<319>Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse,
Avez séché les fruits de trente ans de sagesse?a
Voilà de quoi inspirer peut-être, monseigneur, un peu de pitié pour les pauvres damnés, parmi lesquels il y a de si honnêtes gens. Mais le changement le plus essentiel à mon poëme, c'est une invocation qui doit être placée immédiatement après celle que j'ai faite à une déesse étrangère, nommée la Vérité. A qui dois-je m'adresser, si ce n'est à son favori, à un prince qui l'aime et qui la fait aimer, à un prince qui m'est aussi cher qu'elle, et aussi rare dans le monde? C'est donc ainsi que je parle à cet homme adorable, au commencement de la Henriade :
Et toi, jeune héros, toujours conduit par elle,
Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle,
Citoyen sur le trône, et l'exemple du Nord,
Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support;
Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre,
Porter de toutes parts ou la fraude ou la guerre;
De leurs fausses vertus laisse-les s'honorer;
Ils désolent le monde, et tu dois l'éclairer.b
Je demande en grâce à V. A. R., je lui demande à genoux de souffrir que ces vers soient imprimés dans la belle édition qu'elle ordonne qu'on fasse de la Henriade. Pourquoi me défendrait-elle, à moi, qui n'écris que pour la vérité, de dire celle qui m'est la plus précieuse?
Je compte envoyer à V. A. R. de quoi l'amuser, dès que je serai aux Pays-Bas. Je n'ai pas laissé de faire de la besogne, malgré mes maladies; Apollon-Rémus et Émilie me soutiennent. Madame du Châtelet ne sait encore ni comment remercier V. A. R., ni comment
a La Henriade, chant VII, v. 199-206.
b Voltaire écrit à Thieriot, le 21 juin 1741 : « Les vers qui regardent le roi de Prusse, et qui sont en manuscrit à quelques exemplaires de la Henriade, ne sont plus convenables. Ils n'étaient faits que pour un prince philosophe et pacifique, et non pour un roi philosophe et conquérant. »