59. DE VOLTAIRE.
Cirey, 5 août 1738.
Monseigneur, j'ai reçu la plus belle et la plus solide des faveurs de V. A. R. L'ouvrage politique242-d m'est enfin parvenu. Je me doutais<243> bien que celui qui réussit si bien dans nos arts excellerait dans le sien. J'étais étonné de voir en votre personne un métaphysicien si sublime et si sage, un poëte si aimable. Je ne suis point étonné que vous écriviez en grand prince, en vrai politique; n'est-il pas juste que V. A. R. fasse bien son métier? Malheur à ceux qui entendent mieux les autres professions que la leur! Je m'en vais dire une impertinence : je crois que si ces Considérations sur l'état présent de l'Europe avaient été imprimées sous le nom d'un membre du parlement d'Angleterre, j'aurais reconnu V. A. R., j'aurais dit : Voilà le grand prince caché sous le grand citoyen.
Il règne dans cet ouvrage, digne de son auteur, un style qui vous décèle, et j'y vois je ne sais quel air de membre de l'Empire qu'un citoyen anglais n'a guère. Un homme de la chambre des seigneurs ou des communes prend moins de part aux libertés germaniques. Il y a encore un petit trait de bonne philosophie leibnizienne qui est bien votre cachet. Comme il n'y a rien, dites-vous, qui n'ait une cause suffisante de son existence, je crois que j'aurais dit, à ce seul mot : Voilà mon prince philosophe, c'est lui, il n'y en a point d'autre. Mais où je vous aurais encore plus reconnu, c'est dans cette grandeur d'âme pleine d'humanité, qui est la couleur dominante de tous vos tableaux.
Madame la marquise du Châtelet et moi, nous avons relu plusieurs fois l'excellent et instructif ouvrage dont V. A. R. a daigné honorer Cirey, et que d'autres yeux n'auront point le bonheur de lire. Madame du Châtelet dit sans hésiter que c'est ce qui est sorti de vos mains de plus digne de vous. J'ose le croire aussi; mais la plus récente de vos faveurs est toujours la plus chère, et je crains de me tromper sur le choix.
Serait-il permis à moi, chétif atome rampant dans un coin de ce monde, dont vos semblables, rois ou autres, font mouvoir les ressorts; serait-il permis, dis-je, de demander à V. A. R. quelques instruc<244>tions? Je suis de ces gens qui interrogent la Providence; votre Providence m'a trop enhardi.
Est-ce plaisanterie ou tout de bon que V. A. R. dit qu'on a suivi le projet de M. le maréchal de Villars, d'unir l'Empereur avec la France? Il me semble qu'il y a là un air de vérité qu'on démêle au milieu de la fine ironie dont cet endroit est assaisonné.
En effet, qui résisterait, si l'Empereur était uni avec la France et l'Espagne? Alors les Anglais et les Hollandais ne se serviraient plus de leur balance, avec laquelle ils ont voulu tenir l'équilibre de l'Europe, que pour peser les ballots qui leur viennent des Indes.
Voici des expressions du respectable auteur de cet ouvrage, qui m'ont bien frappé : La fortune qui préside au bonheur de la France; cela me persuade plus que jamais que la France a joué bien heureusement à un jeu où je crois qu'elle ignorait qu'elle dût s'intéresser, un moment avant de prendre les cartes.
J'ai ouï dire à feu M. le maréchal de Villars qu'il avait fallu forcer la France à prendre les armes; que l'on avait même manqué deux fois de parole au ministre d'Espagne, et qu'enfin on avait été entraîné par les circonstances, piqué par le mépris que tout le conseil de l'Empereur, excepté le grand prince Eugène, faisait ouvertement du ministère français, et encouragé en partie par l'espérance de voir le roi Stanislas, qui vous aime de tout son cœur, sur le trône de la Pologne, où il serait, si les vœux de la nation polonaise et les lois eussent prévalu.
V. A. R. sait que la France destinait d'abord au roi Stanislas un secours un peu plus honnête que celui de quinze cents fantassins244-a contre cinquante mille Russes; mais les menaces des Anglais, et leur flotte, toute prête à nous fermer le passage, retinrent dans le port le fameux Du Gay-Trouin,244-b qui comptait bien se mesurer avec les<245> maîtres des mers. On donna donc au roi Stanislas le secours d'un pion contre une dame et une tour; et le Roi, qu'on n'osait ni secourir ni abandonner, fut échec et mat. Depuis ce temps, la force des événements, dont la prudence du ministère français a profité, a donné la Lorraine à la France, selon l'ancienne vue qui avait été proposée du temps de Louis XIV. Il paraît que ce qu'on appelle la fortune a fait beaucoup à ce jeu-là. Les joueurs n'ont pas mal écarté, et la rentrée a fait gagner la partie.
Le ministère français avait d'abord, ce semble, si peu d'envie de faire la guerre, que, un an avant la déclaration, on avait cessé de payer les subsides à la Suède et au Danemark.
J'oserais comparer la France à un homme fort riche, entouré de gens qui se ruinent petit à petit; il achète leurs biens à vil prix. Voilà à peu près comme ce grand corps, réuni sous un chef despotique, a englouti le Roussillon, l'Alsace, la Franche-Comté, la moitié de la Flandre, la Lorraine, etc. V. A. R. se souvient du serpent à plusieurs têtes et du serpent à plusieurs queues :245-a celui-ci passa où l'autre ne put passer.
Oserai-je prendre la liberté de supplier V. A. R. de daigner me dire si c'est un sentiment reçu unanimement dans l'Empire que la Lorraine en soit une province? Car il me semble que les ducs de Lorraine ne le croyaient pas, et que même ce n'était pas en qualité de ducs de Lorraine qu'ils avaient séance aux diètes. V. A. R. sait que la jurisprudence germanique est partagée sur bien des articles; mais votre sentiment sera mon code. Plût à Dieu qu'il n'y eût que des âmes comme la vôtre qui fissent des lois! On n'aurait pas besoin d'interprète. En réfléchissant sur tous les événements qui se sont passés de nos jours, je commence à croire que tout s'est fait entre les couronnes à peu près comme je vois se traiter toutes les affaires entre<246> les particuliers. Chacun a reçu de la nature l'envie de s'agrandir; une occasion paraît s'offrir, un intrigant la fait valoir; une femme gagnée par de l'argent, ou par quelque chose qui doit être plus fort, s'oppose à la négociation; une autre la renoue; les circonstances, l'humeur, un caprice, une méprise, un rien décide. Si la duchesse de Marlborough n'avait pas jeté une jatte d'eau au nez de mylady Masham et quelques gouttes sur la reine Anne, la reine Anne ne se fût point jetée entre les bras des torys, et n'eût point donné à la France une paix sans laquelle la France ne pouvait plus se soutenir.246-a
M. de Torcy m'a juré qu'il ne savait rien du testament du roi d'Espagne Charles II; que, quand la chose fut faite, on assembla un conseil extraordinaire à Versailles, pour savoir si on accepterait le testament qui allait changer la face de l'Europe, et agrandir la maison de Bourbon, sans agrandir la France; ou si l'on s'en tiendrait à un traité de partage qui démembrerait la monarchie espagnole, et qui donnerait à la France toute la Flandre et la Lorraine. Le chancelier de Pontchartrain fut de ce dernier avis, et le soutint avec force. Louis XIV et son fils le grand Dauphin pensèrent en pères plus qu'en rois; le testament fut accepté, et de là suivit cette funeste guerre qui ébranla la monarchie espagnole et la monarchie française.
Il semble qu'il y ait un génie malin qui se plaise à confondre toutes les espérances des hommes, et à jouer avec la fortune des empires. Qui aurait dit, il y a quatre ans, aux Florentins : Ce sera un homme de l'Austrasie qui sera votre prince,246-b les eût bien étonnés.
On croit dans l'Europe que le système de Law en France avait fait couler dans les coffres du Régent tout l'argent du royaume; et je vois que cette opinion a passé jusqu'à V. A. R. Assurément elle est bien vraisemblable; mais le fait est que Law, qui était venu en<247> France avec cinquante mille livres de bien, est mort ruiné, et que feu M. le duc d'Orléans est mort avec sept millions de dettes exigibles, que son fils a eu bien de la peine à payer.
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.247-aCe n'est pas que je croie que le génie plaisant qui bouleverse tout dans ce monde, et qui se moque de nous, fasse toute la besogne. Les puissances qui, par la suite des temps, par la guerre, par les mariages, etc., sont devenues plus fortes que leurs voisins, feront tout ce qu'il faudra pour les engloutir, comme le riche seigneur accable son pauvre voisin; et c'est là ce qu'on appelle grande politique; c'est là ce que votre âme adorable appelle grande injustice, grande horreur. Votre politique consiste à empêcher l'oppression. Tous les princes devraient avoir gravés sur la table de leur conseil et sur la lame de leurs épées ces mots par lesquels V. A. R. finit : « C'est un opprobre de perdre ses États, c'est une rapacité punissable d'envahir ceux sur lesquels on n'a point de droit.247-b » Ce sont là les paroles d'un grand homme, et le gage de la félicité de tout un peuple.
Il faut que V. A. R. pardonne une idée qui m'a passé par la tête plus d'une fois. Quand j'ai vu la maison d'Autriche prête à s'éteindre, j'ai dit en moi-même : Pourquoi les princes de la communion opposée à Rome n'auraient-ils pas leur tour? ne pourrait-il se trouver parmi eux un prince assez puissant pour se faire élire? la Suède et le Danemark ne pourraient-ils pas l'aider? et, si ce prince avait de la vertu et de l'argent, n'y aurait-il pas à parier pour lui? ne pourrait-on pas rendre l'Empire alternatif comme certains évêchés qui appartiennent tantôt à un luthérien, tantôt à un romain? Je prie V. A. R. de me pardonner ce tome des Mille et une Nuits.
<248>Quum canerem reges et proelia, Cynthius aurem
Vellit, et admonuit.248-a
V. A. R. est peut-être à présent à Clèves ou à Wésel; pourquoi faut-il que je ne sois pas sur la frontière? Madame du Châtelet en avait une grande envie; elle avait même imaginé d'aller vers Trêves, pour tâcher de voir le Salomon du Nord. Un homme de la maison du Châtelet a une petite principauté entre Trêves et Juliers, que l'on pourrait vendre, et qui peut-être conviendrait à Sa Majesté. Madame du Châtelet serait assez la maîtresse de cette vente; ce serait une belle occasion pour rendre ses respects au plus respectable prince de l'Europe. La reine de Saba viendrait avec un grand plaisir consulter le jeune Salomon; mais j'ai bien peur que cette idée si flatteuse ne soit encore pour les Mille et une Nuits.
Le sieur Thieriot nous a fait la galanterie de faire parvenir à Ci rey un petit mot de V. A. R., par lequel elle lui marquait que ses bontés pour moi ne sont point ébranlées par je ne sais quelles méprisables brochures qui paraissent quelquefois dans Paris contre moi, aussi bien que contre des gens qui valent beaucoup mieux que moi. Ces brochures, que le sieur Thieriot envoie à V. A. R., lui donneraient mauvaise opinion de l'esprit des Français, si elle ne savait d'ailleurs que ces misérables ouvrages sont le partage de la lie du Parnasse, qui compose ces misères encore plus pour gagner de l'argent que par envie. C'est l'intérêt qui les écrit, mais c'est quelquefois une secrète jalousie qui les distribue et qui les fait valoir.
Il est très-vrai que madame la marquise du Châtelet avait composé un Essai sur la nature du feu, pour le prix de l'Académie des sciences. Il est très-vrai qu'elle méritait d'avoir part au prix, et qu'elle en aurait eu à tout autre tribunal qu'à celui qui reçoit encore les lois de Des Cartes, et qui a de la foi pour les tourbillons.
Elle ne manquera pas d'avoir l'honneur d'envoyer à V. A. R. ce<249> mémoire que vous daignez demander; elle est digne d'un tel juge; elle joint ses respects et ses sentiments aux miens.
Je suis avec la vénération, la reconnaissance et l'attachement que je vous dois, monseigneur, etc.
242-d Voyez t. VIII, p. 1-32.
244-a Voyez t. I, p. 189.
244-b Voyez t. XI, p. 62.
245-a La Fontaine, Fables, liv. I, fable 12.
246-a Voyez t. I, p. 140; t. VIII, p. 171 et 322; et t. XV, p. 13.
246-b François-Etienne de Lorraine, qui succéda à Jean-Gaston, grand-duc de Toscane, le 9 juillet 1737. Voyez t. II, p. 13.
247-a Boileau, Art poétique, chant III, v. 48.
247-b Voyez t. VIII, p. 30.
248-a Virgile, Bucoliques, églogue VI, v. 3 et 4.