coupable des fautes de son maître.
Les revenus de ce royaume montaient approchant à quatre millions d'écus; il n'entretenait que sept mille hommes de troupes réglées, et trente-trois mille de milice étaient payés d'un fonds différent. On avait donné, du temps de Charles XI, des terres à cultiver à ce nombre de paysans qui étaient en même temps militaires, obligés de s'assembler les dimanches pour faire l'exercice, de combattre pour la défense du pays; mais lorsque la Suède faisait agir ces troupes au delà de ses frontières, il fallait les solder du trésor public. Ses ports contenaient vingt-quatre vaisseaux de ligne et trente-six frégates. Une longue paix avait rendu leurs soldats paysans; leurs meilleurs généraux étaient morts; les Buddenbrock et les Lewenhaupt n'étaient pas comparables aux Rehnsköld; mais un instinct belliqueux animait encore cette nation, et il ne lui manquait qu'un peu de discipline et de bons conducteurs : c'est le pays de Pharasmane qui ne produit que du fer et des soldats.22-a
De toutes les nations de l'Europe, la suédoise est la plus pauvre. L'or et l'argent, j'en excepte les subsides, y est aussi peu connu qu'à Sparte : de grandes plaques de cuivre timbrées leur tiennent lieu de monnaie; et, pour éviter l'incommodité du transport de ces masses lourdes, on y avait substitué le papier. L'exportation de ce royaume se borne au cuivre, au fer et au bois; mais, dans la balance du commerce, la Suède perd annuellement cinq cent mille écus, à cause que ses besoins surpassent ses exportations. Le climat rigoureux où elle est située, lui interdit toute industrie; sa laine grossière ne produit que des draps propres à vêtir le bas peuple. Les plus beaux édifices<23> de Stockholm, et les meilleurs palais que les seigneurs aient dans leurs terres, datent de la guerre de trente ans.
Ce royaume était effectivement gouverné par un triumvirat, composé des comtes Thuro Bjelke, Ekeblad et Rosen. La Suède conservait encore, sous la forme du gouvernement républicain, la fierté de ses temps monarchiques : un Suédois se croyait supérieur au citoyen de toute autre nation. Le génie des Gustave-Adolphe et des Charles XII avait laissé des impressions si profondes dans l'esprit des peuples, que ni les vicissitudes de la fortune, ni le temps n'avaient pu les effacer. La Suède éprouva le sort de tout État monarchique qui se change en républicain, de devenir faible. L'amour de la gloire se changea en esprit d'intrigue; le désintéressement, en avidité; le bien public fut sacrifié au bien personnel; les corruptions allèrent au point que tantôt le parti français, tantôt la faction russe l'emportait dans les diètes; mais personne n'y tenait le parti national. Avec ces défauts, les Suédois avaient conservé l'esprit de conquête, directement opposé à l'esprit républicain, qui doit être pacifique, s'il veut conserver la forme du gouvernement établi. Ce royaume, tel que nous venons de le représenter, ne pouvait avoir qu'une faible influence dans les affaires générales de l'Europe; aussi avait-il perdu beaucoup de sa considération.
La Suède a pour voisine une puissance des plus redoutables. Depuis le septentrion, en prenant de la mer Glaciale jusqu'aux bords de la mer Noire, et de la Samogitie jusqu'aux frontières de la Chine, s'étend le terrain immense qui forme l'empire de Russie; ce qui produit huit cents milles d'Allemagne en longueur, sur trois ou quatre cents en largeur. Cet État, jadis barbare, avait été ignoré en Europe avant le czar Iwan Basilide. Pierre Ier, pour policer cette nation, travailla sur elle comme de l'eau forte sur le fer : il fut et le législateur et le fondateur de ce vaste empire; il créa des hommes, des soldats et des ministres; il fonda la ville de Pétersbourg; il établit une ma<24>rine considérable, et parvint à faire respecter sa nation et ses talents singuliers à l'Europe entière.
Anne Iwanowna,24-2 nièce de Pierre Ier, gouvernait alors ce vaste empire : elle avait succédé à Pierre II, fils du premier empereur. Le règne d'Anne fut marqué par une foule d'événements mémorables, et par quelques grands hommes, dont elle eut l'habileté de se servir; ses armes donnèrent un roi à la Pologne. Elle envoya,24-3 au secours de l'empereur Charles VI, dix mille Russes au bord du Rhin, pays où cette nation avait été peu connue. La guerre qu'elle fit aux Turcs, fut un cours de prospérités et de triomphes; et lorsque l'empereur Charles VI envoyait solliciter la paix jusqu'au camp des Turcs, elle dictait des lois à l'empire ottoman. Elle protégea les sciences dans sa résidence; elle envoya même des savants à Kamtschatka, pour trouver une route plus abrégée qui favorisât le commerce des Moscovites avec les Chinois. Cette princesse avait des qualités qui la rendaient digne du rang qu'elle occupait : elle avait de l'élévation dans l'âme, de la fermeté dans l'esprit; libérale dans ses récompenses, sévère dans ses châtiments, bonne par tempérament, voluptueuse sans désordre.
Elle avait fait duc de Courlande Biron, son favori et son ministre. Les gentilshommes ses compatriotes lui disputaient jusqu'à l'ancienneté de sa noblesse. Il était le seul qui eût un ascendant marqué sur l'esprit de l'Impératrice; il était, de son naturel, vain, grossier et cruel, mais ferme dans les affaires, ne se refusant point aux entreprises les plus vastes. Son ambition voulait porter le nom de sa maîtresse jusques au bout du monde; d'ailleurs aussi avare pour amasser, que prodigue en ses dépenses; ayant quelques qualités utiles, sans en avoir de bonnes ni d'agréables.
L'expérience avait formé sous le règne de Pierre Ier un homme fait pour soutenir le poids du gouvernement sous les successeurs de<25> ce prince. C'était le comte d'Ostermann; il conduisit en pilote habile, dans l'orage des révolutions, le gouvernail de l'État d'une main toujours sûre. Il était originaire du comté de la Mark en Westphalie, d'une extraction obscure; mais les talents sont distribués par la nature sans égard aux généalogies. Ce ministre connaissait la Moscovie, comme Verney, le corps humain; circonspect ou hardi, selon que le demandaient les circonstances, et renonçant aux intrigues de la cour pour se conserver la direction des affaires. On pouvait compter, outre le comte Ostermann, le comte Löwenwolde et le vieux comte Golowkin du nombre des ministres dont la Russie pouvait tirer parti.
Le comte de Münnich, qui du service de Saxe avait passé à celui de Pierre Ier, était à la tête de l'armée russe. C'était le prince Eugène des Moscovites; il avait les vertus et les vices des grands généraux : habile, entreprenant, heureux; mais fier, superbe, ambitieux, et quelquefois trop despotique, et sacrifiant la vie de ses soldats à sa réputation. Lacy, Keith, Lowendal, et d'autres habiles généraux, se formaient dans son école. Le gouvernement entretenait alors dix mille hommes de gardes; cent bataillons, qui faisaient le nombre de soixante mille hommes; vingt mille dragons; deux mille cuirassiers; ce qui montait au nombre de quatre-vingt-douze mille hommes de troupes réglées; trente mille de milice, et autant de Cosaques, de Tartares et de Calmouks qu'on voulait assembler : de sorte que cette puissance pouvait mettre, sans faire d'efforts, cent soixante-dix mille hommes en campagne. La flotte russienne était évaluée alors à douze vaisseaux de ligne, vingt-six vaisseaux d'un ordre inférieur, et quarante galères.
Les revenus de l'empire montaient à quatorze ou quinze millions d'écus. La somme paraît modique, en la comparant à son étendue immense; mais tout y est à bon marché. La denrée la plus nécessaire aux souverains, les soldats, ne coûtent pas pour leur entretien la<26> moitié de ce que payent les autres puissances de l'Europe : le soldat russe ne reçoit que huit roubles par an, et des vivres qui s'achètent à vil prix. Ces vivres donnent lieu à ces équipages énormes qu'ils traînent après leurs armées : dans la campagne que le maréchal Münnich fit l'année 1737 contre les Turcs, on comptait dans son armée autant de chariots que de combattants.
Pierre Ier avait formé un projet que jamais prince avant lui n'avait conçu : au lieu que les conquérants ne s'occupent qu'à étendre leurs frontières, il voulait resserrer les siennes. La raison en était que ses États étaient mal peuplés, en comparaison de leur vaste étendue. Il voulait rassembler entre Pétersbourg, Moscou, Kasan et l'Ukraine, les douze millions d'habitants éparpillés dans cet empire, pour bien peupler et cultiver cette partie, qui serait devenue d'une défense aisée par les déserts qui l'auraient environnée, et séparée des Persans, des Turcs et des Tartares. Ce projet, comme beaucoup d'autres, avorta par la mort de ce grand homme.
Le Czar n'avait eu le temps que d'ébaucher le commerce. Sous l'impératrice Anne, la flotte marchande des Russes ne pouvait entrer en aucune comparaison avec celles des puissances du Sud. Cependant tout annonce à cet empire que sa population, ses forces, ses richesses et son commerce, feront les progrès les plus considérables. L'esprit de la nation est un mélange de défiance et de fourberie; paresseux, mais intéressés, ils ont l'adresse de copier, mais non le génie de l'invention. Les grands sont factieux; les gardes, redoutables aux souverains; le peuple est stupide, ivrogne, superstitieux et malheureux. L'état des choses, tel que nous venons de le rapporter, a sans doute empêché que jusqu'ici l'Académie des Sciences n'ait fait des élèves moscovites.
Depuis les désastres de Charles XII et l'établissement d'Auguste de Saxe en Pologne, depuis les victoires du maréchal Münnich sur les Turcs, les Russes étaient réellement les arbitres du Nord; ils étaient<27> si redoutables, que personne ne pouvait gagner en les attaquant, y ayant des espèces de déserts à traverser pour les atteindre, et qu'il y avait tout à perdre, en se réduisant même à la guerre défensive, s'ils venaient vous attaquer. Ce qui leur donne cet avantage, c'est le nombre de Tartares, Cosaques et Calmouks qu'ils ont dans leurs armées. Ces hordes vagabondes de pillards et d'incendiaires, sont capables de détruire par leurs incursions les provinces les plus florissantes, sans que leur armée même y mette le pied. Tous leurs voisins, pour éviter ces dévastations, les ménageaient; et les Russes envisageaient l'alliance qu'ils contractaient avec d'autres peuples, comme une protection qu'ils accordaient à leurs clients.
L'influence de la Russie s'étendait plus directement sur la Pologne que sur ses autres voisins : cette république fut forcée, après la mort d'Auguste Ier, d'élire Auguste II, pour le placer sur le trône que son père avait occupé. La nation était pour Stanislas; mais les troupes russes firent changer les vœux de la nation à leur gré. Ce royaume est dans une anarchie perpétuelle : les grandes familles sont toutes divisées d'intérêt; ils préfèrent leurs avantages au bien public, et ne se réunissent qu'en usant de la même dureté, pour opprimer leurs sujets, qu'ils traitent moins en hommes qu'en bêtes de somme. Les Polonais sont vains; hauts dans la fortune, rampants dans l'adversité; capables des plus grandes infamies pour amasser de l'argent, qu'ils jettent aussitôt par les fenêtres lorsqu'ils l'ont; frivoles, sans jugement, capables de prendre et de quitter un parti sans raison, et de se précipiter, par l'inconséquence de leur conduite, dans les plus mauvaises affaires : ils ont des lois; mais personne ne les observe, faute de justice coërcitive. La cour voit grossir son parti lorsque beaucoup de charges viennent à vaquer : le Roi a le privilége d'en disposer, et de faire, à chaque gratification, de nouveaux ingrats. La diète s'assemble tous les trois ans, soit à Grodno, soit à Varsovie. La cour met sa politique à faire tomber l'élection du maréchal de<28> la diète sur un sujet qui lui est dévoué. Malgré ses soins, durant le règne d'Auguste II il n'y a eu que la diète de pacification qui ait tenu. Cela ne peut manquer d'arriver ainsi, puisqu'un seul député dans les assemblées, qui s'oppose à leurs délibérations, rompt la diète : c'est le veto des anciens tribuns de Rome.
Les principales familles de la Pologne étaient alors les Czartoryski, les Potocki, les Tarlo, les Lubomirski. L'esprit est tombé en quenouille dans ce royaume : les femmes font les intrigues; elles disposent de tout, tandis que leurs maris s'enivrent.
La Pologne a beaucoup de productions, et n'a pas assez de consommateurs à proportion, parce que la fertilité du pays passe de beaucoup le nombre de ses habitants. Ils n'ont de villes que Varsovie, Cracovie, Danzig et Léopol; les autres feraient de mauvais villages en tout autre pays. Comme la République manque entièrement de manufactures, le surplus du blé de la consommation monte seul à deux cent mille winspels; ajoutez-y le bois, la potasse, les peaux, les bestiaux et les chevaux dont ils fournissent leurs voisins. Tant de branches d'exportation leur rendent la balance du commerce avantageuse. Les villes de Breslau, Leipzig, Danzig, Francfort et Königsberg leur vendent leurs marchandises, gagnent sur les denrées qu'elles tirent de ce royaume, et font payer chèrement à ce peuple grossier le prix de leur industrie.
La Pologne entretient vingt-quatre mille hommes effectifs de mauvaises troupes; elle peut rassembler, dans des cas pressants, son arrière-ban, connu sous le nom de la Pospolite Ruszenie : cependant ce fut en vain qu'Auguste Ier le convoqua contre Charles XII. Il résulte de cet exposé qu'il était facile à la Russie, sous un gouvernement plus perfectionné, de profiter de la faiblesse de ce pays voisin, et de gagner un ascendant supérieur sur un État aussi arriéré. Les revenus du roi ne passent pas un million d'écus. Les rois saxons en employaient la plus grande partie en corruptions, dans l'espérance de<29> perpétuer le gouvernement dans leur famille, et de rendre avec le temps ce royaume monarchique.
Auguste II [recte: Auguste III, UB Trier] était doux par paresse, prodigue par vanité; incapable de toute idée qui demande des combinaisons; soumis sans religion à son confesseur, et sans amour à la volonté de son épouse; ajoutons son penchant aux directions de son favori, le comte de Brühl. Le plus grand obstacle que l'on eût à vaincre pour le placer sur le trône de la Pologne, ce fut son indolence. La reine son épouse était fille de l'empereur Joseph, et sœur de l'électrice de Bavière. Tisiphone et Alecto pouvaient passer pour des beautés, en comparaison d'elle. Le fond de son esprit était acariâtre; la hauteur et la superstition faisaient son caractère. Elle aurait voulu rendre la Saxe catholique; mais ce n'était pas l'ouvrage d'un jour.
Le comte Brühl et Hennicke étaient les ministres de la Saxe. Le premier avait été page, le second, laquais. Brühl avait été attaché au premier roi; il fut le principal instrument qui ouvrit le chemin du trône à Auguste II : en reconnaissance, ce prince l'associa à la faveur de Sulkowski, son favori d'alors. La concurrence excite la jalousie; aussi s'alluma-t-elle bientôt entre ces deux rivaux. Sulkowski avait dressé un projet suivant lequel Auguste devait s'emparer de la Bohême, après la mort de l'empereur Charles VI, comme d'une succession qui lui revenait par les droits de son épouse, en qualité de fille de l'empereur Joseph, l'aîné des deux frères, dont par conséquent la fille devait succéder préférablement à celle de son frère cadet. Le Roi commençait à goûter ce plan. Brühl, pour perdre son rival, eut la perfidie de communiquer son projet à la cour de Vienne, qui travailla conjointement avec lui pour faire exiler l'auteur d'une entreprise qui lui était si contraire : mais, par cette démarche, Brühl fut comme enchaîné aux intérêts de la nouvelle maison d'Autriche. Ce ministre ne connaissait que les finesses et les ruses qui font la politique des petits princes; double, faux, et capable des actions les plus infâmes<30> pour se soutenir. C'était l'homme de ce siècle qui avait le plus d'habits, de montres, de dentelles, de bottes, de souliers et de pantoufles : César l'aurait rangé dans le nombre des têtes si bien frisées et si bien parfumées qu'il ne craignait guère. Il fallait un prince tel qu'Auguste II, pour qu'un homme du genre de Brühl pût jouer le rôle de premier ministre.
Les généraux saxons n'étaient pas les premiers hommes de guerre qu'il y eût en Europe. Le duc de Weissenfels avait de la valeur, mais pas assez de génie. Rutowski, bâtard du roi Auguste Ier, s'était distingué à l'affaire du Timoc; mais il était trop épicurien et trop indolent pour le commandement. La Saxe avait quelques gens d'esprit, que la jalousie de Brühl éloignait des affaires; cette cour était bien servie par ses espions, et mal par ses ministres. Elle était si fort dépendante de la Russie, qu'elle n'osait contracter d'engagement sans la permission de cette puissance; alors la Russie, la cour de Vienne, l'Angleterre et la Saxe étaient alliées.
La Saxe est une des provinces les plus opulentes de l'Allemagne : elle doit cet avantage à la bonté de son sol, et à l'industrie de ses sujets, qui rendent leurs fabriques florissantes. Le souverain en retirait six millions de revenus, dont on décomptait un million cinq cent mille écus employés à l'acquit des dettes auxquelles les deux élections de Pologne avaient donné lieu. L'Électeur entretenait vingt-quatre mille hommes de troupes réglées, et le pays pouvait encore lui fournir une milice de huit mille hommes.
Après l'électeur de Saxe, l'électeur de Bavière est un des plus puissants princes d'Allemagne. Charles régnait alors. Son père, Maximilien, embrassa le parti de la France dans la guerre de succession, et perdit avec la bataille de Höchstädt ses États et ses enfants; Charles même fut élevé à Vienne dans la captivité. Ce prince, en succédant à son père, ne trouva que des malheurs à réparer. Il était doux, bienfaisant, peut-être trop facile. Le comte Törring était à la fois son<31> premier ministre et son général, et peut-être également incapable de ces deux emplois.
La Bavière rapporte cinq millions, dont un million, à peu près, sert, comme en Saxe, pour payer les vieilles dettes. La France donnait alors à l'Électeur un subside de trois cent mille écus. La Bavière est le pays de l'Allemagne le plus fertile, et où il y a le moins d'esprit; c'est le paradis terrestre habité par des bêtes. Les troupes de l'Électeur étaient délabrées : de six mille hommes qu'il avait envoyés en Hongrie au service de l'Empereur, il n'en était pas revenu la moitié; tout ce que la Bavière pouvait mettre en campagne, ne passait pas douze mille hommes.
L'électeur de Cologne, frère de celui de Bavière, avait mis sur sa tête le plus de mitres qu'il avait pu s'approprier. Il était électeur de Cologne, évêque de Münster, de Paderborn, d'Osnabrück, et de plus grand maître de l'ordre Teutonique; il entretenait huit à douze mille hommes, dont il trafiquait comme un bouvier avec ses bestiaux : alors il s'était vendu à la maison d'Autriche.
L'électeur de Mayence, doyen du collége électoral, n'a pas les ressources de celui de Cologne : celui de Trèves est le plus mal partagé de tous. Le baron31-a d'Eltz, alors électeur de Mayence, passait pour bon citoyen, honnête homme, et attaché à sa patrie. Comme il était sans passions et sans préjugés, il ne se livrait pas aveuglément aux caprices de la cour de Vienne : l'électeur de Trèves ne savait que ramper.
L'Électeur palatin ne jouait pas un grand rôle; il avait soutenu la neutralité dans la guerre de 1733, et son pays souffrit des désordres que les deux armées y commirent. Il entretient huit à dix mille hommes; il a deux forteresses, Mannheim et Düsseldorf, mais il manque de soldats pour les défendre. Le reste des ducs, des princes, et des États de l'Empire, étaient gouvernés par la cour impériale avec<32> un sceptre de fer : les faibles étaient esclaves; les puissants étaient libres.
Dans ce temps, le duc de Mecklenbourg avait un séquestre : les commissaires de la cour de Vienne fomentaient la désunion entre le duc et ses états, et consumaient les uns et les autres. Les petits princes portaient le joug, faute de pouvoir le secouer; leurs ministres, qui étaient gagés et titrés par les Empereurs, assujettissaient leurs maîtres au despotisme autrichien.
Le corps germanique est puissant, si vous considérez le nombre de rois, d'électeurs et de princes qui le composent : il est faible, si vous examinez les intérêts opposés qui le divisent. Les diètes de Ratisbonne ne sont qu'une espèce de fantôme qui rappelle la mémoire de ce qu'elles étaient jadis. C'est une assemblée de publicistes plus attachés aux formes qu'aux choses. Un ministre qu'un souverain envoie à cette assemblée, est l'équivalent d'un mâtin de basse-cour qui aboie à la lune. S'il est question de faire la guerre, la cour impériale sait confondre habilement sa querelle particulière avec les intérêts de l'Empire, pour faire servir les forces germaniques d'instrument à ses vues ambitieuses. Les religions différentes tolérées en Allemagne, n'y causent plus des convulsions violentes comme autrefois; les partis subsistent, mais le zèle s'est attiédi. Beaucoup de politiques s'étonnent qu'un gouvernement aussi singulier que celui de l'Allemagne ait pu subsister si longtemps; et, par un jugement peu éclairé, ils attribuent sa durée au flegme national. Ce n'est point cela. Les Empereurs étaient électifs, et depuis l'extinction de la race de Charlemagne, on voit toujours des princes d'une famille différente élevés à cette dignité; ils avaient des querelles avec leurs voisins; ils eurent ce fameux démêlé avec les papes, touchant l'investiture des évêques avec la crosse et l'anneau; ils étaient obligés de se faire couronner à Rome : c'étaient autant d'entraves qui les empêchaient d'établir le despotisme dans l'Empire. D'autre part, les électeurs, quelques princes,<33> et quelques évêques, étaient assez forts, en se réunissant, pour s'opposer à l'ambition des Empereurs; mais ils ne l'étaient pas assez pour changer la forme du gouvernement. Depuis que la couronne impériale se perpétua dans la maison d'Autriche, le danger d'un despotisme devint plus apparent. Charles-Quint, après la bataille de Mühlberg, put se rendre souverain; il négligea le moment, et lorsque les Ferdinands, ses successeurs, voulurent tenter cette entreprise, la jalousie des Français et des Suédois, qui s'y opposèrent, leur fit manquer leur projet; et pour le gros des princes de l'Empire, l'équilibre réciproque et une envie mutuelle les empêchent de s'agrandir.
En allant au midi de l'Allemagne, vers l'occident, on trouve cette république singulière en quelque manière annexée au corps germanique, en quelque manière libre. La Suisse, depuis le temps de César, avait conservé sa liberté, à l'exception d'un court espace où la maison d'Habsbourg l'avait subjuguée. Elle ne porta pas longtemps ce joug; les empereurs autrichiens tentèrent vainement, à différentes reprises, de subjuguer ces montagnards belliqueux : l'amour de la liberté et leurs rochers escarpés les défendent contre l'ambition de leurs voisins. Durant la guerre de la succession d'Espagne, le comte du Luc, ambassadeur de France, y suscita, sous le prétexte de la religion, une guerre intestine pour empêcher cette république de se mêler des troubles de l'Europe. Tous les deux ans, les treize cantons tiennent une diète générale, où préside alternativement un schultheiss de Berne ou de Zürich. Le canton de Berne joue dans cette république le rôle de la ville d'Amsterdam dans la république de Hollande : il y jouit d'une prépondérance décidée. Les deux tiers de la Suisse sont de la religion réformée; le reste est catholique. Ces réformés, par leur rigidité, ressemblent aux presbytériens de l'Angleterre; et les catholiques, à ce que l'Espagne produit de plus fanatique. La sagesse de ce gouvernement consiste en ce que les peuples n'y étant pas foulés, sont aussi heureux que le comporte leur état, et<34> que ne s'écartant jamais des principes de la modération, ils se sont toujours conservés indépendants par leur sagesse. Cette république peut rassembler sans effort cent mille hommes pour sa défense, et elle a accumulé assez de richesses pour soudoyer pendant trois années ce nombre de ses défenseurs. Tant d'arrangements sages et estimables semblent avilis par l'usage barbare de vendre leurs sujets à qui veut les payer : d'où il résulte que les Suisses d'un même canton au service de France font la guerre à leurs proches au service de Hollande; mais qu'y a-t-il de parfait au monde?
Si de là nous descendons en Italie, nous trouvons cet ancien empire romain divisé en autant de parties que l'ambition des princes a pu la démembrer. La Lombardie est partagée entre les Vénitiens, les Autrichiens, les Savoyards et les Génois. De ces possessions, celles du roi de Sardaigne paraissent les plus considérables. Victor-Amédée34-a sortait alors de la guerre qu'il avait soutenue contre la maison d'Autriche, par laquelle il avait écorné une partie du Milanais. Ses États lui rapportaient environ cinq millions de revenus, avec lesquels il entretenait en temps de paix trente mille hommes, qu'il pouvait augmenter à quarante mille en temps de guerre. Victor-Amédée34-a passait en Italie, parmi les connaisseurs, pour un prince versé dans la politique, et bien éclairé sur ses intérêts. Son ministre, le marquis d'Ormea, avait la réputation de n'avoir pas mal profité dans l'école de Machiavel. La politique de cet État consistait à tenir la balance entre la maison d'Autriche et les deux branches de la maison de Bourbon, afin de se ménager par cet équilibre les moyens d'étendre et d'augmenter ses possessions. Charles-Emmanuel34-b avait souvent dit : « Mon fils, le Milanais est comme un artichaut; il faut le manger feuille par feuille. » Dans ce temps, le roi de Sardaigne, indisposé contre les Bourbons de la paix de 1737 que le cardinal<35> de Fleury avait conclue à son insu, penchait plus pour la maison d'Autriche.
Le reste de la Lombardie était partagé comme nous l'avons dit. L'Empereur y possédait le Milanais, le Mantouan, le Pavesan, le Plaisantin, et on avait établi en Toscane son beau-fils le duc de Lorraine. La république de Gênes, située à l'occident de la Savoie, était encore fameuse par sa banque, par un reste de commerce, et par ses beaux palais de marbre. La Corse s'était révoltée contre elle. La première rébellion fut apaisée par les troupes que l'Empereur y envoya l'année 1732; la seconde, par les Français sous le commandement du comte de Maillebois : mais ces secours étrangers étouffèrent bien le feu pour un temps, sans pouvoir l'éteindre tout à fait.
Venise, située du côté de l'orient, est plus considérable que Gênes. Cette superbe cité s'élève sur soixante-douze îles, qui contiennent deux cent mille habitants; elle est gouvernée par un conseil, à la tête duquel est un doge soumis à la ridicule cérémonie de se marier tous les ans avec la mer Adriatique. Au XVIIe siècle, la République perdit l'île de Candie; et, alliée des Autrichiens au XVIIIe siècle, lorsque le grand Eugène conquit Belgrad et Témeswar, elle perdit la Morée. Venise a des vaisseaux, sans qu'ils soient assez nombreux pour former une flotte. Elle entretient quinze mille hommes de troupes de terre; le général qui les commande, est ce même Schulenbourg qui, dans la guerre de Pologne, échappa à l'habileté de Charles XII, à la bataille de Fraustadt, et fit cette belle retraite en Silésie au passage de la Bartsch.
Les Vénitiens et les Génois, avant la découverte de la boussole, fournissaient l'Allemagne de toutes les marchandises que le luxe fait ramasser des fins fonds de l'Asie; de nos temps, ce sont les Anglais et les Hollandais qui leur ayant enlevé ce négoce, s'en sont attribué les avantages.
La guerre de 1733 avait fait passer Don Carlos de Toscane sur le<36> trône de Naples. Ce royaume avait été conquis sur Louis XII par Gonsalve de Cordoue, surnommé le Grand Capitaine, pour Ferdinand le Catholique. La mort de Charles II, roi d'Espagne, le fit passer, durant la guerre de succession, sous la domination autrichienne; et, durant la guerre de 1733, le succès de l'affaire de Bitonto le remit de nouveau sous les lois de Don Carlos. Ce prince trouvait du plaisir à traire les vaches; et ceux qui se piquent d'anecdotes prétendent que lorsqu'étant roi de Naples, il épousa la fille d'Auguste II, roi de Pologne, il fut stipulé dans le contrat de mariage que le Roi ne trairait plus de vache blanche. Ce prince, trop jeune pour gouverner, était dirigé par le comte de Saint-Estevan, qui ne faisait qu'exécuter dans ce royaume les ordres de la reine d'Espagne. Le royaume de Naples, y compris la Sicile, rapportait environ quatre millions à son souverain; l'État n'entretenait que douze mille hommes.
Nous ne faisons point mention, dans ce résumé, ni du duc de Modène, ni de la république de Lucques, ni de celle de Raguse : ce sont des miniatures déplacées dans une grande galerie de tableaux.
Le saint-siége venait alors de vaquer par la mort de Clément XII, de la maison de Corsini; le conclave dura un an. Le Saint-Esprit demeura incertain jusqu'au jour que les factions des couronnes purent s'accommoder. Le cardinal Lambertini, ennuyé de ces longueurs, dit aux autres cardinaux : « Décidez-vous enfin sur le choix d'un pape. Voulez-vous un dévot? prenez Aldobrandini; voulez-vous un savant? prenez Coscia; ou si vous voulez un bouffon, me voici. » Le Saint-Esprit choisit celui qui était de si belle humeur : Lambertini fut élu pape, et prit le nom de Benoît XIV.
A son avénement au pontificat, Rome et les papes ne gouvernaient plus le monde comme autrefois; les Empereurs ne servaient plus de marchepied aux pontifes, et n'allaient plus s'avilir à Rome comme les Frédéric Barbe-rousse : Charles-Quint leur avait fait sentir sa puissance; et l'empereur Joseph ne les traita pas plus doucement, lorsque,<37> durant la guerre de succession, il s'empara de Comacchio. Le pape n'était, l'année 1740, que le premier évêque de la chrétienté : il avait le département de la foi, qu'on lui abandonnait; mais il n'influait plus comme autrefois dans les affaires politiques. La renaissance des lettres et la réforme avaient porté un coup mortel à la superstition. On canonisait quelquefois des saints, pour n'en pas perdre l'usage; mais un pape qui aurait voulu prêcher des croisades dans le XVIIIe siècle, n'eût pas attroupé vingt polissons. Il était réduit à l'humiliant emploi d'exercer les fonctions de son sacerdoce, et de faire en hâte la fortune de ses neveux. Tout ce que le pape put faire pour l'Empereur engagé dans la guerre des Turcs, l'année 1737, fut de l'autoriser par ses brefs à lever les dîmes sur les biens ecclésiastiques, et à faire planter des croix de mission dans toutes les villes de sa dépendance, où le peuple courait en foule vomir de saintes imprécations contre les Turcs. L'empire ottoman ne s'en ressentit pas; s'il avait été battu par les Russes, il fut partout victorieux des Autrichiens.
Bonneval, ce fameux aventurier, se trouvait alors à Constantinople : du service de France il avait passé à celui de l'Empereur, qu'il quitta par légèreté pour se faire Turc. Il n'était pas dépourvu de talents; il proposa au grand vizir de former l'artillerie sur le pied européen, de discipliner les janissaires, et d'introduire de l'ordre dans cette multitude innombrable de troupes qui ne combat qu'en confusion. Ce projet pouvait devenir dangereux pour les voisins; mais il fut rejeté comme contraire à l'Alcoran, dans lequel Mahomet recommande surtout de ne jamais toucher aux anciennes coutumes. La nation turque a naturellement de l'esprit : c'est l'ignorance qui l'abrutit; elle est brave sans art; elle ne connaît rien à la police, sa politique est encore plus pitoyable. Le dogme de la fatalité, qui chez elle a beaucoup de créance, fait qu'ils rejettent la cause de tous leurs malheurs sur Dieu, et qu'ils ne se corrigent jamais de leurs fautes. La<38> ville de Constantinople contient deux millions d'habitants.38-a La puissance de cet empire vient de sa grande étendue; cependant il ne subsisterait plus, si ce n'était la jalousie des princes de l'Europe qui le soutient. Le padischah Mahomet V38-b régnait alors. Une révolution l'avait tiré des prisons du sérail pour le placer sur le trône. La nature l'avait rendu aussi impuissant que ses eunuques : ce fut pour les beautés du sérail le règne le plus malheureux. Le voisin le plus redoutable des Turcs était le schah Nadir, connu sous le nom de Thamas-Chouli-Kan : ce fut lui qui asservit la Perse, et subjugua le Mogol; il occupa souvent la Porte, et servit de contre-poids aux entreprises qu'elle aurait peut-être entreprises contre les puissances chrétiennes.
Voilà le précis de ce qu'étaient les forces et les intérêts des cours de l'Europe vers l'année 1740. Ce tableau était nécessaire pour répandre de la clarté sur les Mémoires suivants; il ne nous reste qu'à rendre compte des progrès de l'esprit humain, tant pour la philosophie que pour les sciences, les beaux-arts, la guerre, et ce qui regarde directement certaines coutumes établies. Les progrès de la philosophie, de l'économie politique, de l'art de la guerre, du goût et des mœurs, sont sans doute une matière à réflexion plus intéressante que de se rappeler les caractères d'imbécilles revêtus de la pourpre, de charlatans couverts de la tiare, et de ces rois subalternes appelés ministres, dont bien peu méritent d'être marqués dans les annales de la postérité. Quiconque veut lire l'histoire avec application, s'apercevra que les mêmes scènes se reproduisent souvent, et qu'il n'y a qu'à y changer le nom des acteurs : au lieu que de suivre la découverte de vérités jusque-là inconnues, de saisir les causes qui ont produit le changement dans les mœurs, et ce qui a donné lieu à<39> dissiper les ténèbres de la barbarie qui empêchaient d'éclairer les esprits, ce sont certainement là des sujets dignes d'occuper tous les êtres pensants.
Commençons par la physique. Il y a à peine cent ans qu'elle est bien connue. Des Cartes publia ses Principes de physique l'année 1644. Newton vint ensuite, et expliqua les lois du mouvement et de la gravitation :39-4 il nous exposa la mécanique de l'univers avec une précision étonnante. Longtemps après lui, des philosophes ont été sur les lieux, et ont vérifié, tant en Laponie que sous l'équateur, les vérités39-5 que ce grand homme avait devinées sans sortir de sa chambre. Depuis ce temps, nous savons avec certitude que la terre est aplatie vers ses pôles. Newton fit plus : à l'aide de ses prismes il décomposa les rayons de la lumière,39-6 et y trouva les couleurs primordiales.39-6 Torricelli pesa l'air, et trouva l'équilibre de la colonne de l'atmosphère et de la colonne du mercure; on lui doit encore l'invention des baromètres.39-7 La pompe pneumatique fut inventée39-8 à Magdebourg par Othon Guericke : il s'aperçut, à l'occasion de la friction de l'ambre, d'une nouvelle propriété de la nature, celle de l'électricité.39-a Dufay fit des expériences, à l'occasion de cette découverte,39-9 qui démontrèrent que la nature recèle des secrets inépuisables. Il paraît très-probable que ce ne sera qu'à force de multiplier les expériences de l'électricité, qu'on parviendra à en tirer des connaissances utiles à la société. M. Eller, en mêlant deux liqueurs d'une blancheur transparente, a produit une eau colorée en bleu foncé; le même a fait des expériences sur la transformation des métaux, et sur les parties solides et nitreuses des eaux.39-10 Lieberkühn,39-11 par le moyen d'injections, a rendu palpables les ramifications les plus fines des fibres et des veines,<40> dont la tissure déliée sert de canal à la circulation du sang humain; c'est le géographe des corps organisés. Boerhaave,40-12 après Ruysch, découvrit la liqueur volatile qui circule dans les nerfs, et qui s'évapore après la mort des hommes; on ne s'en était jamais douté. Sans doute que cette liqueur sert de courrier à la volonté de l'homme, pour la faire exécuter dans les membres à l'égal de la vitesse de la pensée. Hartsoeker40-13 trouva dans le sperme humain des animaux, qui peut-être servent de germe à la propagation. Leeuwenhoek40-14 et Trembley40-a trouvèrent par leurs expériences sur le polype, que cet étrange animal se multiplie en autant de pièces qu'on le coupe.40-b La curiosité des hommes les a poussés à faire des recherches immenses; ils ont fait des efforts étonnants pour découvrir les premiers principes de la nature, mais vainement : ils sont placés entre deux infinis; et il paraît démontré que l'auteur des choses s'en est réservé à lui seul le secret.
La physique perfectionnée porta le flambeau de la vérité dans les ténèbres de la métaphysique. Il parut un sage en Angleterre, qui, se dépouillant de tout préjugé, ne se guida que par l'expérience : Locke fit tomber le bandeau de l'erreur, que le sceptique Bayle, son précurseur, avait déjà détaché en partie. Les Fontenelle et les Voltaire parurent ensuite en France; le célèbre Thomasius,40-15 en Allemagne; les Hobbes, les Collins, les Shaftesbury, les Bolingbroke, en Angleterre. Ces grands hommes et leurs disciples portèrent un coup mortel à la religion. Les hommes commencèrent à examiner ce qu'ils avaient<41> stupidement adoré; la raison terrassa la superstition : on prit du dégoût pour les fables qu'on avait crues, et l'on eut horreur des blasphèmes auxquels on avait été pieusement attaché; le déisme, ce culte simple de l'Être suprême, fit nombre de sectateurs. Avec cette religion raisonnable s'établit la tolérance, et l'on ne fut plus ennemi pour avoir une façon différente de penser. Si l'épicuréisme fut funeste au culte idolâtre des païens, le déisme ne le fut pas moins de nos jours aux visions judaïques adoptées par nos ancêtres.
La liberté de penser dont jouit l'Angleterre, avait beaucoup contribué aux progrès de la philosophie. Il n'en était pas de même des Français : leurs ouvrages se ressentaient de la contrainte qu'y mettaient les censeurs théologiques. Un Anglais pense tout haut : un Français ose à peine laisser soupçonner ses idées. En revanche, les auteurs français se dédommageaient de la hardiesse qui était interdite à leurs ouvrages, en traitant supérieurement les matières de goût et tout ce qui est du ressort des belles-lettres, égalant par la politesse, les grâces et la légèreté, tout ce que le temps nous a conservé de plus précieux des écrits de l'antiquité. Un homme sans passion préférera la Henriade aux poëmes d'Homère. Henri IV n'est point un héros fabuleux; Gabrielle d'Estrées vaut bien la princesse Nausicaa. L'Iliade nous peint les mœurs des Canadiens : Voltaire fait de vrais héros de ses personnages; et son poëme serait parfait, s'il avait su intéresser davantage pour Henri IV, en l'exposant à de plus grands dangers. Boileau peut se comparer avec Juvénal et Horace; Racine surpasse tous ses émules de l'antiquité; Chaulieu, tout incorrect qu'il est, l'emporte sûrement de beaucoup, dans quelques morceaux, sur Anacréon; Rousseau excella dans quelques odes; et, si nous voulons être équitables, il faut convenir qu'en fait de méthode les Français l'emportent sur les Grecs et sur les Romains. L'éloquence de Bossuet approche de celle de Démosthène; Fléchier peut passer pour le Cicéron de la France, sans compter les Patru, les Cochin et tant d'autres qui se<42> sont rendus célèbres dans le barreau. La Pluralité des mondes et les Lettres persanes sont d'un genre inconnu à l'antiquité; ces écrits passeront à la postérité la plus reculée. Si les Français n'ont aucun auteur à opposer à Thucydide, ils ont le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle; ils ont les ouvrages du sage président de Thou, les Révolutions romaines par l'abbé de Vertot, ouvrage classique, la Décadence de l'empire romain de Montesquieu, enfin tant d'autres morceaux ou d'histoire ou de belles-lettres ou de commerce ou d'agrément, qu'il serait trop long d'en faire ici le catalogue.
On sera peut-être surpris que les lettres qui fleurissent en France, en Angleterre, en Italie, n'aient pas brillé avec autant d'éclat en Allemagne. La raison en est qu'en Italie elles avaient été rapportées une seconde fois de la Grèce, après y avoir joui, sur la fin de la république et des premiers empereurs, de toute la considération qu'elles méritent : le terrain était tout préparé pour les recevoir; et la protection des Médicis, surtout celle de Léon X, contribua beaucoup à leurs progrès.
Les lettres s'étendirent facilement en Angleterre, parce que la forme du gouvernement autorise les membres des chambres à haranguer dans le parlement; l'esprit de parti les animait même à étudier, afin qu'employant dans leurs discours les règles de la rhétorique, surtout de la dialectique, ils se procurassent un ascendant sur le parti qui leur était opposé. De là vient que les Anglais possèdent presque tous les auteurs classiques; qu'ils sont versés dans le grec et dans le latin, et qu'ils possèdent de même l'étude de l'histoire. Le caractère de leur esprit sombre, taciturne, opiniâtre, les a fait réussir dans la géométrie transcendante.
Les Français du temps de François Ier avaient attiré quelques savants à la cour; ceux-là avaient, pour ainsi dire, répandu les germes des connaissances dans ce royaume : mais les guerres de religion qui suivirent, supprimèrent cette semence, comme une gelée tardive<43> retarde les productions de la terre. Cette crise dura jusqu'à la fin du règne de Louis XIII, où le cardinal de Richelieu, ensuite Mazarin, et surtout Louis XIV, donnèrent une protection éclatante aux sciences comme aux beaux-arts. Les Français étaient jaloux des Espagnols et des Italiens, qui les devançaient dans cette carrière; et la nature fit naître chez eux de ces génies heureux, qui bientôt surpassèrent leurs émules. C'est surtout par la méthode et le goût plus raffiné que les auteurs français se distinguent.
Ce qui retarda le progrès des arts en Allemagne, ce furent les guerres qui se suivirent depuis Charles-Quint jusqu'à celle de la succession d'Espagne. Les peuples étaient malheureux, et les princes, pauvres. Il fallut penser premièrement à s'assurer les aliments indispensables, en remettant les terres en culture; il fallait établir les manufactures selon que les premières productions les indiquaient : et ces soins presque généraux empêchèrent que la nation pût se tirer des restes de la barbarie dont elle se ressentait encore; ajoutez qu'en Allemagne les arts manquaient d'un point de ralliement, comme étaient Rome et Florence en Italie, Paris en France, et Londres en Angleterre. Les universités avaient, à la vérité, des professeurs érudits, pédants et toujours dogmatiques; personne ne les fréquentait, à cause de leur rusticité. Il n'y eut que deux hommes qui se distinguèrent à cause de leur génie, et qui firent honneur à la nation : l'un, c'est le grand Leibniz, et l'autre, le docte Thomasius. Je ne fais point mention de Wolff,43-a qui ruminait le système de Leibniz, et rabâchait longuement ce que l'autre avait écrit avec feu. La plupart des savants allemands étaient des manœuvres : les français, des artistes; ce fut la cause que les ouvrages français se répandirent si universellement, que leur langue remplaça celle des Latins, et qu'à présent quiconque sait le français, peut voyager par toute l'Europe sans avoir besoin d'un interprète. L'usage de cette langue étrangère fit encore du tort<44> à la langue nationale, qui ne restant que dans la bouche du peuple, ne pouvait point acquérir ce ton de politesse qu'elle ne gagne que dans la bonne compagnie. Le principal défaut de la langue est qu'elle est trop verbeuse; il faut la resserrer, et en adoucissant quelques mots dont la prononciation est dure, on parviendrait à la rendre sonore. La noblesse n'étudiait que le droit public; mais, sans goût pour la belle littérature, elle remportait des universités du dégoût des pédants qui l'avaient instruite. Des candidats ou théologiens, fils de cordonniers et de tailleurs, étaient les Mentors de ces Télémaques : qu'on juge de l'éducation qu'ils étaient capables de donner! Les Allemands avaient des spectacles, mais grossiers et même indécents : des bouffons orduriers y représentaient des pièces sans génie qui faisaient rougir la pudeur. Notre stérilité nous obligea d'avoir recours à l'abondance des Français; et dans la plupart des cours, on voyait des troupes de cette nation y représenter les chefs-d'œuvre des Molière et des Racine.
Mais qu'est-ce qui mérite plus l'attention d'un philosophe que l'avilissement où est tombé ce peuple-roi, cette nation maîtresse de l'univers, en un mot les Romains? Au lieu que des consuls menaient en triomphe des rois captifs du temps de la république, de nos temps les successeurs des Caton et des Émile se dégradent de la virilité, pour aspirer à l'honneur de chanter sur les théâtres des souverains, qui du temps des Scipion étaient regardés avec autant de mépris que nous en inspirent les Iroquois. O tempora! o mores!
Les opéras, les tragédies et les comédies étaient inconnues en Allemagne il y a soixante ans. L'an 1740, l'industrie et le commerce, plus raffinés, avaient rendu l'Allemagne partie copartageante des trésors que les Indes versent annuellement en Europe. Ces sources de l'opulence avaient amené avec elles les plaisirs, les aisances, et peut-être les désordres des mœurs qui en sont une suite. Tout avait augmenté, les habitants, les équipages, les meubles, les livrées, les carrosses, et la somptuosité des tables. Ce qu'on voit de belle archi<45>tecture dans le Nord, date environ du même temps : le château et l'arsenal de Berlin, la chancellerie de l'Empire, et l'église de Saint-Jean-Borromée45-a à Vienne, le château de Nymphenbourg en Bavière, le pont de Dresde, et le palais chinois à Dresde, le château de l'électeur à Mannheim, le palais du duc de Würtemberg à Louisbourg. Quoique ces édifices n'égalent pas ceux d'Athènes et de Rome, ils sont pourtant supérieurs à l'architecture gothique de nos ancêtres.
Des temps passés, les cours d'Allemagne paraissaient des temples où l'on célébrait des Bacchanales; actuellement cette débauche, indigne de la bonne société, a été reléguée en Pologne, ou bien est devenue l'amusement de la populace. Il n'est encore que quelques cours ecclésiastiques où le vin console les prêtres d'une passion plus aimable, à laquelle ils sont obligés de renoncer par état. Autrefois il n'était point de cour d'Allemagne qui ne fût remplie de bouffons : la grossièreté de leurs plaisanteries suppléait à l'ignorance des conviés, et l'on entendait dire des sottises, faute de pouvoir dire de bonnes choses. Cet usage, qui est l'opprobre éternel du bon sens, a été aboli; et il n'y avait que la cour d'Auguste II, roi de Pologne et électeur de Saxe, où il se conserve encore. Le cérémonial dans lequel l'imbécillité de nos aïeux plaça jadis la science des souverains, paraît essuyer un sort égal à celui des bouffons : l'étiquette reçoit journellement des brèches; quelques cours l'ont entièrement abolie. Cependant la cour de l'empereur Charles VI fit exception à la règle : il était trop zélé sectateur des formules de l'étiquette de Bourgogne pour les abolir; il avait même dans sa dernière maladie, peu de moments avant sa fin, ordonné les messes et les heures qu'il fallait dire, l'appareil de sa pompe funèbre, et jusqu'aux personnes qui devaient porter son cœur, dans un étui d'or, à je ne sais quel couvent. Les courtisans admiraient sa grandeur et sa dignité : les sages blâmaient son orgueil, qui semblait lui survivre.
<46>Remarquons surtout que par une suite de l'argent répandu en Allemagne, et qui était sûrement triplé des temps antérieurs, non seulement le luxe avait doublé, mais le nombre des troupes que les souverains entretenaient avait augmenté à proportion. A peine l'empereur Ferdinand Ier avait-il entretenu trente mille hommes : Charles VI en avait soudoyé dans la guerre de 1733 cent soixante-dix mille, sans fouler ses peuples. Louis XIII avait eu soixante mille soldats : Louis XIV en entretint deux cent vingt mille, et jusqu'à trois cent soixante mille durant la guerre de succession. Depuis cette époque, tous, jusqu'au plus petit prince d'Allemagne, avaient augmenté leur militaire. C'était par esprit d'imitation; car dans la guerre de 1683 Louis XIV leva le plus de troupes qu'il put, pour avoir une supériorité décidée sur ceux qu'il voulait combattre : il ne fit aucune réforme après la paix; ce qui força l'Empereur et les princes d'Allemagne à garder sur pied autant de soldats qu'ils en pouvaient payer. Cette coutume une fois établie se perpétua dans la suite. Les guerres en devinrent beaucoup plus coûteuses; la dépense des magasins fut immense pour entretenir ces cavaleries nombreuses, et les rassembler en quartiers de cantonnement avant l'ouverture de la campagne et la saison des fourrages.
L'infanterie, toujours entretenue, changea presque d'état, tant on travailla à la perfectionner. Avant la guerre de succession, la moitié des bataillons portait des piques, et l'autre, des mousquets, et ils combattaient armés sur six lignes de profondeur : on se servait de ces piques contre la cavalerie; les mousquets faisaient un feu faible, et rataient souvent à cause des mèches. Ces inconvénients firent changer d'armes : on quitta les piques et les mousquets, et on les remplaça par des fusils armés de baïonnettes; ce qui réunit ce que le feu et le fer ont de plus terrible. Comme on fit consister dans le feu la force des bataillons, on diminua peu à peu leur profondeur en les étendant. Le prince d'Anhalt, qu'on peut appeler un mécanicien<47> militaire, introduisit les baguettes de fer; il mit les bataillons à trois hommes de hauteur; et le défunt roi, par ses soins infinis, introduisit la discipline et l'ordre merveilleux dans les troupes, et une précision jusque-là inconnue en Europe pour les mouvements et les manœuvres. Un bataillon prussien devint une batterie ambulante, dont la vitesse de la charge triplait le feu, et donnait aux Prussiens l'avantage d'un contre trois. Les autres nations imitèrent depuis les Prussiens, mais imparfaitement.
Charles XII avait introduit dans ses troupes l'usage de joindre deux canons à chaque bataillon. On fondit à Berlin des canons de trois, de six, de douze et de vingt-quatre livres, assez légers pour qu'on pût les manier à force de bras, et les faire avancer dans les batailles avec les bataillons auxquels ils étaient attachés. Tant de nouvelles inventions transformaient une armée en une forteresse mouvante, dont l'accès était meurtrier et formidable.
Ce fut dans la guerre de 1672 que les Français trouvèrent l'invention des pontons de cuivre transportables. Cet usage facile de construire des ponts rendit les rivières des barrières inutiles. L'art de l'attaque et de la défense des places est encore dû aux Français. Vauban surtout perfectionna la fortification; il rendit les ouvrages rasants, et les couvrit tellement par le glacis, que pour établir des batteries de brèche, si on ne les place à présent sur la crête du chemin couvert, les boulets ne sauraient parvenir au cordon de la maçonnerie qu'ils doivent ruiner. Depuis Vauban, on a construit des chemins couverts maçonnés doubles, et peut-être a-t-on même trop multiplié les coupures. C'est surtout l'art des mines qui a fait les plus grands progrès. On étend les rameaux du chemin couvert à trente toises du glacis; les places bien minées ont des galeries majeures et commandantes; les rameaux sont à trois étages. Le mineur peut faire sauter le même point de défense jusqu'à sept fois. Pour les attaques on a inventé les globes de compression, qui, s'ils sont bien<48> appliqués, ruinent toutes les mines de la place à une distance de vingt-cinq pas du foyer. Ce sont les mines en quoi consiste à présent la véritable force des places, et par l'usage desquelles les gouverneurs pourront le plus prolonger la durée des siéges. De nos jours, les forteresses ne se prennent plus que par une nombreuse artillerie. On compte trois pièces sur chaque batterie, pour démonter un canon des ouvrages; on ajoute à de si nombreuses batteries celles de ricochet, qui enfilent les lignes de prolongation; et, à moins de soixante mortiers employés à ruiner les défenses, on ne se hasarde guère à assiéger une place forte. Les demi-sapes, les sapes ordinaires, les sapes tournantes, les places d'armes et les cavaliers de tranchées, sont autant de nouvelles inventions dont on se sert pour les attaques, qui, en épargnant le monde, accélèrent la reddition des forteresses.
Ce siècle a vu revivre des troupes armées à la légère : les pandours autrichiens, les légions françaises, et nos bataillons francs;48-a les hussards,48-b originaires de la Hongrie, mais imités par toutes les autres troupes, remplacent cette cavalerie numide et parthe si fameuse du temps des Romains. Les milices anciennes ne connaissaient point d'uniforme; il n'y a pas un siècle que les habits d'ordonnance ont été généralement admis.
La marine encore a fait beaucoup de progrès, tant pour la construction des vaisseaux, que pour rendre plus exact le calcul des pilotes; mais cette matière étant très-vaste, je la quitte de crainte de m'engager dans une trop longue digression.
De tout ce que nous venons de rapporter du progrès des arts en Europe, il résulte que les pays du Nord avaient beaucoup gagné<49> depuis la guerre de trente ans. Alors la France jouissait de l'avantage de tout ce qui est du ressort des belles-lettres et du goût; les Anglais, de la géométrie et de la métaphysique; les Allemands, de la chimie, des expériences de physique et de l'érudition; les Italiens commençaient à tomber; mais la Pologne, la Russie, la Suède et le Danemark étaient encore arriérés d'un siècle en comparaison des nations les plus policées.
Ce qui mérite peut-être le plus nos réflexions, c'est le changement qui se voit depuis l'année 1640 dans la puissance des États. Nous en voyons quelques-uns dans leur accroissement; d'autres demeurent, pour ainsi dire, immobiles dans la même situation, et d'autres enfin tombent en consomption et menacent ruine. La Suède jeta son feu sous Gustave-Adolphe, elle dicta avec la France la paix de Westphalie; sous Charles XII, elle vainquit les Danois, les Russes, et disposa pour un temps du trône de Pologne : il semble que cette puissance ait alors rassemblé toutes ses forces pour paraître comme une comète qui jette un grand éclat, et se perd ensuite dans l'immensité de l'espace; ses ennemis la démembrèrent en lui arrachant l'Esthonie, la Livonie, les principautés de Brême et de Verden, et une grande partie de la Poméranie.
La chute de la Suède fut l'époque de l'élévation de la Russie : cette puissance semble sortir du néant, pour paraître tout à coup avec grandeur, pour se mettre peu de temps après au niveau des puissances les plus redoutées. On pourrait appliquer à Pierre Ier ce qu'Homère dit de Jupiter :49-a « il fit trois pas, et il fut au bout du monde. » En effet, abattre la Suède, donner successivement des rois à la Pologne, abaisser la Porte Ottomane, et envoyer des troupes pour combattre les Français sur leurs frontières, c'est bien aller au bout du monde.
On vit de même la maison de Brandebourg quitter le banc des électeurs pour s'asseoir parmi les rois; elle ne figurait aucunement<50> dans la guerre de trente ans. La paix de Westphalie lui valut des provinces qu'une bonne administration rendit opulentes. La paix, et la sagesse du gouvernement, formèrent une puissance naissante, presque ignorée de l'Europe, parce qu'elle travaillait en silence, et que ses progrès n'étaient pas rapides, mais une suite du temps bien employé. On parut étonné lorsqu'elle commença à se développer.
Les agrandissements de la France, dus tant à ses armes qu'à sa politique, furent plus prompts et plus considérables. Louis XV se trouva, par ses possessions, supérieur d'un tiers à celles de Louis XIII : la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine et une partie de la Flandre annexées à cet empire, lui donnaient une force bien supérieure à celle des temps passés; ajoutez-y surtout l'Espagne, soumise à une branche de la maison de Bourbon, qui, la délivrant, au moins pour longtemps, des diversions qu'elle avait toujours à craindre des rois d'Espagne de la branche autrichienne, lui donne à présent la faculté de se servir de ses forces entières contre lequel de ses voisins qu'elle juge nécessaire de les employer.
Les Anglais, de leur côté, ne se sont pas oubliés. Gibraltar et Port-Mahon sont des acquisitions importantes pour une nation commerçante; ils se sont enrichis prodigieusement par toute sorte de trafics : peut-être que l'électorat de Hanovre, assujetti à leur domination, ne leur est pas inutile, par l'influence qu'il leur donne dans les affaires d'Allemagne, auxquelles ils ne prenaient autrefois aucune part. On croit généralement que la nation anglaise, à présent susceptible de corruption, en est devenue moins libre; du moins en est-elle plus tranquille.
La maison de Savoie ne s'est pas oubliée non plus : elle acquit la Sardaigne et la royauté; elle écorna le Milanais, et les politiques la regardent comme un cancer qui ronge la Lombardie.
L'Espagne avait établi Don Carlos dans le royaume de Naples. C'était proprement un despote qui soutenait sa faiblesse par la pro<51>tection que lui donnait la monarchie à laquelle il tenait par le sang, et qui l'avait placé sur ce trône.
La maison d'Autriche ne jouissait pas des mêmes avantages. La guerre de succession avait fait de l'empereur Charles VI un des plus puissants princes de l'Europe; mais l'envie de ses voisins le dépouilla bientôt d'une partie de ses acquisitions, et le remit au niveau de la fortune de ses prédécesseurs. Depuis l'extinction de la branche de Charles-Quint en Espagne, la maison d'Autriche avait perdu premièrement l'Espagne, passée entre les mains des Bourbons; une partie de la Flandre; depuis, le royaume de Naples et une partie du Milanais. Il ne resta donc à Charles VI, de la succession de Charles II, que quelques villes en Flandre et une partie du Milanais. Les Turcs lui enlevèrent encore la Servie et une partie de la Moldavie,51-a qui leur furent cédées par la paix de Belgrad. La seule chose que la maison d'Autriche ait gagnée, c'est d'avoir établi un préjugé en sa faveur, qui règne assez généralement dans l'Empire, en Angleterre, en Hollande, même en Danemark, que la liberté de l'Europe est attachée au destin de cette maison.
Le Portugal, la Hollande, le Danemark, la Pologne étaient demeurés tels qu'ils avaient été, sans augmentation ni perte.
De toutes ces puissances, la France et l'Angleterre avaient une prépondérance décidée sur les autres : l'une, par ses troupes de terre et ses grandes ressources; l'autre, par ses flottes et les richesses qu'elle devait à son commerce. Ces puissances étaient rivales, jalouses de leur agrandissement; elles pensaient tenir la balance de l'Europe, et se regardaient comme deux chefs de parti auxquels devaient s'attacher les princes et les rois. Outre l'ancienne haine que la France conservait contre les Anglais, elle y joignait une inimitié égale contre la maison d'Autriche, par une suite des guerres continuelles qu'il y avait eu entre ces deux maisons, depuis la mort de Charles le Téméraire, duc<52> de Bourgogne. La France aurait voulu ranger la Flandre et le Brabant sous ses lois, et pousser les limites de sa domination aux bords du Rhin. Un tel projet ne pouvait pas s'exécuter de suite; il fallait que le temps le murît, et que les occasions le favorisassent. Les Français veulent vaincre pour faire des conquêtes; les Anglais veulent acheter des princes pour en faire des esclaves : tous deux donnent le change au public, pour détourner ses regards de leur propre ambition.
L'Espagne et l'Autriche étaient à peu près égales en force. L'Espagne ne pouvait faire la guerre qu'au Portugal, ou bien à l'Empereur en Italie. L'Empereur pouvait la porter de tout côté; il avait plus de sujets que l'Espagne, et par l'intrigue il pouvait joindre à ses forces celles de l'empire germanique. L'Espagne avait plus de ressources dans ses richesses : l'Autriche n'en avait guère, et quelque impôt qu'elle eût établi sur les peuples, il lui fallait des subsides étrangers pour soutenir quelques années ses troupes en campagne. Alors elle était épuisée par la guerre des Turcs, et surchargée de dettes que ces troubles lui avaient fait contracter.
La Hollande, quoiqu'opulente, ne se mêlait d'aucune querelle étrangère, à moins que la nécessité ne l'obligeât à défendre sa barrière contre la France : elle n'était occupée qu'à éloigner l'occasion de faire élire un nouveau stadhouder.
La Prusse, moins forte que l'Espagne et l'Autriche, pouvait cependant paraître à la suite de ces puissances, sans cependant se mesurer à elles d'égal à égal. Les revenus de l'État, comme nous l'avons dit, ne passaient pas sept millions. Les provinces, pauvres et arriérées encore par les malheurs qu'elles avaient soufferts de la guerre de trente ans, étaient hors d'état de fournir des ressources au souverain; il ne lui en restait d'autres que ses épargnes. Le feu roi en avait fait, et quoique les moyens ne fussent pas fort considérables, ils pouvaient suffire, dans le besoin, pour ne pas laisser échapper une occasion<53> qui se présentait. Mais il fallait de la prudence dans la conduite des affaires, ne pas traîner les guerres en longueur, mais se hâter d'exécuter ses desseins.
Ce qu'il y avait de plus fâcheux, c'était que l'État n'avait point de forme régulière. Des provinces peu larges, et pour ainsi dire éparpillées, tenaient depuis la Courlande jusqu'au Brabant. Cette situation entrecoupée multipliait les voisins de l'État sans lui donner de consistance, et faisait qu'il avait bien plus d'ennemis à redouter que s'il avait été arrondi. La Prusse ne pouvait agir alors qu'en s'épaulant de la France ou de l'Angleterre : on pouvait cheminer avec la France, qui avait fort à cœur sa gloire et l'abaissement de la maison d'Autriche; on ne pouvait tirer des Anglais que des subsides destinés à se servir des forces étrangères pour leurs propres intérêts. La Russie n'avait point alors assez de poids dans la politique européenne, pour déterminer dans la balance la supériorité du parti qu'elle embrassait. L'influence de ce nouvel empire ne s'étendait encore que sur ses voisins les Suédois et les Polonais; et pour les Turcs, la politique du temps avait établi que lorsque les Français les excitaient ou contre l'Autriche ou contre la Russie, ces deux puissances recouraient à Thamas-Chouli-Kan, qui, par le moyen d'une diversion, les délivrait de ce qu'ils avaient à craindre de la part de la Porte. Ce que nous venons d'indiquer, était l'allure commune de la politique; il y avait sans doute de temps à autre des exceptions à la règle; mais nous ne nous arrêtons ici qu'à la marche ordinaire, et à ce qu'exigeait la saine politique des puissances.
L'objet qui intéressait alors le plus l'Europe, c'était la succession de la maison d'Autriche, qui devait arriver à la mort de l'empereur Charles VI, dernier mâle de la maison d'Habsbourg. Nous avons dit que, pour prévenir le démembrement de cette monarchie, Charles VI avait fait une loi domestique sous le nom de pragmatique sanction, pour assurer son héritage à sa fille Marie-Thérèse. La France, l'An<54>gleterre, la Hollande, la Sardaigne, la Saxe, l'empire romain avaient garanti cette pragmatique sanction; le feu roi Frédéric-Guillaume même l'avait garantie, à condition que la cour de Vienne lui assurât la succession de Juliers et de Berg. L'Empereur lui en promit la possession éventuelle, et ne remplit point ses engagements; ce qui dispensait le Roi de la garantie de la pragmatique sanction, à laquelle le feu roi s'était engagé conditionnellement.
La succession des duchés de Juliers et de Berg, dont le cas paraissait proche l'an 1740, faisait alors l'objet le plus intéressant de la politique de la maison de Brandebourg. Frédéric-Guillaume n'avait point contracté d'alliance, sentant sa fin prochaine, pour laisser à son successeur la liberté de former des liaisons selon que les circonstances et l'occasion l'exigeraient. Après la mort du Roi, la cour de Berlin entama des négociations à Vienne, à Paris, comme à Londres, pour pressentir laquelle de ces puissances se trouverait le plus favorablement disposée pour ses intérêts. Elle les trouva également froides, parce que les vues ne s'unissent que lorsque des besoins réciproques forment les liens des alliances, et l'Europe se souciait peu que le Roi ou quelque autre prince eût le duché de Berg. La France consentait, à la vérité, à ce que le Roi démembrât une lisière du duché de Berg : c'était trop peu pour contenter les désirs d'un jeune roi ambitieux qui voulait tout ou rien. Remarquons sur toute chose que l'empereur Charles VI ne s'en était pas tenu à une simple garantie du duché de Berg, mais qu'il en avait promis la possession au roi de Pologne, électeur de Saxe; et que, durant l'ambassade du prince de Lichtenstein à Paris, il avait donné une promesse toute pareille au prince de Sulzbach, héritier de l'Électeur palatin. Fallait-il se laisser sacrifier à la perfidie de la cour de Vienne? fallait-il se contenter de cette lisière du duché de Berg que la France promettait à la Prusse d'occuper? ou fallait-il en venir à la voie des armes pour se faire soi-même raison de ses droits? Dans cette crise, le Roi résolut de se servir de<55> toutes ses ressources pour se mettre dans une situation plus formidable; ce qu'il exécuta sans différer davantage. Par le moyen d'une bonne économie, il leva quinze nouveaux bataillons;55-16 et il attendit dans celte position les événements qu'il plairait à la fortune de lui fournir, pour se rendre à lui-même la justice que d'autres lui refusaient.
1-+ C'est un nombre rond que le Roi met ici; la véritable population n'alla, en 1740, qu'à deux millions deux cent quarante mille personnes. Note des éditeurs de 1788.
12-a Philippe V abdiqua le 15 janvier 1724; mais il reprit le pouvoir le 5 septembre de la même année, après la mort de son fils Louis, qui eut lieu le 1er août.
13-a 1735.
13-b Jean-Gaston.
15-1 1727. [1733. Voyez t. I, p. 190.]
19-a Frédéric IV.
19-b Christian VI.
2-a A la mort du roi Frédéric - Guillaume Ier, l'armée était forte de quatre-vingt-trois mille quatre cent soixante-huit hommes. Voyez la note du t. I, p. 201, et le Militair-Wochenblatt. Berlin, 1840, p. 52.
2-b En 1738, on accusa les Espagnols d'avoir coupé les oreilles au matelot anglais Jenkins, comme coupable de contrebande.
2-c Aucune partie de la Moldavie ne fut cédée aux Turcs; l'Auteur veut dire la Valachie autrichienne.
2-d La paix préliminaire fut conclue à Vienne le 3 octobre 1735; et la paix définitive, le 18 novembre 1738.
20-a Le prince Frédéric-Ernest de Culmbach ou de Baireuth était le frère cadet de la reine Sophie-Madeleine de Danemark.
21-a Il n'y a eu de combat de Mont-Cassel que celui de Mont-Cassel en Flandre, où le maréchal duc de Luxembourg vainquit le prince d'Orange, le 11 avril 1677. Le Roi veut parler de la victoire remportée par le comte de Médavi sur le prince de Hesse, près de Castiglione, le 9 septembre 1706.
22-a Pharasmane, roi d'Ibérie, dans la tragédie de Crébillon intitulée Rhadamiste et Zénobie (acte II, scène 2), s'exprime ainsi :
Mon palais, tout ici n'a qu'un faste sauvage :
La nature, marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d'or, que du fer, des soldats.
24-2 1740.
24-3 1735.
31-a Le comte d'Eltz.
34-a Charles-Emmanuel.
34-b Victor-Amédée.
38-a Aucun écrivain n'a porté la population de Constantinople à plus d'un million d'habitants à l'époque dont parle le Roi.
38-b Mahmud Ier.
39-10 En 1746.
39-11 En 1743 [1745].
39-4 En 1687 [1684].
39-5 Maupertuis [1736] et La Condamine [1735].
39-6 [En 1666 et] en 1704.
39-7 En 1704 [1643].
39-8 En 1642 [1650].
39-9 En 1733.
39-a En 1672.
40-12 En 1707 [1708].
40-13 En 1678 [Leeuwenhoek, en 1677].
40-14 En 1678 [1675] et 1703.
40-15 A Halle.
40-a En 1742 et 1744.
40-b Dans cet aperçu rapide et général, le Roi a passé sous silence quelques événements de cette époque : l'invention de la machine électrique par Winkler, à Leipzig, de l'année 1742; et l'importante découverte que fit Ludolff à Berlin, en 1743, par laquelle il demeura désormais prouvé que l'étincelle électrique artificielle allume les corps inflammables comme la foudre même.
43-a Voyez t. I, p. 263 et 268.
45-a Saint-Charles-Borromée.
48-a Jean de Mayr, auparavant lieutenant-colonel au service de Saxe, reçut son brevet de lieutenant-colonel pour l'engagement de cinq compagnies franches le 14 septembre 1756, à Gross-Sedlitz. Ce fut le premier corps franc qui prit part à la guerre de sept ans.
48-b Le 11 novembre 1721 le roi Frédéric-Guillaume ordonna que l'escadron de hussards, le premier qu'a eu l'armée prussienne, serait commandé par le lieutenant-général de Wuthenow, et s'appellerait Hussards de Wuthenow.
49-a C'est de Neptune que cela est dit dans l'Iliade, chant XIII, v. 20.
5-a Comme électeur de Saxe, il est nommé Frédéric-Auguste Ier; mais les Polonais le désignent sous le nom d'Auguste II. Il mourut le 1er février 1733. Son successeur s'appelait en Saxe Frédéric-Auguste II; en Pologne, Auguste III. Dans ce volume, celui-là est quelquefois nommé Auguste Ier, celui-ci, Auguste II.
51-a Voyez ci-dessus, p. 2, note c.
55-16 Régiments de Camas, Münchow, Dohna, Henri, Persode, Brunswic, Eisenach et Einsiedel. [Ce sont les régiments no 37, 36, 38, 35, 33, 39, 40, et le Grenadiergardebataillon, no 6, de la Stammliste de 1806.]
6-a Voyez t. I, p. 196, et l'ouvrage intitulé Versuch einer Lebensbeschreibung des Feldmarschalls Grafen Seckendorff. (Sans lieu d'impression.) 1792, in-8, t. II, p. 9.
7-a Ce n'est pas à Glatz, ni, comme il est dit plus bas, à Brünn, que Neipperg fut emprisonné, mais à Raab.