41. A VOLTAIRE.
Potsdam, 19 janvier 1738.a
Monsieur, j'espère que vous aurez reçu à présent les mémoires sur le gouvernement du czar Pierre, et les vers que je vous ai adressés. Je me suis servi de la voie d'un capitaine de mon régiment, nommé Plötz, qui est à Lunéville, et qui, apparemment, n'aura pas pu vous les remettre plus tôt à cause de quelques absences, ou bien faute d'avoir trouvé une bonne occasion.
Je sais que je ne risque rien en vous confiant des pièces secrètes et curieuses. Votre discrétion et votre prudence me rassurent sur tout ce que j'aurais à craindre. Si je vous ai averti de l'usage que vous devez faire de ces mémoires sur la Moscovie, mon intention n'a été que de vous faire connaître la nécessité où l'on est d'employer quelques ménagements en traitant des matières de cette délicatesse. La plupart des princes ont une passion singulière pour les arbres généalogiques; c'est une espèce d'amour-propre qui remonte jusqu'aux ancêtres les plus reculés, qui les intéresse à la réputation non seulement de leurs parents en droite ligne, mais encore de leurs collatéraux. Oser leur dire qu'il y a, parmi leurs prédécesseurs, des hommes peu vertueux et par conséquent fort méprisables, c'est leur faire une injure qu'ils ne pardonnent jamais; et malheur à l'auteur profane qui a eu la témérité d'entrer dans le sanctuaire de leur histoire, et de divulguer l'opprobre de leur maison! Si cette délicatesse s'étendait à maintenir la réputation de leurs ancêtres du côté maternel, encore pourrait-on trouver des raisons valables pour leur inspirer un zèle aussi ardent; mais de prétendre que cinquante ou soixante aïeux aient tous été les plus honnêtes gens du monde, c'est renfermer la vertu dans une seule famille, et faire une grande injure au genre humain.
a Le 26 janvier 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 344.)