116. DE VOLTAIRE.
Bruxelles, 6 avril 1740.
Monseigneur, j'ai reçu le paquet du 18 mars, dont Votre Altesse Royale m'a honoré. Vous êtes fait assurément pour les choses uniques, et c'en est une que, dans la crise où vous avez été, vous ayez pu faire des choses qui demandent le plus grand recueillement d'esprit. Tout ce que vous dites sur la patience est d'un grand héros et d'un grand génie; c'est une des plus belles choses que vous ayez daigné m'envoyer. En vous remerciant, monseigneur, des bonnes leçons que je vois là pour moi,
Je la dois, sans doute, exercer,
Cette vertu de patience;
Les dévots ont su m'y forcer;
Quand on a pu les courroucer,
Il faut en faire pénitence.
Ces messieurs, prêchant la douceur,
Imitent fort bien le Seigneur :
Ils sont friands de la vengeance.
La traduction de l'ode Rectius vives, Licini, fait voir qu'il y a des Mécènes qui sont eux-mêmes des Horaces. Vous n'avez pas voulu rendre exactement :
Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda
Sobrius aula.
<407>Vous sentez si bien ce qui est propre à notre langue, et les beautés de la latine, que vous n'avez pas traduit obsoleti tecti, qui serait très-bas en français.
Loin de la grandeur fastueuse,
La frugale simplicité
N'en est que plus délicieuse.
Ces expressions sont bien plus nobles en français; elles ne peignent pas comme le latin, et c'est là le grand malheur de notre langue, qui n'est pas assez accoutumée aux détails. Au reste, nous faisons médiocrité de cinq syllabes; si vous voulez absolument n'en mettre que trois, quatre, les princes sont les maîtres.407-a
La fin de l'Épître à M. Jordan407-b est un engagement de rendre les hommes heureux; vous n'avez pas besoin de le promettre; j'en crois votre caractère, sans avoir besoin de votre parole.
Voici quelques pièces, moitié prose, moitié vers, pour payer mon tribut à celui qui m'enrichit toujours. L'Épître à M. de Maurepas, l'un de nos secrétaires d'État, est bien pour V. A. R. autant que pour lui, car il me semble que c'est bien là le goût de V. A. R. de protéger également tous les arts, et je suis bien sûr que si quelqu'un avait fait le livre édifiant de Marie Alacoque,407-c vous ne lui donneriez point l'archevêché de Sens pour récompense, avec cent mille livres de rente, tandis qu'on laisse dans la misère des hommes de vrais talents.
<408>Je ne sais si V. A. R. aura reçu certaine écritoire envoyée à Wésel par la poste, cachetée aux armes de la princesse de La Tour, et adressée à M. le général Borcke, ou au commandant de Wésel, pour faire tenir en diligence. V. A. R. m'a envoyé de quoi boire, et moi, je prends la liberté d'envoyer de quoi écrire.
Donner un cornet pour du vin
N'est pas grande reconnaissance;
Mais ce cornet fera, je pense,
Eclore quelque œuvre divin
Qui vaudra tous les vins de France.
Je me flatte que V. A. R. me pardonne ces excessives libertés. J'attends ses derniers ordres sur la réfutation du docteur des ministres; il y a très-peu de chose à réformer, et je crois toujours qu'il est avantageux pour le genre humain que cet antidote soit public.
Je fais transcrire mon petit exposé de la métaphysique de Newton et de Leibniz. Le paquet sera gros; puis-je l'adresser à Wésel? J'attends vos ordres, auxquels je me conformerai toute ma vie, car vous savez que Minerve, Apollon et la Vertu m'ont fait votre sujet. Madame du Châtelet aura l'honneur d'envoyer à V. A. R. quelque chose qui la dédommagera de l'ennui que je pourrai lui causer. Je suis, etc.
407-a Frédéric ne savait pas le latin; peut-être Césarion était-il l'auteur de la traduction critiquée par Voltaire; car Maupertuis, en louant, dans son Éloge de Keyserlingk, le talent de cet ami du Roi pour la poésie, rappelle ses traductions de quelques odes d'Horace en vers français. En 1738, le comte de Manteuffel avait traduit l'ode d'Horace Justum ac tenacem propositi virum, que Frédéric avait désiré lire en français, l'ayant trouvée citée dans un de ses livres. Voyez Gottsched und seine Zeit, par M. Danzel. Leipzig. 1848, p. 27.
407-b Voyez t. XIV, p. 57-60, et t. XVII, p. 69-71.
407-c La Vie de Marguerite-Marie Alacoque, religieuse de la Visitation de Sainte-Marie du monastère de Paray-le-Monial, en Charolais, par Languet, évêque de Soissons. Paris, 1729, in-4. L'auteur de cet ouvrage, entre autres absurdités, va jusqu'à mettre dans la bouche de Jésus-Christ quatre vers pour Marie Alacoque.