CHAPITRE II.
Raisons de faire la guerre à la reine de Hongrie après la mort de l'empereur Charles VI. Campagne d'hiver en Silésie.
L'acquisition du duché de Berg rencontrait beaucoup de difficultés dans l'exécution. Pour s'en faire une idée nette, il faut se mettre précisément dans la situation où le Roi se trouvait. Il pouvait mettre à peine soixante mille hommes en campagne; il n'avait de ressource, pour soutenir ses entreprises, que dans le trésor que le feu roi lui avait laissé. S'il voulait entreprendre la conquête du duché de Berg, il devait y employer toutes ses troupes, parce qu'il avait affaire à forte partie, qu'il fallait lutter contre la France, et prendre en même temps la ville de Düsseldorf. La supériorité seule de la France suffisait pour le faire désister de cette entreprise, s'il n'y avait eu encore d'ailleurs des empêchements aussi considérables à ses vues. Ces difficultés venaient des prétentions approchantes de celles du Roi, que la maison de Saxe avait à la succession palatine, et de la jalousie que la maison de Hanovre avait de celle de Brandebourg. Si dans ces circonstances le Roi s'était porté avec toutes ses forces aux bords du Rhin, il devait s'attendre que laissant ses pays héréditaires vides de<57> troupes, il les exposait à être envahis par les Saxons et les Hanovriens, qui n'auraient pas manqué d'y faire une diversion : et dans le cas où le Roi eût voulu laisser une partie de son armée dans la Marche pour garantir ses États contre la mauvaise volonté de ses voisins, il se serait trouvé trop faible des deux côtés. La France avait garanti, l'année 1733, la succession palatine au duc de Sulzbach, pour obtenir la neutralité du vieil électeur pendant la guerre qu'elle fit sur le Rhin. Ce n'aurait pas été cette garantie qui aurait arrêté le Roi, car communément ce sont des paroles aussitôt données que violées; mais l'intérêt de la France voulait des voisins faibles sur les bords du Rhin, et non des princes puissants et capables de lui résister. A peu près dans le même temps, le comte de Seckendorff qui avait été détenu dans les prisons de Grätz, obtint sa liberté, à condition de remettre à l'Empereur tous les ordres par lesquels il avait été autorisé à donner au feu roi de Prusse les assurances les plus solennelles de l'assistance que l'Empereur lui promettait pour favoriser ses droits à la succession des duchés de Juliers et de Berg.57-a
Cet exposé montre combien les circonstances étaient peu favorables pour la maison de Brandebourg; et ce sont les raisons qui déterminèrent le Roi à s'en tenir au traité provisionnel que son père avait conclu avec la France.57-b Mais si des raisons aussi fortes modéraient les désirs de gloire dont le Roi était animé, des motifs non moins puissants le pressaient de donner, au commencement de son règne, des marques de vigueur et de fermeté, pour faire respecter sa nation en Europe. Les bons citoyens avaient tous le cœur ulcéré du peu d'égard que les puissances avaient eu pour le feu roi, surtout dans les dernières années de son règne, et de la flétrissure que le<58> monde imprimait au nom prussien. Comme ces choses influèrent beaucoup sur la conduite du Roi, nous nous croyons obligé de répandre quelques éclaircissements sur cette matière.
La conduite sage et circonspecte du feu roi lui avait été imputée à faiblesse. Il eut, l'année 1729, des brouilleries avec les Hanovriens sur des bagatelles, qui se terminèrent par conciliation; peu de temps après survinrent des démêlés aussi peu importants avec les Hollandais, qui de même furent accommodés à l'amiable. De ces deux exemples de modération ses voisins et ses envieux conclurent qu'on pouvait l'insulter impunément; qu'au lieu de forces réelles, les siennes n'étaient qu'apparentes; qu'au lieu d'officiers entendus, il n'avait que des maîtres d'escrime, et, au lieu de braves soldats, des mercenaires peu affectionnés à l'État; et que, pour lui, il bandait toujours ses armes, et ne déchargeait jamais. Le monde, superficiel et léger dans ses jugements, accréditait de pareils discours; et ces infâmes préjugés se répandirent dans peu dans toute l'Europe. La gloire à laquelle le feu roi aspirait, plus juste que celle des conquérants, avait pour objet de rendre son pays heureux, de discipliner son armée, et d'administrer ses finances avec l'ordre et l'économie la plus sage. Il évitait la guerre pour ne point être distrait d'aussi belles entreprises; par ce moyen il s'acheminait sourdement à la grandeur, sans réveiller l'envie des souverains. Pour les dernières années de sa vie, les infirmités du corps avaient entièrement ruiné sa santé, et son ambition n'eût jamais consenti à confier ses troupes à d'autres mains qu'aux siennes. Toutes ces différentes causes réunies rendirent son règne heureux et pacifique.
Si l'opinion que l'on avait du Roi n'avait été qu'une erreur spéculative, la vérité en aurait tôt ou tard détrompé le public; mais les souverains présumaient si désavantageusement de son caractère, que ses alliés gardaient aussi peu de ménagement envers lui que ses ennemis. Marque de cela, la cour de Vienne et celle de Russie convinrent<59> avec le feu roi de placer un prince de Portugal sur le trône de Pologne. Ce projet tomba subitement, et ils se déclarèrent pour Auguste II, électeur de Saxe, sans daigner même en donner la moindre connaissance au Roi. L'empereur Charles VI avait obtenu à de certaines conditions un secours de dix mille hommes, que le feu roi envoya, l'année 1734, au Rhin contre les Français, et il se crut au-dessus des devoirs de remplir ces chétifs engagements. Le roi George II d'Angleterre appelait le feu roi son frère le caporal; il disait qu'il était roi des grands chemins et l'archisablier de l'empire romain : tous les procédés de ce prince portaient l'empreinte du plus profond mépris. Les officiers prussiens qui, selon les priviléges des électeurs, enrôlaient des soldats dans les villes impériales, se trouvaient exposés à mille avanies : on les arrêtait, on les traînait dans des cachots, où on les confondait avec les plus vils scélérats; enfin ces excès allaient à un point qu'ils n'étaient plus soutenables. Un misérable évêque de Liége se faisait honneur de donner des mortifications au feu roi. Quelques sujets de la seigneurie de Herstal, appartenant à la Prusse, s'étaient révoltés; l'évêque leur donna sa protection. Le feu roi envoya le colonel Kreytzen à Liége, muni d'un créditif et de pleins pouvoirs, pour accommoder cette affaire. Qui ne voulut pas le recevoir? ce fut monsieur l'évêque; il vit arriver trois jours de suite cet envoyé dans la cour de sa maison, et autant de fois il lui en interdit l'entrée.
Cet événement, et bien d'autres encore qu'on omet par amour de la brièveté, apprirent au Roi qu'un prince doit faire respecter sa personne, surtout sa nation; que la modération est une vertu que les hommes d'État ne doivent pas toujours pratiquer à la rigueur, à cause de la corruption du siècle; et que, dans ce changement de règne, il était plus convenable de donner des marques de fermeté que de douceur.
Pour rassembler ici tout ce qui pouvait animer la vivacité d'un jeune prince parvenu à la régence, ajoutons-y que Frédéric Ier, en<60> érigeant la Prusse en royaume, avait par cette vaine grandeur mis un germe d'ambition dans sa postérité, qui devait fructifier tôt ou tard. La monarchie qu'il avait laissée à ses descendants, était, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, une espèce d'hermaphrodite qui tenait plus de l'électorat que du royaume. Il y avait de la gloire à décider cet être, et ce sentiment fut sûrement un de ceux qui fortifièrent le Roi dans les grandes entreprises où tant de motifs l'engageaient.
Quand même l'acquisition du duché de Berg n'eût pas rencontré des obstacles presque insurmontables, le sujet en était si mince, que la possession n'en agrandissait que très-peu la maison de Brandebourg. Ces réflexions firent que le Roi tourna ses vues sur la maison d'Autriche, dont la succession, après la mort de l'Empereur, devenait litigieuse, et le trône des Césars, vacant. Cet événement ne pouvait être que favorable par le rôle distingué que le Roi jouait en Allemagne, par les différents droits des maisons de Saxe et de Bavière à ces États, par le nombre des candidats qui postuleraient la couronne impériale, enfin par la politique de la cour de Versailles, qui, dans une pareille occasion, devait naturellement s'en saisir pour profiter des troubles que la mort de l'empereur Charles VI ne pouvait manquer d'exciter.
Cet événement ne se fit point attendre. L'empereur Charles VI termina ses jours à la Favorite le 2660-a d'octobre de l'année 1740. Cette nouvelle arriva à Rheinsberg, où le Roi était attaqué de la fièvre quarte. Les médecins, infatués d'anciens préjugés, ne voulurent point lui donner du quinquina; il en prit malgré eux, parce qu'il se proposait des choses plus importantes que de soigner la fièvre. Il résolut aussitôt de revendiquer les principautés de la Silésie auxquelles sa maison avait des droits incontestables, et il se prépara en même temps à soutenir ces prétentions, s'il le fallait, par la voie des armes. Ce<61> projet remplissait toutes ses vues politiques; c'était un moyen d'acquérir de la réputation, d'augmenter la puissance de l'État, et de terminer ce qui regardait cette succession litigieuse du duché de Berg. Cependant, avant que de se déterminer entièrement, le Roi mit en balance les risques qu'il y avait à courir en entreprenant une pareille guerre, et de l'autre, les avantages qu'il y avait à espérer.
D'un côté se présentait la puissante maison d'Autriche, qui ne pouvait pas manquer de ressources avec tant de vastes provinces; une fille d'Empereur attaquée, qui devait trouver des alliés dans le roi d'Angleterre, dans la république de Hollande, et dans la plupart des princes de l'Empire qui avaient garanti la pragmatique sanction. Ce duc de Courlande qui gouvernait alors la Russie, était aux gages de la cour de Vienne; et de plus la jeune reine de Hongrie pouvait mettre la Saxe dans ses intérêts, en lui cédant quelques cercles de la Bohême; et quant au détail de l'exécution, la stérilité de l'année 1740 devait faire craindre qu'on manquât de moyens pour former des magasins et fournir des vivres aux troupes. Les risques étaient grands; il fallait craindre la vicissitude des armes : une bataille perdue pouvait être décisive. Le Roi n'avait point d'alliés, et il ne pouvait opposer que des troupes sans expérience à de vieux soldats autrichiens blanchis sous le harnois, et aguerris par tant de campagnes.
D'autre part, une foule de réflexions ranimaient les espérances du Roi. La situation de la cour de Vienne après la mort de l'Empereur, était des plus fâcheuses : les finances étaient dérangées; l'armée était délabrée, et découragée par les mauvais succès qu'elle avait eus contre les Turcs; le ministère, désuni; avec cela placez à la tête de ce gouvernement une jeune princesse sans expérience, qui doit défendre une succession litigieuse, et il en résulte que ce gouvernement ne devait pas paraître redoutable. D'ailleurs il était impossible que le Roi manquât d'alliés. La rivalité qui subsistait entre la France et l'Angleterre, assurait nécessairement au Roi une de ces deux puissances;<62> et de plus tous les prétendants à la succession de la maison d'Autriche devaient unir leurs intérêts à ceux de la Prusse. Le Roi pouvait disposer de sa voix pour l'élection impériale; il pouvait s'accommoder de ses prétentions sur le duché de Berg, soit avec la France, soit avec l'Autriche; et enfin la guerre qu'il pouvait entreprendre en Silésie, était l'unique espèce d'offensive que favorisait la situation de ses États, vu qu'il était à portée de ses frontières, et que l'Oder lui fournissait une communication toujours sûre.
Ce qui acheva de déterminer le Roi à cette entreprise, ce fut la mort d'Anne, impératrice de Russie, qui suivit de près celle de l'Empereur. Par son décès, la couronne retombait au jeune Iwan, grand-duc de Russie, fils du prince Antoine-Ulric de Brunswic, beau-frère du Roi, et d'une princesse de Mecklenbourg. Les apparences étaient que, durant la minorité du jeune empereur, la Russie serait plus occupée à maintenir la tranquillité dans son empire, qu'à soutenir la pragmatique sanction, pour laquelle l'Allemagne ne pouvait manquer d'éprouver des troubles; ajoutez à ces raisons une armée toute prête d'agir, des fonds tout trouvés, et peut-être l'envie de se faire un nom : tout cela fut cause de la guerre que le Roi déclara à Marie-Thérèse d'Autriche, reine de Hongrie et de Bohême. Il semblait que ce fût l'époque des changements et des révolutions. La princesse de Mecklenbourg-Brunswic, mère de l'empereur Iwan, se trouvait, elle et son fils, sous la tutelle du duc de Courlande, auquel l'impératrice Anne, en mourant, avait confié l'administration de l'Empire. Cette princesse trouvait au-dessous de sa naissance d'obéir à un autre : elle crut que la tutelle lui convenait plus, en qualité de mère, qu'à Biron, qui n'était ni Russe ni parent de l'Empereur. Elle employa habilement le maréchal Münnich, dont elle mit l'ambition en jeu. Biron fut arrêté, puis exilé au fond de la Sibérie; et la princesse de Mecklenbourg s'empara du gouvernement. Ce changement paraissait avantageux à la Prusse; car Biron, son ennemi, fut exilé, et le mari de<63> la Régente, Antoine de Brunswic, était beau-frère du Roi. La princesse de Mecklenbourg joignait à de l'esprit tous les caprices et les défauts d'une femme mal élevée; son mari, faible, sans génie, n'avait de mérite qu'une valeur d'instinct. Münnich, le mobile de leur élévation, le vrai héros de la Russie, était en même temps le dépositaire de l'autorité souveraine. Sous le prétexte de cette révolution, le Roi envoya le baron de Winterfeldt en ambassade en Russie, pour féliciter le prince de Brunswic et son épouse de l'heureux succès de cette entreprise. Le vrai motif, l'objet caché de cette mission était de gagner Münnich, beau-père de Winterfeldt, et de le rendre favorable aux desseins qu'on était sur le point d'exécuter; à quoi Winterfeldt réussit aussi heureusement qu'on le pouvait désirer.
Quelque précaution que l'on prît à Berlin de cacher l'expédition que l'on méditait, il était impossible de faire des magasins, de préparer du canon, et de mouvoir des troupes incognito : déjà le public se doutait de quelque entreprise. M. Demeradt, envoyé de l'Empereur à Berlin, avertit sa cour qu'un orage la menaçait, et qu'il pourrait bien fondre sur la Silésie. Le conseil de la Reine lui répondit de Vienne : « Nous ne voulons ni ne pouvons ajouter foi aux nouvelles que vous nous mandez. » On envoya pourtant le marquis de Botta à Berlin pour complimenter le Roi sur son avénement au trône, mais plus encore pour juger si Demeradt avait donné de fausses alarmes. Le marquis de Botta, fin et pénétrant, s'aperçut d'abord de quoi il était question; et, après avoir fait les compliments usités à son audience,63-a il s'étendit sur les incommodités de la route qu'il avait faite, et s'appesantit un peu sur les mauvais chemins de la Silésie, que les inondations avaient tellement rompus, qu'ils étaient devenus impraticables. Le Roi ne fit pas semblant de le comprendre, et répondit que le pis qui pût arriver à ceux qui auraient ces chemins à traverser, serait d'être des voyageurs crottés.
<64>Quoique le Roi fût fermement déterminé dans le parti qu'il avait pris, il jugea qu'il était cependant convenable de faire des tentatives d'accommodement avec la cour de Vienne. Dans cette vue, le comte de Gotter y fut envoyé. Il devait déclarer à la reine de Hongrie qu'en cas qu'elle voulût faire raison des droits que le Roi avait sur la Silésie, ce prince lui offrait son assistance contre tous les ennemis ouverts ou secrets qui voudraient démembrer la succession de Charles VI, et sa voix, à la diète de l'élection impériale, au grand-duc de Toscane. Comme il était à supposer que ces offres seraient rejetées, dans ce cas le comte de Gotter était autorisé à déclarer la guerre à la reine de Hongrie. L'armée fut plus diligente que cette ambassade; elle entra en Silésie, comme on le verra dans la suite, deux jours avant l'arrivée du comte de Gotter à Vienne.
Vingt bataillons et trente-six escadrons furent mis en marche pour s'approcher des frontières de la Silésie;64-17 ils devaient être suivis de six bataillons destinés au blocus de la forteresse de Glogau. Ce nombre, tout faible qu'il était, parut suffisant pour s'emparer d'un pays sans défense; il donnait d'ailleurs l'avantage de pouvoir amasser pour le printemps prochain des magasins qu'une grosse armée aurait consumés pendant l'hiver. Avant que le Roi partît pour joindre ses troupes, il donna encore audience au marquis de Botta, auquel il dit les mêmes choses que le comte de Gotter devait déclarer à Vienne. Botta s'écria : « Vous allez ruiner la maison d'Autriche, Sire, et vous abîmer en même temps. » « Il ne dépend que de la Reine, reprit le Roi, d'accepter les offres qui lui sont faites. » Cela rendit le marquis rêveur; il se recueillit cependant, et, reprenant la parole d'un ton de voix et d'un air ironiques, il dit : « Sire, vos troupes sont belles, j'en conviens; les nôtres n'ont pas cette apparence, mais elles ont vu le loup; pensez, je vous en conjure, à ce que vous allez entreprendre. » Le Roi s'impatienta et reprit avec vivacité : « Vous trouvez que mes<65> troupes sont belles, et je vous ferai convenir qu'elles sont bonnes. » Le marquis fit encore des instances pour qu'on différât l'exécution de ce projet : le Roi lui fit comprendre qu'il était trop tard, et que le Rubicon était passé.
Tout le projet sur la Silésie étant éclaté, une entreprise aussi hardie causa une effervescence singulière dans l'esprit du public. Les âmes faibles et timorées présageaient la chute de l'État; d'autres croyaient que le prince abandonnait tout au hasard, et qu'il ne prît pour modèle Charles XII. Le militaire espérait de la fortune, et prévoyait de l'avancement. Les frondeurs, dont il se trouve dans tout pays, enviaient à l'État les accroissements dont il était susceptible. Le prince d'Anhalt était furieux de ce qu'il n'avait pas conçu ce plan, et qu'il n'était pas le premier mobile de l'exécution; il prophétisait, comme Jonas, des malheurs qui n'arrivèrent ni à Ninive ni à la Prusse. Ce prince regardait l'armée impériale comme son berceau; il avait des obligations à Charles VI qui avait donné un brevet de princesse à sa femme, qui était la fille d'un apothicaire, et il craignait avec cela l'agrandissement du Roi, qui réduisait un voisin comme le prince d'Anhalt au néant. Ces sujets de mécontentement firent qu'il semait la défiance et l'épouvante dans tous les esprits; il aurait voulu intimider le Roi lui-même, si cela avait été faisable; mais le parti était trop bien pris, et les choses, poussées trop en avant, pour pouvoir reculer. Cependant, pour prévenir le mauvais effet que des propos d'un grand général comme le prince d'Anhalt pouvaient faire sur les officiers, le Roi jugea à propos d'assembler avant son départ les officiers de la garnison de Berlin, et de leur parler en ces termes : « J'entreprends une guerre, messieurs, dans laquelle je n'ai d'autres alliés que votre valeur et votre bonne volonté : ma cause est juste, et mes ressources sont dans la fortune. Souvenez-vous sans cesse de la gloire que vos ancêtres se sont acquise dans les plaines de Varsovie, à Fehrbellin, et dans l'expédition de la Prusse. Votre sort est entre<66> vos mains : les distinctions et les récompenses attendent que vos belles actions les méritent. Mais je n'ai pas besoin de vous exciter à la gloire; vous n'avez qu'elle devant les yeux, c'est le seul objet digne de vos travaux. Nous allons affronter des troupes qui sous le prince Eugène ont eu la plus grande réputation : quoique ce prince ne soit plus, d'autant plus d'honneur y aura-t-il à vaincre, que nous aurons à mesurer nos forces contre de braves soldats. Adieu, partez. Je vous suivrai incessamment au rendez-vous de la gloire qui nous attend. »
Le Roi partit de Berlin après un grand bal masqué; il arriva le 2166-a de décembre à Crossen. Une singularité voulut que ce jour même, une corde, apparemment usée, où la cloche de la cathédrale était suspendue, se rompît. La cloche tomba; cela fut pris pour un sinistre présage, car il régnait encore dans l'esprit de la nation des idées superstitieuses. Pour détourner ces mauvaises impressions, le Roi expliqua ces signes avantageusement. Cette cloche tombée signifiait, selon lui, l'abaissement de ce qui était élevé; et comme la maison d'Autriche l'était infiniment plus que celle de Brandebourg, cela présageait clairement les avantages qu'on remporterait sur elle. Quiconque connaît le public, sait que de telles raisons sont suffisantes pour le convaincre.
Ce fut le 23 de décembre66-18 que l'armée entra dans la Silésie. Les troupes marchèrent par cantonnement, tant parce qu'il n'y avait point d'ennemi, que parce que la saison ne permettait pas de camper. Elles répandirent sur leur passage la déduction des droits de la maison de Brandebourg sur la Silésie. On publia en même temps un manifeste, contenant en substance, que les Prussiens prenaient possession de cette province pour la garantir contre l'irruption d'un tiers; ce qui marquait assez clairement qu'on n'en sortirait pas impu<67>nément. Ces précautions firent que le peuple et la noblesse ne regardèrent point l'entrée des Prussiens en Silésie comme l'irruption d'un ennemi, mais comme un secours officieux qu'un voisin prêtait à son allié. La religion encore, ce préjugé sacré chez le peuple, concourait à rendre les esprits prussiens, parce que les deux tiers de la Silésie sont composés de protestants, qui, longtemps opprimés par le fanatisme autrichien, regardaient le Roi comme un sauveur que le ciel leur avait envoyé.
En remontant l'Oder, la première forteresse qu'on rencontre c'est Glogau. La ville est située sur la rive gauche de cette rivière; son enceinte est médiocre, environnée d'un mauvais rempart dont la moindre partie était revêtue. Son fossé pouvait se passer en plusieurs endroits; la contrescarpe était presque détruite. Comme la saison rigoureuse empêchait qu'on en fit le siége dans les formes, on se contenta de la bloquer; d'ailleurs la grosse artillerie n'était point encore arrivée. La cour de Vienne avait donné des ordres précis à Wenzel Wallis, gouverneur de la place, de ne point commettre les premières hostilités; il crut que de le bloquer n'était pas l'assiéger, et il se laissa paisiblement enfermer dans ses remparts.
Depuis la paix de Belgrad, la plus grande partie de l'armée autrichienne était demeurée en Hongrie. Au bruit de la rupture des Prussiens, le général Browne fut envoyé en Silésie, où il put rassembler à peine trois mille hommes. Il tenta de s'emparer de Breslau, tant par la ruse que par la force, mais inutilement. Cette ville jouissait de priviléges semblables à ceux des villes impériales : c'était une petite république gouvernée par ses magistrats, et qui était exempte de toute garnison. L'amour de la liberté et du luthéranisme préservèrent ses habitants des fléaux de la guerre; ils résistèrent aux sollicitations du général Browne, qui l'aurait pourtant à la fin emporté, si le Roi n'eût hâté sa marche pour l'obliger à la retraite. Dans ces entrefaites,<68> le prince Léopold d'Anhalt arriva à Glogau avec six bataillons et cinq escadrons; il releva les troupes du blocus, et le Roi partit sur-le-champ avec les grenadiers de l'armée, six bataillons et dix escadrons, pour gagner Breslau sans perte de temps. Après quatre jours de marche, il se trouva aux portes de cette capitale, tandis que le maréchal de Schwerin longeait le pied des montagnes, et dirigeait sa marche par Liegnitz, Schweidnitz et Frankenstein, pour purger d'ennemis cette partie de la Silésie.
Le 1er de janvier, le Roi s'empara des faubourgs de Breslau sans résistance, et envoya les colonels de Borcke et de Goltz68-a pour sommer la ville de se rendre; en même temps quelques troupes passèrent l'Oder, et se cantonnèrent au dôme. Par là, le Roi se trouvait maître des deux côtés de la rivière, et bloquait effectivement cette ville mal approvisionnée, qui fut forcée d'entrer en composition. Il faut observer de plus que les fossés de la ville étant gelés, la bourgeoisie pouvait s'attendre et craindre d'être emportée par un assaut général. Le zèle de la religion luthérienne abrégea toutes les longueurs de cette négociation : un cordonnier enthousiaste68-b subjugua le petit peuple, lui communiqua son fanatisme, et le souleva au point d'obliger les magistrats à signer un acte de neutralité avec les Prussiens, et de leur ouvrir les portes de la ville. Dès que le Roi fut entré dans cette capitale, il licencia toutes les personnes en place qui se trouvaient au service de la reine de Hongrie. Ce coup d'autorité prévint toutes les menées sourdes dont ces anciens serviteurs de la maison d'Autriche, auraient fait usage dans la suite pour cabaler contre les intérêts des Prussiens.
<69>Cette affaire terminée, un détachement d'infanterie passa l'Oder pour chasser de Namslau une garnison autrichienne de trois cents hommes, qui quinze jours après se rendit prisonnière de guerre. On ne laissa qu'un régiment d'infanterie dans les faubourgs de Breslau, et le Roi dirigea sa marche sur Ohlau, où Browne avait jeté le colonel Formentini avec quatre cents hommes. Cette ville, qui prend son nom d'une petite rivière qui passe sous ses murs, était entourée d'un mauvais rempart à demi éboulé et d'un fossé sec; le château qui vaut un peu mieux, ne peut se prendre qu'avec du canon. Pendant qu'on se disposait à donner un assaut général à cette bicoque, le commandant capitula. La garnison se débanda en sortant, et il ne lui resta que cent vingt hommes, avec lesquels il fut convoyé à Neisse. Les ennemis avaient une garnison à Brieg de mille deux cents hommes; et pour la bloquer, ainsi que les autres places, le général Kleist en fit l'investissement avec cinq bataillons et quatre escadrons.
Pendant que le Roi avait pris ou bloqué les places le long de l'Oder, le maréchal de Schwerin était arrivé à Frankenstein, en approchant de la rivière de Neisse, qui sépare la Haute de la Basse-Silésie; il tomba sur les dragons de Lichtenstein, qu'il poussa sur Ottmachau. Ce château épiscopal a un pont sur la Neisse; M. de Browne, pour couvrir et faciliter sa retraite, y jeta trois compagnies de grenadiers. Le maréchal de Schwerin les bloqua; le lendemain, le Roi le joignit avec des mortiers et quelques pièces de douze livres. Dès que les batteries furent en état de jouer, le major Müffling, commandant de la garnison, se rendit à discrétion.
Il ne restait plus que la ville de Neisse à prendre; mais elle valait mieux pour sa force que toutes les autres. Cette ville est située au delà de la Neisse, fortifiée d'un bon rempart de terre, et d'un fossé qui a sept pieds d'eau de profondeur, environnée d'un terrain bas et marécageux, où Roth, qui en était commandant, avait pratiqué une<70> inondation. Du côté de la Basse-Silésie, cette place est commandée par une hauteur, qui en est éloignée de huit cents pas. La saison rigoureuse s'opposait aux opérations d'un siége formel; il ne restait donc pour s'en emparer que l'assaut, le bombardement ou le blocus. Roth avait rendu l'assaut impraticable : il faisait tous les matins ouvrir les glaces du fossé; il faisait arroser le rempart d'eau qui se gelait tout de suite; il avait meublé les bastions et les courtines de quantité de solives et de faux pour repousser les assaillants, ce qui fit renoncer à l'assaut. On essaya de bombarder la ville; on y jeta mille deux cents bombes et trois mille boulets rouges, le tout en vain : la fermeté de ce commandant obligea les Prussiens d'abandonner cette entreprise, et d'entrer en quartiers d'hiver. En même temps, le colonel Camas, chargé d'une expédition sur Glatz, rejoignit l'armée; il avait manqué son coup, faute de bonnes mesures.
Pendant que les Prussiens se cantonnaient autour de Neisse, le maréchal de Schwerin, à la tête de sept bataillons et de dix escadrons, descendit en Haute-Silésie; il délogea le général Browne de Jägerndorf, de Troppau et du château de Grätz. Les Autrichiens se retirèrent en Moravie; les Prussiens prirent leurs quartiers derrière l'Oppa, et s'étendirent jusqu'à Jablunka sur les frontières de la Hongrie.
Durant ces opérations militaires, le comte de Gotter se trouvait à Vienne; il y négociait plutôt pour se conformer à l'usage, que dans l'espérance de pouvoir réussir. Il avait tenu un langage assez imposant, capable d'intimider toute autre cour que celle de Charles VI. Les courtisans de la reine de Hongrie disaient, d'un ton de hauteur, que ce n'était point à un prince dont la fonction était, en qualité d'archichambellan de l'Empire, de présenter le lavoir à l'Empereur, de prescrire des lois à sa fille. Le comte de Gotter, pour enchérir sur ces propos autrichiens, eut l'effronterie de montrer au Grand-Duc<71> une lettre que le Roi lui avait écrite, où se trouvaient ces mots : « Si le Grand-Duc veut se perdre, qu'il se perde. » Le Grand-Duc en parut ébranlé : le comte Kinsky, chancelier de Bohême, l'homme le plus fier d'une cour où la vanité dominait, prit la parole, traita toutes les propositions du comte de Gotter de flétrissantes à la gloire des successeurs des Césars; il ranima le Grand-Duc, et contribua plus que tous les autres ministres à rompre cette négociation.
L'Europe était dans la surprise de l'invasion inopinée de la Silésie. Les uns taxaient d'étourderie cette levée de boucliers; d'autres regardaient cette entreprise comme une chose insensée. Le ministre d'Angleterre, Robinson, qui résidait à Vienne, soutenait que le roi de Prusse méritait d'être excommunié en politique. En même temps que le comte de Gotter partit pour Vienne, le Roi envoya le général Winterfeldt71-a en Russie; il y trouva le marquis de Botta, qui y soutenait avec toute la vivacité de son caractère les intérêts de la cour de Vienne. Cependant, dans cette occasion, le bon sens poméranien l'emporta sur la sagacité italienne, et M. de Winterfeldt parvint, par le crédit du maréchal Münnich, à conclure avec la Russie une alliance défensive; c'était tout ce qu'on pouvait désirer de plus avantageux dans ces circonstances critiques.
Après que les troupes furent entrées dans leurs quartiers d'hiver, le Roi quitta la Silésie, et vint à Berlin faire les dispositions convenables pour la campagne prochaine. On fit partir pour l'armée un renfort de dix bataillons et de vingt-cinq escadrons; et, comme les intentions des Saxons et des Hanovriens paraissaient équivoques, il fut résolu d'assembler trente bataillons et quarante escadrons auprès<72> de Brandebourg, sous les ordres du prince d'Anhalt, pour veiller sur la conduite de ces princes voisins. Le prince d'Anhalt choisit Genthin72-a comme l'endroit le plus propre pour son campement, et d'où il tenait également en échec les Saxons et les Hanovriens.
La plupart des souverains étaient encore dans l'incertitude; ils ne pouvaient point débrouiller le dénoûment qui se préparait. La mission du comte de Gotter à Vienne, d'autre part l'entrée des troupes prussiennes en Silésie, leur présentaient une énigme, et ils s'efforçaient à deviner si la Prusse était l'alliée où l'ennemie de la reine de Hongrie. De toutes les puissances de l'Europe, la France était sans contredit la plus propre pour assister les Prussiens dans leurs entreprises : tant de raisons rendaient les Français ennemis des Autrichiens, que leur intérêt devait les porter à se déclarer les amis du Roi. Ce prince, pour sonder le terrain, avait écrit au cardinal de Fleury, et quoiqu'il n'eût fait qu'effleurer les objets, il en disait assez pour être entendu. Le Cardinal s'ouvrit davantage dans sa réponse;72-19 il y dit sans détour : « Que la garantie de la pragmatique sanction que Louis XV avait donnée à feu l'empereur, ne l'engageait à rien, par ce correctif qu'on y avait glissé : sauf les droits d'un tiers; de plus, que feu l'empereur n'avait pas accompli l'article principal de ce traité, par lequel il s'était chargé de procurer à la France la garantie de l'Empire du traité de Vienne. » Le reste de la lettre contenait une déclamation assez vive contre l'ambition de l'Angleterre, un panégyrique de la France et des avantages qu'on rencontrait dans son alliance, avec un détail circonstancié des raisons qui devaient porter les électeurs à placer l'électeur de Bavière sur le trône impérial. Le Roi continua cette correspondance; il marqua au Cardinal le désir sincère qu'il avait de s'unir avec le Roi Très-Chrétien, en l'assurant<73> de toute la facilité qu'il apporterait de sa part pour terminer le plus promptement cette négociation.
La Suède voulait aussi jouer un rôle dans les troubles qui allaient survenir. Elle était alliée de la France, et, par l'instigation de cette puissance, elle avait fait passer un corps de troupes en Finlande sous les ordres du général Buddenbrock : ce corps, qui avait inspiré de la jalousie à la Russie, accéléra l'alliance qu'elle fit avec la Prusse; mais ces engagements pensèrent être détruits aussitôt que formés. Le roi de Pologne venait d'envoyer le beau comte Lynar à Pétersbourg. Ce ministre plut à la princesse de Mecklenbourg, régente de la Russie; et, comme les passions du cœur influent sur les délibérations de l'esprit, la Régente fut bientôt liée avec le roi de Pologne. Cette passion aurait pu devenir aussi funeste à la Prusse que l'amour de Pâris et de la belle Hélène le fut à Troie : une révolution que nous rapporterons en son lieu, en prévint les effets.
Les plus grands ennemis du Roi, comme c'est l'ordinaire, étaient ses plus proches voisins. Les rois de Pologne et d'Angleterre, qui se reposaient sur les intrigues que Lynar liait en Russie, conclurent entre eux une alliance offensive,73-a par laquelle ils se partageaient les provinces prussiennes; leur imagination les engraissait de cette proie, et tandis qu'ils déclamaient contre l'ambition d'un jeune prince leur voisin, ils croyaient déjà jouir de ses dépouilles, dans l'espérance que la Russie et les princes de l'Empire concourraient pour faire réussir leurs desseins ambitieux. C'était le moment qu'aurait dû saisir la cour de Vienne pour s'accommoder avec le Roi : si alors elle lui avait cédé le duché de Glogau, le Roi s'en serait contenté, et l'aurait assistée envers et contre tous ses autres ennemis; mais il est bien<74> rare que les hommes cèdent ou se roidissent toujours à propos. Le signal de la guerre fut donc donné à l'Europe. Partout on se tâtait, on négociait, on intriguait pour s'arranger et former des alliances; mais les troupes d'aucune puissance n'étaient mobiles; aucune n'avait eu le temps d'amasser des magasins, et le Roi profita de cette crise pour exécuter ses grands projets.
57-a Il existe là-dessus une autre version, donnée par le comte de Schmettau dans ses Mémoires secrets de la guerre de Hongrie, pendant les campagnes de 1737, 1738 et 1739. Francfort, 1771, in-8, p. XIV. Le comte de Seckendorff obtint sa liberté de sa nouvelle souveraine le 6 novembre 1740.
57-b Voyez t. I, p. 200.
60-a L'Empereur mourut le 20 octobre; le 26, cette nouvelle arriva au Roi à Rheinsberg.
63-a 5 décembre.
64-17 Décembre.
66-18 [16 décembre] 740.
66-a 14 décembre.
68-a Le baron de Goltz, alors lieutenant-colonel, raconte lui-même dans sa Lettre d'un officier prussien, publiée dans la Gazette privilégiée de Berlin, 1741, no 6, p. 5, que les deux colonels de Posadowsky et de Borcke avaient fait un accord avec la ville de Breslau.
68-b Nommé Deblin.
71-a Le Roi parle ici du voyage diplomatique que fit en Russie le major (et non le général) de Winterfeldt, comme s'il n'en avait pas encore été question, bien que lui-même en ait déjà fait mention à la page 63. C'est par Winterfeldt que se conclut une alliance entre la Prusse et la Russie, à Saint-Pétersbourg, le 27 décembre, nouveau style; le jour suivant, le marquis de Botta quittait Berlin pour se rendre en Russie.
72-19 Lettre datée d'Issy, 25 janvier 1741.
72-a Göttin.
73-a Le Roi désigne ici le traité projeté, en février 1741, entre la reine de Hongrie, l'Angleterre, la Russie, les états généraux et le roi de Pologne, dont le Xe article partageait en effet ses États entre les parties contractantes : mais la ratification de cette convention éprouva des difficultés.