100. DE VOLTAIRE.
Paris, septembre 1739.
Monseigneur, j'ai reçu à Paris les deux plus grandes consolations dont j'avais besoin dans cette ville immense, où règnent le bruit, la dissipation, l'empressement inutile de chercher ses amis qu'on ne trouve point; où l'on ne vit que pour soi-même;361-a où l'on se trouve tout d'un coup enveloppé dans vingt tourbillons plus chimériques que ceux de Des Cartes, et moins faits pour conduire au bonheur que les absurdités cartésiennes ne font connaître la nature. Mes deux consolations, monseigneur, sont les deux lettres dont V. A. R. m'a honoré, du 9 et du 15 août, qui m'ont été renvoyées à Paris. Il a<362> fallu d'abord, en arrivant, répondre à beaucoup d'objections que j'ai trouvées répandues à Paris contre les découvertes de Newton. Mais ce petit devoir dont je me suis acquitté ne m'a point fait perdre de vue ce Mahomet dont j'ai déjà eu l'honneur d'envoyer les prémices à V. A. R. Voici deux actes à la fois. Si j'avais attendu que cela fût digne de vous être présenté, j'aurais attendu trop longtemps. Je les envoie comme une preuve de mon empressement à vous plaire; et, pour meilleure preuve, je vais les corriger. V. A. R. verra si les horreurs que le fanatisme entraîne y sont peintes d'un pinceau assez ferme et assez vrai. Le malheureux Séide, qui croit servir Dieu en égorgeant son père, n'est point un portrait chimérique. Les Jean Châtel, les Clément, les Ravaillac, étaient dans ce cas, et ce qu'il y a de plus horrible, c'est qu'ils étaient tous dans la bonne foi. N'est-ce donc pas rendre service à l'humanité de distinguer toujours, comme j'ai fait, la religion de la superstition? et méritais-je d'être persécuté pour avoir toujours dit, en cent façons différentes, qu'on ne fait jamais de bien à Dieu en faisant du mal aux hommes? Il n'y a que les suffrages, les bontés et les lettres de V. A. R. qui me soutiennent contre les contradictions que j'ai essuyées dans mon pays. Je regarde ma vie comme la fête de Damoclès chez Denys. Les lettres de V. A. R. et la société de madame la marquise du Châtelet sont mon festin et ma musique.
Mais de la persécution
Le fer, suspendu sur ma tête,
Corrompt les plaisirs de la fête
Que, dans le palais d'Apollon,
Le divin Frédéric m'apprête.
Sans cela, ma muse, enhardie
Par vos héroïques chansons,
Prendrait une nouvelle vie,
Et, suivant de loin vos leçons,
Aux concerts de votre harmonie
<363>Oserait mêler quelques sons.
Mais quoi! sous la serre cruelle
De l'impitoyable vautour,
Voit-on la tendre Philomèle
Chanter les plaisirs et l'amour?
A peine suis-je arrivé à Paris, qu'on a été dire à l'oreille d'un grand ministre que j'avais composé l'histoire de sa vie, et que cette histoire critique allait paraître dans les pays étrangers. Cette calomnie a été bientôt confondue, mais elle pouvait porter coup. V. A. R. sait ce que c'est que le pouvoir despotique, et elle n'en abusera jamais; mais elle voit quel est l'état d'un homme qu'un seul mot peut perdre. C'est continuellement ma situation. Voilà ce que m'ont valu vingt années consumées à tâcher de plaire à ma nation, et quelquefois peut-être à l'instruire. Mais, encore une fois, V. A. R. m'aime, et je suis bien loin d'être à plaindre; elle daigne faire graver la Henriade; quel mal peut-on me faire qui ne soit au-dessous d'un tel honneur? Je viens d'acheter un Machiavel complet, exprès pour être plus au fait de la belle réfutation que j'attends avec ce que vous allez en écrire; je ne crois pas qu'il y en ait jamais de meilleure réfutation que votre conduite. Les hommes semblent tous occupés à présent à se détruire, et, depuis le Mogol jusqu'au détroit de Gibraltar, tout est en guerre; on croit que la France dansera aussi dans cette vilaine pyrrhique. C'est dans ce temps que V. A. R. enseigne la justice, avant d'exercer sa valeur. M'est-il permis de lui demander quand je serai assez heureux pour voir ces leçons d'équité et de sagesse?
J'ai vu les fusées volantes qu'on a tirées à Paris avec tant d'appareil; mais je voudrais toujours qu'on commençât par avoir un hôtel de ville, de belles places, des marchés magnifiques et commodes, de belles fontaines, avant d'avoir des feux d'artifice. Je préfère la magnificence romaine à des feux de joie; ce n'est pas que je condamne ceux-ci, à Dieu ne plaise qu'il y ait un seul plaisir que je désapprouve!<364> mais, en jouissant de ce que nous avons, je regrette un peu ce que nous n'avons pas.
V. A. R. sait sans doute que Bouchardon et Vaucanson font des chefs-d'œuvre, chacun dans leur genre. Rameau travaille à mettre à la mode la musique italienne. Voilà des hommes dignes de vivre sous Frédéric; mais je les défie d'en avoir autant d'envie que moi.
Je suis, avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, de V. A. R., etc.
361-a Où l'on ne vit pas pour soi-même. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXIV, p. 444.)