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20. AU MÊME.

Amalthée, 14 mai 1737.68-a

Monsieur, je vous demande excuse de l'injustice que je vous ai faite, et à votre sincérité, dans ma dernière lettre. Je suis charmé de m'être trompé, et de voir que vous me connaissez assez pour vouloir relever les fautes que j'ai faites.

Je passe condamnation au sujet de mon ode. Je conviens de toutes les fautes que vous me reprochez; mais, loin de me rebuter, je vous importunerai encore avec quelques-unes de mes pièces, que je vous prierai de vouloir corriger avec la même sincérité. Si je n'y profite autrement, je trouve toujours ce moyen heureux pour vous escroquer quelques bons vers.

Les Grâces, qui partout accompagnent vos pas,
En prêtant à mes vers le tour qu'ils n'avaient pas,
Suppléent par leurs soins à mon peu de pratique,
Ornent de mille fleurs mon ode prosaïque,
Et font voir, par l'effet d'un assez rare effort,
Que ce que vous touchez se convertit en or.68-b

Je passe à présent à la philosophie. Vous suivez en tout la route des grands génies, qui, loin de se sentir animés d'une basse et vile jalousie, estiment le mérite où ils le rencontrent, et le prisent sans prévention. Je vous fais des compliments à la place de M. Wolff, sur<69> la manière avantageuse dont vous vous expliquez sur son sujet. Je vois, monsieur, que vous avez très-bien compris les difficultés qu'il y a sur l'être simple. Souffrez que j'y réponde.

Les géomètres prouvent qu'une ligne peut être divisée à l'infini; que tout ce qui a deux côtés ou deux faces, ce qui revient au même, peut l'être également. Mais, dans la proposition de M. Wolff, il ne s'agit, si je ne me trompe, ni de lignes ni de points; il s'agit des unités ou parties indivisibles qui composent la matière.

Personne ne peut ni ne pourra jamais les apercevoir; donc on n'en peut avoir d'idées, car nous n'avons d'idées nettes que des choses qui tombent sous nos sens. M. Wolff dit tout ce que l'être simple n'est pas; il écarte l'espace, la longueur, la largeur, etc., avec beaucoup de précaution, pour prévenir le raisonnement des géomètres, qui n'est plus applicable à son être simple, parce qu'il n'a aucune propriété de la matière. Notre philosophe se sert de l'artifice de saint Paul, qui, après nous avoir promenés jusque dans le sanctuaire des cieux, nous abandonne à notre propre imagination, suppléant par le terme d'ineffable à ce qu'il n'aurait pu expliquer sans donner prise sur lui.

Il me semble cependant qu'il n'y a rien de plus vrai que toute chose composée doit avoir des parties. Ces parties en peuvent avoir, à leur tour, autant que vous en voudrez imaginer. Mais enfin il faut pourtant qu'on trouve des unités; et, faute de n'avoir pas l'organe des yeux et de l'attouchement assez subtil, faute d'instruments assez délicats, nous ne décomposerons jamais la matière jusqu'à pouvoir trouver ces unités.

Que vous représentez-vous quand vous pensez à un régiment composé de quinze cents hommes? Vous vous représentez ces quinze cents hommes comme autant d'unités ou comme autant d'individus réunis sous un même chef. Prenons un de ces hommes seul : je trouve que c'est un être fini, qui a de l'étendue, largeur, épaisseur, etc., que cet être a des bornes, et par conséquent une figure;<70> je trouve qu'il est divisible à l'infini.70-a Pourrait-il être un être fini et infini en même temps? Non, car cela implique contradiction. Or, comme une chose ne saurait être et ne pas être en même temps, il faut nécessairement que l'homme ne soit pas infini; donc il n'est pas divisible à l'infini; donc il y a des unités qui, prises ensemble, font des nombres composés; et ce sont ces nombres, dès qu'ils sont composés, qu'on nomme matière.

Je vous abandonne volontiers le divin Aristote, le divin Platon, et tous les héros de la philosophie scolastique. C'étaient des hommes qui avaient recours à des mots pour cacher leur ignorance. Leurs disciples les en croyaient sur leur réputation, et des siècles entiers se sont contentés de parler sans s'entendre. Il n'est plus permis, de nos jours, de se servir de mots que dans leur sens propre. M. Wolff donne la définition de chaque mot, il règle son usage; et, ayant fixé les termes, il prévient beaucoup de disputes qui ne naissent souvent que d'un jeu de mots, ou de la différente signification que les personnes y attachent.

Il n'y a rien de plus vrai que ce que vous dites de la métaphysique; mais je vous avoue que, indépendamment de cela, je ne saurais défendre à mon esprit, naturellement curieux, d'approfondir des mystères qui l'intéressent beaucoup, et qui l'attirent par les difficultés qu'ils lui présentent.

Vous me dites le plus poliment du monde que je suis une bête. Je m'en étais bien douté un peu jusqu'à présent; mais je commence à en être convaincu. A parler sérieusement, vous n'avez pas tort; et cette raison, prérogative dont les hommes tirent un si glorieux avantage, qui est-ce qui la possède? Des hommes qui, pour vivre ensemble, ont été obligés de se choisir des supérieurs et de se faire des lois pour s'apprendre que c'était une injustice de s'entre-tuer, de se<71> voler, etc. Ces hommes raisonnables se font la guerre pour de vains arguments qu'ils ne comprennent pas;71-a ces êtres raisonnables ont cent religions différentes, toutes plus absurdes les unes que les autres; ils aiment à vivre longtemps, et se plaignent de la durée du temps et de l'ennui pendant toute leur vie. Sont-ce là les effets de cette raison qui les distingue des brutes?

On peut m'objecter les savantes découvertes des géomètres, les calculs de M. Bernoulli et de Newton; mais en quoi ces gens-là étaient-ils plus raisonnables que les autres? Ils passaient toute leur vie à chercher des propositions algébriques, des rapports de nombres, et ils ne tiraient aucun profit de la courte et brève durée de la vie.

Que j'approuve un philosophe qui sait se délasser auprès d'Émilie! Je sais bien que je préférerais infiniment sa connaissance à celle du centre de gravité, de la quadrature du cercle, de l'or potable, et du péché contre le Saint-Esprit.

Vous parlez, monsieur, en homme instruit sur ce qui regarde les princes du Nord. Ils ont incontestablement de grandes obligations à Luther et à Calvin (pauvres gens d'ailleurs), qui les ont affranchis du joug des prêtres et de la cour romaine, et qui ont augmenté considérablement leurs revenus par la sécularisation des biens ecclésiastiques. Leur religion cependant n'est pas purifiée de superstitieux et de bigots. Nous avons une secte de béats qui ne ressemblent pas mal aux presbytériens d'Angleterre, et qui sont d'autant plus insupportables, qu'ils damnent avec beaucoup d'orthodoxie, et sans appel, tous ceux qui ne sont pas de leur avis. On est obligé de cacher ses sentiments pour ne se point faire d'ennemis mal à propos. C'est un proverbe commun, et qui est dans la bouche de tout le monde, de dire :<72> Cet homme n'a ni foi ni loi. Cela vaut seul la décision d'un concile. On vous damne sans vous entendre, et on vous persécute sans vous connaître. D'ailleurs, attaquer la religion reçue dans un pays, c'est attaquer dans son dernier retranchement l'amour-propre des hommes, qui leur fait préférer un sentiment reçu et la foi de leurs pères à toute autre créance, quoique plus raisonnable que la leur.

Je pense comme vous, monsieur, sur M. Bayle. Cet indigne Jurieu, qui le persécutait, oubliait le premier devoir de toute religion, qui est la charité. M. Bayle m'a paru d'ailleurs d'autant plus estimable, qu'il était de la secte des académiciens, qui ne faisaient que rapporter simplement le pour et le contre des questions, sans décider témérairement sur des sujets dont nous ne pouvons découvrir que les abîmes.

Il me semble que je vous vois à table, le verre à la main, vous ressouvenir de votre ami. Il m'est plus flatteur que vous buviez à ma santé que de voir ériger en mon honneur les temples qu'on érigeait à Auguste. Brutus se contentait de l'approbation de Caton; les suffrages d'un sage me suffisent.

Que vous prêtez un secours puissant à mon amour-propre! Je lui oppose sans cesse l'amitié que vous avez pour moi; mais qu'il est difficile de se rendre justice! et combien ne doit-on pas être en garde contre la vanité à laquelle nous nous sentons une pente si naturelle!

Mon petit ambassadeur partira dans peu pour Cirey, muni d'un crédit et du portrait que vous voulez absolument avoir. Des occupations militaires ont retardé son départ. Il est comme le Messie annoncé; je vous en parle toujours, et il n'arrive jamais. C'est à lui que je vous prie de remettre tout ce que vous voudrez confier à ma discrétion. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, etc.


68-a Ruppin, 20 mai 1737. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 272.) Quant au nom d'Amalthée, voyez t. XVI, p. 360.

68-b Ces six vers, omis dans l'édition de Kehl, sont tirés des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 265. Quant à celui qui les termine, voyez t. XVI, p. 278, et ci-dessus, p. 48.

70-a Je trouve qu'il est divisible (l'expérience le prouve); mais je ne saurais dire qu'il est divisible à l'infini. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 267.)

71-a Henri IV dit dans la Henriade, chant II, v. 30-32 :
     

J'ai vu nos citoyens s'égorger avec zèle,
Et, la flamme à la main, courir dans les combats
Pour de vains arguments qu'ils ne comprenaient pas.