ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XXI.
<><>ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XXI. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCLIII
<><>CORRESPONDANCE DE FREDERIC II ROI DE PRUSSE TOME VI. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCLIII
<><>CORRESPONDANCE TOME VI.
<><I>AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC VOLTAIRE. (8 août 1736 - 1er avril 1778.)
Cette correspondance, qui embrasse une période de quarante-deux ans, jette un grand jour sur le caractère et l'esprit du Roi, et témoigne plus qu'aucune autre de son enthousiasme pour les sciences et les lettres.
Malheureusement nous n'avons ni les autographes ni les copies primitives des lettres de Frédéric; nous sommes donc réduit à reproduire les éditions originales, en y ajoutant les suppléments que nous avons eu le bonheur de nous procurer.
Il existe quatre éditions de cette correspondance. Nous devons les mettre toutes à profit pour obtenir un texte aussi complet et aussi authentique que possible. Ce sont les éditions de Kehl, de Bâle, de Berlin, et celle de M. Beuchot.
Après la mort de Voltaire,I-a Beaumarchais acheta la totalité de ses manuscrits,<II> et, comme on lui refusa l'autorisation de les imprimer en France,II-a il établit à Kehl une grande imprimerie pour les publier. Mais il ne fut guère que le bailleur de fonds de cette entreprise, dont il laissa la direction littéraire à MM. de Condorcet et Decroix.
La collection des Œuvres complètes de Voltaire fut imprimée à Kehl, de 1785 à 1789, en soixante-dix volumes in-8.II-b Les frontispices ne portent aucune indication de lieu; on n'y lit que ces mots : De l'imprimerie de la Société littéraire-typographique. Les volumes LXIV, LXV et LXVI contiennent la correspondance de Voltaire avec Frédéric. Ces trois volumes ont aussi été publiés séparément sous le titre de Recueil des lettres de M. de Voltaire et du roi de Prusse. De l'imprimerie de la Société littéraire-typographique, 1785; c'est la même impression que les volumes LXIV, LXV et LXVI des Œuvres complètes. Dans l'impossibilité de se procurer tous les originaux des lettres, les éditeurs de Kehl furent obligés de se contenter de copies, en partie fort altérées. Ils ont fait eux-mêmes dans quelques endroits des suppressions qui leur étaient imposées par la prudence, ou par les égards dus à des personnes vivantes. La Préface des Rédacteurs, en tête de l'édition, dit à ce sujet (p. VIII du 1er volume) : « Les lettres qui pourraient blesser des personnes vivantes ont été sévèrement retranchées. Les rédacteurs ne se sont permis qu'un petit nombre de corrections de dates et de noms propres. » Cependant, Frédéric et Voltaire ne datant pas toujours leurs lettres, les éditeurs les ont souvent faussement datées et mal classées. La lettre de Voltaire, t LXIV, p. 268, par exemple, n'est pas du mois de mai 1738, mais du mois de juin 1739; la lettre de Frédéric, t. LXV, p. 40, n'est pas du 8 septembre 1740, mais du 8 septembre 1743; et sa lettre du 24 octobre 1766 est placée, dans le même volume, p. 330, parmi celles de l'année 1765. Les noms de lieux et de personnes sont souvent tout à fait défigurés : on trouve par exemple, t. LXIV, p. 87 et 285, Amatte pour Amalthée, p. 109, Ksenstocem pour Czenstochow; et,<III> p. 428, Konister pour Königsberg; t. LXV, p. 268, Lautrihaussen pour Lantingshausen, et, p. 296, Du Ringsvormek pour Döringsvorwerk; t. LXVI, p. 106, la Sretz. pour la Netze, etc. Cependant, quoiqu'on puisse reprocher des imperfections à l'édition de Kehl, elle n'en jouit pas moins d'une grande autorité, car elle a le mérite d'avoir donné pour la première fois la correspondance de Frédéric avec Voltaire en un recueil élégamment imprimé, assez complet pour un coup d'essai, et offrant l'avantage de faire suivre les lettres de leurs réponses. Le LXIVe volume des Œuvres complètes renferme cent vingt-deux lettres, soixante-sept de Frédéric et cinquante-cinq de Voltaire, du 8 août 1736 au 18 mai 1740. Les éditeurs de Kehl comptent cent vingt-trois lettres, au lieu de cent vingt-deux dont ce volume se compose réellement, parce que la lettre du Prince royal, du 18 mars 1740, p. 497, qui est la 115e, y porte, par une erreur typographique, le numéro 116. Le t. LXV contient cent quatre-vingt-trois lettres, cent treize de Frédéric et soixante-dix de Voltaire, du 6 juin 1740 au 20 décembre 1770. La lettre de Frédéric à Grimm, du 26 septembre 1770, a été placée, p. 423, parmi celles du Roi à Voltaire, sous le no 178. C'est à cause de cette méprise que les éditeurs de Kehl portent le nombre des lettres du t. LXV à cent quatre-vingt-quatre, tandis qu'il n'y en a que cent quatre-vingt-trois. Le t. LXVI renferme cent trente et une lettres, dont soixante-onze de Frédéric et soixante de Voltaire, du 11 janvier 1771 au 1er avril 1778. Ces trois volumes contiennent donc quatre cent trente-six lettres, dont deux cent cinquante et une de Frédéric.
Trois ans après l'édition de Kehl parurent les Œuvres posthumes de Frédéric le Grand, roi de Prusse, (A Bâle) 1788, en quatre volumes in-8. Le t. Ier de cette édition, p. 1, commence par un Avertissement des Editeurs conçu en ces termes : « Les Œuvres posthumes du roi de Prusse, que nous offrons au public, sont tirées en partie du portefeuille de M. de Voltaire, en partie de celui de M. Darget, autrefois secrétaire de Sa Majesté. On trouvera donc ici : 1o la Correspondance du Roi avec M. de Voltaire complétée. Elle contiendra des lettres qu'on nous assure avoir été supprimées par M. de Beaumarchais, parce qu'elles ont été écrites dans un temps où le Roi avait à se plaindre de M. de Voltaire, et que ce<IV> dernier n'y est pas représenté sous un jour favorable; 2o la Correspondance du Roi avec Darget, etc. » Le premier volume de l'édition de Bâle se termine par la lettre du Prince royal, du 18 mai 1740, portant le no 123; mais ce volume ne contient effectivement que cent vingt-deux lettres, soixante-sept de Frédéric et cinquante-cinq de Voltaire, parce qu'on y a répété la faute typographique que nous avons signalée en parlant de l'édition de Kehl. Le second volume se termine par une lettre de Voltaire, du 20 décembre 1770, portant le numéro 197; mais il ne renferme que cent quatre-vingt-quatorze lettres appartenant réellement à notre correspondance, cent vingt-trois de Frédéric et soixante-onze de Voltaire, parce que le numéro 172, de Voltaire, est faussement daté du 2 mai 1767, et se trouve répété t. III, p. 48, sous sa vraie date du 31 juillet 1775 de plus, les lettres de Frédéric à Algarotti, du 2 (4) janvier 1709, et à Grimm, du 26 septembre 1770, y sont insérées, p. 271 et 439, comme ayant été adressées à Voltaire. Le troisième volume renferme, de la page 1 à la page 310, soixante-onze lettres de Frédéric et soixante de Voltaire.
L'édition de Bâle contient donc quatre cent quarante-sept lettres, dont deux cent soixante et une de Frédéric. Ce n'est autre chose que l'édition de Kehl réimprimée, presque page pour page, avec toutes ses erreurs; seulement la correspondance est enrichie, dans le second volume, de onze lettres que les éditeurs bâlois ont pu se procurer; ils y ont ajouté aussi quelques passages que les éditeurs de Kehl avaient retranchés. Ces additions faites à l'édition de Bâle lui donnent l'autorité d'une édition originale; nous devons donc en tirer parti pour la nôtre. Les lettres de l'édition de Bâle qui ne se trouvent pas dans celle de Kehl sont les dix lettres de Frédéric nos 108, 109, 110, 111, 115, 120, 137, 138, 145 et 162, et la lettre de Voltaire no 136.IV-a La fin de la lettre du Roi, du 23 janvier 1709 : « Rendez-vous digne que j'oublie tout à fait le passé, » omise dans l'édition de Kehl, est dans celle de Bâle, qui a de même donné les post-scriptum ajoutés par Frédéric à ses lettres du 18 avril 1759 et du 21 juin 1760, et supprimés par les édi<V>teurs de Kehl. La lettre de Voltaire, du 19 mai 1759 (t. LXV, p. 288 de l'édition de Kehl), a été classée par les éditeurs de Bâle, t II, p. 307, parmi celles du mois de juillet 1759. Enfin, la lettre de Voltaire, du 31 juillet 1772, placée dans le t. II, p. 393 de l'édition de Bâle, sous la fausse date du 2 mai 1767, est omise avec raison dans le LXVe volume de l'édition de Kehl; mais elle se trouve, moins complète, il est vrai, dans le volume suivant, sous sa vraie date, et elle a été réimprimée t. III, p. 48 et 49 de l'édition de Bâle. Ce sont là les différences essentielles de ces deux éditions.
Il faut remarquer que les tomes I, II et III des Œuvres posthumes de Frédéric le Grand, roi de Prusse, (A Bâle) 1788, reproduisent page pour page les tomes LII, LIII et LIV des Œuvres complètes de Voltaire, (A Bâle) 1788, qui ont aussi été réimprimés sous le titre de Œuvres complètes de Voltaire, A Gotha, chez Charles-Guillaume Ettinger, libraire, 1788. Cette soi-disant édition de Gotha n'est autre chose que l'édition de Bâle, dont elle ne diffère que par le frontispice.
L'édition de Berlin des Œuvres de Frédéric, notre troisième source, présente deux collections différentes des lettres de Frédéric à Voltaire; sans donner les réponses de celui-ci : l'une dans les volumes VIII, IX et X des Œuvres posthumes, où l'on trouve cent soixante-huit lettres de Frédéric à Voltaire; l'autre dans le Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 171-454, qui contient cent vingt lettres du Roi au même. Mais il y a une grande différence entre ces deux collections. La première a tout le prix d'une édition originale, parce qu'elle est toute imprimée d'après des manuscrits authentiques, en partie même d'après les autographes du Roi, qui, dans l'origine, envoyait à Voltaire les lettres écrites de sa propre main, et en gardait les copies;V-a mais dans les dernières années de sa correspondance avec Voltaire, Frédéric envoyait au contraire les copies de ses lettres, et en conservait les minutes.V-b Le t. VIII des Œuvres posthumes donne, p. 221-376,<VI> vingt et une lettres, du 4 novembre 1736 au 17 juin 1738; le t. IX contient cent huit lettres, dont cent trois datées, du 21 juillet 1738 au 25 janvier 1778; les cinq dernières sont sans date. Les vingt premières lettres ont été écrites avant l'avènement de Frédéric; elles sont suivies de six lettres, du 6 juin au 26 octobre 1740; la vingt-septième, du 8 novembre 1740, était destinée non à Voltaire, mais au comte Algarotti; après cette lettre mal placée vient une lacune de trente ans, la vingt-huitième étant datée du 5 décembre 1770. Le t. X donne, p. 3-158, quarante lettres, toutes sans date, et dans le désordre le plus complet Ces trois volumes de l'édition de Berlin présentent dix-huit lettres de Frédéric qui ne se trouvent pas dans les collections de Kehl et de Bâle, savoir, les deux lettres du 9 mai et du 6 décembre 1737, imprimées dans le VIIIe volume; les treize lettres placées dans le IXe volume, p. 116, 126, 211, 212, 270, 299, 308, 310, 344, 350, 362, 366 et 372; et les trois lettres faisant partie du Xe volume, p. 7, 17 et 56.VI-a Quelques-unes des lettres de cette collection sont plus complètes et mieux datées que dans les deux éditions antérieures, où l'on avait supprimé plusieurs passages, par égard pour le gouvernement et le clergé français, pour le duc de Würtemberg, pour Voltaire lui-même, et par d'autres raisons. Telles sont, par exemple, les lettres de Frédéric, du 3 février et du 24 (21) octobre 1740, du 25 novembre 1766 (1765), du 8 janvier et du 20 février 1766, du 7 juillet et du 30 octobre 1770, du 16 (20) septembre 1771, du 12 (2) janvier, du 1er mars et du 4 (1er) décembre 1772, du 8 octobre 1774, du 29 septembre 1775, du 20 novembre et du 26 décembre 1776, du 10 février et du 26 mars 1777.VI-b Les éditeurs de Berlin, de leur côté, en donnant ces lettres complètes, ont fait beaucoup de changements au texte, et, par d'autres motifs que les éditeurs de Kehl, ils se sont aussi permis de retrancher bien des passages, par exemple, t. VIII, p. 285, ligne 5 du bas, lettre du 6 juillet 1737; même lettre, p. 290, 1. 13; p. 363, 1. 9, lettre du 17 (28) mars<VII> 1738; t. IX, p. 343, 1. 2 du bas, lettre du 1er (17) juin 1777; p. 30 et 185 du même volume, ils ont rayé les post-scriptum des lettres du 22 novembre (1er décembre) 1738 et du 3 (26) janvier 1773; t. X, p. 112, entre les lignes 8 et 9, dans la lettre du 10 octobre 1739, il manque tout un alinéa de quatre lignes; p. 63 du même volume, dans la lettre du 7 juillet 1770, les éditeurs ont supprimé les noms de Conflans, de Turpin et de Richelieu, et p. 83 et 84, dans la lettre du 17 décembre 1777, ils ont deux fois retranché le nom de Delisle. Les lignes qui manquent, t. VIII, p. 328, l. 12, dans la lettre du 1er janvier 1738 (26 décembre 1737), t. IX, p. 24, l. 1 du bas, dans la lettre du 9 novembre 1738, et t. X, p. 32, l. 4 du bas, dans la lettre du 3 novembre 1766, n'ont pas été supprimées à dessein, mais omises faute d'attention; enfin, le commencement du second alinéa de la lettre du 10 (8) janvier 1739, t. IX, p. 34, l. 9 du bas, a été altéré par l'inadvertance des éditeurs.
La seconde collection, c'est-à-dire celle qui se trouve dans le second volume du Supplément aux Œuvres posthumes, n'est que la réimpression des lettres de Frédéric contenues dans les deux premiers volumes de l'édition de Bâle, savoir, cent dix lettres omises dans les Œuvres posthumes par les éditeurs de Berlin, avec les notes et les renvois de l'édition de Bâle (Kehl); elle en reproduit aussi les fautes, les noms de lieux et de personnes mal orthographiés, et les deux lettres à Algarotti, du 2 (4) janvier 1759, et à Grimm, du 26 septembre 1770, qu'elle imprime comme ayant été adressées à Voltaire. Ces détails frappants donnent au Supplément le caractère d'une contrefaçon; cependant on y a ajouté dix lettres du Roi, jusqu'alors inédites, dont nous donnons en note l'énumération,VII-a et deux Lettres en vers et prose tirées des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci.VII-b<VIII> Quant à la Lettre en vers et prose du 17 novembre 1759,VIII-a qui fait partie des éditions de Kehl et de Bâle, elle n'a pas été admise par les éditeurs du Supplément, non plus que les deux lettres du 20 mars et du 3 avril 1760,VIII-b parce qu'elles avaient été imprimées toutes trois parmi les poésies, dans le septième volume des Œuvres posthumes, p. 254, 287 et 297. L'édition de Berlin, c'est-à-dire les volumes VIII, IX et X des Œuvres posthumes et le second volume du Supplément, contient donc, si l'on y ajoute les trois pièces du VIIe volume des Œuvres posthumes, deux cent quatre-vingt-onze lettres de Frédéric à Voltaire; les réponses de celui-ci ne s'y trouvent pas.
En comparant les trois éditions dont nous venons de parler, on remarque, il est vrai, dans beaucoup de lettres du Roi une sensible diversité des textes, qui ont été corrigés et mutilés par des raisons particulières aux éditeurs. Cependant ces variantes ne sont pas toujours d'une importance telle, qu'il vaille la peine de les noter. Mais il y en a un certain nombre que nous avons dû indiquer au bas de notre texte. Les passages omis ont été restitués. Nous avons toujours annoncé la source d'où nous avons tiré ces variantes et ces additions.
Telles sont, en ce qui concerne les lettres de Frédéric, les anciennes éditions de sa correspondance avec Voltaire où nous avons puisé notre texte. Quant aux lettres de Voltaire à Frédéric, nous suivons fidèlement l'excellente édition des Œuvres de Voltaire par M. Beuchot; la correspondance des deux écrivains y est imprimée par ordre chronologique dans les tomes LII à LXX. Pour les lettres de Frédéric à Voltaire, nous ne tirons qu'une seule pièceVIII-c de cet estimable recueil; mais pour celles de Voltaire à Frédéric, nous le considérons comme notre source principale, et nous en tirons deux cent cinquante-cinq lettres.
Voilà tout ce que nous avons à dire de ces quatre grandes éditions de la cor<IX>respondance de Frédéric avec Voltaire. Il ne nous reste qu'à ajouter quelques mots sur les additions que nous sommes en mesure de faire nous-même.
En ce qui concerne les six lettres de Frédéric encore inédites,IX-a et celles qui sont inexactement imprimées dans les collections générales, nous les devons à la direction de la Bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg,IX-b aux archives du Cabinet de Berlin,IX-c et à quelques personnes qui ont bien voulu nous communiquer des pièces de leurs collections d'autographes, tels que M. Charles Künzel, à Heilbronn,IX-d et feu M. Jean-Guillaume Oelsner, à Breslau.IX-d Le texte authentique de la lettre de Frédéric, du 24 mai 1750,IX-e est tiré du Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, rédigé par A.-L. Millin, A Paris, 1799, t. I, p. 103-105. Quant aux lettres de Voltaire à Frédéric que nous nous sommes procurées nous-même, nous en devons trois aux archives de Berlin,IX-f une à M. Benoni Friedländer,IX-g une à feu M. Dorow.IX-h et nous en avons trouvé huitIX-i dans le journal allemand Der Freymüthige, publié par A. de Kotzebue, Berlin, 1803, in-4. De plus, nous tirons la lettre de Voltaire à Frédéric, du 1er janvier 1753,IX-k de la Correspondance inédite de Voltaire avec Frédéric II, le président de Brosses et autres personnes, publiée par Th. Foisset, Paris, 1836; la lettre du 11 juin 1753IX-l est tirée du Berliner Kalender für 1846. Ces quinze<X> lettres de Voltaire manquent dans l'édition Beuchot. Nous avons suppléé d'après l'édition de Kehl aux petites omissions que présente le beau travail de M. Beuchot, par exemple dans les lettres de Voltaire, du 21 novembre 1770 et du 15 février 1771. La lettre de Voltaire, du 31 juillet 1772, placée sous la fausse date du 2 mai 1767, était également incomplète. Enfin, nous avons mieux classé quelques lettres de Voltaire qui étaient sans date.
Les six lettres de Frédéric que nous publions pour la première fois, et les suppléments tirés des éditions de Bâle (dix lettres), de Berlin (trente-deux lettres), et de M. Beuchot (une lettre), ajoutés aux deux cent cinquante et une de l'édition de Kehl, donnent la somme de trois cents lettres de Frédéric; et nos quinze nouvelles lettres de Voltaire, ajoutées aux deux cent cinquante-cinq de l'édition de M. Beuchot, font en tout deux cent soixante-dix lettres de Voltaire.
Notre édition de la correspondance de Frédéric avec Voltaire, qui renferme la somme totale de cinq cent soixante-dix lettres, forme trois volumes : le t. Ier contient soixante-neuf lettres de Frédéric et cinquante-cinq de Voltaire, nos 1-124, du 8 août 1736 jusqu'à l'avénement de Frédéric; le t. II, quatre-vingt-huit lettres de Frédéric et cent dix-huit de Voltaire, nos 125-330, depuis l'avénement jusqu'au moment où Voltaire quitta Berlin, en 1753; le t. III est formé de cent quarante-trois lettres de Frédéric et de quatre-vingt-dix-sept de Voltaire, nos 331-570, de 1754 jusqu'à la mort du célèbre écrivain français, en 1778.
Ainsi notre édition de cette correspondance est la plus complète qui existe. Elle est aussi la plus exacte, grâce aux passages restitués et aux variantes placées sous le texte. Enfin, cet Avertissement même, en déclarant que la publication de Kehl est notre source principale pour les lettres de Frédéric, en mettant l'édition de M. Beuchot sur la même ligne pour les lettres de Voltaire, et en montrant que nous les avons enrichies toutes deux d'additions et de variantes, établit l'authenticité de chaque lettre, et met le public à même de contrôler toute notre collection.
Nous ne pouvons cependant pas dire que ce recueil soit absolument complet; car, en lisant la suite des lettres et des réponses, nous nous apercevons facilement<XI> qu'il manque quelquefois des lettres, soit de l'un, soit de l'autre des deux illustres écrivains; par exemple, entre la lettre du Roi, du 24 février, et celle du 3 avril 1760, on devrait trouver la réponse de Voltaire à la lettre du 24 février; mais elle n'y est pas.
Les lacunes qui se trouvent du 7 avril 1744 au 22 septembre 1746, du 24 avril 1747 au 29 novembre 1748, dans les années 1753 et 1754, du 29 octobre 1755 au mois d'octobre 1757, du mois de novembre 1761 au 1er janvier 1765, et de décembre 1767 à novembre 1769, s'expliquent aisément par les brouilleries qui survinrent de temps en temps entre ces deux hommes célèbres. Ils se heurtaient souvent, et ne pouvaient cependant résister au penchant qui les attirait toujours de nouveau l'un vers l'autre. Aussi n'est-ce pas sans raison que Voltaire, dans sa lettre à Frédéric, du 27 mars 1759, répète les paroles de Martial : « Je n'ai pu vivre sans vous, ni avec vous. » Cependant, lorsque l'âge eut tempéré la vivacité de leur caractère, l'harmonie se rétablit entre eux, et ne fut plus troublée, comme on peut le voir par le ton amical qui règne dans les lettres des dernières années.
Berlin, 6 février 1852.
J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.
CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC VOLTAIRE. TOME I. DEPUIS LA PREMIÈRE LETTRE DE FRÉDÉRIC JUSQU'A SON AVÉNEMENT. (8 AOUT 1736 - 4 OU 5 JUIN 1740.)[Titelblatt]
<2><3>1. A VOLTAIRE.
Berlin, 8 août 1736.
Monsieur,
Quoique je n'aie pas la satisfaction de vous connaître personnellement, vous ne m'en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce sont des trésors d'esprit, si l'on peut s'exprimer ainsi, et des pièces travaillées avec tant de goût, de délicatesse et d'art, que les beautés en paraissent nouvelles chaque fois qu'on les relit. Je crois y avoir reconnu le caractère de leur ingénieux auteur, qui fait honneur à notre siècle et à l'esprit humain. Les grands hommes modernes vous auront un jour l'obligation, et à vous uniquement, en cas que la dispute, à qui d'eux ou des anciens la préférence est due, vienne à renaître, que vous ferez pencher la balance de leur côté.
Vous ajoutez à la qualité d'excellent poëte une infinité d'autres connaissances qui, à la vérité, ont quelque affinité avec la poésie, mais qui ne lui ont été appropriées que par votre plume. Jamais poëte ne cadença des pensées métaphysiques; l'honneur vous en était réservé le premier. C'est ce goût que vous marquez dans vos écrits pour la philosophie, qui m'engage à vous envoyer la traduction que j'ai fait faire de l'accusation et de la justification du sieur Wolff, le plus célèbre philosophe de nos jours, qui, pour avoir porté la lumière dans les endroits les plus ténébreux de la métaphysique, et pour avoir traité ces difficiles matières d'une manière aussi relevée que précise et nette, est cruellement accusé d'irréligion et d'athéisme. Tel est le destin des grands hommes; leur génie supérieur les expose toujours aux traits envenimés de la calomnie et de l'envie.
<4>Je suis à présent à faire traduire le Traité de Dieu, de l'âme et du monde, émané de la plume du même auteur.4-a Je vous l'enverrai, monsieur, dès qu'il sera achevé, et je suis sûr que la force de l'évidence vous frappera dans toutes ses propositions, qui se suivent géométriquement, et connectent les unes avec les autres comme les anneaux d'une chaîne.
La douceur et le support que vous marquez pour tous ceux qui se vouent aux arts et aux sciences me font espérer que vous ne m'exclurez pas du nombre de ceux que vous trouvez dignes de vos instructions. Je nomme ainsi votre commerce de lettres, qui ne peut être que profitable à tout être pensant. J'ose même avancer, sans déroger au mérite d'autrui, que dans l'univers entier il n'y aurait pas d'exception à faire de ceux dont vous ne pourriez être le maître. Sans vous prodiguer un encens indigne de vous être offert, je peux vous dire que je trouve des beautés sans nombre dans vos ouvrages. Votre Henriade me charme, et triomphe heureusement de la critique peu judicieuse que l'on en a faite.4-b La tragédie de César nous fait voir des caractères soutenus; les sentiments y sont tous magnifiques et grands, et l'on sent que Brutus est ou Romain, ou Anglais. Alzire ajoute aux grâces de la nouveauté cet heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européens. Vous faites voir, par le caractère de Gusman, qu'un christianisme mal entendu, et guidé par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme même.
Corneille, le grand Corneille, lui qui s'attirait l'admiration de tout son siècle, s'il ressuscitait de nos jours, verrait avec étonnement, et peut-être avec envie, que la tragique déesse vous prodigue avec profusion les faveurs dont elle était avare envers lui. A quoi n'a-t-on pas lieu de s'attendre de l'auteur de tant de chefs-d'œuvre! Quelles<5> nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si spirituellement et si élégamment le Temple du Goût!
C'est ce qui me fait désirer si ardemment d'avoir tous vos ouvrages. Je vous prie, monsieur, de me les envoyer et de me les communiquer sans réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu'un que, par une circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me contenter d'y applaudir dans mon particulier. Je sais malheureusement que la foi des princes est un objet peu respectable de nos jours; mais j'espère néanmoins que vous ne vous laisserez pas préoccuper par des préjugés généraux, et que vous ferez une exception à la règle en ma faveur.
Je me croirai plus riche en possédant vos ouvrages que je ne le serai par la possession de tous les biens passagers et méprisables de la fortune, qu'un même hasard fait acquérir et perdre. L'on peut se rendre propres les premiers, s'entend vos ouvrages, moyennant le secours de la mémoire, et ils nous durent autant qu'elle. Connaissant le peu d'étendue de la mienne, je balance longtemps avant de me déterminer sur le choix des choses que je juge dignes d'y placer.
Si la poésie était encore sur le pied où elle fut autrefois, savoir, que les poëtes ne savaient que fredonner des idylles ennuyeuses, des églogues faites sur un même moule, des stances insipides, ou que tout au plus ils savaient monter leur lyre sur le ton de l'élégie, j'y renoncerais à jamais; mais vous ennoblissez cet art, vous nous montrez des chemins nouveaux et des routes inconnues aux Lefranc5-a et aux Rousseau.
Vos poésies ont des qualités qui les rendent respectables et dignes de l'admiration et de l'étude des honnêtes gens. Elles sont un cours de morale où l'on apprend à penser et à agir. La vertu y est peinte des plus belles couleurs. L'idée de la véritable gloire y est déter<6>minée; et vous insinuez le goût des sciences d'une manière si fine et si délicate, que quiconque a lu vos ouvrages respire l'ambition de suivre vos traces. Combien de fois ne me suis-je pas dit : Malheureux! laisse là un fardeau dont le poids surpasse tes forces; l'on ne peut imiter Voltaire, à moins que d'être Voltaire même.
C'est dans ces moments que j'ai senti que les avantages de la naissance, et cette fumée de grandeur dont la vanité nous berce, ne servent qu'à peu de chose, ou pour mieux dire à rien. Ce sont des distinctions étrangères à nous-mêmes, et qui ne décorent que la figure. De combien les talents de l'esprit ne leur sont-ils pas préférables! Que ne doit-on pas aux gens que la nature a distingués par ce qu'elle les a fait naître! Elle se plaît à former des sujets qu'elle doue de toute la capacité nécessaire pour faire des progrès dans les arts et dans les sciences; et c'est aux princes à récompenser leurs veilles. Eh! que la gloire ne se sert-elle de moi pour couronner vos succès! Je ne craindrais autre chose, sinon que ce pays, peu fertile en lauriers, n'en fournît pas autant que vos ouvrages en méritent.
Si mon destin ne me favorise pas jusqu'au point de pouvoir vous posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis si longtemps j'admire de si loin, et de vous assurer de vive voix que je suis avec toute l'estime et la considération due à ceux qui, suivant pour guide le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public,
Monsieur,
Votre affectionné ami,
Frederic, P. R. de Prusse.
2. DE VOLTAIRE.
Paris,7-a 26 août 1736.
Monseigneur,
Il faudrait être insensible pour n'être pas infiniment touché de la lettre dont V. A. R. a daigné m'honorer. Mon amour-propre en a été trop flatté; mais l'amour du genre humain, que j'ai toujours eu dans le cœur, et qui, j'ose dire, fait mon caractère, m'a donné un plaisir mille fois plus pur, quand j'ai vu qu'il y a dans le monde un prince qui pense en homme, un prince philosophe qui rendra les hommes heureux.
Souffrez que je vous dise qu'il n'y a point d'homme sur la terre qui ne doive des actions de grâces au soin que vous prenez de cultiver par la saine philosophie une âme née pour commander. Croyez qu'il n'y a eu de véritablement bons rois que ceux qui ont commencé comme vous par s'instruire, par connaître les hommes, par aimer le vrai, par détester la persécution et la superstition. Il n'y a point de prince qui, en pensant ainsi, ne puisse ramener l'âge d'or dans ses États. Pourquoi si peu de rois recherchent-ils cet avantage? Vous le sentez, monseigneur, c'est que presque tous songent plus à la royauté qu'à l'humanité; vous faites précisément le contraire. Soyez sûr que, si un jour le tumulte des affaires et la méchanceté des hommes n'altèrent point un si divin caractère, vous serez adoré de vos peuples et chéri du monde entier. Les philosophes dignes de ce nom voleront dans vos États; et, comme les artisans célèbres viennent en foule dans le pays où leur art est plus favorisé, les hommes qui pensent viendront entourer votre trône.
<8>L'illustre reine Christine quitta son royaume pour aller chercher les arts; régnez, monseigneur, et que les arts viennent vous chercher.
Puissiez-vous n'être jamais dégoûté des sciences par les querelles des savants! Vous voyez, monseigneur, par les choses que vous daignez me mander, qu'ils sont hommes, pour la plupart, comme les courtisans mêmes. Ils sont quelquefois aussi avides, aussi intrigants, aussi faux, aussi cruels; et toute la différence qui est entre les pestes de cour et les pestes de l'école, c'est que ces derniers sont plus ridicules.
Il est bien triste pour l'humanité que ceux qui se disent les déclarateurs des commandements célestes, les interprètes de la Divinité, en un mot, les théologiens, soient quelquefois les plus dangereux de tous : qu'il s'en trouve d'aussi pernicieux dans la société qu'obscurs dans leurs idées, et que leur âme soit gonflée de fiel et d'orgueil, à proportion qu'elle est vide de vérités. Ils voudraient troubler la terre pour un sophisme, et intéresser tous les rois à venger par le fer et par le feu l'honneur d'un argument in ferio ou in barbara.
Tout être pensant qui n'est pas de leur avis est un athée, et tout roi qui ne les favorise pas sera damné. Vous savez, monseigneur, que le mieux qu'on puisse faire, c'est d'abandonner à eux-mêmes ces prétendus précepteurs et ces ennemis réels du genre humain. Leurs paroles, quand elles sont négligées, se perdent en l'air comme du vent; mais, si le poids de l'autorité s'en mêle, ce vent acquiert une force qui renverse quelquefois le trône.
Je vois, monseigneur, avec la joie d'un cœur rempli d'amour pour le bien public, la distance immense que vous mettez entre les hommes qui cherchent en paix la vérité, et ceux qui veulent faire la guerre pour des mots qu'ils n'entendent pas. Je vois que les Newton, les Leibniz, les Bayle, les Locke, ces âmes si élevées, si éclairées et si douces, sont ceux qui nourrissent votre esprit, et que vous rejetez<9> les autres aliments prétendus, que vous trouveriez empoisonnés ou sans substance.
Je ne saurais trop remercier V. A. R. de la bonté qu'elle a eue de m'envoyer le petit livre concernant M. Wolff. Je regarde ses idées métaphysiques comme des choses qui font honneur à l'esprit humain. Ce sont des éclairs au milieu d'une nuit profonde; c'est tout ce qu'on peut espérer, je crois, de la métaphysique. Il n'y a pas d'apparence que les premiers principes des choses soient jamais bien connus. Les souris qui habitent quelques petits trous d'un bâtiment immense ne savent ni si ce bâtiment est éternel, ni quel en est l'architecte, ni pourquoi cet architecte a bâti. Elles tâchent de conserver leur vie, de peupler leurs trous, et de fuir les animaux destructeurs qui les poursuivent. Nous sommes les souris, et le divin architecte qui a bâti cet univers n'a pas encore, que je sache, dit son secret à aucun de nous. Si quelqu'un peut prétendre à deviner juste, c'est M. Wolff. On peut le combattre, mais il faut l'estimer. Sa philosophie est bien loin d'être pernicieuse; y a-t-il rien de plus beau et de plus vrai que de dire, comme il fait, que les hommes doivent être justes, quand même ils auraient le malheur d'être athées?
La protection qu'il semble que vous donnez, monseigneur, à ce savant homme est une preuve de la justesse de votre esprit et de l'humanité de vos sentiments.
Vous avez la bonté, monseigneur, de me promettre de m'envoyer le Traité de Dieu, de l'âme et du monde. Quel présent, monseigneur, et quel commerce! L'héritier d'une monarchie daigne, du sein de son palais, envoyer des instructions à un solitaire! Daignez me faire ce présent, monseigneur; mon amour extrême pour le vrai est la seule chose qui m'en rende digne. La plupart des princes craignent d'entendre la vérité, et ce sera vous qui l'enseignerez.
A l'égard des vers dont vous me parlez, vous pensez sur cet art aussi sensément que sur tout le reste. Les vers qui n'apprennent pas<10> aux hommes des vérités neuves et touchantes ne méritent guère d'être lus. Vous sentez qu'il n'y aurait rien de plus méprisable que de passer sa vie à renfermer dans des rimes des lieux communs usés, qui ne méritent pas le nom de pensées. S'il y a quelque chose de plus vil, c'est de n'être que poëte satirique et de n'écrire que pour décrier les autres. Ces poëtes sont au Parnasse ce que sont dans les écoles ces docteurs qui ne savent que des mots, et qui cabalent contre ceux qui écrivent des choses.
Si la Henriade a pu ne pas déplaire à V. A. R., j'en dois rendre grâce à cet amour du vrai, à cette horreur que mon poëme inspire pour les factieux, pour les persécuteurs, pour les superstitieux, pour les tyrans et pour les rebelles. C'est l'ouvrage d'un honnête homme; il devait trouver grâce devant un prince philosophe.
Vous m'ordonnez de vous envoyer mes autres ouvrages. Je vous obéirai, monseigneur; vous serez mon juge, et vous me tiendrez lieu du public. Je vous soumettrai ce que j'ai hasardé en philosophie; vos lumières seront ma récompense; c'est un prix que peu de souverains peuvent donner. Je suis sûr de votre secret; votre vertu doit égaler vos connaissances.
Je regarderais comme un bonheur bien précieux celui de venir faire ma cour à V. A. R. On va à Rome pour voir des églises, des tableaux, des ruines et des bas-reliefs. Un prince tel que vous mérite bien mieux un voyage; c'est une rareté plus merveilleuse. Mais l'amitié, qui me retient dans la retraite où je suis, ne me permet pas d'en sortir. Vous pensez sans doute comme Julien, ce grand homme si calomnié, qui disait que les amis doivent toujours être préférés aux rois.
Dans quelque coin du monde que j'achève ma vie, soyez sûr, monseigneur, que je ferai continuellement des vœux pour vous, c'est-à-dire, pour le bonheur de tout un peuple. Mon cœur sera au rang de vos sujets; votre gloire me sera toujours chère. Je souhai<11>terai que vous ressembliez toujours à vous-même, et que les autres rois vous ressemblent. Je suis avec un profond respect
de Votre Altesse Royale
le très-humble, etc.
3. A VOLTAIRE.
Le 9 septembre 1736.11-a
Monsieur, c'est une épreuve bien difficile pour un écolier en philosophie que de recevoir des louanges d'un homme de votre mérite. L'amour-propre et la présomption, ces cruels tyrans de l'âme, qui l'empoisonnent en la flattant, se croient autorisés par un philosophe, et, recevant des armes de vos mains, voudraient usurper sur ma raison un empire que je leur ai toujours disputé. Heureux si, en les convainquant et en mettant la philosophie en pratique, je puis répondre un jour à l'idée, peut-être trop avantageuse, que vous avez de moi!
Vous faites, monsieur, dans votre lettre, le portrait d'un prince accompli, auquel je ne me reconnais point. C'est une leçon habillée de la façon la plus ingénieuse et la plus obligeante; c'est enfin un tour artificieux pour faire parvenir la timide vérité jusqu'aux oreilles d'un prince. Je me proposerai ce portrait pour modèle, et je ferai tous mes efforts pour me rendre le digne disciple d'un maître qui sait si divinement enseigner.
Je me sens déjà infiniment redevable à vos ouvrages; c'est une<12> source où l'on peut puiser les sentiments et les connaissances dignes des plus grands hommes. Ma vanité ne va pas jusqu'à m'arroger ce titre, et ce sera vous, monsieur, à qui j'en aurai l'obligation, si j'y parviens;
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue,
Je vous la dois, seigneur, il faut que je l'avoue.12-a
Je ne puis m'empêcher d'admirer ce généreux caractère, cet amour du genre humain qui devrait vous mériter les suffrages de tous les peuples; j'ose même avancer qu'ils vous doivent autant et plus que les Grecs à Solon et à Lycurgue, ces sages législateurs dont les lois firent fleurir leur patrie, et furent le fondement d'une grandeur à laquelle la Grèce n'aurait jamais aspiré ni osé prétendre sans eux. Les auteurs sont les législateurs du genre humain; leurs écrits se répandent dans toutes les parties du monde, et, étant connus de tout l'univers, ils manifestent des idées dont les autres sont empreints. Ainsi vos ouvrages publient vos sentiments. Le charme de votre éloquence est leur moindre beauté; tout ce que la force des pensées et le feu de l'expression peuvent produire d'achevé, quand ils sont réunis, s'y trouve. Ces véritables beautés charment vos lecteurs, elles les touchent; ainsi tout un monde respire bientôt cet amour du genre humain que votre heureuse impulsion a fait germer en lui. Vous formez de bons citoyens, des amis fidèles, et des sujets qui, abhorrant également la rébellion et la tyrannie, ne sont zélés que pour le bien public. Enfin c'est à vous que l'on doit toutes les vertus qui font la sûreté et le charme de la vie. Que ne vous doit-on pas!
Si l'Europe entière ne reconnaît pas cette vérité, elle n'en est pas moins vraie. Enfin, si toute la nature humaine n'a pas pour vous la reconnaissance que vous méritez, soyez du moins certain de la mienne. Regardez désormais mes actions comme le fruit de vos le<13>çons. Je les ai enfin reçues, mon cœur en a été ému, et je me suis fait une loi inviolable de les suivre toute ma vie.
Je vois, monsieur, avec admiration que vos connaissances ne se bornent pas aux seules sciences; vous avez approfondi les replis les plus cachés du cœur humain, et c'est là que vous avez puisé le conseil salutaire que vous me donnez en m'avertissant de me défier de moi-même. Je voudrais pouvoir me le répéter sans cesse, et je vous en remercie infiniment, monsieur.
C'est un déplorable effet de la fragilité humaine que les hommes ne se ressemblent pas à eux-mêmes tous les jours; souvent leurs résolutions se détruisent avec la même promptitude qu'ils les ont prises. Les Espagnols disent très-judicieusement : Cet homme a été brave un tel jour. Ne pourrait-on pas dire de même des grands hommes qu'ils ne le sont pas toujours, ni en tout?
Si je désire quelque chose avec ardeur, c'est d'avoir des gens savants et habiles autour de moi. Je ne crois pas que ce soient des soins perdus que ceux qu'on emploie à les attirer; c'est un hommage qui est dû à leur mérite, et c'est un aveu du besoin que l'on a d'être éclairé par leurs lumières.
Je ne puis revenir de mon étonnement quand je pense qu'une nation cultivée par les beaux-arts, secondée par le génie et par l'émulation d'une autre nation voisine; quand je pense, dis-je, que cette même nation si polie et si éclairée ne connaît point le trésor qu'elle renferme dans son sein.13-a Quoi! ce même Voltaire à qui nos mains érigent des autels et des statues est négligé dans sa patrie, et vit en solitaire dans le fond de la Champagne! C'est un paradoxe, c'est une énigme, c'est un effet bizarre du caprice des hommes. Non, monsieur, les querelles des savants ne me dégoûteront jamais du savoir; je saurai toujours distinguer ceux qui avilissent les sciences, des<14> sciences mêmes. Leurs disputes viennent ordinairement ou d'une ambition démesurée et d'une avidité insatiable de s'acquérir un nom, ou de l'envie qu'un mérite médiocre porte à l'éclat brillant d'un mérite supérieur qui l'offusque.
Les grands hommes sont exposés à cette dernière sorte de persécution. Les arbres dont les sommets s'élèvent jusqu'aux nues sont plus en butte à l'impétuosité des vents que les arbrisseaux qui croissent sous leur ombrage.14-a C'est ce qui, du fond des enfers, suscita les calomnies répandues contre Des Cartes et contre Bayle; c'est votre supériorité et celle de M. Wolff qui révoltent les ignorants, et qui font crier ceux dont la présomption ridicule voudrait perdre tout homme dont l'esprit et les connaissances effacent les leurs. Supposez pour un moment que de grands hommes s'oublient jusqu'à s'acharner les uns contre les autres; doit-on pour cela leur retrancher le titre de grands et l'estime que l'on a pour eux, fondée sur tant d'éminentes qualités? Le public, d'ordinaire, ne fait point de grâce; il condamne les moindres fautes; son jugement ne s'attache qu'au présent; il compte le passé pour rien : mais on ne doit pas imiter le public dans cette façon de juger les hommes d'un mérite supérieur. Je cherche des hommes savants, d'honnêtes gens; mais enfin ce sont des hommes que je cherche; ainsi je ne dois pas m'attendre à les trouver parfaits. Où est le modèle de vertu exempte de tout blâme? Il est resté dans l'entendement du Créateur, et je ne crois pas qu'il nous en ait encore donné de copie. Je désire qu'on ait pour mes défauts la même indulgence que j'ai pour ceux des autres. Nous sommes tous hommes, et par conséquent imparfaits; nous ne différons que par le plus ou le moins : mais le plus parfait tient toujours à l'humanité par un petit coin d'imperfection.
<15>Pour les frelons du Parnasse, quand ils m'étourdissent de leurs querelles, je les renvoie à la préface d'Alzire, où vous leur faites, monsieur, une leçon qu'ils ne devraient jamais perdre de vue, et à laquelle on ne peut rien ajouter.15-a
A l'égard des théologiens, il me semble qu'ils se ressemblent tous, de quelque religion et de quelque nation qu'ils soient; leur dessein est toujours de s'arroger une autorité despotique sur les consciences. Cela suffit pour les rendre persécuteurs zélés de tous ceux dont la noble hardiesse ose dévoiler la vérité; leurs mains sont toujours armées du foudre de l'anathème pour écraser ce fantôme imaginaire d'irréligion qu'ils combattent sans cesse, à ce qu'ils prétendent, et sous le nom duquel en effet ils combattent les ennemis de leur fureur et de leur ambition. Cependant, à les entendre, ils prêchent l'humilité, vertu qu'ils n'ont jamais pratiquée, les ministres d'un Dieu de paix, qu'ils servent d'un cœur rempli de haine et d'ambition.15-b Leur conduite, si peu conforme à leur morale, serait à mon gré seule capable de décréditer leur doctrine.
Le caractère de la vérité est bien différent. Elle n'a besoin ni d'armes pour se défendre, ni de violence pour forcer les hommes à la croire; elle n'a qu'à paraître, et, dès que sa lumière a dissipé les nuages qui la cachaient, son triomphe est assuré.
Voilà, je crois, des traits qui désignent assez les ecclésiastiques pour leur ôter, s'ils les connaissaient, l'envie de nous choisir pour leurs panégyristes. Je connais assez qu'ils n'ont que des défauts, ou plutôt des vices, pour me croire obligé en conscience à rendre justice à ceux d'entre eux qui la méritent. Despréaux, dans sa satire contre<16> les femmes,16-a a l'équité d'en excepter trois dans Paris, dont la vertu était si reconnue, qu'elles étaient à l'abri de ses traits. A son exemple, je veux vous citer deux pasteurs, dans les Etats du Roi mon père, qui aiment la vérité, qui sont philosophes, et dont l'intégrité et la candeur méritent qu'on ne les confonde pas dans la multitude. Je dois ce témoignage à la vertu de MM. Beausobre et Reinbeck.16-b
Il y a un certain vulgaire, dans la même profession, qui ne vaut pas la peine qu'on descende jusqu'à s'instruire de ses disputes. Je leur laisse volontiers la liberté d'enseigner leur religion, et au peuple celle de la croire, car mon caractère n'est point de forcer personne; et ce même caractère, qui me rend le défenseur de la liberté, me fait haïr la persécution et les persécuteurs. Je ne puis voir, les bras croisés, l'innocence opprimée; il y aurait non de la douceur, mais de la lâcheté et de la timidité à le souffrir.
Je n'aurais jamais embrassé avec tant de chaleur la cause de M. Wolff, si je n'avais vu des hommes, qui pourtant se disent raisonnables, porter leur aveugle fureur jusqu'à se répandre en fiel et en amertume contre un philosophe qui ose penser librement, par la seule raison de la diversité de leurs sentiments et des siens : voilà l'unique motif de leur haine. Le même motif leur fait exalter la mémoire d'un scélérat, d'un perfide, d'un hypocrite, par cela seulement qu'il a pensé comme eux.
Je suis charmé de voir, monsieur, le témoignage que vous rendez aux quatre plus grands philosophes que l'Europe ait jamais portés. Leurs ouvrages sont des trésors de vérité; il est bien fâcheux qu'il s'y trouve des erreurs. La diversité de leurs sentiments sur la métaphysique nous fait voir l'incertitude de cette science et les bornes étroites de notre entendement. Si Newton, si Leibniz, si Locke, ces<17> génies supérieurs, ces gens dont l'esprit était accoutumé à penser toute leur vie, n'ont pu entièrement secouer le joug des opinions pour parvenir à des connaissances certaines, à quoi peut s'attendre un écolier en philosophie tel que moi?
M. Wolff sera très-flatté de l'approbation dont vous honorez sa Métaphysique. Elle la mérite en effet; c'est un des ouvrages les plus achevés en ce genre. Il y a plaisir à se soumettre aux yeux d'un juge auquel les beaux endroits et les faibles n'échappent point.
Je suis lâché de ne pouvoir accompagner ma lettre de la traduction de cette Métaphysique, dont je vous ai envoyé une espèce d'extrait, et que je vous ai promise tout entière. Vous savez, monsieur, que ces sortes d'ouvrages ne sont pas petits, et qu'ils se font fort lentement. Je fais copier cependant ce qui est achevé, et j'espère de le joindre à la première de mes lettres.
J'accompagne celle-ci de la Logique de M. Wolff, traduite par le sieur des Champs, jeune homme né avec assez de talent; il a l'avantage d'avoir été disciple de l'auteur, ce qui lui a procuré beaucoup de facilité dans sa traduction. Il me paraît qu'il a assez heureusement réussi; je souhaiterais seulement, pour l'amour de lui, qu'il corrigeât et abrégeât l'Épître dédicatoire, dans laquelle il me prodigue l'encens à pleines mains. Il aurait infiniment mieux trouvé sa place dans un prologue d'opéra, au siècle de Louis XIV.
Ce n'est point uniquement en faveur de la Henriade, seul poëme épique qu'aient les Français, que je me déclare, mais en faveur de tous vos ouvrages : ils sont généralement marqués au coin de l'immortalité.
C'est l'effet d'un génie universel et d'un esprit bien rare que de soutenir dans une élévation égale tant d'ouvrages de genres différents. Il n'y avait que vous, monsieur, permettez-moi de vous le dire, qui fussiez capable de réunir dans la même personne la profondeur<18> d'un philosophe, les talents d'un historien et l'imagination brillante d'un poëte. Vous me faites un plaisir infini et bien sensible en me promettant de m'envoyer tous vos ouvrages. Je ne les mérite que par tout le cas que j'en fais.
Les monarques peuvent donner des trésors, des royaumes même, et tout ce qui peut flatter l'avarice, l'orgueil et la cupidité des hommes; mais toutes ces choses restent hors d'eux, et, loin de les rendre plus éclairés18-a qu'ils ne le sont, elles ne servent ordinairement qu'à les corrompre. Le présent que vous me promettez, monsieur, est de tout un autre usage. On trouve dans sa lecture de quoi corriger ses mœurs et éclairer son esprit. Bien loin d'avoir la folle présomption de m'ériger en juge de vos ouvrages, je me contente de les admirer; le but que je me propose dans mes lectures est de m'instruire. Ainsi que les abeilles, je tire le miel des fleurs, et je laisse les araignées convertir les fleurs en venin.
Ce n'est point par ma faible voix que votre renommée, déjà si bien établie, peut s'accroître; mais du moins sera-t-on obligé d'avouer que les descendants des anciens Goths et des peuples vandales, les habitants des forêts d'Allemagne, savent rendre justice au mérite éclatant, à la vertu et aux talents des grands hommes, de quelque nation qu'ils soient.
Je sais, monsieur, à quel chagrin je vous exposerais, si j'avais l'indiscrétion de communiquer les ouvrages manuscrits que vous voudrez bien me confier. Reposez-vous, je vous supplie, sur mes engagements à ce sujet; ma foi est inviolable.
Je respecte trop les liens de l'amitié pour vouloir vous arracher des bras d'Émilie. Il faudrait avoir le cœur dur et insensible pour exiger de vous un pareil sacrifice; il faudrait n'avoir jamais connu la douceur qu'il y a d'être auprès des personnes que l'on aime, pour ne pas sentir la peine que vous causerait une telle séparation. Je<19> n'exigerai de vous que de rendre mes hommages à ce prodige d'esprit et de connaissances. Que de pareilles femmes sont rares!
Soyez persuadé, monsieur, que je connais tout le prix de votre estime, mais que je me souviens en même temps d'une leçon que me donne la Henriade :
C'est un poids bien pesant qu'un nom trop tôt fameux,19-aPeu de personnes le soutiennent; tous sont accablés sous le faix.
Il n'est point de bonheur que je ne vous souhaite, et aucun dont vous ne soyez digne. Cirey sera désormais mon Delphes, et vos lettres, que je vous prie de me continuer, mes oracles. Je suis, monsieur, avec une estime singulière, votre très-affectionné ami.
4. AU MÊME.
Remusberg, 7 novembre 1736.
Monsieur, je suis infiniment sensible à l'honneur que vous me faites de placer mon nom à la tête du bel ouvrage que vous venez de m'envoyer.19-b La matière qu'il renferme et la façon dont vous la tournez m'est si avantageuse, que je suis obligé d'avouer que l'on ne peut mieux confier le soin de sa renommée qu'entre vos mains. Les devoirs d'un roi sage et éclairé, le code du pape et des sept cardinaux, et l'histoire de la pédante érudition du roi Jacques d'Angleterre, sont<20> certes des traits de maître. Sans que je m'étende à faire l'anatomie du reste de cet ouvrage, qui est une des pièces les plus achevées que j'aie vues de ma vie, je vous en fais mes remercîments sincères, me trouvant heureux de l'avoir occasionné.
Je souhaiterais, monsieur, de pouvoir vous témoigner ma reconnaissance par une Épître en vers qui fût digne de vous être adressée. Mais comme les étoiles se cachent en la présence du soleil, dont la brillante lumière efface et ternit leur faible lueur, ainsi je sais imposer silence à ma verve novice et désavouée des Muses, quand il s'agit de vous écrire. Je sais que vos ouvrages n'ont aucun prix; ils portent en eux leur récompense, qui est l'immortalité. J'espère cependant que vous voudrez accepter, comme une marque de mon souvenir, le buste de Socrate,20-a que je vous envoie, en faveur de ce qu'il fut le plus grand homme de la Grèce, et le maître qui forma Alcibiade. Faisant abstraction de ce dont la calomnie le noircit, je pourrais le mettre en parallèle avec vous; mais, craignant de blesser votre modestie, si je vous disais sur ce sujet le tiers de ce que je pense, je me contenterai de le dire à toute la terre, qui me servira d'organe pour faire parvenir jusqu'à vous les sentiments d'estime et d'admiration avec lesquels je suis à jamais, monsieur, etc.
5. AU MÊME.
Remusberg, 13 novembre 1736.
Voltaire, ce n'est point le rang et la puissance,
Ni les vains préjugés d'une illustre naissance,
Qui peuvent procurer la solide grandeur.
<21>Du vulgaire ignorant telle est souvent l'erreur;
Mais un homme éclairé tient en main la balance;
Lui seul sait distinguer le vrai de l'apparence,
Il n'est point ébloui par un trompeur éclat,
Sous des titres pompeux il découvre le fat,
Et d'illustres aïeux ne compte point la suite.
Si vous n'héritez d'eux leurs vertus, leur mérite.
Il est d'autres moyens de se rendre fameux,
Qui dépendent de nous, et sont plus glorieux.
Chacun a des talents dont il doit faire usage
Selon que le destin en régla le partage.
L'esprit de l'homme est tel qu'un diamant précieux.
Qui sans être taillé ne brille point aux yeux.
Quiconque a trouvé l'art d'ennoblir son génie
Mérite notre hommage en dépit de l'envie.
Rome nous vante encor les sons de Corelli;
Le Français prévenu fredonne avec Lulli;
L'Énéide immortelle, en beautés si fertile,
Transmet jusqu'à nos jours l'heureux nom de Virgile;
Carrache, le Titien, Rubens, Buonarotti,
Nous sont aussi connus que l'est Algarotti,
Lui dont l'art du compas et le calcul excède
Le savoir tant vanté du célèbre Archimède.
On respecte en tous lieux le profond Cassini;
La façade du Louvre exalte Bernini;
Aux mânes de Newton tout Londre encore encense;
Henri, le grand Colbert, sont chéris dans la France;
Et votre nom, fameux par de savants exploits.
Doit être mis au rang des héros et des rois.
Monsieur, vous savez sans doute que le caractère dominant de notre nation n'est pas cette aimable vivacité des Français; on nous attribue en revanche le bon sens, la candeur et la véracité de nos discours; ce qui suffit pour vous faire sentir qu'un rimeur du fond de la Germanie n'est pas propre à produire des impromptu. La pièce que je vous envoie n'a pas non plus ce mérite.
<22>J'ai été longtemps en suspens si je devais vous envoyer mes vers ou non, à vous, l'Apollon du Parnasse français, à vous, devant qui les Corneille et les Racine ne sauraient se soutenir. Deux motifs m'y ont pourtant déterminé : celui qui eût sûrement dissuadé tout autre, c'est, monsieur, que vous êtes vous-même poëte, et que par conséquent vous devez connaître ce désir insurmontable, cette fureur que l'on a de produire ses premiers ouvrages; l'autre, et qui m'a le plus fortifié dans mon dessein, est le plaisir que j'ai de vous faire connaître mes sentiments à la faveur des vers, ce qui n'aurait pas eu la même grâce en prose.
Le plus grand mérite de ma pièce est, sans contredit, de ce qu'elle est ornée de votre nom; mon amour-propre ne m'aveugle pas jusqu'au point de croire cette Épître exempte de défauts. Je ne la trouve pas digne même de vous être adressée. J'ai lu, monsieur, vos ouvrages et ceux des plus célèbres auteurs, et je vous assure que je connais la différence infinie qu'il y a entre leurs vers et les miens.
Je vous abandonne ma pièce; critiquez, condamnez, désapprouvez-la, à condition de faire grâce aux deux vers qui la finissent. Je m'intéresse vivement pour eux : la pensée en est si véritable, si évidente, si manifeste, que je me vois en état d'en défendre la cause contre les critiques les plus rigides, malgré la haine et l'envie, et en dépit de la calomnie. Je suis, etc.
<23>6. AU MÊME.
Remusberg, 3 décembre 1736.23-a
Monsieur, j'ai été agréablement surpris en recevant aujourd'hui votre lettre avec les pièces dont vous avez bien voulu l'accompagner. Rien au monde ne m'aurait pu faire plus de plaisir, n'y ayant aucuns ouvrages dont je sois aussi avide que des vôtres. Je souhaiterais seulement que la souveraineté que vous m'accordez en qualité d'être pensant me mît en état de vous donner des marques réelles de l'estime que j'ai pour vous, et que l'on ne saurait vous refuser.
J'ai lu la dissertation sur l'âme que vous adressez au père Tournemine.23-b Tout homme raisonnable qui ne peut croire que ce qu'il peut comprendre, et qui ne décide pas témérairement sur des matières que notre faible raison ne saurait approfondir, sera toujours de votre sentiment. Il est certain que l'on ne parviendra jamais à la connaissance des premières causes. Nous qui ne pouvons pas comprendre d'où vient que deux pierres frappées l'une contre l'autre donnent du feu, comment pouvons-nous avancer que Dieu ne saurait réunir la pensée à la matière? Ce qu'il y a de sûr, c'est que je suis matière, et que je pense. Cet argument me prouve la vérité de votre proposition.
Je ne connais le père Tournemine que par la façon indigne dont il a attaqué M. Beausobre sur son Histoire du manichéisme.23-c Il substitue les invectives aux raisons, faible et grossière ressource qui prouve bien qu'il n'avait rien de mieux à dire. Quant à mon âme, je vous assure, monsieur, qu'elle est bien la très-humble servante de<24> la vôtre. Elle souhaiterait fort que, un peu plus dégagée de sa matière, elle pût aller s'instruire à Cirey,
A cet endroit fameux où mon âme révère
Le savoir d'Émilie et l'esprit de V oltaire;
Oui, c'est là que le ciel, prodiguant ses faveurs,
Vous a doué d'un bien préférable aux grandeurs.
Il m'a donné du rang le frivole avantage.
A vous tous les talents : gardez votre partage.
Ce n'est pas à vous, monsieur, que je dirai tout ce que je pense des pièces que vous venez de m'envoyer. L'ode, remplie de beautés, ne contient que des vérités très-évidentes; L'Épître à Émilie24-a est un merveilleux abrégé du système de M. Newton; et le Mondain, aimable pièce qui ne respire que la joie, est, si j'ose m'exprimer ainsi, un vrai cours de morale. La jouissance d'une volupté pure est ce qu'il y a de plus réel pour nous dans ce monde; j'entends cette volupté dont parle Montaigne,24-b et qui ne donne point dans l'excès d'une débauche outrée.
J'attends la Philosophie de Newton avec grande impatience; je vous en aurai une obligation infinie. Je vois bien que je n'aurai jamais d'autre précepteur que M. de Voltaire. Vous m'instruisez en vers, vous m'instruisez en prose; il faudrait un cœur bien revêche pour être indocile à vos leçons.
J'attends encore la Pucelle. J'espère qu'elle ne sera pas plus austère que tant d'autres héroïnes qui se sont pourtant laissé vaincre par les prières et les persévérances de leurs amants.
J'ai reçu deux paquets de votre part; celui-ci, monsieur, est le troisième. J'ai répondu aux deux premiers. Je vous ai ensuite adressé<25> des vers, et voici ma quatrième lettre dont j'attends réponse. La raison de ces retardements est en partie causée par les postes d'Allemagne, qui vont lentement; et d'ailleurs mes lettres font un grand détour, passant par Paris pour aller en Champagne. Si vous pouvez trouver quelque voie plus courte, je vous prie de me l'indiquer; je serai charmé de m'en servir.
Vous êtes trop au-dessus des louanges pour que je vous en donne, mais en même temps trop ami de la vérité pour vous offenser de l'entendre. Souffrez donc, monsieur, que je vous réitère toute l'estime que j'ai pour vous. Mes louanges se bornent à dire que je vous connais. Puisse toute la terre vous connaître de même! Puissent mes yeux un jour voir celui dont l'esprit fait le charme de ma vie!
Je suis avec une véritable considération, monsieur, etc.
7. DE VOLTAIRE.
(Leyde) décembre 1736.
Monseigneur,
J'ai versé des larmes de joie en lisant la lettre du 9 septembre, dont V. A. R. a bien voulu m'honorer; j'y reconnais un prince qui certainement sera l'amour du genre humain. Je suis étonné de toute manière : vous pensez comme Trajan, vous écrivez comme Pline, et vous parlez français comme nos meilleurs écrivains. Quelle différence entre les hommes! Louis XIV était un grand roi, je respecte sa mémoire; mais il ne parlait pas aussi humainement que vous, monseigneur, et ne s'exprimait pas de même. J'ai vu de ses lettres : il ne savait pas l'orthographe de sa langue. Berlin sera, sous vos auspices,<26> l'Athènes de l'Allemagne, et pourra l'être de l'Europe. Je suis ici dans une ville26-a où deux simples particuliers, M. Boerhaave d'un côté, et M. s'Gravesande de l'autre, attirent quatre ou cinq cents étrangers. Un prince tel que vous en attirera bien davantage, et je vous avoue que je me tiendrais bien malheureux, si je mourais avant d'avoir vu l'exemple des princes et la merveille de l'Allemagne.
Je ne veux point vous flatter, monseigneur; ce serait un crime, ce serait jeter un souffle empoisonné sur une fleur. J'en suis incapable; c'est mon cœur pénétré qui parle à V. A. R.
J'ai lu la Logique de M. Wolff, que vous avez daigné m'envoyer; j'ose dire qu'il est impossible qu'un homme qui a les idées si nettes, si bien ordonnées, fasse jamais rien de mauvais. Je ne m'étonne plus qu'un tel prince aime un tel philosophe. Ils étaient faits l'un pour l'autre. V. A. R., qui lit ses ouvrages, peut-elle me demander les miens? Le possesseur d'une mine de diamants me demande des grains de verre; j'obéirai, puisque c'est vous qui ordonnez.
J'ai trouvé, en arrivant à Amsterdam, qu'on avait commencé une édition de mes faibles ouvrages. J'aurai l'honneur de vous envoyer le premier exemplaire. En attendant, j'aurai la hardiesse d'envoyer à V. A. R. un manuscrit26-b que je n'oserais jamais montrer qu'à un esprit aussi dégagé des préjugés, aussi philosophe, aussi indulgent que vous l'êtes, et à un prince qui mérite, parmi tant d'hommages, celui d'une confiance sans bornes. Il faudra un peu de temps pour le revoir et le transcrire, et je le ferai partir par la voie que vous m'indiquerez. Je dirai alors :
Parve, sed invideo, sine me, liber, ibis ad illum.26-c<27>Des occupations indispensables, et des circonstances dont je ne suis pas le maître, m'empêchent d'aller moi-même porter à vos pieds ces hommages que je vous dois. Un temps viendra peut-être où je serai plus heureux.
Il parait que V. A. R. aime tous les genres de littérature. Un grand prince a soin de tous les ordres de l'Etat; un grand génie aime toutes les sortes d'étude. Je n'ai pu, dans ma petite sphère, que saluer de loin les limites de chaque science; un peu de métaphysique, un peu d'histoire, quelque peu de physique, quelques vers, ont partagé mon temps; faible dans tous ces genres, je vous offre au moins ce que j'ai.
Si vous voulez, monseigneur, vous amuser de quelques vers, en attendant de la philosophie, carmina possumus donare.27-a J'apprends que le sieur Thieriot a l'honneur de faire quelques commissions pour V. A. R. à Paris. J'espère, monseigneur, que vous en serez très-content. Si vous aviez quelques ordres à donner pour Amsterdam, je serais bien flatté d'être votre Thieriot de Hollande. Heureux qui peut vous servir! plus heureux qui peut approcher de vous!
Si je ne m'intéressais pas au bonheur des hommes, je serais fâché de vous voir destiné à être roi. Je vous voudrais particulier, je voudrais que mon âme pût approcher en liberté de la vôtre; mais il faut que mon goût cède au bien public.
Souffrez, monseigneur, qu'en vous je respecte encore plus l'homme que le prince; souffrez que de toutes vos grandeurs, celle de votre âme ait mes premiers hommages; souffrez que je vous dise encore combien vous me donnez d'admiration et d'espérance.
Je suis, etc.
<28>8. A VOLTAIRE.
Berlin, décembre 1736.
Monsieur, je vous avoue que j'ai senti une secrète joie de vous savoir en Hollande, me voyant par là plus à portée de recevoir de vos nouvelles, quoique je craignisse, de la façon dont vous me marquez y être, que quelque fâcheuse raison ne vous eût obligé de quitter la France, et de prendre l'incognito. Soyez sûr, monsieur, que ce secret ne transpirera pas par mon indiscrétion.
La France et l'Angleterre sont les deux seuls États où les arts soient en considération. C'est chez eux que les autres nations doivent s'instruire. Ceux qui ne peuvent pas s'y transporter en personne peuvent du moins, dans les écrits de leurs auteurs célèbres, puiser des connaissances et des lumières. Leurs langues, par conséquent, méritent bien que les étrangers les étudient, principalement la française, qui, selon moi, pour l'élégance, la finesse, l'énergie et les tours, a une grâce particulière. Ce sont ces motifs suffisants qui m'ont engagé à m'y appliquer. Je me sens récompensé richement de mes peines par l'approbation que vous m'accordez avec tant d'indulgence.
Louis XIV était un prince grand par une infinité d'endroits; un solécisme, une faute d'orthographe ne pouvait ternir en rien l'éclat de sa réputation, établie par tant d'actions qui l'ont immortalisé. Il lui convenait en tout sens de dire : Caesar est supra grammaticam. Mais il y a des cas particuliers qui ne sont pas généralement applicables. Celui-ci est de ce nombre, et ce qui était un défaut imperceptible en Louis XIV deviendrait une négligence impardonnable en tout autre.
Je ne suis grand par rien. Il n'y a que mon application qui pourra peut-être un jour me rendre utile à ma patrie, et c'est là toute la gloire que j'ambitionne. Les arts et les sciences ont toujours été les<29> enfants de l'abondance. Les pays où ils ont fleuri ont eu un avantage incontestable sur ceux que la barbarie nourrissait dans l'obscurité. Outre que les sciences contribuent beaucoup à la félicité des hommes, je me trouverais fort heureux de pouvoir les amener dans nos climats reculés, où jusqu'à présent elles n'ont que faiblement pénétré. Semblable à ces connaisseurs en tableaux, qui savent les juger, qui connaissent les grands maîtres, mais qui ne s'entendent pas même à broyer des couleurs, je suis frappé par ce qui est beau, je l'estime; mais je n'en suis pas moins ignorant. Je crains sérieusement, monsieur, que vous ne preniez une idée trop avantageuse de moi. Un poëte s'abandonne volontiers au feu de son imagination, et il pourrait fort bien arriver que vous vous forgeassiez un fantôme à qui vous attribueriez mille qualités, mais qui ne devrait son existence qu'à la fécondité de votre imagination.
Vous avez lu, sans doute, le poëme d'Alaric, de M. de Scudéry; il commence, si je ne me trompe, par ce vers :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.29-aVoilà certainement tout ce que l'on peut dire; mais malheureusement le poëte en reste là, et la superbe idée que l'on s'était formée du héros diminue à chaque page. Je crains beaucoup d'être dans le même cas; et je vous avoue, monsieur, que j'aime infiniment mieux ces rivières qui, coulant doucement près de leur source, s'accroissent dans leur cours, et roulent enfin, parvenues à leur embouchure, des flots semblables à ceux de la mer.
Je m'acquitte enfin de ma promesse, et je vous envoie par cette occasion la moitié de la Métaphysique de Wolff; l'autre moitié suivra<30> dans peu. Un homme que j'aime et que j'estime30-a s'est chargé de cette traduction par amitié pour moi. Elle est très-exacte et fidèle. Il en aurait châtié le style, si des affaires indispensables ne l'avaient arraché de chez moi. J'ai pris soin de marquer les endroits principaux. Je me flatte que cet ouvrage aura votre approbation : vous avez l'esprit trop juste pour ne le pas goûter.
La proposition de l'être simple, qui est une espèce d'atome, ou des monades dont parle Leibniz, vous paraîtra peut-être un peu obscure. Pour la bien comprendre, il faut faire attention aux définitions que l'auteur fait auparavant de l'espace, de l'étendue, des limites et de la figure.
Le grand ordre de cet ouvrage, et la connexion intime qui lie toutes les propositions les unes avec les autres, est, à mon avis, ce qu'il y a de plus admirable dans ce livre. La manière de raisonner de l'auteur est applicable à toutes sortes de sujets. Elle peut être d'un grand usage à un politique qui sait s'en servir. J'ose même dire qu'elle est applicable à tous les sujets de la vie privée.
La lecture des ouvrages de M. Wolff, bien loin de m'offusquer les yeux sur ce qui est beau, me fournit encore des motifs plus puissants pour y donner mon approbation.
J'attends vos ouvrages en vers et en prose avec une égale impatience. Vous augmenterez de beaucoup, monsieur, toute la reconnaissance que je vous dois déjà. Vous pourriez donner vos productions à des personnes plus éclairées, mais jamais à aucune qui en fasse plus de cas. Votre réputation vous met au-dessus de l'éloge, mais les sentiments d'admiration que j'ai pour vous m'empêchent de me taire. Vous savez, monsieur, que, quand on sent bien quelque chose, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de le cacher. J'entrevois tant de modestie dans la façon dont vous parlez de vos<31> propres ouvrages, que je crains de la choquer, même en ne disant qu'une partie de la vérité.
J'avoue que j'aurais une grande envie de vous voir et de connaître, monsieur, en votre personne, ce que ce siècle et la France ont produit de plus accompli. La philosophie m'apprend cependant à mettre un frein à cette envie. La considération de votre santé, qui, à ce qu'on m'assure, est délicate, vos arrangements particuliers, joints à un motif que vous pourriez avoir d'ailleurs pour ne point porter vos pas dans ces contrées, me sont des raisons suffisantes pour ne vous point presser sur ce sujet. J'aime mes amis d'une amitié désintéressée, et je préférerai en toutes occasions leur intérêt à mon agrément. Il suffit que vous me laissiez l'espérance de vous voir une fois dans la vie. Votre correspondance me tiendra lieu de votre personne; j'espère qu'elle sera plus facile à présent, vu la commodité des postes.
Je vous prie, monsieur, de m'avertir quand vous quitterez la Hollande pour aller en Angleterre; en ce cas, vous pouvez remettre vos lettres à notre envoyé Borcke. Je souffre beaucoup en voyant un homme de votre mérite la victime et la proie de la méchanceté des hommes. Le suffrage que je vous donne doit, par mon éloignement, vous tenir lieu de celui de la postérité. Triste et frivole consolation! Elle a pourtant été celle de tous les grands hommes qui, avant vous, ont souffert de la haine que les âmes basses et envieuses portent aux génies supérieurs. Des gens peu éclairés se laissent séduire par la malignité des méchants; semblables à ces chiens qui suivent en tout le chef de meute, qui aboient quand ils entendent aboyer, et qui prennent servilement le change avec lui. Quiconque est éclairé par la vérité se dégage des préjugés; il la découvre, et les déteste; il dévoile la calomnie, et l'abhorre. Soyez sûr, monsieur, que ces considérations font que je vous rendrai toujours justice. Je vous croirai toujours semblable à vous-même. Je m'intéresserai toujours vivement à ce qui vous regarde, et la Hollande, pays qui ne m'a jamais<32> déplu, me deviendra une terre sacrée, puisqu'elle vous contient. Mes vœux vous suivront partout, et la parfaite estime que j'ai pour vous, étant fondée sur votre mérite, ne cessera que quand il plaira au Créateur de mettre fin à mon existence. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis, monsieur, etc.
9. DE VOLTAIRE.
Leyde, janvier 1737.
Monseigneur,
Si j'étais malheureux, je serais bientôt consolé. On m'apprend que V. A. R. a daigné m'envoyer son portrait; c'est ce qui pouvait jamais m'arriver de plus flatteur, après l'honneur de jouir de votre présence. Mais le peintre aura-t-il pu exprimer dans vos traits ceux de cette belle âme à laquelle j'ai consacré mes hommages? J'ai appris que M. Chambrier32-a avait retiré le portrait à la poste; mais sur-le-champ madame la marquise du Châtelet, Émilie, lui a écrit que ce trésor était destiné pour Cirey. Elle le revendique, monseigneur; elle partage mon admiration pour V. A. R.; elle ne souffrira pas qu'on lui enlève ce dépôt précieux; il fera le principal ornement de la maison charmante qu'elle a bâtie dans son désert. On y lira cette petite inscription : Vultus Augusti, mens Trajani.
Apparemment, monseigneur, que le bruit du présent dont vous m'avez honoré a fait croire que j'étais en Prusse. Toutes les gazettes le disent; il est douloureux pour moi que, en devinant si bien mon goût, elles aient si mal deviné mes marches. Vous ne doutez pas,<33> monseigneur, de l'envie extrême que j'ai d'aller vous admirer de plus près; niais j'ai déjà eu l'honneur de vous mander qu'une occupation indispensable me retenait ici. C'est pour être plus digne de vos bontés, monseigneur, que je suis à Leyde; c'est pour me fortifier dans les connaissances des choses que vous favorisez. Vous n'aimez que les vérités, et j'en cherche ici. Je prendrai la liberté d'envoyer à V. A. R. la petite provision que j'aurai faite; vous démêlerez d'un coup d'œil les mauvais fruits d'avec les bons.
En attendant, si V. A. R. veut s'amuser par une petite suite du Mondain, j'aurai l'honneur de l'envoyer incessamment; c'est un petit essai de morale mondaine où je tâche de prouver avec quelque gaîté que le luxe, la magnificence, les arts, tout ce qui fait la splendeur d'un État, en fait la richesse, et que ceux qui crient contre ce qu'on appelle le luxe ne sont guère que des pauvres de mauvaise humeur. Je crois qu'on peut enrichir un État en donnant beaucoup de plaisir à ses sujets. Si c'est une erreur, elle me paraît jusqu'ici bien agréable. Mais j'attendrai le sentiment de V. A. R. pour savoir ce que je dois en penser. Au reste, monseigneur, c'est par pure humanité que je conseille les plaisirs; le mien n'est guère que l'étude et la solitude. Mais il y a mille façons d'être heureux. Vous méritez de l'être de toutes : ce sont les vœux que je fais pour vous, etc.
10. A VOLTAIRE.
Berlin, janvier 1737.33-a
Non, monsieur, je ne vous ai point envoyé mon portrait; une pareille manie ne m'est jamais venue dans l'esprit. Mon portrait n'est<34> ni assez beau ni assez rare pour vous être envoyé. Un malentendu a donné lieu à cette méprise. Je vous ai envoyé, monsieur, une bagatelle pour marque de mon estime, un buste de Socrate en guise de pommeau sur une canne; et la façon dont cette canne a été roulée, à la manière dont on roule les tableaux, aura donné lieu à cette erreur. Ce buste, de toutes façons, était plus digne de vous être envoyé que mon portrait. C'est l'image du plus grand homme de l'antiquité, d'un philosophe qui a fait la gloire des païens, et qui, jusqu'à nos jours, est l'objet de la jalousie et de l'envie des chrétiens. Socrate fut calomnié; eh! quel grand homme ne l'est pas? Son esprit, amateur de la vérité, revit en vous. Aussi vous seul méritez de conserver le buste de ce philosophe. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien le conserver
Madame la marquise du Châtelet me fait bien de l'honneur de vouloir bien s'intéresser pour mon soi-disant portrait. Elle serait capable de me donner meilleure opinion de moi que je n'en ai jamais eu et que je n'en devrais avoir. Ce serait à moi de désirer le sien. Je vous avoue que les charmes de son esprit m'ont fait oublier sa matière. Vous trouverez peut-être que c'est penser trop philosophiquement à mon âge; mais vous pourriez vous tromper. L'éloignement de l'objet et l'impossibilité de le posséder peuvent y avoir autant de part que la philosophie. Elle ne doit pas nous rendre insensibles, ni empêcher d'avoir le cœur tendre; elle ferait, en ce cas, plus de mal que de bien aux hommes.
Il semble en effet que quelque démon familier se soit abouché avec tous les gazetiers de Hollande pour leur faire écrire unanimement que vous m'êtes venu voir. J'en ai été informé par la voix publique, ce qui me fit d'abord douter de la vérité du fait. Je me dis que vous ne vous serviriez pas des gazetiers pour annoncer votre voyage, et que, en cas que vous me fissiez le plaisir de venir en ce pays-ci, j'en aurais des nouvelles plus intimes. Le public me croit<35> plus heureux que je ne le suis. Je me tue de le détromper. Je me sens d'ailleurs fort obligé au gazetier d'effectuer en idée ce qu'il juge très-bien qui peut m'être infiniment agréable.
Quoique vous n'ayez en aucune manière besoin de vous perfectionner par de nouvelles études dans la connaissance des sciences, je crois que la conversation du fameux M. s'Gravesande pourra vous être fort agréable. Il doit posséder la philosophie de Newton dans la dernière perfection. M. Boerhaave ne vous sera pas d'un moindre secours pour le consulter sur l'état de votre santé. Je vous la recommande, monsieur. Outre le penchant que vous vous sentez naturellement pour la conservation de votre corps, ajoutez, je vous prie, quelque nouvelle attention à celle que vous avez déjà, pour l'amour d'un ami qui s'intéresse vivement à tout ce qui vous regarde. J'ose vous dire que je sais ce que vous valez, et que je connais la grandeur de la perte que tout le monde ferait en vous : les regrets que l'on donnerait à vos cendres seraient inutiles et superflus pour ceux qui les sentiraient. Je prévois ce malheur, et je le crains : mais je voudrais le différer.
Vous me ferez beaucoup de plaisir, monsieur, de m'envoyer vos nouvelles productions. Les bons arbres portent toujours de bons fruits. La Henriade et vos ouvrages immortels me répondent de la beauté des futurs. Je suis fort curieux de voir la suite du Mondain que vous me promettez. Le plan que vous m'en marquez est tout fondé sur la raison et sur la vérité. En effet, la sagesse du Créateur n'a rien fait inutilement dans ce monde. Dieu veut que l'homme jouisse des choses créées, et c'est contrevenir à son but que d'en user autrement. Il n'y a que les abus et les excès qui rendent pernicieux ce qui, d'ailleurs, est bon en soi-même.
Ma morale, monsieur, s'accorde très-bien avec la vôtre. J'avoue que j'aime les plaisirs et tout ce qui y contribue. La brièveté de la vie est le motif qui m'enseigne d'en jouir. Nous n'avons qu'un temps,<36> dont il faut profiter. Le passé n'est qu'un rêve, le futur est incertain. Ce principe n'est point dangereux; il faut seulement n'en point tirer de mauvaise conséquence.
Je m'attends que votre essai de morale36-a sera l'histoire de mes pensées. Quoique mon plus grand plaisir soit l'étude et la culture des beaux-arts, vous savez, monsieur, mieux que personne, qu'ils exigent du repos, de la tranquillité et du recueillement d'esprit :
Car loin du bruit et du tumulte,
Apollon s'était retiré
Au haut d'un coteau consacré
Par les neuf Muses à son culte.
Pour courtiser les doctes Sœurs,
Il faut du repos, du silence,
Et des travaux en abondance
Avant de goûter leurs faveurs.
Voltaire, votre nom, immortel dans l'histoire,
Est gravé par leurs mains aux fastes de la gloire.
Il y a bien de la témérité pour un écolier, ou, pour mieux dire, à une grenouille du sacré vallon, d'oser croasser36-b en présence d'Apollon. Je le reconnaisse me confesse, et vous en demande l'absolution. L'estime que j'ai pour vous me la doit mériter. Il est bien difficile de se taire sur de certaines vérités, quand on en est bien pénétré, risque à s'exprimer bien ou mal. Je suis dans ce cas; c'est vous qui m'y mettez, et qui par conséquent devez avoir plus d'indulgence pour moi qu'aucun autre. Je suis à jamais avec toute la considération que vous méritez, monsieur, etc.
<37>11. AU MÊME.
Berlin, février 1737.37-a
Monsieur, j'ai reçu avec beaucoup de plaisir la Défense du Mondain et le joli badinage au sujet de la Mule du pape.37-b Chacune de ces pièces est charmante dans son genre. Le faux zèle de votre voisin le dévot37-c représente très-bien celui de beaucoup de personnes qui, dans leur stupide sainteté, taxent tout de péché, tandis qu'ils s'aveuglent sur leurs propres vices. Il n'y a rien de plus heureux que la transition du vin dont notre béat humecte son gosier séché à force d'argumenter. Le pauvre qui vit des vanités des grands,37-d le dieu qui, du temps de Tulle, était de bois, et d'or sous le consulat de Luculle,37-d etc., sont des endroits dont les beautés marchent à grands pas vers l'immortalité. Mais, monsieur, pourrais-je vous présenter mes doutes? C'est le moyen de m'instruire par les bonnes raisons dont vous vous servirez sans doute.
Peut-on donner l'épithète de chimérique à l'histoire romaine, histoire avérée par le témoignage de tant d'auteurs, de tant de monuments respectables de l'antiquité, et d'une infinité de médailles, dont il ne faudrait qu'une partie pour établir les vérités de la religion? Les étendards de foin des Romains me sont inconnus; mon ignorance ne peut servir d'excuse, mais, autant que je peux m'en ressouvenir, leurs premiers étendards furent des mains ajustées au haut d'une perche.
<38>Vous voyez, monsieur, un disciple qui demande à s'instruire; vous voyez en même temps un ami sincère qui agit avec franchise, et j'espère que votre esprit juste et pénétrant s'apercevra facilement que mon amitié seule vous parle. Usez-en, je vous prie, de même à mon égard.
J'avoue que mes réflexions sont plutôt celles d'un géomètre que les remarques d'un poëte; mais l'estime que j'ai pour vous, étant trop bien établie, sera toujours la même. Je suis à jamais, monsieur, etc.
12. AU MÊME.
Remusberg, 8 février 1737.
Monsieur, ne vous embarrassez nullement du bruit qui s'est répandu sur la correspondance que j'ai avec vous; ce bruit ne nous peut faire de la peine ni à l'un ni à l'autre. Il est vrai que des personnes superstitieuses, dont il y a tant dans ce pays, et peut-être plus qu'ailleurs, ont été scandalisées de ce que j'étais en commerce de lettres avec vous; ces personnes me soupçonnent d'ailleurs de ne point croire à la rigueur tout ce qu'elles nomment articles de foi. Vos ennemis les ont si fort prévenues par les calomnies qu'ils répandent sur votre sujet avec la dernière malignité, que ces bons dévots damnent saintement ceux qui vous préfèrent à Luther et à Calvin, et qui poussent l'endurcissement de cœur jusqu'à oser vous écrire. Pour me débarrasser de leurs importunités, j'ai cru que le parti le plus convenable était de faire avertir le gazetier de Hollande et d'Amsterdam qu'il me ferait plaisir de ne parler de moi en aucune façon.
<39>Voilà, monsieur, la vérité de tout ce qui s'est passé; vous pouvez y ajouter foi. Je peux vous assurer que je me fais honneur de vous estimer, et que je tire gloire de rendre hommage à votre génie. Je consentirai même à faire imprimer tous les endroits de mes lettres où il est parlé de vous, pour manifester aux yeux du monde entier que je ne rougis point de me faire éclairer d'un homme qui mérite de m'instruire, et qui n'a d'autre défaut que d'être trop supérieur au reste des hommes. Mais vous, monsieur, vous n'avez pas besoin d'un témoignage aussi faible que le mien pour affermir votre réputation, si bien établie par vous-même. Ce fondement est plus noble et plus solide que celui de mes suffrages. Dans tout autre siècle que celui où nous vivons, je n'aurais pas interdit au sieur Franchin la liberté de parler de moi, et même de la façon qu'il lui aurait plu. Il ne risquerait jamais de faire le Bajazet au mont Saint-Michel. C'est une règle de la prudence, et vous savez, monsieur, qu'il faut céder aux circonstances et s'accommoder au temps. Je me suis vu obligé de la pratiquer.
Vous avez reçu avec tant d'indulgence les vers que je vous ai adressés, que je hasarde de vous envoyer une Ode sur l'Oubli.39-a Ce sujet n'a pas été traité, que je sache. Je vous demande, monsieur, à son égard, toute l'inflexibilité d'un maître et la sévère rigidité d'un censeur. Vos corrections m'instruiront : elles me vaudront des préceptes dictés par Apollon même et l'inspiration des Muses.
Vous me ferez plaisir, monsieur, de me marquer vos doutes sur la Métaphysique de Wolff. Je vous enverrai dans peu le reste de l'ouvrage. Je crois que vous l'attaquerez par la définition qu'il fait de l'être simple. Il y a une Morale du même auteur : tout y est traité dans le même ordre que dans la Métaphysique; les propositions sont intimement liées les unes avec les autres, et se prêtent, pour ainsi dire, mutuellement la main pour se fortifier. Un certain Jordan,<40> que vous devez avoir vu à Paris, en a entrepris la traduction. Il a quitté saint Paul en faveur d'Aristote.40-a
Wolff établit à la fin de sa Métaphysique l'existence d'une âme différente du corps; il s'explique sur l'immortalité en ces termes : « L'âme ayant été créée de Dieu tout d'un coup et non successivement, Dieu ne peut l'anéantir que par un acte formel de sa volonté. » Il semble croire l'éternité du monde, quoiqu'il n'en parle pas en termes aussi clairs qu'on le désirerait.
Ce que l'on peut dire de plus palpable sur ce sujet est, selon mes faibles lumières, que le monde est éternel dans le temps, ou bien dans la succession des actions, mais que Dieu, qui est hors des temps, doit avoir été avant tout. Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que le inonde est beaucoup plus vieux que nous ne le croyons. Si Dieu, de toute éternité, l'a voulu créer, la volonté et le parfaire n'étant qu'un en lui, il s'ensuit nécessairement que le monde est éternel. Ne me demandez pas, je vous prie, monsieur, ce que c'est qu'éternel, car je vous avoue par avance que, en prononçant ce terme, je dis un mot que je n'entends pas moi-même. Les questions métaphysiques sont au-dessus de notre portée. Nous tâchons en vain de deviner les choses qui excèdent notre compréhension, et, dans ce monde ignorant, la conjecture la plus vraisemblable passe pour le meilleur système.
Le mien est d'adorer l'Être suprême, uniquement bon, uniquement miséricordieux, et qui par cela seul mérite mes hommages; d'adoucir et de soulager, autant que je le peux, les humains dont la misérable condition m'est connue; et de m'en rapporter sur le reste à la volonté du Créateur, qui disposera de moi comme bon lui semblera, et duquel, arrive ce qui peut, je n'ai rien à craindre. Je compte bien que c'est à peu près votre confession de foi.
Si la raison m'inspire, si j'ose me flatter qu'elle parle par ma bouche, c'est d'une manière qui vous est avantageuse : elle vous rend<41> justice comme au plus grand homme de France, et comme à un mortel qui fait honneur à la parole.
Si jamais je vais en France, la première chose que je demanderai, ce sera : Où est M. de Voltaire? Le Roi, sa cour, Paris, Versailles, ni le sexe, ni les plaisirs, n'auront part à mon voyage; ce sera vous seul. Souffrez que je vous livre encore un assaut au sujet du poëme de la Pucelle. Si vous avez assez de confiance en moi pour me croire incapable de trahir un homme que j'estime, si vous me croyez honnête homme, vous ne me le refuserez pas. Ce caractère m'est trop précieux pour le violer de ma vie, et ceux qui me connaissent savent que je ne suis ni indiscret ni imprudent.
Continuez, monsieur, à éclairer le monde. Le flambeau de la vérité ne pouvait être confié en de meilleures mains. Je vous admirerai de loin, ne renonçant cependant pas à la satisfaction de vous voir un jour. Vous me l'avez promis, et je me réserve de vous en faire ressouvenir à temps.
Comptez, monsieur, sur mon estime; je ne la donne pas légèrement, et je ne la retire pas de même. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis à jamais, monsieur, etc.
13. DE VOLTAIRE.
(Amsterdam, février 1737.)
Monseigneur, je ne sais par où commencer; je suis enivré de plaisir, de surprise, de reconnaissance :
Pollio et ipse facit nova carmina : pascite taurum.41-a<42>Vous faites à Berlin des vers français tels qu'on en faisait à Versailles du temps du bon goût et des plaisirs. Vous m'envoyez la Métaphysique de M. Wolff, et j'ose vous dire que V. A. R. a bien l'air de l'avoir traduite elle-même. Vous m'envoyez M. de Borcke dans le sein de ma solitude; vous savez combien un homme digne de votre bienveillance doit m'être cher. Je reçois à la fois quatre lettres de V. A. R. : le buste de Socrate est à Cirey. Je suis ébloui de tant de biens; j'ai une peine extrême à me recueillir assez pour vous remercier.
Les grandes passions parleront les premières; ces passions, monseigneur, sont vous et les vers :
Moderne Alcibiade, aimable et grand génie,
Sans avoir ses défauts, vous avez ses vertus.
Protecteur de Socrate, ennemi d'Anytus,
Vous ne redoutez point qu'on vous excommunie.
Je ne suis point Socrate; un oracle des dieux
Ne s'avisa jamais de me déclarer sage,
Et mon Alcibiade est trop loin de mes yeux.
C'est vous que j'aimerais, vous qui seriez mon maître.
Vous, contre la ciguë illustre et sûr appui,
Vous, sans qui tôt ou tard un Anytus, un prêtre.
Pourrait dévotement m'immoler comme lui.
Monseigneur, autrefois Auguste fit des vers pour Horace et pour Virgile; mais Auguste s'était souillé par des proscriptions. Charles IX fit des vers, et même assez jolis, pour Ronsard; mais Charles IX fut coupable d'avoir au moins permis la Saint-Barthélémy, pire que les proscriptions. Je ne vous comparerai qu'à notre Henri le Grand, à François Ier. Vous savez sans doute, monseigneur, cette charmante chanson de Henri le Grand pour sa maîtresse :42-a
<43>Recevez ma couronne,
Le prix de ma valeur;
Je la tiens de Bellone,
Tenez-la de mon cœur.
Voilà des modèles d'hommes et de rois; et vous les surpasserez. M. de Borcke a ému mon cœur par tout ce qu'il m'a dit de V. A. R.; mais il ne m'a rien appris.
Vous sentez bien, monseigneur, que j'ai dû recevoir vos lettres très-tard, attendu mon voyage. Enfin, madame du Châtelet les a reçues avec le Socrate. Le sieur Thieriot aurait pu retirer le paquet à la poste plus tôt; mais M. Chambrier le retira, et, croyant que c'était votre portrait, il voulait, comme de raison, le garder. Émilie est au désespoir que ce ne soit que Socrate. Monseigneur, le palais de Cirey s'est flatté d'être orné de l'image du seul prince que nous comptions sur la terre. Émilie l'attend : elle le mérite, et vous êtes juste.
Le sieur Thieriot a encore cru que j'allais en Prusse. L'éclat de vos bontés pour moi l'a persuadé à beaucoup de monde. On inséra cette nouvelle dans les gazettes, il y a presque un mois. Mais, monseigneur, la pénétration de votre esprit vous aura fait deviner mon caractère; je suis sûr que vous m'aurez rendu la justice d'être persuadé que j'ai la plus extrême envie de vous faire ma cour, mais que je n'ai eu nullement le dessein d'y aller. Je suis incapable de faire une telle démarche sans des ordres précis.
La cour du Roi votre père et votre personne, monseigneur, doivent attirer des étrangers; mais un homme de lettres qui vous est attaché ne doit pas aller sans ordre.
Je ne comptais pas assurément sortir de Cirey, il y a un mois. Madame du Châtelet, dont l'âme est faite sur le modèle de la vôtre, et qui a sûrement avec vous une harmonie préétablie, devait me retenir dans sa cour, que je préfère, sans hésiter, à celle de tous les rois<44> de la terre, et comme ami, et comme philosophe, et comme homme libre, car
..........Fuge suspicariCujus octavum trepidavit aetas
Claudere lustrum.44-a
Un orage m'a arraché de cette retraite heureuse; la calomnie m'a été chercher jusque dans Cirey. Je suis persécuté depuis que j'ai fait la Henriade. Croiriez-vous qu'on m'a reproché plus d'une fois d'avoir peint la Saint-Barthélémy avec des couleurs trop odieuses? On m'a appelé athée, parce que je dis que les hommes ne sont point nés pour se détruire. Enfin la tempête a redoublé, et je suis parti par les conseils de mes meilleurs amis. J'avais esquissé les principes assez faciles de la philosophie de Newton; madame du Châtelet avait sa part à l'ouvrage; Minerve dictait, et j'écrivais. Je suis venu à Leyde travailler à rendre l'ouvrage moins indigne d'elle et de vous; je suis venu à Amsterdam le faire imprimer et faire dessiner les planches. Cela durera tout l'hiver. Voilà mon histoire et mon occupation; les bontés de V. A. R. exigeaient cet aveu.
J'étais d'abord en Hollande sous un autre nom, pour éviter les visites, les nouvelles connaissances et la perte du temps; mais les gazettes ayant débité des bruits injurieux semés par mes ennemis, j'ai pris sur-le-champ la résolution de les confondre en les démentant et en me faisant connaître.
Je n'ai pas encore eu le temps de lire toute la Métaphysique dont vous avez daigné me faire présent; le peu que j'en ai lu m'a paru une chaîne d'or qui va du ciel en terre. Il y a, à la vérité, des chaînons si déliés, qu'on craint qu'ils ne se rompent : mais il y a tant d'art à les avoir faits, que je les admire, tout fragiles qu'ils peuvent être.
Je vois très-bien qu'on peut combattre l'espèce d'harmonie préétablie où M. Wolff veut venir, et qu'il y a bien des choses à dire contre<45> son système; mais il n'y a rien à dire contre sa vertu et contre son génie. Le taxer d'athéisme, d'immoralité, enfin le persécuter, me paraît absurde. Tous les théologiens de tous les pays, gens enivrés de chimères sacrées, ressemblent aux cardinaux qui condamnèrent Galilée. Ne voudraient-ils point brûler vif M. Wolff, parce qu'il a plus d'esprit qu'eux? Ange tutélaire de Wolff et de la raison, grand prince, génie vaste et facile, est-ce qu'un coup d'œil de vous n'impose pas silence aux sots?
Dans les lettres que je reçois de V. A. R., parmi bien des traits de prince et de philosophe, je remarque celui où vous dites : Caesar est supra grammaticam. Cela est très-vrai; il sied très-bien à un prince de n'être pas puriste; mais il ne sied pas d'écrire et d'orthographier comme une femme. Un prince doit en tout avoir reçu la meilleure éducation; et de ce que Louis XIV ne savait rien, de ce qu'il ne savait pas même la langue de sa patrie, je conclus qu'il fut mal élevé. Il était né avec un esprit juste et sage; mais on ne lui apprit qu'à danser et à jouer de la guitare. Il ne lut jamais, et, s'il avait lu, s'il avait su l'histoire, vous auriez moins de Français à Berlin. Votre royaume ne se serait pas enrichi, en 1686, des dépouilles du sien. Il aurait moins écouté le jésuite Le Tellier; il aurait, etc., etc., etc.
Ou votre éducation a été digne de votre génie, monseigneur, ou vous avez tout suppléé. Il n'y a aucun prince à présent sur la terre qui pense comme vous. Je suis bien fâché que vous n'ayez point de rivaux. Je serai toute ma vie, etc.
<46>14. DU MÊME.
(Amsterdam) février 1737.
Les lauriers d'Apollon se fanaient sur la terre,
Les beaux-arts languissaient ainsi que les vertus;
La Fraude aux yeux menteurs et l'aveugle Plutus
Entre les mains des rois gouvernaient le tonnerre.
La Nature indignée élève alors sa voix :
Je veux former, dit-elle, un règne heureux et juste,
Je veux qu'un héros naisse, et qu'il joigne à la fois
Les talents de Virgile et les vertus d'Auguste,
Pour l'ornement du monde et l'exemple des rois.
Elle dit; et du ciel les Vertus descendirent,
Tout le Nord tressaillit, tout l'Olympe accourut;
L'olive, les lauriers, les myrtes reverdirent,
Et Frédéric parut.
Que votre modestie, monseigneur, pardonne ce petit enthousiasme à cette vénération pleine de tendresse que mon cœur sent pour vous.
J'ai reçu les lettres charmantes de V. A. R., et des vers tels qu'en faisait Catulle du temps de César. Vous voulez donc exceller en tout? J'ai appris que c'est donc Socrate et non Frédéric que V. A. R. m'a donné. Encore une fois, monseigneur, je déteste les persécuteurs de Socrate, sans me soucier infiniment de ce sage au nez épaté.
Socrate ne m'est rien, c'est Frédéric que j'aime.Quelle différence entre un bavard athénien, avec son démon familier, et un prince qui fait les délices des hommes et qui en fera la félicité!
J'ai vu à Amsterdam des Berlinois : Fruere fama tui, Germanice.46-a Ils parlent de V. A. R. avec des transports d'admiration. Je m'informe <47>de votre personne à tout le monde. Je dis : Ubi est Deus meus?47-a Deus tuus, me répond-on, a le plus beau régiment de l'Europe; Deus tuus excelle dans les arts et dans les plaisirs; il est plus instruit qu'Alcibiade, joue de la flûte comme Télémaque, et est fort au-dessus de ces deux Grecs; et alors je dis comme le vieillard Siméon :
Quand mes yeux verront-ils le sauveur de ma vie?47-bJ'aurais déjà dû adresser à V. A. R. cette Philosophie promise et cette Pucelle non promise; mais premièrement croyez, monseigneur, que je n'ai pas eu un instant dont j'aie pu disposer. Secondement, cette Pucelle et cette Philosophie vont tout droit à la ciguë. Troisièmement, soyez persuadé que la curiosité que vous excitez dans l'Europe, comme prince et comme être pensant, a continuellement les yeux sur vous. On épie nos démarches et nos paroles; on mande tout, on sait tout.
Il y a par le monde des vers charmants qu'on attribue à Auguste-Virgile-Frédéric, quand Tournemine dit :
Il avouera, voyant cette figure immense.
Que la matière pense,47-c
Ce n'est pas V. A. R. qui m'a envoyé cela; d'où le sais-je? Croyez, monseigneur, que tout ministre étranger, quelque attaché qu'il vous soit, et quelque aimable qu'il puisse être, sacrifiera tout au petit mérite de conter des nouvelles aux supérieurs qui l'emploient. Cela dit, j'enverrai à Wésel le paquet que j'ose adresser à V. A. R.; mais permettez encore que je vous répète, comme Lucrèce à Memmius :
Tantum religio potuit suadere malorum.47-d<48>Ce vers doit être la devise de l'ouvrage. Vous êtes le seul prince sur la terre à qui j'osasse l'envoyer. Regardez-moi, monseigneur, comme le sujet48-a le plus attaché que vous ayez, car je n'ai point et ne veux avoir d'autre maître. Après cela, décidez.
Je pars incessamment de Hollande, malgré moi; l'amitié me rappelle à Cirey; on est venu me relancer ici. Le plus grand prince de la terre est devenu mon confident. Si donc V. A. R. a quelques ordres à me donner, je la supplie de les adresser sous le couvert de M. Du Breuil, à Amsterdam; il me les fera tenir. Ils arriveront tard; aussi, dans mes complaintes de la Providence, il y aura un grand article sur l'injustice extrême de n'avoir pas mis Cirey en Prusse. Je suis avec la vénération la plus tendre, permettez-moi ce mot, monseigneur, etc.
15. A VOLTAIRE.
(Remusberg) février (6 mars) 1787.
Monsieur, j'ai été très-agréablement surpris par les vers que vous avez bien voulu m'adresser; ils sont dignes de l'auteur. Le sujet le plus stérile devient fécond entre vos mains. Vous parlez de moi, et je ne me reconnais plus; tout ce que vous touchez se convertit en or.48-b
Mon nom sera connu par tes fameux écrits.
Des temps injurieux affrontant les mépris,
Je renaîtrai sans cesse, autant que tes ouvrages,
<49>Triomphant de l'envie, iront d'âges en âges
De la postérité recueillir les suffrages,
Et feront en tout temps le charme des esprits.
De tes vers immortels un pied, un hémistiche,
Où tu places mon nom comme un saint dans sa niche,
Me fait participer à l'immortalité
Que le nom de Voltaire avait seul mérité.
Qui saurait qu'Alexandre le Grand exista jadis, si Quinte-Curce et quelques fameux historiens n'eussent pris soin de nous transmettre l'histoire de sa vie? Le vaillant Achille et le sage Nestor n'auraient pas échappé à l'oubli des temps, sans Homère qui les célébra. Je ne suis, je vous assure, ni une espèce ni un candidat de grand homme; je ne suis qu'un simple individu qui n'est connu que d'une petite partie du continent, et dont le nom, selon toutes les apparences, ne servira jamais qu'à décorer quelque arbre de généalogie, pour tomber ensuite dans l'obscurité et dans l'oubli. Je suis surpris de mon imprudence lorsque je fais réflexion que je vous adresse des vers. Je désapprouve ma témérité dans le temps que je tombe dans la même faute. Despréaux dit49-a que
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l'instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement, de sa bizarre voix,
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois.
Je vous prie, monsieur, de vouloir bien être mon maître en poésie, comme vous le pouvez être en tout. Vous ne trouverez jamais de disciple plus docile et plus souple que je le serai. Bien loin de m'offenser de vos corrections, je les prendrai comme les marques les plus certaines de l'amitié que vous avez pour moi.
Un entier loisir m'a donné le temps de m'occuper à la science qui me plaît. Je tâche de profiter de cette oisiveté et de la rendre utile<50> en m'appliquant à l'étude de la philosophie, de l'histoire, et en m'amusant avec la poésie et la musique. Je vis à présent comme un homme, et je trouve cette vie infiniment préférable à la majestueuse gravité et à la tyrannique contrainte des cours. Je n'aime pas un genre de vie mesuré à la toise. Il n'y a que la liberté qui ait des appas pour moi.
Des personnes peut-être prévenues vous ont fait un portrait trop avantageux de moi. Leur amitié m'a tenu lieu de mérite. Souvenez-vous, monsieur, je vous prie, de la description que vous faites de la Renommée,
Dont la bouche, indiscrète en sa légèreté,
Prodigue le mensonge avec la vérité.50-a
Quand des personnes d'un certain rang remplissent la moitié d'une carrière, on leur adjuge le prix que les autres ne reçoivent qu'après l'avoir achevée. D'où peut venir une si étrange différence? Ou bien nous sommes moins capables que d'autres de faire bien ce que nous faisons, ou de vils adulateurs relèvent et font valoir nos moindres actions.
Le feu roi de Pologne, Auguste, calculait de grands nombres avec assez de facilité; tout le monde s'empressait à vanter sa haute science dans les mathématiques; il ignorait jusqu'aux éléments de l'algèbre.
Dispensez-moi, je vous prie, de vous citer plusieurs autres exemples que je pourrais vous alléguer.
Il n'y a eu, de nos jours, de grand prince véritablement instruit que le czar Pierre Ier. Il était non seulement législateur de son pays, mais il possédait parfaitement l'art de la marine. Il était architecte, anatomiste, chirurgien (quelquefois dangereux), soldat expert, économe consommé; enfin, pour en faire le modèle de tous les princes, il aurait fallu qu'il eût eu une éducation moins barbare et moins féroce que celle qu'il avait reçue dans un pays où l'autorité absolue n'était connue que par la cruauté.
<51>On m'a assuré que vous étiez amateur de la peinture; c'est ce qui m'a déterminé à vous envoyer la tête de Socrate, qui est assez bien travaillée. Je vous prie de vous contenter de mon intention.
J'attends avec une véritable impatience cette Philosophie et ce poëme qui mènent tout droit à la ciguë. Je vous assure que je garderai un secret inviolable sur ce sujet. Jamais personne ne saura que vous m'avez envoyé ces deux pièces, et bien moins seront-elles vues. Je m'en fais une affaire d'honneur. Je ne peux vous en dire davantage, sentant toute l'indignité qu'il y aurait de trahir, soit par imprudence, soit par indiscrétion, un ami que j'estime, et qui m'oblige.
Les ministres étrangers, je le sais, sont des espions privilégiés des cours. Ma confiance n'est pas aveugle, ni destituée de prévoyance sur ce sujet. D'où pouvez-vous avoir l'épigramme que j'ai faite sur M. La Croze? Je ne l'ai donnée qu'à lui. Ce bon gros savant occasionna ce badinage : c'était une saillie d'imagination, dont la pointe consiste dans une équivoque assez triviale, et qui était passable dans la circonstance où je l'ai faite, mais qui d'ailleurs est assez insipide. La pièce du père Tournemine se trouve dans la Bibliothèque française.51-a M. La Croze l'a lue. Il hait les jésuites comme les chrétiens haïssent le diable, et n'estime d'autres religieux que ceux de la congrégation de Saint-Maur, dans l'ordre desquels il a été.
Vous voilà donc parti de la Hollande. Je sentirai le poids de ce double éloignement. Vos lettres seront plus rares, et mille empêchements fâcheux concourront à rendre notre correspondance moins fréquente. Je me servirai de l'adresse que vous me donnez du sieur Du Breuil. Je lui recommanderai fort d'accélérer autant qu'il pourra l'envoi de mes lettres et le retour des vôtres.
Puissiez-vous jouir à Cirey de tous les agréments de la vie! Votre bonheur n'égalera jamais les vœux que je fais pour vous, ni ce que<52> vous méritez. Marquez, je vous prie, à madame la marquise du Châtelet qu'il n'y a qu'elle seule à qui je puisse me résoudre de céder M. de Voltaire, comme il n'y a qu'elle seule aussi qui soit digne de vous posséder.
Quand même Cirey serait à l'autre bout du monde, je ne renonce pas à la satisfaction de m'y rendre un jour. On a vu des rois voyager pour de moindres sujets, et je vous assure que ma curiosité égale l'estime que j'ai pour vous. Est-il étonnant que je désire voir l'homme le plus digne de l'immortalité, et qui la tient de lui-même?
Je viens de recevoir des lettres de Berlin, d'où l'on m'écrit que le résident de l'Empereur avait reçu la Pucelle imprimée. Ne m'accusez pas d'indiscrétion. Je suis avec toute l'estime imaginable, monsieur, etc.
16. DE VOLTAIRE.
(Cirey) mars 1737.
Deliciae humani generis, ce titre vous est plus cher que celui de monseigneur, d'altesse royale et de majesté, et ne vous est pas moins dû.
Je dois d'abord rendre compte à V. A. R. de mes marches, car enfin je me suis fait votre sujet. Nous avons, nous autres catholiques, une espèce de sacrement que nous appelons la confirmation; nous y choisissons un saint pour être notre patron dans le ciel, notre espèce de dieu tutélaire. Je voudrais bien savoir pourquoi il me serait permis de me choisir un petit dieu plutôt qu'un roi. Vous êtes fait pour être mon roi, bien plus assurément que saint François d'Assise ou saint Dominique ne sont faits pour être mes saints. C'est donc à mon<53> roi que j'écris, et je vous apprends, rex amate, que je suis revenu dans votre petite province de Cirey, où habitent la philosophie, les grâces, la liberté, l'étude. Il n'y manque que le portrait de V. M. Vous ne nous le donnez point; vous ne voulez point que nous ayons des images pour les adorer, comme dit la sainte Écriture.53-a
J'ai vu encore le Socrate dont V. A. R. m'a daigné faire présent; ce présent me fait relire tout, ce que Platon dit de Socrate. Je suis toujours de mon premier avis :
La Grèce, je l'avoue, eut un brillant destin;
Mais Frédéric est né : tout change; je me flatte
Qu'Athènes quelque jour doit céder à Berlin;
Et déjà Frédéric est plus grand que Socrate,
aussi dégagé des superstitions populaires, aussi modeste qu'il était vain. Vous n'allez point dans une église de luthériens vous faire déclarer le plus sage de tous les hommes; vous vous bornez à faire tout ce qu'il faut pour l'être. Vous n'allez point de maison en maison, comme Socrate, dire au maître qu'il est un sot, au précepteur qu'il est un âne, au petit garçon qu'il est un ignorant; vous vous contentez de penser tout cela de la plupart des animaux qu'on appelle hommes, et vous songez encore, malgré cela, à les rendre heureux.
J'ai à répondre aux critiques que V. A. R. a daigné me faire, dans une de ses lettres, au sujet des anciens Romains, qui, dans les
................. champs de Mars,
Portaient jadis du foin pour étendards.53-b
Le colonel du plus beau régiment de l'Europe a peine à consentir que les vainqueurs de la sixième partie de notre continent n'aient pas toujours eu des aigles d'or à la tête de leurs armées. Mais tout a un commencement. Quand les Romains n'étaient que des paysans,<54> ils avaient du foin pour enseignes; quand ils furent populum late regem,54-a ils eurent des aigles d'or.
Ovide, dans ses Fastes,54-b dit expressément des anciens Romains :
Non illi coelo labentia signa movebant,
Sed sua, quae magnum perdere crimen erat;
antithèse assez ridicule de dire : « Ils ne connaissaient point les signes célestes, ils ne connaissaient que les signes de leurs armées. » Il continue, et dit, en parlant de ces enseignes :
Iliaque de foeno; sed erat reverentia foeno,
Quantum nunc aquilas cernis habere tuas
Pertica suspensos portabat longa maniplos :
Unde maniplaris nomma miles habet.
Voilà mes bottes de foin bien constatées. A l'égard des premiers temps de leur histoire, je m'en rapporte à V. A. R. comme sur tous les premiers temps. Que pensez-vous de Rémus et de Romulus, fils du dieu Mars? de la louve? du pivert? de la tête d'homme toute fraîche qui fit bâtir le Capitole? des dieux de Lavinium qui revenaient à pied d'Albe à Lavinium? de Castor et de Pollux combattant au lac Régille? d'Attius Naevius qui coupait des pierres avec un rasoir? de la vestale qui tirait un vaisseau avec sa ceinture? du palladium? des boucliers tombés du ciel? enfin de Mucius Scévola, de Lucrèce, des Horaces, de Curtius, histoires non moins chimériques que les miracles dont je viens de parler? Monseigneur, il faut mettre tout cela dans la salle d'Odin, avec notre sainte ampoule, la chemise de la Vierge, le sacré prépuce, et les livres de nos moines.
J'apprends que V. A. R. vient de faire rendre justice à M. Wolff. Vous immortalisez votre nom; vous le rendez cher à tous les siècles en protégeant le philosophe éclairé contre le théologien absurde<55> et intrigant. Continuez, grand prince, grand homme; abattez le monstre de la superstition et du fanatisme, ce véritable ennemi de la Divinité et de la raison. Soyez le roi des philosophes; les autres princes ne sont que les rois des hommes.
Je remercie tous les jours le ciel de ce que vous existez. Louis XIV, dont j'aurai l'honneur d'envoyer un jour à V. A. R. l'histoire manuscrite, a passé les dernières années de sa vie dans de misérables disputes au sujet d'une bulle ridicule55-a pour laquelle il s'intéressait sans savoir pourquoi, et il est mort tiraillé par des prêtres qui s'anathématisaient les uns les autres avec le zèle le plus insensé et le plus furieux. Voilà à quoi les princes sont exposés : l'ignorance, mère de la superstition, les rend victimes des faux dévots. La science que vous possédez vous met hors de leurs atteintes.
J'ai lu avec une grande attention la Métaphysique de M. Wolff. Grand prince, me permettez-vous de dire ce que j'en pense? Je crois que c'est vous qui avez daigné la traduire; j'y ai vu de petites corrections de votre main. Émilie vient de la lire avec moi.
C'est de votre Athènes nouvelle
Que ce trésor nous est venu;
Mais Versailles n'en a rien su;
Ce trésor n'est pas fait pour elle.
Cette Émilie, digne de Frédéric, joint ici son admiration et ses respects pour le seul prince qu'elle trouve digne de l'être; mais elle en est d'autant plus fâchée de n'avoir point le portrait de V. A. R. Il y a enfin quelque chose de prêt, selon vos ordres. J'envoie celle-ci au maître de la poste de Trêves, en droiture, sans passer par Paris; de là elle ira à Wésel. Daignez ordonner si vous voulez que je me serve de cette voie. Je suis avec un profond respect, etc.
<56>17. A VOLTAIRE.
Remusberg, 7 avril 1787.
Monsieur, il n'y a pas jusqu'à votre manière de cacheter qui ne me soit garant des attentions obligeantes que vous avez pour moi. Vous me parlez d'un ton extrêmement flatteur, vous me comblez de louanges, vous me donnez des titres qui n'appartiennent qu'à de grands hommes, et je succombe sous le faix de ces louanges.
Mon empire sera bien petit, monsieur, s'il n'est composé que de sujets de votre mérite. Faut-il des rois pour gouverner des philosophes? des ignorants pour conduire des gens instruits? en un mot, des hommes pleins de leurs passions pour contenir les vices de ceux qui les suppriment, non par la crainte des châtiments, non par la puérile appréhension de l'enfer et des démons, mais par amour de la vertu?
La raison est votre guide, elle est votre souveraine, et Henri le Grand, le saint qui vous protége. Une autre assistance vous serait superflue. Cependant, si je me voyais, relativement au poste que j'occupe, en état de vous faire ressentir les effets des sentiments que j'ai pour vous, vous trouveriez en moi un saint qui ne se ferait jamais invoquer en vain; je commence par vous en donner un petit échantillon. Il me paraît que vous souhaitez d'avoir mon portrait; vous le voulez, je l'ai commandé sur l'heure.
Pour vous montrer à quel point les arts sont en honneur chez nous, apprenez, monsieur, qu'il n'est aucune science que nous ne tâchions d'ennoblir. Un de mes gentilshommes, nommé Knobelsdorff,56-a qui ne borne pas ses talents à savoir manier le pinceau, a tiré ce portrait. Il sait qu'il travaille pour vous, et que vous êtes connaisseur : c'est un aiguillon qui suffit pour l'animer à se surpasser.<57> Un de mes intimes amis, le baron de Keyserlingk, ou Césarion, vous rendra mon effigie. Il sera à Cirey vers la fin du mois prochain. Vous jugerez, en le voyant, s'il ne mérite pas l'estime de tout honnête homme. Je vous prie, monsieur, de vous confier à lui. Il est chargé de vous presser vivement au sujet de la Pucelle, de la Philosophie de Newton, de l'Histoire de Louis XIV, et de tout ce qu'il pourra vous extorquer.
Comment répondre à vos vers, à moins d'être né poëte? Je ne suis pas assez aveuglé sur moi-même pour imaginer que j'aie le talent de la versification. Écrire dans une langue étrangère, y composer des vers, et, qui pis est, se voir désavoué d'Apollon, c'en est trop.
Je rime pour rimer; mais est-ce être poëte
Que de savoir marquer le repos dans un vers,
Et, se sentant pressé d'une ardeur indiscrète,
Aller psalmodier sur des sujets divers?
Mais, lorsque je te vois t'élever dans les airs,
Et d'un vol assuré prendre l'essor rapide.
Je crois, dans ce moment, que Voltaire me guide;
Mais non, Icare tombe, et périt dans les mers.
En vérité, nous autres poëtes, nous promettons beaucoup, et tenons peu. Dans le moment même que je fais amende honorable de tous les mauvais vers que je vous ai adressés, je tombe dans la même faute. Que Berlin devienne Athènes, j'en accepte l'augure; pourvu qu'elle soit capable d'attirer M. de Voltaire, elle ne pourra manquer de devenir une des villes les plus célèbres de l'Europe.
Je me rends, monsieur, à vos raisons. Vous justifiez vos vers à merveille. Les Romains ont eu des bottes de foin en guise d'étendards. Vous m'éclairez, vous m'instruisez; vous savez me faire tirer profit de mon ignorance même.
Par quoi mon régiment a-t-il pu exciter votre curiosité? Je voudrais qu'il fût connu par sa bravoure, et non par sa beauté. Ce n'est pas par un vain appareil de pompe et de magnificence, par un éclat<58> extérieur qu'un régiment doit briller. Les troupes avec lesquelles Alexandre assujettit la Grèce, et conquit la plus grande partie de l'Asie, étaient conditionnées bien différemment. Le fer faisait leur unique parure. Ils étaient, par une longue et pénible habitude, endurcis aux travaux; ils savaient endurer la faim, la soif et tous les maux qu'entraîne après soi l'âpreté d'une longue guerre. Une rigoureuse et rigide discipline les unissait intimement ensemble, les faisait tous concourir à un même but, et les rendait propres à exécuter avec promptitude et vigueur les desseins les plus vastes de leurs généraux.
Quant aux premiers temps de l'histoire romaine, je me suis vu engagé à soutenir sa vérité, et cela, par un motif qui vous surprendra. Pour vous l'expliquer, je suis obligé d'entrer dans un détail que je tâcherai d'abréger autant qu'il me sera possible.
Il y a quelques années qu'on trouva dans un manuscrit du Vatican l'histoire de Romulus et de Rémus, rapportée d'une manière toute différente de celle dont elle nous est connue. Ce manuscrit fait foi que Rémus s'échappa des poursuites de son frère, et que, pour se dérober à sa jalouse fureur, il se réfugia dans les provinces septentrionales de la Germanie, vers les rives de l'Elbe; qu'il y bâtit une ville située auprès d'un grand lac, à laquelle il donna son nom; et que, après sa mort, il fut inhumé dans une île qui, s'élevant du sein des eaux, forme une espèce de montagne au milieu du lac.
Deux moines sont venus ici, il y a quatre ans, de la part du pape, pour découvrir l'endroit que Rémus a fondé, selon la description que je viens d'en faire. Ils ont jugé que ce devait être Remusberg, ou comme qui dirait mont Rémus. Ces bons pères ont fait creuser dans l'île, de toutes parts, pour découvrir les cendres de Rémus. Soit qu'elles n'aient pas été conservées assez soigneusement, ou que le temps, qui détruit tout, les ait confondues avec la terre, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils n'ont rien trouvé.
<59>Une chose qui n'est pas plus avérée que celle-là, c'est que, il y a environ cent ans, en posant les fondements de ce château, on trouva deux pierres sur lesquelles était gravée l'histoire du vol des vautours. Quoique les figures aient été fort effacées, on en a pu reconnaître quelque chose. Nos gothiques aïeux, malheureusement fort ignorants, et peu curieux des antiquités, ont négligé de nous conserver ces précieux monuments de l'histoire, et nous ont par conséquent laissés dans une incertitude obscure sur la vérité d'un fait aussi important.
On a trouvé, il n'y a pas trois mois, en remuant la terre dans le jardin, une urne et des monnaies romaines, mais qui étaient si vieilles, que le coin en était quasi tout effacé. Je les ai envoyées à M. de La Croze. Il a jugé que leur antiquité pouvait être de dix-sept à dix-huit siècles.
J'espère, monsieur, que vous me saurez gré de l'anecdote59-a que je viens de vous apprendre, et que, en sa faveur, vous excuserez l'intérêt que je prends à tout ce qui peut regarder l'histoire d'un des fondateurs de Rome, dont je crois conserver la cendre. D'ailleurs, on ne m'accuse point de trop de crédulité. Si je pèche, ce n'est pas par superstition.
Ma foi, se défiant même du vraisemblable.
En évitant l'erreur, cherche la vérité.
Le grand, le merveilleux, approchent de la fable;
Le vrai se reconnaît à la simplicité.
L'amour de la vérité et l'horreur de l'injustice m'ont fait embrasser le parti de M. Wolff. La vérité nue a peu de pouvoir sur l'esprit de la plupart des hommes; pour se montrer, il faut qu'elle soit revêtue du rang, de la dignité et de la protection des grands.
<60>L'ignorance, le fanatisme, la superstition, un zèle aveugle, mêlé de jalousie, ont poursuivi M. Wolff. Ce sont eux qui lui ont imputé des crimes, jusqu'à ce qu'enfin le monde commence d'apercevoir l'aurore de son innocence.
Je ne veux point m'arroger une gloire qui ne m'est point due, ni tirer vanité d'un mérite étranger. Je peux vous assurer que je n'ai point traduit la Métaphysique de M. Wolff; c'est un de mes amis à qui l'honneur en est dû.60-a Un enchaînement d'événements l'a conduit en Russie, où il est depuis quelques mois, quoiqu'il mérite un sort meilleur. Je n'ai d'autre part à cet ouvrage que de l'avoir occasionné, et celui de la correction. Le copiste tient le reste de cette traduction; je l'attends tous les jours; vous l'aurez dans peu.
Le souvenir d'Émilie m'est bien flatteur. Je vous prie de l'assurer que j'ai des sentiments très-distingués pour elle,
Car l'Europe la compte au rang des plus grands hommes.60-bQue pourrais-je refuser à Newton-Vénus, à la plus haute science revêtue des agréments de la beauté, des charmes de la jeunesse, des grâces et des appas? La marquise du Châtelet veut mon portrait (ce serait à moi à lui demander le sien); j'y souscris. Chaque trait de pinceau fera foi de l'admiration que j'ai pour elle.60-c
J'envoie cette lettre par le canal du sieur Du Breuil, à l'adresse que vous m'avez indiquée. Je crois qu'il serait bon de prendre des mesures avec le maître de poste de Trêves pour régler notre petite correspondance. J'attendrai que vous ayez pris des arrangements avec lui avant de me servir de cette voie.
Quand est-ce que le plus grand homme de la France n'aura plus<61> besoin de tant de précautions? Est-ce que vos compatriotes seront les seuls à vous dénier la gloire qui vous est due? Sortez de cette ingrate patrie, et venez dans un pays où vous serez adoré. Que vos talents trouvent un jour dans cette nouvelle Athènes leur rémunérateur.
Amène dans ces lieux la foule des beaux-arts,
Fais-nous part du trésor de ta philosophie.
Des peuples de savants suivront tes étendards;
Eclaire-les du feu de ton puissant génie.
Les myrtes, les lauriers, soignés dans ce canton,
Attendent que, cueillis par les mains d'Émilie,
Ils servent quelque jour à te ceindre le front.
J'en vois crever Rousseau de fureur et d'envie.
Je viens de recevoir l'Enfant prodigue. II est plein de beaux endroits; il n'y manque que la dernière main.
Vos lettres me font un plaisir infini; mais je vous avoue que je leur préférerais de beaucoup la satisfaction de m'entretenir avec vous, et de vous assurer de vive voix de la plus parfaite estime avec laquelle je suis à jamais, monsieur, etc.
18. DE VOLTAIRE.
(Cirey) 17 avril 1787.
......................................................................
Voilà, monseigneur, les réflexions que vous m'avez ordonné de faire sur cette ode61-a dont V. A. R. a daigné embellir la poésie française. Souffrez que je vous dise encore combien je suis étonné de l'honneur<62> que vous faites à notre langue; et, sans fatiguer davantage votre modestie de tout ce que m'inspire mon admiration, je suis venu au détail de chaque strophe. Après avoir cueilli avec V. A. R. les fleurs de la poésie, il faut passer aux épines de la métaphysique.
J'admire avec V. A. R. l'esprit vaste et précis, la méthode, la finesse de M. Wolff. Il me paraît qu'il y a de la honte à le persécuter, et de la gloire à le protéger. Je vois avec un plaisir extrême que vous le protégez en prince, et que vous le jugez en philosophe.
V. A. R. a senti en esprit supérieur le point critique de cette Métaphysique, d'ailleurs admirable. Cet être simple dont il parle donne naissance à bien des difficultés. Il y a, dit-il, art. XVI, des êtres simples partout où il y a des êtres composés. Voici ses propres paroles : « S'il n'y avait pas des êtres simples, il faudrait que toutes les parties les plus petites consistassent en d'autres parties; et comme on ne pourrait indiquer aucune raison d'où viendraient les êtres composés, aussi peu qu'on pourrait comprendre d'où existerait un nombre, s'il ne devait point contenir d'unités, il faut à la fin concevoir des êtres simples, par lesquels les êtres composés ont existé. »
Ensuite, art. LXXXI : « Les êtres simples n'ont ni figure, ni grandeur, et ne peuvent remplir d'espace. »
Ne pourrait-on pas répondre à ces assertions : 1o Un être composé est nécessairement divisible à l'infini, et cela est prouvé géométriquement. 2o S'il n'est pas physiquement divisible à l'infini, c'est que nos instruments sont trop grossiers; c'est que les formes et les générations des choses ne pourraient subsister, si les premiers principes dont les choses sont formées se divisaient, se décomposaient. Divisez, décomposez le premier germe des hommes, des plantes, il n'y aura plus ni hommes ni plantes. Il faut donc qu'il y ait des corps indivisés.
Mais il ne s'ensuit pas de là que ces premiers germes, ces premiers principes, soient indivisibles en effet, simples, sans étendue; car alors<63> ils ne seraient pas corps, et il se trouverait que la matière ne serait pas composée de matière, que les corps ne seraient pas composés de corps; ce qui serait un peu étrange.
Que sera-ce donc que les premiers principes de la matière? Ce seront des corps divisibles sans doute, mais qui seront indivisés tant que la nature des choses subsistera.
Mais quelle sera la raison suffisante de l'existence des corps? Il n'y a certainement que deux façons de concevoir la chose : ou les corps sont tels par leur nature nécessairement, ou ils sont l'ouvrage de la volonté d'un libre et très-libre Être suprême. Il n'y a pas un troisième parti à prendre. Mais dans les deux opinions, on a des difficultés bien grandes à résoudre.
Quelle sera donc l'opinion que j'embrasserai? Celle où j'aurai, de compte fait, moins d'absurdités à dévorer. Or, je trouve beaucoup plus de contradictions, de difficultés, d'embarras dans le système de l'existence nécessaire de la matière; je me range donc à l'opinion de l'existence de l'Être suprême, comme la plus vraisemblable et la plus probable.
Je ne crois pas qu'il y ait de démonstration proprement dite de l'existence de cet Être indépendant de la matière. Je me souviens que je ne laissais pas, en Angleterre, d'embarrasser un peu le fameux docteur Clarke, quand je lui disais : On ne peut appeler démonstration un enchaînement d'idées qui laisse toujours des difficultés. Dire que le carré construit sur le grand côté d'un triangle est égal au carré des deux autres côtés, c'est une démonstration qui, toute compliquée qu'elle est, ne laisse aucune difficulté. Mais l'existence d'un Être créateur laisse encore des difficultés insurmontables à l'esprit humain. Donc cette vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites. Je la crois, cette vérité; mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable; c'est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres.
<64>Il y aurait sur cela bien des choses à dire; mais ce serait porter de l'or au Pérou que de fatiguer V. A. R. de réflexions philosophiques.
Toute la métaphysique, à mon gré, contient deux choses : la première, tout ce que les hommes de bon sens savent; la seconde, ce qu'ils ne sauront jamais.
Nous savons, par exemple, ce que c'est qu'une idée simple, une idée composée; nous ne saurons jamais ce que c'est que cet être qui a des idées. Nous mesurons les corps; nous ne saurons jamais ce que c'est que la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voie de l'analogie; c'est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles, avec lequel nous ne laissons pas d'aller et aussi de tomber.
Cette analogie m'apprend que les bêtes, étant faites comme moi, ayant du sentiment comme moi, des idées comme moi, pourraient bien être ce que je suis. Quand je veux aller au delà, je trouve un abîme, et je m'arrête sur le bord du précipice.
Tout ce que je sais, c'est que, soit que la matière soit éternelle (ce qui est bien incompréhensible), soit qu'elle ait été créée dans le temps (ce qui est sujet à de grands embarras), soit que notre âme périsse avec nous, soit qu'elle jouisse de l'immortalité, on ne peut dans ces incertitudes prendre un parti plus sage, plus digne de vous, que celui que vous prenez de donner à votre âme, périssable ou non, toutes les vertus, tous les plaisirs et toutes les instructions dont elle est capable, de vivre en prince, en homme et en sage, d'être heureux et de rendre les autres heureux.
Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J'admire que, à votre âge, le goût des plaisirs ne vous ait point emporté, et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des plaisirs. Nous ne sommes point nés uniquement pour lire Platon et Leibniz, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans notre tête; nous sommes nés avec un cœur qu'il faut remplir, avec des passions qu'il faut satisfaire, sans en être maîtrisés.
<65>Que je suis charmé de votre morale, monseigneur! Que mon cœur se sent né pour être le sujet du vôtre! J'éprouve trop de satisfaction de penser en tout comme vous.
V. A. R. me fait l'honneur de me dire, dans sa dernière lettre, qu'elle regarde le feu czar comme le plus grand homme du dernier siècle; et cette estime que vous avez pour lui ne vous aveugle pas sur ses cruautés. Il a été un grand prince, un législateur, un fondateur; mais, si la politique lui doit tant, quels reproches l'humanité n'a-t-elle pas à lui faire! On admire en lui le roi; mais on ne peut aimer l'homme. Continuez, monseigneur, et vous serez admiré et aimé du monde entier.
Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes, ce sera de fouler aux pieds la superstition et le fanatisme, de ne pas permettre qu'un homme en robe persécute d'autres hommes qui ne pensent pas comme lui. Il est très-certain que les philosophes ne troubleront jamais les États. Pourquoi donc troubler les philosophes? Qu'importait à la Hollande que Bayle eût raison? Pourquoi faut-il que Jurieu, ce ministre fanatique, ait eu le crédit de faire arracher à Bayle sa petite fortune? Les philosophes ne demandent que de la tranquillité, ils ne veulent que vivre en paix sous le gouvernement établi; et il n'y a pas un théologien qui ne voulût être le maître de l'État. Est-il possible que des hommes qui n'ont d'autre science que le don de parler sans s'entendre et sans être entendus aient dominé et dominent encore presque partout?
Les pays du Nord ont cet avantage sur le midi de l'Europe, que ces tyrans des âmes y ont moins de puissance qu'ailleurs. Aussi les princes du Nord sont-ils, pour la plupart, moins superstitieux et moins méchants qu'ailleurs. Tel prince italien se servira du poison, et ira à confesse. L'Allemagne protestante n'a ni de pareils sots, ni de pareils monstres; et, en général, je n'aurais pas de peine à prou<66>ver que les rois les moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.
Vous voyez, digne héritier de l'esprit de Marc-Aurèle, avec quelle liberté j'ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui méritiez qu'on vous parle ainsi.
19. A VOLTAIRE66-a
Remusberg, 9 mai 1737.
Monsieur, je viens de recevoir votre lettre sous date du 17 avril; elle est arrivée assez vite; je ne sais d'où vient que les miennes ont été si longtemps en chemin. Que votre indulgence pour mes vers me paraît suspecte! Avouez-le, monsieur, vous craignez le sort de Philoxène, vous me croyez un Denys,66-b sans quoi votre langage aurait été tout différent. Un ami sincère dit des vérités désagréables, mais salutaires. Vous auriez critiqué le monument et les funérailles placées avant les batailles, dans la strophe quatrième de l'ode; vous auriez condamné la figure du chagrin désarmé, qui est trop hardie, etc. En un mot, vous m'auriez dit :
Emondez-moi ces rameaux trop épars.66-cQue sert-il à un borgne qu'on l'assure qu'il a la vue bonne? en<67> voit-il mieux? Je vous prie, monsieur, soyez mon censeur rigide, comme vous êtes déjà mon exemple et mon maître en fait de poésie. Ne vous en tenez pas aux ongles de la figure d'un très-ignorant sculpteur; corrigez tout l'ouvrage. Je vous envoie la suite de la traduction de Wolff jusqu'au paragraphe 770. Vous en aurez la fin par mon cher Césarion, mon petit ambassadeur dans la province de la Raison, au paradis terrestre. Je ne chercherais pas ma souveraine félicité dans l'éclat de la magnificence, mais dans une volupté pure, et dans le commerce des êtres les plus raisonnables parmi les mortels; en un mot, si je pouvais disposer de ma personne, je me rendrais moi-même à Cirey, pour y raisonner tout mon soûl. Je vous compte à la tête de tous les êtres pensants; certes le Créateur aurait de la peine à produire un esprit plus sublime que le vôtre,
Génie heureux que la nature
De ses dons combla sans mesure.
Le ciel, jaloux de ses faveurs,
Ne fait que rarement de brillants caractères;
Il pétrit là de ces humain vulgaires,
De ces gens faits pour les grandeurs;
Mais, hélas! dans mille ans qu'on voit peu de Voltaires!
Mon portrait s'achèvera aujourd'hui; le peintre s'évertue de faire de son mieux. Je vous dois déjà quelques coups de grâce; mais en conscience j'ai cru devoir vous en avertir. Pourrais-je finir ma lettre sans y insérer un article pour Émilie? Faites-lui, je vous prie, bien des assurances de ma parfaite estime. Vous devriez bien me faire avoir son portrait, car je n'oserais le lui demander. Si mon corps pouvait voyager comme mes pensées, je vous assurerais de vive voix de la parfaite estime et de la considération avec laquelle je suis, etc.
<68>20. AU MÊME.
Amalthée, 14 mai 1737.68-a
Monsieur, je vous demande excuse de l'injustice que je vous ai faite, et à votre sincérité, dans ma dernière lettre. Je suis charmé de m'être trompé, et de voir que vous me connaissez assez pour vouloir relever les fautes que j'ai faites.
Je passe condamnation au sujet de mon ode. Je conviens de toutes les fautes que vous me reprochez; mais, loin de me rebuter, je vous importunerai encore avec quelques-unes de mes pièces, que je vous prierai de vouloir corriger avec la même sincérité. Si je n'y profite autrement, je trouve toujours ce moyen heureux pour vous escroquer quelques bons vers.
Les Grâces, qui partout accompagnent vos pas,
En prêtant à mes vers le tour qu'ils n'avaient pas,
Suppléent par leurs soins à mon peu de pratique,
Ornent de mille fleurs mon ode prosaïque,
Et font voir, par l'effet d'un assez rare effort,
Que ce que vous touchez se convertit en or.68-b
Je passe à présent à la philosophie. Vous suivez en tout la route des grands génies, qui, loin de se sentir animés d'une basse et vile jalousie, estiment le mérite où ils le rencontrent, et le prisent sans prévention. Je vous fais des compliments à la place de M. Wolff, sur<69> la manière avantageuse dont vous vous expliquez sur son sujet. Je vois, monsieur, que vous avez très-bien compris les difficultés qu'il y a sur l'être simple. Souffrez que j'y réponde.
Les géomètres prouvent qu'une ligne peut être divisée à l'infini; que tout ce qui a deux côtés ou deux faces, ce qui revient au même, peut l'être également. Mais, dans la proposition de M. Wolff, il ne s'agit, si je ne me trompe, ni de lignes ni de points; il s'agit des unités ou parties indivisibles qui composent la matière.
Personne ne peut ni ne pourra jamais les apercevoir; donc on n'en peut avoir d'idées, car nous n'avons d'idées nettes que des choses qui tombent sous nos sens. M. Wolff dit tout ce que l'être simple n'est pas; il écarte l'espace, la longueur, la largeur, etc., avec beaucoup de précaution, pour prévenir le raisonnement des géomètres, qui n'est plus applicable à son être simple, parce qu'il n'a aucune propriété de la matière. Notre philosophe se sert de l'artifice de saint Paul, qui, après nous avoir promenés jusque dans le sanctuaire des cieux, nous abandonne à notre propre imagination, suppléant par le terme d'ineffable à ce qu'il n'aurait pu expliquer sans donner prise sur lui.
Il me semble cependant qu'il n'y a rien de plus vrai que toute chose composée doit avoir des parties. Ces parties en peuvent avoir, à leur tour, autant que vous en voudrez imaginer. Mais enfin il faut pourtant qu'on trouve des unités; et, faute de n'avoir pas l'organe des yeux et de l'attouchement assez subtil, faute d'instruments assez délicats, nous ne décomposerons jamais la matière jusqu'à pouvoir trouver ces unités.
Que vous représentez-vous quand vous pensez à un régiment composé de quinze cents hommes? Vous vous représentez ces quinze cents hommes comme autant d'unités ou comme autant d'individus réunis sous un même chef. Prenons un de ces hommes seul : je trouve que c'est un être fini, qui a de l'étendue, largeur, épaisseur, etc., que cet être a des bornes, et par conséquent une figure;<70> je trouve qu'il est divisible à l'infini.70-a Pourrait-il être un être fini et infini en même temps? Non, car cela implique contradiction. Or, comme une chose ne saurait être et ne pas être en même temps, il faut nécessairement que l'homme ne soit pas infini; donc il n'est pas divisible à l'infini; donc il y a des unités qui, prises ensemble, font des nombres composés; et ce sont ces nombres, dès qu'ils sont composés, qu'on nomme matière.
Je vous abandonne volontiers le divin Aristote, le divin Platon, et tous les héros de la philosophie scolastique. C'étaient des hommes qui avaient recours à des mots pour cacher leur ignorance. Leurs disciples les en croyaient sur leur réputation, et des siècles entiers se sont contentés de parler sans s'entendre. Il n'est plus permis, de nos jours, de se servir de mots que dans leur sens propre. M. Wolff donne la définition de chaque mot, il règle son usage; et, ayant fixé les termes, il prévient beaucoup de disputes qui ne naissent souvent que d'un jeu de mots, ou de la différente signification que les personnes y attachent.
Il n'y a rien de plus vrai que ce que vous dites de la métaphysique; mais je vous avoue que, indépendamment de cela, je ne saurais défendre à mon esprit, naturellement curieux, d'approfondir des mystères qui l'intéressent beaucoup, et qui l'attirent par les difficultés qu'ils lui présentent.
Vous me dites le plus poliment du monde que je suis une bête. Je m'en étais bien douté un peu jusqu'à présent; mais je commence à en être convaincu. A parler sérieusement, vous n'avez pas tort; et cette raison, prérogative dont les hommes tirent un si glorieux avantage, qui est-ce qui la possède? Des hommes qui, pour vivre ensemble, ont été obligés de se choisir des supérieurs et de se faire des lois pour s'apprendre que c'était une injustice de s'entre-tuer, de se<71> voler, etc. Ces hommes raisonnables se font la guerre pour de vains arguments qu'ils ne comprennent pas;71-a ces êtres raisonnables ont cent religions différentes, toutes plus absurdes les unes que les autres; ils aiment à vivre longtemps, et se plaignent de la durée du temps et de l'ennui pendant toute leur vie. Sont-ce là les effets de cette raison qui les distingue des brutes?
On peut m'objecter les savantes découvertes des géomètres, les calculs de M. Bernoulli et de Newton; mais en quoi ces gens-là étaient-ils plus raisonnables que les autres? Ils passaient toute leur vie à chercher des propositions algébriques, des rapports de nombres, et ils ne tiraient aucun profit de la courte et brève durée de la vie.
Que j'approuve un philosophe qui sait se délasser auprès d'Émilie! Je sais bien que je préférerais infiniment sa connaissance à celle du centre de gravité, de la quadrature du cercle, de l'or potable, et du péché contre le Saint-Esprit.
Vous parlez, monsieur, en homme instruit sur ce qui regarde les princes du Nord. Ils ont incontestablement de grandes obligations à Luther et à Calvin (pauvres gens d'ailleurs), qui les ont affranchis du joug des prêtres et de la cour romaine, et qui ont augmenté considérablement leurs revenus par la sécularisation des biens ecclésiastiques. Leur religion cependant n'est pas purifiée de superstitieux et de bigots. Nous avons une secte de béats qui ne ressemblent pas mal aux presbytériens d'Angleterre, et qui sont d'autant plus insupportables, qu'ils damnent avec beaucoup d'orthodoxie, et sans appel, tous ceux qui ne sont pas de leur avis. On est obligé de cacher ses sentiments pour ne se point faire d'ennemis mal à propos. C'est un proverbe commun, et qui est dans la bouche de tout le monde, de dire :<72> Cet homme n'a ni foi ni loi. Cela vaut seul la décision d'un concile. On vous damne sans vous entendre, et on vous persécute sans vous connaître. D'ailleurs, attaquer la religion reçue dans un pays, c'est attaquer dans son dernier retranchement l'amour-propre des hommes, qui leur fait préférer un sentiment reçu et la foi de leurs pères à toute autre créance, quoique plus raisonnable que la leur.
Je pense comme vous, monsieur, sur M. Bayle. Cet indigne Jurieu, qui le persécutait, oubliait le premier devoir de toute religion, qui est la charité. M. Bayle m'a paru d'ailleurs d'autant plus estimable, qu'il était de la secte des académiciens, qui ne faisaient que rapporter simplement le pour et le contre des questions, sans décider témérairement sur des sujets dont nous ne pouvons découvrir que les abîmes.
Il me semble que je vous vois à table, le verre à la main, vous ressouvenir de votre ami. Il m'est plus flatteur que vous buviez à ma santé que de voir ériger en mon honneur les temples qu'on érigeait à Auguste. Brutus se contentait de l'approbation de Caton; les suffrages d'un sage me suffisent.
Que vous prêtez un secours puissant à mon amour-propre! Je lui oppose sans cesse l'amitié que vous avez pour moi; mais qu'il est difficile de se rendre justice! et combien ne doit-on pas être en garde contre la vanité à laquelle nous nous sentons une pente si naturelle!
Mon petit ambassadeur partira dans peu pour Cirey, muni d'un crédit et du portrait que vous voulez absolument avoir. Des occupations militaires ont retardé son départ. Il est comme le Messie annoncé; je vous en parle toujours, et il n'arrive jamais. C'est à lui que je vous prie de remettre tout ce que vous voudrez confier à ma discrétion. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, etc.
<73>21. AU MÊME.
Nauen, 25 mai 1787.
Monsieur, je viens de munir mon cher Césarion de tout ce qu'il lui fallait pour faire le voyage de Cirey. Il vous rendra ce portrait que vous voulez avoir absolument. Il n'y a que la malheureuse matérialité de mon corps qui empêche mon esprit de l'accompagner.
Césarion a le malheur d'être né Courlandais (le baron de Keyserlingk, son père, est maréchal de la cour du duc de Courlande); mais il est le Plutarque de cette Béotie moderne. Je vous le recommande au possible. Confiez-vous entièrement à lui. Il a le rare avantage d'être homme d'esprit et discret en même temps. Je dirai, en le voyant partir :
Cher vaisseau qui portes Virgile
Sur le rivage athénien, etc.73-a
Si j'étais envieux, je le serais du voyage que Césarion va faire. La seule chose qui me console est l'idée de le voir revenir comme ce chef des Argonautes qui emporta les trésors de Colchos. Quelle joie pour moi quand il me rendra la Pucelle, le Règne de Louis XIV, la Philosophie de Newton, et les autres merveilles inconnues que vous n'avez pas voulu jusqu'ici communiquer au public! Ne me privez pas de cette consolation. Vous qui désirez si ardemment le bonheur des humains, voudriez-vous ne pas contribuer au mien? Une lecture agréable entre, selon moi, pour beaucoup dans l'idée du vrai bonheur.
Il est juste que vous assuriez de mes attentions Vénus-Newton. La science ne pouvait jamais se mieux loger que dans le corps d'une aimable personne. Quel philosophe pourrait résister à ses arguments? En se laissant guider par cette aimable philosophe, la raison<74> nous guiderait-elle toujours? Pour moi, je craindrais fort les flèches dorées du petit dieu de Cythère.
Césarion vous rendra compte de l'estime parfaite que j'ai pour vous; il vous dira jusqu'à quel point nous honorons la vertu, le mérite et les talents. Croyez, je vous prie, tout ce qu'il vous dira de ma part; et soyez sûr qu'on ne peut exagérer la considération avec laquelle je suis, monsieur, etc.
22. DE VOLTAIRE.
Cirey, 27 mai 1737.
C'est sans doute un héros, c'est un sage, un grand homme,
Qui fonda cet asile embelli par vos pas;
Mais cet honneur n'est dû qu'aux vrais héros de Rome,
Rémus ne le méritait pas.
Scipion l'Africain, bravant sa république,
En quittant un sénat trop ingrat envers lui,
Porta dans vos climats ce courage héroïque
Qui faisait trembler Rome et qui fut son appui.
Cicéron dans l'exil y porta l'éloquence,
Ce grand art des Romains, cette auguste science
D'embellir la raison, de forcer les esprits.
Ovide y fit briller un art d'un plus grand prix,
L'art d'aimer, de le dire, et surtout l'art de plaire.
Tous trois vous ont formé, leur esprit vous éclaire;
Voilà les fondateurs de ces aimables lieux.
Vous suivez leur exemple, ils sont, vos vrais aïeux.
La véritable Rome est cette heureuse enceinte
Où les plaisirs pour vous vont tous se signaler.
L'autre Rome est tombée, et n'est plus que la sainte;
Remusberg est la seule où je voudrais aller.
<75>Voilà, monseigneur, ce que je pense du mont Rémus; je suis destiné à avoir en tout des opinions fort différentes des moines. Vos deux antiquaires à capuchon, soi-disant envoyés par le pape pour voir si le frère de Romulus a fondé votre palais, devaient bien faire un saint de ce Rémus, n'en pouvant faire le fondateur de votre palais; mais apparemment que Rémus aurait été aussi étonné de se voir en paradis qu'en Prusse.
On attend avec impatience, dans le petit paradis de Cirey, deux choses qui seront bien rares en France : le portrait d'un prince tel que vous, et M. de Keyserlingk, que V. A. R. honore du nom de son ami intime.
Louis XIV disait un jour à un homme qui avait rendu de grands services au roi d'Espagne Charles II, et qui avait eu sa familiarité : Le roi d'Espagne vous aimait donc beaucoup? - Ah! Sire, répondit le pauvre courtisan, est-ce que vous autres rois vous aimez quelque chose?
Vous voulez donc, monseigneur, avoir toutes les vertus qu'on leur souhaite si inutilement, et dont on les a toujours loués si mal à propos; ce n'est donc pas assez d'être supérieur aux hommes par l'esprit comme par le rang, vous l'êtes encore par le cœur. Vous, prince et ami! Voilà deux grands titres réunis qu'on a crus jusqu'ici incompatibles.
Cependant j'avais toujours osé penser que c'était aux princes à sentir l'amitié pure, car d'ordinaire les particuliers qui prétendent être amis sont rivaux. On a toujours quelque chose à se disputer : de la gloire, des places, des femmes, et surtout des faveurs de vous autres maîtres de la terre, qu'on se dispute encore plus que celles des femmes, qui vous valent pourtant bien.
Mais il me semble qu'un prince, et surtout un prince tel que vous, n'a rien à disputer, n'a point de rival à craindre, et peut aimer sans embarras et tout à son aise. Heureux, monseigneur, qui peut <76>avoir part aux bontés d'un cœur comme le vôtre! M. de Keyserlingk ne désire rien sans doute. Tout ce qui m'étonne, c'est qu'il voyage.
Cirey est aussi, monseigneur, un petit temple dédié à l'amitié. Madame du Châtelet, qui, je vous assure, a toutes les vertus d'un grand homme, avec les grâces de son sexe, n'est pas indigne de sa visite, et elle le recevra comme l'ami du prince Frédéric.
Que V. A. R. soit bien persuadée, monseigneur, qu'il n'y aura jamais à Cirey d'autre portrait que le vôtre. Il y a ici une petite statue de l'Amour, au bas de laquelle nous avons mis : Noto Deo; nous mettrons au bas de votre portrait : Soli Principi.
Je me sais bien mauvais gré de ne dire jamais, dans mes lettres à V. A. R., aucune nouvelle de la littérature française, à laquelle vous daignez vous intéresser; mais je vis dans une retraite profonde, auprès de la dame la plus estimable du siècle présent, et avec les livres du siècle passé; il n'est guère parvenu dans ma retraite de nouveautés qui méritent d'aller au mont Rémus.
Nos belles-lettres commencent à bien dégénérer, soit qu'elles manquent d'encouragement, soit que les Français, après avoir trouvé le bien dans le siècle de Louis XIV, aient aujourd'hui le malheur de chercher le mieux, soit qu'en tout pays la nature se repose après de grands efforts, comme les terres après une moisson abondante.
La partie de la philosophie la plus utile aux hommes, celle qui regarde l'âme, ne vaudra jamais rien parmi nous, tant qu'on ne pourra pas penser librement. Un certain nombre de gens superstitieux fait grand tort ici à toute vérité. Si Cicéron vivait, et qu'il écrivît De natura deorum, ou ses Tusculanes; si Virgile disait :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari!76-a
Cicéron et Virgile courraient grand risque; il n'y a que les jésuites<77> à qui il est permis de tout dire; et si V. A. R. a lu ce qu'ils disent, je doute qu'elle leur fasse le même honneur qu'à M. Rollin.77-a Pour bien écrire l'histoire, il faut être dans un pays libre; mais la plupart des Français réfugiés en Hollande ou en Angleterre ont altéré la pureté de leur langue.
A l'égard de nos universités, elles n'ont guère d'autre mérite que celui de leur antiquité. Les Français n'ont point de Wolff, point de Mac-Laurin, point de Manfredi, point de s'Gravesande, ni de Musschenbroek. Nos professeurs de physique, pour la plupart, ne sont pas dignes d'étudier sous ceux que je viens de citer. L'Académie des sciences soutient très-bien l'honneur de la nation; mais c'est une lumière qui ne se répand pas encore assez généralement; chaque académicien se borne à des vues particulières. Nous n'avons ni bonne physique, ni bons principes d'astronomie pour instruire la jeunesse; et nous sommes obligés, en cela, d'avoir recours aux étrangers.
L'opéra se soutient, parce qu'on aime la musique; et malheureusement cette musique ne saurait être, comme l'italienne, du goût des autres nations. La comédie tombe absolument. A propos de comédie, je suis très-mortifié, monseigneur, qu'on ait envoyé l'Enfant prodigue à V. A. R. Premièrement, la copie que vous avez n'est point mon véritable ouvrage; en second lieu, la véritable n'est qu'une ébauche, que je n'ai ni le temps ni la volonté d'achever, et qui ne méritait point du tout vos regards.
Je parle à V. A. R. avec la naïveté qui n'est peut-être que trop mon caractère; je vous dis, monseigneur, ce que je pense de ma nation, sans vouloir la mépriser ni la louer. Je crois que les Français vivent un peu dans l'Europe sur leur crédit, comme un homme riche qui se ruine insensiblement. Notre nation a besoin de l'œil du maître pour être encouragée; et pour moi, monseigneur, je ne demande rien que la continuation des regards du prince Frédéric. Il<78> n'y a que la santé qui me manque; sans cela je travaillerais bien à mériter vos bontés; mais peu de génie et peu de santé, cela fait un pauvre homme.
Je suis avec un profond respect, etc.
23. DU MÊME.
(Cirey) mai 1737.
J'ai reçu la lettre du prince philosophe, et j'apprends qu'il y a un gros paquet pour moi entre les mains du sieur Du Breuil-Tronchin, à Amsterdam. Ce paquet est probablement la seconde partie de la Métaphysique; tout est de votre ressort, prince inimitable. Je suis avec V. A. R. comme un cercle infiniment petit, concentrique à un cercle infiniment grand; toutes les lignes du cercle infiniment grand vont trouver le centre du pauvre infiniment petit; mais quelle différence de leur circonférence! J'aime tout ce que votre génie aime; mais je touche à peine ce que vous embrassez. Je vois non seulement le protecteur de Wolff, mais une intelligence égale à lui. Je vais oser parler à cette intelligence.
Vous me faites l'honneur de me dire qu'un être tel que l'homme ne saurait être fini et infini à la fois, et que cela impliquerait contradiction. Il est vrai qu'il ne saurait être fini et infini dans le même sens; mais il peut être fini physiquement, et être divisible à l'infini géométriquement. Cette division à l'infini n'est autre chose que l'impossibilité d'assigner un dernier point indivisible; et cette impuissance est ce que les hommes appellent infini en petit, de même que l'impuissance d'assigner les bornes de l'étendue est ce que nous appelons l'infini en grand.
<79>Par exemple, soit une unité : 1 est fini; mais prenez 1/29 1/49 1/89 1/16, etc., vous n'épuiserez jamais cette série. Il est pourtant vrai que cette série, une moitié, un quart, un huitième, un seizième, prise tout entière, est égale à cette unité. Voilà, je crois, tout le secret de l'infini en petit.
De même, prenez tout d'un coup l'infini en grand; il est certain que les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc., n'en approcheront jamais. Mais prenez tous ces nombres à la fois, sans compter; ils sont égaux à l'infini.
Cette méthode est celle des géomètres : elle est démontrée, on ne peut pas en appeler.
Il n'y a donc nulle contradiction entre ces deux propositions : cette unité est finie, et la série 1/29 1/49 1/89 égale à cette unité, est infinie.
Ces vérités, ces démonstrations géométriques n'empêchent point du tout qu'il n'y ait des êtres indivisés dans la nature, des êtres uns, des atomes; sans quoi le monde ne serait point organisé. Il est très-vrai que la matière est composée d'indivisés, parce qu'il faut des êtres inaltérables pour faire des germes qui sont toujours les mêmes, parce que les éléments des êtres mixtes ne seraient pas éléments, s'ils étaient composés. Il est donc très-vrai que les principes des choses sont des substances dures, solides, indivisées; mais ces principes sont-ils pour cela indivisibles? Je n'en vois nullement la conséquence.
S'ils étaient encore divisés, cet univers ne serait pas tel qu'il est; mais il est toujours clair qu'ils sont divisibles, puisqu'ils sont matière, qu'ils ont des côtés.
Tant que les éléments du feu, de l'eau, de l'air, seront tels qu'ils sont, indivisés, ils seront les mêmes; la nature ne changera pas : mais l'auteur de la nature peut les diviser.
Reste actuellement à comprendre comment, selon M. Wolff, la matière serait composée d'êtres simples sans étendue; c'est à quoi ma pauvre âme ne peut arriver. J'attends la seconde partie de cette Me<80>taphysique dont V. A. R. daigne me faire présent. J'espère que cette seconde partie me donnera des ailes pour m'élever vers l'être simple; ma misérable pesanteur me rabaisse toujours vers l'être étendu.
Quand est-ce que j'aurai des ailes pour aller rendre mes respects à l'être le moins simple, le plus universel qui existe dans le monde, à V. A. R.?
Madame la marquise du Châtelet attend avec impatience cet homme aimable que Frédéric appelle son ami, cet Éphestion de cet Alexandre.
Monseigneur, je vais enfin user de vos bontés, je vais prendre la liberté de mettre en usage votre caractère bienfaisant. Je demande instamment une grâce au prince philosophe.
Je m'avisai, je ne sais comment, il y a quelques années, d'écrire une espèce d'histoire de cet homme moitié Alexandre, moitié Don Quichotte, de ce roi de Suède si fameux. M. Fabrice, qui avait été sept ans auprès de lui, l'envoyé de France et l'envoyé d'Angleterre, un colonel de ses troupes, m'avaient donné des mémoires. Ces messieurs ont très-bien pu se tromper, et j'ai senti combien il était difficile d'écrire une histoire contemporaine. Tous ceux qui ont vu les mêmes événements les ont vus avec des yeux différents; les témoins se contredisent. Il faudrait, pour écrire l'histoire d'un roi, que tous les témoins fussent morts, comme à Rome on attend, pour faire un saint, que ses maîtresses, ses créanciers, ses valets de chambre ou ses pages soient enterrés.
De plus, je me reproche fort d'avoir barbouillé deux tomes pour un seul homme, quand cet homme n'est pas vous.
J'ai honte surtout d'avoir parlé de tant de combats, de tant de maux faits aux hommes; je m'en repens d'autant plus, que quelques officiers ont dit, en parlant de ces combats, que je n'avais pas dit vrai, attendu que je n'avais pas parlé de leurs régiments; ils supposaient que je devais écrire leur histoire.
<81>J'aurais bien mieux fait d'éviter tous ces détails de combats donnés chez les Sarmates, et d'entrer plus profondément dans le détail de ce qu'a fait le Czar pour le bien de l'humanité. Je fais plus de cas d'une lieue en carré défrichée que d'une plaine jonchée de morts.
On a commencé une nouvelle édition de mes folies en prose et en vers; il me semble que ces folies deviendraient plus utiles, si je donnais un abrégé des grandes choses qu'a faites Charles XII, et des choses utiles qu'a faites le czar Pierre.
Je n'ai pas de mémoires de Moscovie dans ma retraite de Cirey. La philosophie, les belles-lettres, la paix, la félicité, y habitent; mais on n'y a aucune nouvelle des Russes.
Je me jette aux pieds de V. A. R.; je la supplie de vouloir bien engager un serviteur éclairé qu'elle a en Moscovie à répondre aux questions ci-jointes.81-a J'aurai à V. A. R. l'obligation d'avoir mieux connu la vérité; c'est un commerce rare entre des princes et des particuliers. Mais vous ne ressemblez en rien aux autres princes : on demandera aux autres des biens, des honneurs; on demandera à vous seul d'être éclairé.
Salomon du Nord, la reine de Saba, c'est-à-dire de Cirey, joint ses sentiments d'admiration aux miens.
24. A VOLTAIRE.
Ruppin, 6 juillet 1737.
Monsieur, si j'étais né poëte, j'aurais répondu en vers aux stances charmantes, à votre lettre du 27 de mai; mais des revues, des voyages,<82> des coliques et des fièvres m'ont tellement fatigué, que Phébus est demeuré inexorable aux prières que je lui ai faites de m'inspirer son feu divin.
Remusberg est la seule où je voudrais aller.Ce vers m'a causé le plus grand plaisir du monde; je l'ai lu plus de mille fois. Ce serait une apparition bien rare dans ce pays qu'un génie de votre ordre, un homme libre de préjugés, et dont l'imagination est gouvernée par la raison. Quel bonheur pourrait égaler le mien, si je pouvais nourrir mon esprit du vôtre, et me voir guidé par vos soins dans le chemin du vrai bien?
Je ne vous ai donné l'histoire de Rémus que pour ce qu'elle vaut. Les origines des nations sont pour la plupart fabuleuses; elles ne prouvent que l'antiquité des établissements. Mettez l'anecdote de Rémus à côté de l'histoire de la sainte ampoule et des opérations magiques de Merlin.
Les antiquaires à capuchon ne seront jamais ni mes historiographes, ni les directeurs de ma conscience. Que votre façon de penser est différente de ces suppôts de l'erreur! Vous aimez la vérité, ils aiment la superstition; vous pratiquez les vertus, ils se contentent de les enseigner; ils calomnient, et vous pardonnez. Si j'étais catholique, je ne choisirais ni saint François d'Assise, ni saint Bruno pour mes patrons. J'irais droit à Cirey, où je trouverais des vertus et des talents supérieurs en tout genre à ceux de la haire et du froc.
Ces rois sans amitié et sans retour, dont vous me parlez, me paraissent ressembler à la bûche que Jupiter donna pour roi aux grenouilles.82-a Je ne connais l'ingratitude que par le mal qu'elle m'a fait. Je peux même dire, sans affecter des sentiments qui ne me sont pas naturels, que je renoncerais à toute grandeur, si je la croyais incompatible avec l'amitié. Vous avez bien votre part à la mienne. Votre<83> naïveté, cette sincérité et cette noble confiance que vous me témoignez dans toutes les occasions, méritent bien que je vous donne le titre d'ami.
Je voudrais que vous fussiez le précepteur des princes, que vous leur apprissiez à être hommes, à avoir des cœurs tendres, que vous leur fissiez connaître le véritable prix des grandeurs, et le devoir qui les oblige à contribuer au bonheur des humains.
Mon pauvre Césarion a été arrêté tout court par la goutte. Il s'en est défait du mieux qu'il a pu, et s'est mis en chemin pour Cirey. C'est à vous de juger s'il ne mérite pas toute l'amitié que j'ai pour lui.
En prenant congé de mon petit ami, je lui ai dit : Songez que vous allez au paradis terrestre, à un endroit mille fois plus délicieux que l'île de Calypso; que la déesse de ces lieux ne le cède en rien à la beauté de l'enchanteresse de Télémaque; que vous trouverez en elle tous les agréments de l'esprit, si préférables à ceux du corps : que cette merveille occupe son loisir par la recherche de la vérité. C'est là que vous verrez l'esprit humain dans son dernier degré de perfection, la sagesse sans austérité, entourée des tendres Amours et des Ris. Vous y verrez, d'un côté, le sublime Voltaire, et de l'autre, l'aimable auteur du Mondain; celui qui sait s'élever au-dessus de Newton, et qui, sans s'avilir, sait chanter Phyllis. De quelle façon, mon cher Césarion, pourra-t-on vous faire abandonner un séjour si plein de charmes? Que les liens d'une vieille amitié sont faibles contre tant d'appas!
Je remets mes intérêts entre vos mains; c'est à vous, monsieur, de me rendre mon ami. Il est peut-être l'unique mortel digne de devenir citoyen de Cirey; mais souvenez-vous que c'est tout mon bien, et que ce serait une injustice criante de me le ravir.
J'espère que mon petit ambassadeur reviendra chargé de la toison d'or, c'est-à-dire, de votre Pucelle et de tant d'autres pièces à moitié promises, mais encore plus impatiemment attendues. Vous savez que<84> j'ai un goût déterminé pour vos ouvrages; il y aurait plus que de la cruauté à me les refuser.
Il me semble que la dépravation du goût n'est pas si générale en France que vous le croyez. Les Français connaissent encore un Apollon à Cirey, des Fontenelle, des Crébillon, des Rollin pour la clarté et la beauté du style historique; des d'Olivet pour les traductions; des Bernard et des Gresset, dont les muses naturelles et polies peuvent très-bien remplacer les Chaulieu et les La Fare.
Si Gresset pèche quelquefois contre l'exactitude, il est excusable par le feu qui l'emporte; plein de ses pensées, il néglige les mots. Que la nature fait peu d'ouvrages accomplis! et qu'on voit peu de Voltaires! J'ai pensé oublier M. de Réaumur, qui, en qualité de physicien, est en grande réputation chez vous.84-a Voilà ce qui me paraît la quintessence de vos grands hommes. Les autres auteurs ne me paraissent pas fort dignes d'attention. Les belles-lettres ne sont plus récompensées comme elles l'étaient du temps de Louis le Grand. Ce prince, quoique peu instruit, se faisait une affaire sérieuse de protéger ceux dont il attendait son immortalité. Il aimait la gloire, et c'est à cette noble passion que la France est redevable de son Académie et des arts qui y fleurissent encore.
Quant à la métaphysique, je ne crois pas qu'elle fasse jamais fortune ailleurs qu'en Angleterre. Vous avez vos bigots, nous avons les nôtres. L'Allemagne ne manque ni de superstitieux, ni de fanatiques entêtés de leurs préjugés et malfaisants au dernier point, et qui sont d'autant plus incorrigibles, que leur stupide ignorance leur interdit l'usage du raisonnement. Il est certain qu'on a lieu d'être prudent dans la compagnie de pareils sujets. Un homme qui passe pour n'avoir point de religion, fût-il le plus honnête homme du monde, est généralement décrié. La religion est l'idole des peuples; ils adorent tout<85> ce qu'ils ne comprennent point. Quiconque ose y toucher d'une main profane s'attire leur haine et leur abomination. J'aime infiniment Cicéron.85-a Je trouve dans ses Tusculanes beaucoup de sentiments conformes aux miens. Je ne lui conseillerais pas de dire, s'il vivait de nos jours :
Mourir peut être un mal, mais être mort n'est rien.85-bEn un mot, Socrate a préféré la ciguë à la gêne de contenir sa langue; mais je ne sais s'il y a plaisir à être le martyr de l'erreur d'autrui. Ce qu'il y a de plus réel pour nous dans ce monde, c'est la vie. Il me semble que tout homme raisonnable devrait tâcher de la conserver.
Je vous assure que je méprise trop les jésuites pour lire leurs ouvrages. Les mauvaises dispositions du cœur éclipsent en eux toutes les qualités de l'esprit. Nous vivons d'ailleurs si peu, et nous avons, pour la plupart, si peu de mémoire, qu'il ne faut nous instruire que de ce qu'il y a de plus exquis.
Je vous envoie par cet ordinaire l'Histoire de la Vierge de Czenstochow, par M. de Beausobre; j'espère que vous serez content du tour et du style de cette pièce. Autant que je m'y connais, je n'ai point remarqué de fautes contre la pureté de la langue. Il est vrai que la plupart des réfugiés la négligent beaucoup. Il s'en trouve pourtant quelques-uns qui, je crois, pourraient ne pas être réprouvés par votre Académie. Nos universités et notre Académie des sciences se trouvent dans un triste état; il paraît que les Muses veulent déserter ces climats.
Frédéric Ier, roi de Prusse, prince d'un génie fort borné, bon, mais facile, a fait assez fleurir les arts sous son règne. Ce prince<86> aimait la grandeur et la magnificence; il était libéral jusqu'à la profusion. Épris de toutes les louanges qu'on prodiguait à Louis XIV, il crut que, en choisissant ce prince pour son modèle, il ne pouvait pas manquer d'être loué à son tour. Dans peu on vit la cour de Berlin devenir le singe de celle de Versailles; on imitait tout, cérémonial, harangues, pas mesurés, mots comptés, grands mousquetaires, etc., etc. Souffrez que je vous épargne l'ennui d'un pareil détail.
La reine Charlotte, épouse de Frédéric, était une princesse qui, avec tous les dons de la nature, avait reçu une excellente éducation. Elle était fille du duc de Lunebourg, depuis électeur de Hanovre. Cette princesse avait connu particulièrement Leibniz à la cour de son père. Ce savant lui avait enseigné les principes de la philosophie, et surtout de la métaphysique. La Reine considérait beaucoup Leibniz; elle était en commerce de lettres avec lui, ce qui lui fit faire de fréquents voyages à Berlin. Ce philosophe aimait naturellement toutes les sciences; aussi les possédait-il toutes. M. de Fontenelle, en parlant de lui, dit très-spirituellement qu'en le décomposant, on trouverait assez de matière pour former beaucoup d'autres savants.86-a L'attachement de Leibniz pour les sciences ne lui faisait jamais perdre de vue le soin de les établir. Il conçut le dessein de former à Berlin une académie sur le modèle de celle de Paris, en y apportant cependant quelques légers changements. Il fit ouverture de son dessein à la Reine, qui en fut charmée et lui promit de l'assister de tout son crédit.
On parla un peu de Louis XIV; les astronomes assurèrent qu'ils découvriraient une infinité d'étoiles dont le Roi serait indubitablement le parrain; les botanistes et les médecins lui consacreraient leurs talents, etc. Qui aurait pu résister à tant de genres de persuasion? Aussi en vit-on les effets. En moins de rien l'observatoire fut élevé, le théâtre de l'anatomie ouvert; et l'Académie toute formée<87> eut Leibniz pour son directeur. Tant que la Reine vécut, l'Académie se soutint assez bien; mais après sa mort il n'en fut pas de même. Le Roi son époux la suivit de près. D'autres temps, d'autres soins. A présent les arts dépérissent; et je vois, les larmes aux yeux, le savoir fuir de chez nous, et l'ignorance, d'un air arrogant, et la barbarie des mœurs, s'en approprier la place.
Du laurier d'Apollon, dans nos stériles champs.
La feuille négligée est désormais flétrie;
Dieux! pourquoi mon pays n'est-il plus la patrie
Et de la gloire, et des talents?
Je crois avoir porté un jugement juste sur l'Enfant prodigue. Il s'y trouve des vers que j'ai d'abord reconnus pour les Nôtres; mais il y en a d'autres qui m'ont paru plutôt l'ouvrage d'un écolier que d'un maître.
Nous avons l'obligation aux Français d'avoir lait revivre les sciences. Après que des guerres cruelles, l'établissement du christianisme et les fréquentes invasions des barbares eurent porté un coup mortel aux arts réfugiés de Grèce en Italie, quelques siècles d'ignorance s'écoulèrent, quand, enfin, ce flambeau se ralluma chez vous. Les Français ont écarté les ronces et les épines qui avaient entièrement interdit aux hommes le chemin de la gloire qu'on peut acquérir dans les belles-lettres. N'est-il pas juste que les autres nations conservent l'obligation qu'elles ont à la France du service qu'elle leur a rendu généralement? Ne doit-on pas une reconnaissance égale à ceux qui nous donnent la vie, et à ceux qui nous fournissent les moyens de nous instruire?
Quant aux Allemands, leur défaut n'est pas de manquer d'esprit. Le bon sens leur est tombé en partage; leur caractère approche assez de celui des Anglais. Les Allemands sont laborieux et profonds; quand une fois ils se sont emparés d'une matière, ils pèsent dessus. Leurs livres sont d'un diffus assommant. Si on pouvait les corriger de leur<88> pesanteur et les familiariser un peu plus avec les Grâces, je ne désespérerais pas que ma nation ne produisît de grands hommes. Il y a cependant une difficulté qui empêchera toujours que nous ayons de bons livres en notre langue; elle consiste en ce qu'on n'a pas fixé l'usage des mots; et comme l'Allemagne est partagée en une infinité de souverains, il n'y aura jamais moyen de les faire consentir à se soumettre aux décisions d'une académie.
Il ne reste donc plus d'autre ressource à nos savants que d'écrire dans des langues étrangères; et comme il est très-difficile de les posséder à fond, il est fort à craindre que notre littérature ne fasse jamais de fort grands progrès. Il se trouve encore une difficulté qui n'est pas moindre que la première : les princes méprisent généralement les savants; le peu de soin que ces messieurs portent à leur habillement, la poudre du cabinet dont ils sont couverts, et le peu de proportion qu'il y a entre une tête meublée de bons écrits et la cervelle vide de ces seigneurs, font qu'ils se moquent de l'extérieur des savants, tandis que le grand homme leur échappe. Le jugement des princes est trop respecté des courtisans pour qu'ils s'avisent de penser d'une manière différente, et ils se mêlent également de mépriser ceux qui les valent mille fois. O tempora! o mores!
Pour moi, qui ne me sens point fait pour le siècle où nous vivons, je me contente de ne point imiter l'exemple de mes égaux. Je leur prêche sans cesse que le comble de l'ignorance, c'est l'orgueil; et, reconnaissant la supériorité de vous autres grands hommes, je vous crois dignes de mon encens, et vous, monsieur, de toute mon estime; elle vous est entièrement acquise. Regardez-moi comme un ami désintéressé, et dont vous ne devez la connaissance qu'à votre mérite. Je vous écris un pied à l'étrier, et prêt à partir. Je serai de retour dans quinze jours. Je suis à jamais, monsieur, etc.
<89>26. DE VOLTAIRE.
(Cirey) juillet 1737.
Monseigneur, je suis entouré de vos bienfaits, M. de Keyserlingk, le portrait de V. A. R., la seconde partie de la Métaphysique de M. Wolff, la dissertation de M. de Beausobre, et surtout la lettre charmante que vous avez daigné m'écrire de Ruppin, le 6 de juillet. Avec cela on peut braver la fièvre et la langueur qui me minent, et je m'aperçois qu'on peut souffrir et être heureux.
Votre aimable ambassadeur n'a plus de goutte; nous allons le perdre. Il n'est venu que pour se faire regretter; il retourne vers le prince qu'il aime et dont il est aimé; il laisse à Cirey un souvenir éternel de lui, et le règne de Frédéric bien établi. Il emporte mon tribut; j'ai donné tout ce que j'avais. On dit qu'il y a eu des tyrans qui dépouillaient leurs sujets; mais les bons sujets donnent volontiers tous leurs biens aux bons princes.
J'ai donc mis dans un petit paquet tout ce que j'ai fait de l'Histoire de Louis XIV, quelques pièces de vers qui ont été imprimées à la suite de la Henriade, d'une manière très-fautive, quelques morceaux de philosophie. Je me suis dit, en faisant emballer toutes mes pensées :
Pauvre petit génie, oseras-tu paraître
Devant ce génie immortel?
Pour être digne de ton maître,
Il faudrait être universel,
Et tu n'as pas l'honneur de l'être.
Ton prince, continuai-je, aime, connaît, cultive tous les arts, depuis la musique jusqu'à la vraie philosophie; il connaît surtout le grand art de plaire; et, s'il ne joignait pas à ces vertus celle de l'indulgence, M. de Keyserlingk n'emporterait pas un si énorme paquet.
<90>Enfin, monseigneur, vous m'avez inspiré ce que les princes inspirent si rarement, la confiance la plus grande.
J'aurais bien voulu joindre la Pucelle au reste du tribut; votre ambassadeur vous dira que la chose est impossible. Ce petit ouvrage est, depuis près d'un an, entre les mains de madame la marquise du Châtelet, qui ne veut pas s'en dessaisir. L'amitié dont elle m'honore ne lui permet pas de hasarder une chose qui pourrait me séparer d'elle pour jamais; elle a renoncé à tout pour vivre avec moi dans le sein de la retraite et de l'étude; elle sait que la moindre connaissance qu'on aurait de cet ouvrage exciterait certainement un orage. Elle craint tous les accidents; elle sait que M. de Keyserlingk a été gardé à vue à Strasbourg, qu'il le sera encore à son passage, qu'il est épié, qu'il peut être fouillé; elle sait surtout que vous ne voudriez pas hasarder de faire le malheur de vos deux sujets de Cirey pour une plaisanterie en vers. V. A. R. trouverait ce petit poëme d'un ton un peu différent de l'Histoire de Louis XIV et de la Philosophie de Newton; sed dulce est desipere in loco.90-a Malheur aux philosophes qui ne savent pas se dérider le front! Je regarde l'austérité comme une maladie; j'aime encore mieux mille fois être languissant et sujet à la fièvre, comme je le suis, que de penser tristement. Il me semble que la vertu, l'étude et la gaîté sont trois sœurs qu'il ne faut point séparer; ces trois divinités sont vos suivantes; je les prends pour mes maîtresses.
La métaphysique entre pour beaucoup dans votre immensité; je n'ai donc pas hésité de vous soumettre mes doutes sur cette matière, et de demander à vos royales mains un petit peloton de fil pour me conduire dans ce labyrinthe. Vous ne sauriez croire, monseigneur, quelle consolation c'est pour madame du Châtelet et pour moi de voir combien vous pensez en philosophe, et combien votre vertu dé<91>teste la superstition. Si la plupart des rois ont encouragé le fanatisme dans leurs États, c'est qu'ils étaient ignorants, c'est qu'ils ne savaient pas que les prêtres sont leurs plus grands ennemis.
En effet, y a-t-il un seul exemple, dans l'histoire du monde, de prêtres qui aient entretenu l'harmonie entre les souverains et leurs sujets? Ne voit-on pas partout, au contraire, des prêtres qui ont levé l'étendard de la discorde et de la révolte? Ne sont-ce pas les presbytériens d'Ecosse qui ont commencé cette malheureuse guerre civile qui a coûté la vie à Charles Ier, à un roi qui était honnête homme? N'est-ce pas un moine qui a assassiné Henri III, roi de France? L'Europe n'est-elle pas encore remplie des traces de l'ambition ecclésiastique? Des évêques devenus princes, et ensuite vos confrères dans l'électoral, un évêque de Rome foulant aux pieds les empereurs, n'en sont-ils pas d'assez forts témoignages?
Pour moi, quand je songe à quel point les hommes sont faibles et fous, je suis toujours étonné que, dans les temps d'ignorance, les papes n'aient pas eu la monarchie universelle.
Je suis persuadé qu'il ne tient à présent qu'à un souverain d'étouffer chez lui toutes semences de fureur religieuse et de discorde ecclésiastique. Il n'y a qu'à être honnête homme et nullement dévot; les hommes, tout sots qu'ils sont, sentent bien dans leur cœur que la vertu vaut mieux que la dévotion. Sous un roi dévot, il n'y a que des hypocrites; un roi honnête homme forme des hommes comme lui.
J'ose ainsi penser tout haut devant V. A. R., car votre caractère divin m'encourage à tout. Je viens de finir une conversation avec M. de Keyserlingk; il a encore enflammé mon zèle et mon admiration pour votre personne. Tout mon malheur est d'avoir une santé qui probablement m'empêchera d'être le témoin du bien que vous ferez aux hommes, et des grands exemples que vous donnerez. Heureux ceux qui verront ces beaux jours! D'autres verront de près la<92> gloire et le bonheur de votre gouvernement; mais moi, j'aurai joui des bontés du prince philosophe, j'aurai eu les prémices de sa grande âme, j'aurai été trop heureux, etc.
26. A VOLTAIRE.
Remusberg, 16 août 1737.
Quoi! sans cesse ajoutant merveilles sur merveilles,
Voltaire, à l'univers tu consacres tes veilles!
Non content de charmer par tes divins écrits,
Tu fais plus, tu prétends éclairer les esprits.
Tantôt, du grand Newton débrouillant le système,
Tu découvre à nos yeux sa profondeur extrême;
Tantôt, de Melpomène arborant les drapeaux,
Ta verve nous prépare à des charmes nouveaux.
Tu passes de Thalie aux pinceaux de l'histoire :
Du grand Charle et du Czar éternisant la gloire,
Tu marqueras dans peu, de ta savante main,
Leurs vices, leurs vertus, et quel fut leur destin,
De ce héros vainqueur la brillante folie,
De ce législateur les travaux en Russie;
Et dans ce parallèle, effroi des conquérants,
Tu montreras aux rois le seul devoir des grands.
Pour moi, de ces climats habitant sédentaire,
Qui sans prévention rends justice à Voltaire,
J'admire, en tes écrits de diverse nature,
Tous les dons dont le ciel te combla sans mesure.
Que si la calomnie, avec ses noirs serpents,
Veut flétrir sur ton front tes lauriers verdoyants,
Si, du fond de Bruxelle, un Rufus92-a en furie
<93>Sait lancer son venin au sein de ta patrie,
Que mon simple suffrage, enfant de l'équité.
Te tienne du moins lieu de la postérité!
Où prenez-vous, monsieur, tout le temps pour travailler? Ou vos moments valent le triple de ceux des autres, ou votre génie heureux et fécond surpasse celui de l'ordinaire des grands hommes. A peine avez-vous achevé d'éclaircir la Philosophie de Newton, que vous travaillez à enrichir le théâtre français d'une tragédie nouvelle; et cette pièce qui, selon les apparences, n'a pas encore quitté le chantier, est déjà suivie d'un nouvel ouvrage que vous projetez.
Vous voulez faire au Czar l'honneur d'écrire son histoire en philosophe. Non content d'avoir surpassé tous les auteurs qui vous ont précédé, par l'élégance, la beauté et l'utilité de vos ouvrages, vous voulez encore les surpasser par le nombre. Empressé à servir le genre humain, vous consacrez votre vie entière au bien public. La Providence vous avait réservé pour apprendre aux hommes à préférer la lyre d'Amphion, qui élevait les murs de Thèbes, à ces instruments belliqueux qui faisaient tomber ceux de Jéricho.
Le témoignage de quelques vérités découvertes et de quelques erreurs détruites est, à mon avis, le plus beau trophée que la postérité puisse ériger à la gloire d'un grand homme. Que n'avez-vous donc pas à prétendre, vous qui êtes aussi fidèle au culte de la vérité que zélé destructeur des préjugés et de la superstition?
Vous vous attendez, sans doute, à recevoir par cet ordinaire tous les matériaux nécessaires pour commencer l'ouvrage auquel vous vous êtes proposé de travailler. Quelle sera votre surprise quand vous ne recevrez qu'une Métaphysique et des vers! C'est cependant tout ce que j'ai pu vous envoyer. Une Métaphysique diffuse et un copiste paresseux ne font guère de chemin ensemble.
J'ai lu avec beaucoup d'attention votre raisonnement géométrique et pressant sur les infiniment petits. Je vous avoue tout ingénument <94>que je n'ai aucune idée de l'infini. Je crois que nous ne différons que dans la façon de nous exprimer. Je vous avoue encore que je ne connais que deux sortes de nombres, des nombres pairs et des nombres impairs : or, l'infini étant un nombre ni pair ni impair, qu'est-il donc?
Si je vous ai bien compris, votre sentiment, qui est aussi le mien, est que la matière, relativement aux hommes, est divisible infiniment; ils auront beau décomposer la matière, ils n'arriveront jamais aux unités qui la composent. Mais, réellement et relativement à l'essence des choses, la matière doit nécessairement être composée d'un amas d'unités qui en sont les seuls principes, et que l'auteur de la nature a jugé à propos de nous cacher. Or, qui dit matière, sans l'idée de ces unités jointes et arrangées ensemble, dit un mot qui n'a aucun sens. La modification de ces unités détermine ensuite la différence des êtres.
M. Wolff est peut-être le seul philosophe qui ait eu la hardiesse de faire la définition de l'être simple. Nous n'avons de connaissance que des choses qui tombent sous nos sens, ou qu'on peut exprimer par des signes; mais nous ne pouvons avoir de connaissance intuitive des unités, parce que jamais nous n'aurons d'instruments assez fins pour pouvoir séparer la matière jusqu'à ce point. La difficulté est à présent de savoir comment on peut expliquer une chose qui n'a jamais frappé nos sens. Il a fallu nécessairement donner de nouvelles définitions et des définitions différentes de tout ce qui a rapport avec la matière.
M. Wolff, pour arriver à cette définition, nous y prépare par celle qu'il fait de l'espace et de l'étendue. Si je ne me trompe, il s'en explique ainsi :
« L'espace est le vide qui est entre les parties, de façon que tout être qui a des pores occupe toujours un espace entre eux. Or, tous les êtres composés doivent avoir des pores, les uns plus sensibles<95> que les autres, selon leur différente composition; donc tous les êtres composés contiennent un espace. Mais une unité, n'ayant point de parties, et par conséquent point d'interstices ou de pores, ne peut point, par conséquent, tenir d'espace. »
Wolff nomme l'étendue, la continuité des êtres. Par exemple, une ligne n'est formée que par l'arrangement d'unités qui se touchent les unes les autres, et qui peuvent se suivre en ligne courbe ou droite. Ainsi une ligne a de l'étendue; mais un être un, qui n'est pas continu, ne peut occuper d'étendue. Je le répète encore, l'étendue n'est, selon Wolff, que la continuité des êtres. Un petit moment d'attention vous fera trouver ces définitions si vraies, que vous ne pourrez leur refuser votre approbation. Je ne vous demande qu'un coup d'œil; il vous suffit, monsieur, pour vous élever non seulement à l'être simple, mais au plus haut degré de connaissance auquel l'esprit humain peut parvenir.
Je viens de voir un homme, à Berlin, avec lequel je me suis bien entretenu de vous. C'est notre ministre Borcke, qui est de retour d'Angleterre. Il m'a fort alarmé sur l'état de votre santé; il ne finit point quand il parle des plaisirs que votre conversation lui a causés. L'esprit, dit-il, triomphe des infirmités du corps.
Vous serez servi en philosophe, et par des philosophes, dans la commission dont vous m'avez jugé capable. J'ai tout aussitôt écrit à mon ami,95-a en Russie; il répondra avec exactitude et avec vérité aux points sur lesquels vous souhaitez des éclaircissements. Non content de cette démarche, je viens de déterrer un secrétaire de la cour95-b qui ne fait que revenir de Moscovie, après un séjour de dix-huit ans consécutifs. C'est un homme de très-bon sens, un homme qui a de<96> l'intelligence, et qui est au fait de leur gouvernement; il est, de plus, véridique. Je l'ai chargé de me répondre sur les mêmes points. Je crains que, en qualité d'Allemand, il n'abuse du privilége de diffus, et qu'au lieu d'un mémoire il ne compose un volume. Dès que je recevrai quelque chose que ce soit sur cette matière, je le ferai partir avec diligence.
Je ne vous demande pour salaire de mes peines qu'un exemplaire de la nouvelle édition de vos Œuvres. Je m'intéresse trop à votre gloire pour n'être pas instruit, des premiers, de vos nouveaux succès.
Selon la description que vous me faites de la vue de Cirey, je crois ne voir que la description et l'histoire de ma retraite. Remusberg est un petit Cirey, monsieur, à cela près qu'il n'y a ni de Voltaire ni de madame du Châtelet chez nous.
Voici encore une petite ode assez mal tournée et assez insipide : c'est l'Apologie des bontés de Dieu.96-a C'est le fruit de mon loisir, que je n'ai pu m'empêcher de vous envoyer. Si ce n'est abuser de ces moments précieux dont vous savez faire un usage si merveilleux, pourrai-je vous prier de la corriger? J'ai le malheur d'aimer les vers et d'en faire souvent de très-mauvais. Ce qui devrait m'en dégoûter, et rebuterait toute personne raisonnable, est justement l'aiguillon qui m'anime le plus. Je me dis : Petit malheureux, tu n'as pu réussir jusqu'à présent; courage, reprenons le rabot et la lime, et derechef mettons-nous à l'ouvrage. Par cette inflexibilité je crois me rendre Apollon plus favorable.
Une aimable personne96-b m'inspira dans la fleur de mes jeunes ans deux passions à la fois; vous jugez bien que l'une fut l'amour, et l'autre la poésie. Ce petit miracle de la nature, avec toutes les grâces possibles, avait du goût et de la délicatesse. Elle voulut me les com<97>muniquer. Je réussis assez en amour, mais mal en poésie. Depuis ce temps, j'ai été amoureux assez souvent, et toujours poëte.
Si vous savez quelque secret pour guérir les hommes de cette manie, vous ferez vraiment œuvre chrétienne de me le communiquer; sinon je vous condamne à m'enseigner les règles de cet art enchanteur que vous avez embelli, et qui, à son tour, vous fait tant d'honneur.
Nous autres princes, nous avons tous l'âme intéressée, et nous ne faisons jamais de connaissances que nous n'ayons quelques vues particulières, et qui regardent directement notre profit.
Que Césarion est heureux! Il doit avoir passé des moments délicieux à Cirey. Quels plaisirs surpassent en effet ceux de l'esprit? J'ai fait des efforts d'imagination surprenants pour l'accompagner; mais ni mon imagination n'est assez vive, ni mon esprit assez délié pour l'avoir pu suivre. Contentez-vous, monsieur, de mes efforts, tandis qu'il me suffira d'avoir conversé avec vous par le ministère de mon ami. Je suis ravi des bontés que madame du Châtelet témoigne à Césarion. Ce serait un titre pour estimer encore davantage cette dame, si c'était une chose possible.
La sagesse de Salomon eût été bien récompensée, si la reine de Saba eût ressemblé à celle de Cirey. Pour moi, qui n'ai l'honneur d'être ni sage, ni Salomon, je me trouve toujours fort honoré de l'amitié d'une personne aussi accomplie que madame la marquise. J'ai lieu de croire que sa vue me ferait naître des idées un peu différentes de ce que le vulgaire nomme sagesse. Je me flatte que, comme vous avez la satisfaction de connaître de plus près cette divinité, vous vous sentirez quelque indulgence pour mes faiblesses, si faiblesse y a de trop admirer les chefs-d'œuvre de la nature.
D'un raisonnement de philosophie, je me vois insensiblement engagé dans un avorton de déclaration d'amour : et, tandis que ma mé<98>taphysique garde le style de Wolff, ma morale pourrait bien ressembler un peu à celle que Rameau réchauffe des sons de sa musique.98-a
Quant à l'amitié, je vous prie de me croire constant, me déterminant difficilement à donner mon cœur, mais faisant des choix à ne me repentir jamais. Je suis avec l'estime que vous méritez plus que qui que ce soit, monsieur, etc.
27. AU MÊME.
Remusberg, 27 août 1787.
Monsieur, Césarion m'a transporté en esprit à Cirey. Il m'en fait une description charmante; et ce qui me ravit au possible, c'est qu'il m'assure que vous surpassez de beaucoup la haute idée que je m'étais faite de vous.
Il semble que la maladie vous tienne tous les deux, pour que le pauvre Césarion ne goûte pas des plaisirs parfaits dans cette vie. Votre fièvre me fournit l'occasion de vous parler sur un sujet qui m'intéresse beaucoup; c'est votre santé. Je vous prie très-instamment de ne pas trop travailler; les études et les travaux de l'esprit minent infiniment la santé du corps. Vous devez vous conserver, mon amitié vous y oblige.
Je compte pour un des plus grands bonheurs de ma vie d'être né contemporain d'un homme d'un mérite aussi distingué que le vôtre; mais mon bonheur ne peut être parfait, si je ne vous possède, et si je n'ai la satisfaction de vous voir un jour. Vous m'envoyez vos ou<99>vrages; ils n'ont point de prix, et ne mettent aucune borne à ma reconnaissance. Je vous prie, monsieur, de marquer à la divine Émilie toute l'estime que j'ai pour elle; je suis pénétré de la façon dont elle a reçu mon petit plénipotentiaire. Vous avez été tous les deux dignes de mon admiration, mais à présent vous m'enlevez le cœur.
Si j'étais envieux, je le serais de Césarion. Je supporterais volontiers sa goutte, pour avoir vu et entendu ce qu'il vient de voir et d'entendre.
L'antiquité, en nous vantant ces merveilles du monde, nous les représente; éloignées les unes des autres. A Cirey, on en trouve deux d'un prix bien supérieur à ces masses de pierre qui, d'elles-mêmes, n'avaient aucune vertu. L'esprit mâle et solide d'une femme, et le génie vif et universel, et toutefois réglé, d'un poëte, me paraissent plus merveilleux.
Vous ne me devez aucune reconnaissance de ce que je vous rends justice. Je voudrais, monsieur, pouvoir vous témoigner mon estime par des marques plus réelles que des portraits. Contentez-vous de ces types, et attendez-en l'accomplissement. Je suis à jamais, monsieur, etc.
28. AU MÊME.
Remusberg, 27 septembre 1737.99-a
Monsieur, si j'écrivais à un ingrat, je serais obligé de lui faire comprendre, par un long verbiage, ce que c'est que la reconnaissance; heureusement pour moi, je ne suis pas dans ce cas. Ma lettre s'adresse à un exemple de vertu, à un homme qui m'entendra très-bien, en lui disant simplement que je suis pénétré des obligations que je lui dois.
<100>Césarion, connaissant mon empressement pour tout ce qui vient de vous, m'a envoyé vos deux lettres, se réservant à lui-même de me remettre le reste de vos ouvrages immortels entre les mains. S'il y a quelque chose qui me puisse faire redoubler l'impatience de le revoir, c'est le trésor précieux dont il est le dépositaire.
Vos ouvrages seront conservés comme l'étaient ceux d'Aristote par Alexandre. Ils ne me quitteront jamais, et je compte de posséder en eux une bibliothèque entière. C'est le miel que vous avez tiré des plus belles fleurs, et qui n'a rien perdu en passant par vos mains.
Non, monsieur, tant que vous vivrez, je n'enverrai qu'à Cirey faire la quête des vérités. Je ne troublerai point les glaçons de la Nouvelle-Zemble, ni les déserts arides de l'Éthiopie, pour apprendre des nouvelles de la figure du monde.100-a Ces découvertes sont certainement louables, et, loin de les blâmer, je les trouve dignes des soins de ceux qui les ont entreprises; mais il me semble que votre façon impartiale et judicieuse d'envisager les choses m'est infiniment plus profitable. J'apprends plus par vos doutes que par tout ce que le divin Aristote, le sage Platon et l'incomparable Des Cartes ont affirmé si légèrement.
En philosophie, ce sont des progrès égaux, ou de se délivrer des préjugés, ou d'acquérir de nouvelles connaissances. L'un éclaire, l'autre instruit. Le plaisir le plus vif qu'un homme raisonnable puisse avoir dans ce monde est, à mon avis, de découvrir de nouvelles vérités. Je m'attendais d'en faire une abondante moisson dans votre Métaphysique; madame du Châtelet m'enlève ce bien, déjà possédé, d'entre les mains de mon ami.
Quel sujet pour une élégie! Cependant il en reste là,Car il avait l'âme trop bonne.100-b<101> Ne vous attendez donc à aucun reproche. Je vous prie de vouloir seulement dire à la divine Émilie que mon esprit se plaint au sien des ténèbres qu'elle vous empêche de dissiper.
Dans les ténèbres égaré
D'une métaphysique obscure,
J'attendais, pour être éclairé,
Quelques mots de votre écriture.
De l'astre brillant qui nous luit,
Charmante et divine Émilie,
Voulez-vous tirer tout le fruit?
Ah! permettez, je vous en prie,
Que dans mon paisible réduit101-a
Vienne cette philosophie,
Dont certes je ferai profit.
Je suis édifié de voir revivre à Cirey les temps d'Oreste et de Pylade. Vous donnez l'exemple d'une vertu qui, jusqu'à nos jours, n'a malheureusement existé que dans la Fable.
Ne craignez point, monsieur, que je trouble les douceurs de votre repos philosophique. Si mes mains pouvaient cimenter ou raffermir les liens de votre divine union, je vous offrirais volontiers leur ministère. J'ai essuyé une espèce de naufrage dans ma vie;101-b le ciel me préserve d'en occasionner à d'autres!
Je crois cependant avoir trouvé un expédient moyennant lequel vous pourrez sans risque, et sans troubler la tranquillité d'Émilie, satisfaire à ma curiosité. Ce serait, monsieur, de me communiquer, toutes les fois que vous me faites le plaisir de m'écrire, quelques traits de votre Métaphysique, répandus dans vos lettres. La confiance que<102> j'ai en vous, jointe à l'ardeur de m'instruire, vous attire ces importunités. D'ailleurs, le ciel vous a doué de trop de talents pour les cacher; vous devez éclairer le genre humain; vous n'êtes point avare de vos connaissances, et je suis votre ami.
Mon correspondant russien n'a pu encore me donner des nouvelles de ce que vous souhaitez savoir. J'espère cependant vous satisfaire dans peu.
Certes, les prêtres ne vous choisiront pas pour leur panégyriste. Vos réflexions sur le pouvoir des ecclésiastiques sont très-justes, et, de plus, appuyées par le témoignage irrévocable de l'histoire. Leur ambition ne viendrait-elle pas de ce qu'on leur interdit le chemin à tout autre vice?
Les hommes se sont forgé un fantôme bizarre d'austérité et de vertu; ils veulent que les prêtres, ce peuple moitié imposteur et moitié superstitieux, adoptent ce caractère. Il ne leur est pas permis d'aimer ouvertement les filles et le vin, mais l'ambition ne leur est pas interdite. Or, l'ambition traîne seule après elle des crimes et des désordres affreux.
Il me souvient du singe de la reine Cléopâtre, auquel on avait très-bien appris à danser; quelqu'un s'avisa de lui jeter des noix, et le singe, oubliant ses habits, la danse, et le rôle qu'il jouait, se jeta sur les noix. Un prêtre fait le personnage vertueux tant que son intérêt le comporte; mais, à la moindre occasion, la nature perce bientôt le nuage, et les crimes et les méchancetés qu'il couvrait des apparences de la vertu paraissent alors à découvert. Il est étonnant que la monarchie ecclésiastique soit établie sur des fondements si peu solides.
L'autorité des prêtres du paganisme venait de leurs oracles trompeurs, de leurs sacrifices ridicules et de leur impertinente mythologie. C'était un conte bien grave que celui de Daphné changée en laurier; des vierges enceintes par Jupiter, et qui accouchaient de dieux; un Jupiter dieu qui quitte le ciel, son tonnerre et sa foudre, pour<103> venir sur la terre, sous la figure d'un taureau, enlever Europe; la résurrection d'Orphée qui triomphe des enfers; et enfin une infinité d'autres absurdités et de contes puérils, tout au plus capables d'amuser les enfants. Mais les hommes, charmés du merveilleux, ont de tout temps donné dans ces chimères, et révéré ceux qui en étaient les défenseurs. Ne serait-il pas permis de disputer la raison aux hommes, après leur avoir prouvé qu'ils sont si peu raisonnables?
Votre philosophie me charme. Sans doute, monsieur, tout doit tendre au bonheur des hommes. A quoi sert, en effet, de savoir combien de temps vit une puce, si les rayons du soleil entrent profondément dans la mer, de rechercher si les huîtres ont une âme, ou non?
La gaîté nous rend des dieux; l'austérité, des diables. Cette austérité est une espèce d'avarice qui prive les hommes d'un bonheur dont ils pourraient jouir.
Tantale dans un fleuve a soif et ne peut boire,103-aSans doute que la nature, se repentant d'avoir fait un être trop heureux dans ce monde, vous a assujetti à tant d'infirmités. Votre fièvre m'inquiète et m'alarme beaucoup. Je crains de perdre solum hominem, mon maître qui m'instruit et me guide; je crains, avec raison, de perdre un homme qui vaut seul plus que toute sa nation.
La nature, à force de travailler, devient plus habile; elle a formé votre cerveau sur tous les bons originaux qu'elle a faits en tous les siècles. Il est à craindre qu'elle se contente de n'avoir fait que ce chef-d'œuvre. Soyez sûr, monsieur, que vos jours me sont aussi chers et aussi précieux que les miens propres.
Ah! si le sort cruel veut attaquer ta vie,
Si pour jamais enfin il veut nous séparer,
<104>Ta mort de mon trépas serait dans peu suivie.
Mais non; ce coup affreux peut encor se parer;
Pour servir l'univers, pour servir Émilie,
Pour conserver tes jours, c'est à moi d'expirer.
Je suis avec une sincère amitié et avec toute l'estime que la vertu suprême et le mérite extorquent même aux envieux, et reçoivent en hommage des âmes bien nées, monsieur, etc.
29. DE VOLTAIRE.
(Cirey) octobre 1737.
Monseigneur, il est bien douloureux que Cirey soit si loin du trône de Remusberg. Vos bienfaits et vos ordres sont bien longtemps en chemin. Je reçois, le 10 d'octobre, une lettre du 16 août, remplie de vers et d'excellente morale, et de bonne métaphysique, et de grands sentiments, et d'une bonté qui enchante mon cœur. Ah! monseigneur, pourquoi êtes-vous prince? pourquoi n'êtes-vous pas, du moins un an ou deux, un homme comme les autres? On aurait le bonheur de vous voir; et c'est le seul qui me manque, depuis que vous daignez m'écrire. Vous êtes comme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; vous communiquez avec les fidèles par le ministère des anges. Vous nous aviez envoyé l'ange Césarion, et il est trop tôt retourné vers son ciel; nous vous avons vu dans votre ambassadeur. Vous voir face à face est un bonheur qui ne nous est pas donné; c'est pour les élus de Remusberg.
Notre petit paradis de Cirey présente ses très-humbles respects à votre Empyrée, et la déesse Émilie s'incline devant Gott-Frédéric.<105> J'ai donc enfin reçu, après mille détours, et cette belle lettre, l'ode, et le troisième cahier de la Métaphysique wolffienne. Voilà, encore une fois, de ces bienfaits que les autres rois, ces pauvres hommes qui ne sont que rois, sont incapables de répandre.
Je vous dirai sur cette Métaphysique, un peu longue, un peu trop pleine de choses communes, mais d'ailleurs admirable, très-bien liée et souvent très-profonde, je vous dirai, monseigneur, que je n'entends goutte à l'être simple de Wolff Je me vois transporté tout d'un coup dans un climat dont je ne puis respirer l'air, sur un terrain où je ne puis mettre le pied, chez des gens dont je n'entends point la langue. Si je me flattais d'entendre cette langue, je serais peut-être assez hardi pour disputer contre M. Wolff, en le respectant, s'entend. Je nierais, par exemple, tout net la définition de l'étendue, qui est, selon ce philosophe, la continuité des êtres. L'espace pur est étendu, et n'a pas besoin d'autres êtres pour cela. Si M. Wolff nie l'espace pur, en ce cas nous sommes de deux religions différentes; qu'il reste dans la sienne, et moi dans la mienne. Je suis tolérant, je trouve très-bon qu'on pense autrement que moi; car que tout soit plein ou non, ne m'importe, et moi, je suis tout plein d'estime pour lui.
Je ne peux finir sur les remercîments que je dois à V. A. R. Vous daignez encore me promettre des mémoires sur ce que le Czar a fait pour le bien des hommes; c'est ce qui vous touche le plus, c'est l'exemple que vous devez surpasser, et le thème que je dois écrire. Vous êtes né pour commander à des hommes plus dignes de vous que les sujets du Czar. Vous avez tout ce qui manquait à ce grand homme, et, sur toutes choses, vous avez l'humanité, qu'il avait le malheur de ne pas connaître.
Prince adorable, ma santé est toujours languissante; mais si je souhaite de vivre, c'est pour être témoin de ce que vous ferez. Je désire bien que Lucrèce ait tort, et que mon âme soit immortelle, afin d'entendre vos louanges ou là-haut, ou là-bas, je ne sais où;<106> mais sûrement, si j'ai alors des oreilles, elles entendront dire que vous avez rempli la devise de notre petit feu d'artifice à Cirey, spes humani generis.
Enfin, pour comble de bienfaits, monseigneur, vous m'envoyez une nouvelle ode de votre main. C'est ainsi que César, jeune et oisif, s'occupait. Lui et Auguste, et presque tous les bons empereurs, ont fait des vers; je citerais même les mauvais princes, mais je ne veux pas déshonorer la poésie.
Vous faites très-bien, grand prince, d'exercer aussi dans ce genre votre génie, qui s'étend à tout. Puisque vous avez fait à la langue française l'honneur de la savoir si bien, c'est un excellent moyen de la parler avec plus d'énergie que de mettre ses pensées en vers; car c'est l'essence des vers de dire plus et mieux que la prose. J'ai donc, une seconde fois, pris la liberté d'examiner très-scrupuleusement votre ouvrage. J'ose vous dire mon avis sur les moindres choses. Quelque parfaite connaissance que vous ayez de la langue française, on ne devine point par le génie certains tours, certaines façons de parler que l'usage établit parmi nous. Il est impossible de distinguer quelquefois le mot qui appartient à la prose, de celui que la poésie souffre, et celui qui est admis dans un genre, de celui qui n'est pas reçu. Je fais tous les jours de ces fautes quand j'écris en latin. Il est vrai que V. A. R. possède infiniment mieux le français que je ne sais la langue latine; mais enfin il y a toujours quelques petites virgules, quelques points sur les i à mettre; et je me charge, sous votre bon plaisir, de ce petit détail.
Je joins même à mes remarques sur votre ode quelques stances dans lesquelles, en suivant absolument toutes vos idées, je les présente sous d'autres expressions; et je n'ai cette témérité qu'afin que vous daigniez refondre mes stances, si vous daignez appliquer vos moments de loisir à rendre votre ode parfaite. Je sais que vous avez la noble ambition de songer à exceller dans tout ce que vous entre<107>prenez. Vous avez tellement réussi dans la musique, que votre difficulté, à présent, sera d'avoir auprès de vous un musicien qui vous surpasse. Nous venons d'exécuter ici de votre musique. Votre portrait était au-dessus du clavecin. Vous êtes donc fait, grand prince, pour enchanter tous les sens! Ah! qu'on doit être heureux auprès de votre personne, et que M. de Keyserlingk a bien raison de l'aimer! Nous avons tous jugé, en le voyant, de l'ambassadeur par le prince, et du prince par l'ambassadeur. Enfin, monseigneur, les autres princes n'auront que des sujets, et vous n'aurez que des amis. C'est en quoi surtout vous excellez.
Je vois que le bonheur est rarement pur. V. A. R. m'écrit des lettres d'un grand homme, m'envoie les ouvrages d'un sage; et vous voyez que le chemin est bien long pour me faire parvenir ces trésors. M. Du Breuil remet les paquets à un ami qui a des correspondances, et cela prend bien des détours. Vous m'avez rendu avide et impatient. Je suis comme les courtisans, insatiable de nouveaux bienfaits. Voulez-vous, monseigneur, essayer de la voie de M. Thieriot? Il me remettra les paquets par une voie sûre de Paris à Cirey.
Recevez, monseigneur, avec votre bonté ordinaire les sincères protestations du respect profond, du tendre, de l'inviolable dévouement, de l'estime et de la passion, enfin de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.
30. DU MÊME.
Cirey, octobre 1737.
Monseigneur, j'ai reçu la dernière lettre dont V. A. R. m'a honoré, en date du 20 septembre. Je suis fort en peine de savoir si mon der<108>nier paquet, et celui qui était destiné pour M. de Keyserlingk, sont parvenus à leur adresse; ces paquets étaient du commencement du mois d'août.
Vous m'ordonnez, monseigneur, de vous rendre compte de mes doutes métaphysiques; je prends la liberté de vous envoyer un extrait d'un chapitre sur la Liberté. V. A. R. y verra au moins de la bonne foi, si elle y trouve de l'ignorance; et plût à Dieu que tous les ignorants fussent au moins sincères!
Peut-être l'humanité, qui est le principe de toutes mes pensées, m'a séduit dans cet ouvrage; peut-être l'idée où je suis qu'il n'y aurait ni vice ni vertu; qu'il ne faudrait ni peine ni récompense; que la société serait, surtout chez les philosophes, un commerce de méchanceté et d'hypocrisie, si l'homme n'avait pas une liberté pleine et absolue; peut-être, dis-je, cette opinion m'a entraîné trop loin. Mais, si vous trouvez des erreurs dans mes pensées, pardonnez-les au principe qui les a produites.
Je ramène toujours, autant que je peux, ma métaphysique à la morale. J'ai examiné sincèrement, et avec toute l'attention dont je suis capable, si je peux avoir quelques notions de l'âme humaine; et j'ai vu que le fruit de toutes mes recherches est l'ignorance. Je trouve qu'il en est de ce principe pensant, libre, agissant, à peu près comme de Dieu même : ma raison me dit que Dieu existe; mais cette même raison me dit que je ne puis savoir ce qu'il est. En effet, comment connaîtrions-nous ce que c'est que notre âme, nous qui ne pouvons nous former aucune idée de la lumière, quand nous avons le malheur d'être nés aveugles? Je vois donc avec douleur que tout ce que l'on a jamais écrit sur l'âme ne peut nous apprendre la moindre vérité.
Mon principal but, après avoir tâtonné autour de cette âme pour deviner son espèce, est de tâcher au moins de la régler; c'est le ressort de notre horloge. Toutes les belles idées de Des Cartes sur l'élas<109>ticité ne m'apprennent point la nature de ce ressort; j'ignore encore la cause de l'élasticité : cependant je monte ma pendule; elle va tant bien que mal.
C'est l'homme que j'examine. De quelques matériaux qu'il soit composé, il faut voir s'il y a en effet du vice et de la vertu. Voilà le point important à l'égard de l'homme, je ne dis pas à l'égard de telle société vivant sous telles lois, mais pour tout le genre humain, pour vous, monseigneur, qui devez régner, pour le bûcheron de vos forêts, pour le docteur chinois, et pour le sauvage de l'Amérique. Locke, le plus sage métaphysicien que je connaisse, semble, en combattant avec raison les idées innées, penser qu'il n'y a aucun principe universel de morale. J'ose combattre ou plutôt éclaircir, en ce point, l'idée de ce grand homme. Je conviens avec lui qu'il n'y a réellement aucune idée innée; il suit évidemment qu'il n'y a aucune proposition de morale innée dans notre âme. Mais de ce que nous ne sommes pas nés avec de la barbe, s'ensuit-il que nous ne soyons pas nés, nous autres habitants de ce continent, pour être barbus à un certain âge? Nous ne naissons point avec la force de marcher; mais quiconque naît avec deux pieds marchera un jour. C'est ainsi que personne n'apporte en naissant l'idée qu'il faut être juste; mais Dieu a tellement conformé les organes des hommes, que tous, à un certain âge, conviennent de cette vérité.
Il me paraît évident que Dieu a voulu que nous vivions en société, comme il a donné aux abeilles un instinct et des instruments propres à faire le miel. Notre société ne pouvant subsister sans les idées du juste et de l'injuste, il nous a donc donné de quoi les acquérir. Nos différentes coutumes, il est vrai, ne nous permettront jamais d'attacher la même idée de juste aux mêmes notions. Ce qui est crime en Europe sera vertu en Asie, de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France; mais Dieu a tellement façonné les Allemands et les Français, qu'ils aimeront tous<110> à faire bonne chère. Toutes les sociétés n'auront donc pas les mêmes lois, mais aucune société ne sera sans lois. Voilà donc certainement le bien de la société établi par tous les hommes, depuis Pékin jusqu'en Irlande, comme la règle immuable de la vertu; ce qui sera utile à la société sera donc bon par tout pays. Cette seule idée concilie tout d'un coup toutes les contradictions qui paraissent dans la morale des hommes. Le vol était permis à Lacédémone; mais pourquoi? Parce que les biens y étaient communs, et que voler un avare qui gardait pour lui seul ce que la loi donnait au public était servir la société.
Il y a, dit-on, des sauvages qui mangent des hommes, et qui croient bien faire. Je réponds que ces sauvages ont la même idée que nous du juste et de l'injuste. Ils font la guerre, comme nous, par fureur et par passion; on voit partout commettre les mêmes crimes; manger ses ennemis n'est qu'une cérémonie de plus. Le mal n'est pas de les mettre à la broche, le mal est de les tuer; et j'ose assurer qu'il n'y a point de sauvage qui croie bien faire en égorgeant son ami. J'ai vu quatre sauvages de la Louisiane qu'on amena en France en 1723. Il y avait parmi eux une femme d'une humeur fort douce. Je lui demandai, par interprète, si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis, et si elle y avait pris goût; elle me répondit que oui. Je lui demandai si elle aurait volontiers tué ou fait tuer un de ses compatriotes pour le manger; elle me répondit en frémissant, et avec une horreur visible pour ce crime. Parmi les voyageurs, je défie le plus déterminé menteur d'oser dire qu'il y ait une peuplade, une famille où il soit permis de manquer à sa parole. Je suis bien fondé à croire que, Dieu ayant créé certains animaux pour paître en commun, d'autres pour ne se voir que deux à deux, très-rarement, les araignées pour faire des toiles, chaque espèce a les instruments nécessaires pour les ouvrages qu'elle doit faire. L'homme a reçu tout ce qu'il faut pour vivre en société, de même qu'il a<111> reçu un estomac pour digérer, des yeux pour voir, une âme pour juger.
Mettez deux hommes sur la terre; ils n'appelleront bon, vertueux et juste, que ce qui sera bon pour eux deux. Mettez-en quatre, il n'y aura de vertueux que ce qui conviendra à tous les quatre; et si l'un des quatre mange le souper de son compagnon, ou le bat, ou le tue, il soulève sûrement les autres. Ce que je dis de ces quatre hommes, il le faut dire de tout l'univers. Voilà, monseigneur, à peu près le plan sur lequel j'ai écrit cette Métaphysique morale; mais, quand il s'agit de vertu, est-ce à moi à en parler devant vous?
Les vertus sont l'apanage
Que vous reçûtes des cieux;
Le trône de vos aïeux,
Près de ces dons précieux,
Est un bien faible avantage.
C'est l'homme, en vous, c'est le sage
Qui m'asservit sous sa loi.
Ah! si vous n'étiez que roi,
Vous n'auriez point mon hommage.
Jugez mes idées, grand prince; car votre âme est le tribunal où mes jugements ressortissent. Que V. A. R. me donne d'envie de vivre, pour voir un jour de mes yeux le Salomon du Nord! Mais j'ai bien peur de n'être pas si heureux que le bon vieillard Siméon.111-a Nous ne passons point devant votre portrait sans dire notre hymne qui commence :
Espérons le bonheur du monde.J'attends votre décision sur l'Histoire de Louis XIV et sur les Éléments de la philosophie de Newton; si mes tributs ont été reçus avec bonté, j'espère que j'aurai des instructions pour récompense.
J'ose supplier V. A. R. de daigner m'envoyer, par une voie sûre<112> (et je crois que celle de M. Thieriot l'est), les mémoires que vous avez eu la bonté de me promettre sur le Czar. Cependant je ne renonce point aux vers; je les aime plus que jamais, monseigneur, puisque vous en faites. J'espère envoyer bientôt quelque chose qu'on pourra représenter sur le théâtre de Remusberg. Je suis indigné qu'on ait pu présenter à V. A. R. le misérable manuscrit de l'Enfant prodigue qui est entre vos mains; cela ressemble à ma pièce comme un singe ressemble à un homme. Je ne sais d'autre parti à prendre que de l'imprimer pour me justifier.
Je n'ai point de termes pour remercier V. A. R. de ses bontés. Avec quelle générosité, j'ai pensé dire avec quelle tendresse, elle daigne s'intéresser à moi! Vous m'écrivez ce qu'Horace disait à Mécénas, et vous êtes le Mécénas et l'Horace. Madame la marquise du Châtelet, qui partage mon admiration pour votre personne, et à qui vous donnez la permission de joindre ses respects aux miens, use de cette liberté. Je suis avec le respect le plus profond et la plus tendre reconnaissance votre, etc.
SUR LA LIBERTE.
La question de la liberté est la plus intéressante que nous puissions examiner, puisque l'on peut dire que de cette seule question dépend toute la morale. Un aussi grand intérêt mérite bien que je m'éloigne un peu de mon sujet pour entrer dans cette discussion et pour mettre ici sous les yeux du lecteur les principales objections que l'on fait contre la liberté, afin qu'il puisse juger lui-même de leur solidité.
Je sais que la liberté a d'illustres adversaires. Je sais que l'on fait contre elle des raisonnements qui peuvent d'abord séduire; mais ce sont ces raisons mêmes qui m'engagent à les rapporter et à les réfuter.
<113>On a tant obscurci cette matière, qu'il est absolument indispensable de commencer par définir ce qu'on entend par liberté, quand on veut en parler et se faire entendre.
J'appelle liberté le pouvoir de penser à une chose ou de n'y pas penser, de se mouvoir ou de ne se mouvoir pas, conformément au choix de son propre esprit. Toutes les objections de ceux qui nient la liberté se réduisent à quatre principales, que je vais examiner l'une après l'autre.
Leur première objection tend à infirmer le témoignage de notre conscience et du sentiment intérieur que nous avons de notre liberté. Ils prétendent que ce n'est que faute d'attention sur ce qui se passe en nous-mêmes que nous croyons avoir ce sentiment intime de liberté, et que, lorsque nous faisons une attention réfléchie sur les causes de nos actions, nous trouvons, au contraire, qu'elles sont toujours déterminées nécessairement.
De plus, nous ne pouvons douter qu'il n'y ait des mouvements dans notre corps qui ne dépendent point de notre volonté, comme la circulation du sang, le battement de cœur, etc.; souvent aussi la colère, ou quelque autre passion violente, nous emporte loin de nous, et nous fait faire des actions que notre raison désapprouve. Tant de chaînes visibles dont nous sommes accablés prouvent, selon eux, que nous sommes liés de même dans tout le reste.
L'homme, disent-ils, est tantôt emporté avec une rapidité et des secousses dont il sent l'agitation et la violence; tantôt il est mené par un mouvement paisible dont il ne s'aperçoit pas, mais dont il n'est plus maître. C'est un esclave qui ne sent pas toujours le poids et la flétrissure de ses fers, mais qui n'en est pas moins esclave.
Ce raisonnement est tout semblable à celui-ci : les hommes sont quelquefois malades, donc ils n'ont jamais de santé. Or, qui ne voit pas, au contraire, que sentir sa maladie et son esclavage, c'est une preuve qu'on a été sain et libre?
<114>Dans l'ivresse, dans l'emportement d'une passion violente, dans un dérangement d'organes, etc., notre liberté n'est plus obéie par nos sens, et nous ne sommes pas plus libres alors d'user de notre liberté que nous le serions de mouvoir un bras sur lequel nous aurions une paralysie.
La liberté, dans l'homme, est la santé de l'âme.114-aPeu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée comme toutes nos autres facultés; nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions et à maîtriser nos passions, et cet exercice de l'âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais, quelques efforts que nous fassions, nous ne pourrons jamais parvenir à rendre cette raison souveraine de tous nos désirs, et il y aura toujours dans notre âme, comme dans notre corps, des mouvements involontaires; car nous ne sommes ni sages, ni libres, ni sains, que dans un très-petit degré.
Je sais que l'on peut, à toute force, abuser de sa raison pour contester la liberté aux animaux, et les concevoir comme des machines qui n'ont ni sensations, ni désirs, ni volontés, quoiqu'ils en aient toutes les apparences. Je sais qu'on peut forger des systèmes, c'est-à-dire des erreurs, pour expliquer leur nature. Mais enfin, quand il faut s'interroger soi-même, il faut bien avouer, si l'on est de bonne foi, que nous avons une volonté, que nous avons le pouvoir d'agir, de remuer notre corps, d'appliquer notre esprit à certaines pensées, de suspendre nos désirs, etc.
Il faut donc que les ennemis de la liberté avouent que notre sentiment intérieur nous assure que nous sommes libres; et je ne crains point d'assurer qu'il n'y en a aucun qui doute de bonne foi de sa propre liberté, et dont la conscience ne s'élève contre le sentiment <115>artificiel par lequel ils veulent se persuader qu'ils sont nécessités dans toutes leurs actions. Aussi ne se contentent-ils pas de nier ce sentiment intime de la liberté; mais ils vont encore plus loin. Quand on vous accorderait, disent-ils, que vous avez le sentiment intérieur que vous êtes libre, cela ne prouverait rien encore; car notre sentiment nous trompe sur notre liberté, de même que nos yeux nous trompent sur la grandeur du soleil, lorsqu'ils nous font juger que le disque de cet astre est environ large de deux pieds, quoique son diamètre soit réellement à celui de la terre comme cent est à un.
Voici, je crois, ce qu'on peut répondre à cette objection. Les deux cas que vous comparez sont fort différents. Je ne puis et ne dois voir les objets qu'en raison directe de leur grosseur, et en raison renversée du carré de leur éloignement. Telles sont les lois mathématiques de l'optique, et telle est la nature de nos organes, que, si ma vue pouvait apercevoir la grandeur réelle du soleil, je ne pourrais voir aucun objet sur la terre, et cette vue, loin de m'être utile, me serait nuisible. Il en est de même des sens de l'ouïe et de l'odorat. Je n'ai et ne puis avoir ces sensations plus ou moins fortes (toutes choses d'ailleurs égales) que suivant que les corps sonores ou odoriférants sont plus ou moins près de moi. Ainsi Dieu ne m'a point trompé en me faisant voir ce qui est éloigné de moi d'une grandeur proportionnée à sa distance. Mais si je croyais être libre, et que je ne le fusse point, il faudrait que Dieu m'eût créé exprès pour me tromper; car nos actions nous paraissent libres, précisément de la même manière qu'elles nous le paraîtraient, si nous l'étions véritablement.
Il ne reste donc à ceux qui soutiennent la négative qu'une simple possibilité que nous soyons faits de manière que nous soyons toujours invinciblement trompés sur notre liberté; encore cette possibilité n'est-elle fondée que sur une absurdité, puisqu'il ne résulterait de cette illusion perpétuelle que Dieu nous ferait, qu'une façon d'agir, dans l'Être suprême, indigne de sa sagesse infinie.
<116>Qu'on ne dise pas qu'il est indigne d'un philosophe de recourir ici à ce Dieu; car, ce Dieu étant une fois prouvé, comme il l'est invinciblement, il est certain qu'il est l'auteur de ma liberté, si je suis libre, et qu'il est l'auteur de mon erreur, si, ayant fait de moi un être purement passif, il m'a donné le sentiment irrésistible d'une liberté qu'il m'a refusée.
Ce sentiment intérieur que nous avons de notre liberté est si fort, qu'il ne faudrait pas moins, pour nous en faire douter, qu'une démonstration qui nous prouvât qu'il implique contradiction que nous soyons libres. Or certainement il n'y a point de telles démonstrations.
Joignez à toutes ces raisons, qui détruisent les objections des fatalistes, qu'ils sont obligés eux-mêmes de démentir à tout moment leur opinion par leur conduite; car on aura beau faire les raisonnements les plus spécieux contre notre liberté, nous nous conduirons toujours comme si nous étions libres, tant le sentiment intérieur de notre liberté est profondément gravé dans notre âme, et tant il a, malgré nos préjugés, d'influence sur nos actions.
Forcées dans ce retranchement, les personnes qui nient la liberté continuent, et disent : Tout ce dont ce sentiment intérieur, dont vous faites tant de bruit, nous assure, c'est que les mouvements de notre corps et les pensées de notre esprit obéissent à notre volonté; mais cette volonté elle-même est toujours déterminée nécessairement par les choses que notre entendement juge être les meilleures, de même qu'une balance est toujours emportée par le plus grand poids. Voici la façon dont les chaînons de notre chaîne tiennent les uns aux autres.
Les idées, tant de sensation que de réflexion, se présentent à vous, soit que vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas; car vous ne formez pas vos idées vous-même. Or, quand deux idées se présentent à votre entendement, comme, par exemple, l'idée de vous coucher<117> et l'idée de vous promener, il faut absolument que vous vouliez l'une de ces deux choses, ou que vous ne vouliez ni l'une ni l'autre. Vous n'êtes donc pas libre quant à l'acte même de vouloir.
De plus, il est certain que si vous choisissez, vous vous déciderez sûrement pour votre lit ou pour la promenade, selon que votre entendement jugera que l'une ou l'autre de ces deux choses vous est utile et convenable; or, votre entendement ne peut juger bon et convenable que ce qui lui paraît tel. Il y a toujours des différences dans les choses, et ces différences déterminent nécessairement votre jugement; car il vous serait impossible de choisir entre deux choses indiscernables, s'il y en avait. Donc toutes vos actions sont nécessaires, puisque, par votre aveu même, vous agissez toujours conformément à votre volonté, et que je viens de vous prouver : 1o que votre volonté est nécessairement déterminée par le jugement de votre entendement; 2o que ce jugement dépend de la nature de vos idées; et enfin 3o que vos idées ne dépendent point de vous.
Comme cet argument, dans lequel les ennemis de la liberté mettent leur principale force, a plusieurs branches, il y a aussi plusieurs réponses.
1o Quand on dit que nous ne sommes pas libres quant à l'acte même de vouloir, cela ne fait rien à notre liberté; car la liberté consiste à agir ou ne pas agir, et non pas à vouloir et à ne vouloir pas.
2o Notre entendement, dit-on, ne peut s'empêcher de juger bon ce qui lui paraît tel; l'entendement détermine la volonté, etc. Ce raisonnement n'est fondé que sur ce qu'on fait, sans s'en apercevoir, autant de petits êtres de la volonté et de l'entendement, lesquels on suppose agir l'un sur l'autre, et déterminer ensuite nos actions. Mais c'est une méprise qui n'a besoin que d'être aperçue pour être rectifiée; car on sent aisément que vouloir, juger, etc., ne sont que différentes fonctions de notre entendement. De plus, avoir des perceptions, et juger qu'une chose est vraie et raisonnable, lorsqu'on voit<118> qu'elle l'est effectivement, ce n'est point une action, mais une simple passion; car ce n'est en effet que sentir ce que nous sentons, et voir ce que nous voyons, et il n'y a aucune liaison entre l'approbation et l'action, entre ce qui est passif et ce qui est actif.
3o Les différences des choses déterminent, dit-on, notre entendement. Mais on ne considère pas que la liberté d'indifférence, avant le dictamen de l'entendement, est une véritable contradiction dans les choses qui ont des différences réelles entre elles; car, selon cette belle définition de la liberté, les idiots, les imbéciles, les animaux même, seraient plus libres que nous; et nous le serions d'autant plus, que nous aurions moins d'idées, que nous apercevrions moins les différences des choses, c'est-à-dire, à proportion que nous serions plus imbéciles; ce qui est absurde. Si c'est cette liberté qui nous manque, je ne vois pas que nous ayons beaucoup à nous plaindre. La liberté d'indifférence, dans les choses discernables, n'est donc pas réellement une liberté.
A l'égard du pouvoir de choisir entre des choses parfaitement semblables, comme nous n'en connaissons point, il est difficile de pouvoir dire ce qui nous arriverait alors. Je ne sais même si ce pouvoir serait une perfection; mais ce qui est bien certain, c'est que le pouvoir soi-mouvant, seule et véritable source de la liberté, ne pourrait être détruit par l'indiscernabilité de deux objets : or, tant que l'homme aura ce pouvoir soi-mouvant, l'homme sera libre.
4o Quant à ce que notre volonté est toujours déterminée par ce que notre entendement juge le meilleur, je réponds : La volonté, c'est-à-dire, la dernière perception ou approbation de l'entendement, car c'est là le sens de ce mot dans l'objection dont il s'agit; la volonté, dis-je, ne peut avoir aucune influence sur le pouvoir soi-mouvant en quoi consiste la liberté. Ainsi la volonté n'est jamais la cause de nos actions, quoiqu'elle en soit l'occasion; car une notion abstraite ne peut avoir aucune influence physique sur le pouvoir physique soi-<119>mouvant qui réside dans l'homme; et ce pouvoir est exactement le même avant et après le dernier jugement de l'entendement.
Il est vrai qu'il y aurait une contradiction dans les termes, moralement parlant, qu'un être qu'on suppose sage fasse une folie, et que par conséquent il préférera sûrement ce que son entendement jugera être le meilleur; mais il n'y aurait à cela aucune contradiction physique, car la nécessité physique et la nécessité morale sont deux choses qu'il faut distinguer avec soin. La première est toujours absolue; mais la seconde n'est jamais que contingente; et cette nécessité morale est très-compatible avec la liberté naturelle et physique la plus parfaite.
Le pouvoir physique d'agir est donc ce qui fait de l'homme un être libre, quel que soit l'usage qu'il en fait, et la privation de ce pouvoir suffirait seule pour le rendre un être purement passif, malgré son intelligence; car une pierre que je jette n'en serait pas moins un être passif, quoiqu'elle eût le sentiment intérieur du mouvement que je lui donne et lui imprime. Enfin, être déterminé par ce qui nous paraît le meilleur, c'est une aussi grande perfection que le pouvoir de faire ce que nous avons jugé tel.
Nous avons la faculté de suspendre nos désirs et d'examiner ce qui nous semble le meilleur, afin de pouvoir le choisir; voilà une partie de notre liberté. Le pouvoir d'agir ensuite conformément à ce choix, voilà ce qui rend cette liberté pleine et entière; et c'est en faisant un mauvais usage de ce pouvoir que nous avons de suspendre nos désirs, et en se déterminant trop promptement, que l'on fait tant de fautes.
Plus nos déterminations sont fondées sur de bonnes raisons, plus nous approchons de la perfection; et c'est cette perfection, dans un degré plus éminent, qui caractérise la liberté des êtres plus parfaits que nous, et celle de Dieu même.
Car, que l'on y prenne bien garde, Dieu ne peut être libre que<120> de cette façon. La nécessité morale de faire toujours le meilleur est même d'autant plus grande dans Dieu, que son être infiniment parfait est au-dessus du nôtre. La véritable et la seule liberté est donc le pouvoir de faire ce que l'on choisit de faire, et toutes les objections que l'on fait contre cette espèce de liberté détruisent également celle de Dieu et celle de l'homme; et par conséquent, s'il s'ensuivait que l'homme ne fût pas libre, parce que sa volonté est toujours déterminée par les choses que son entendement juge être les meilleures, il s'ensuivrait aussi que Dieu ne serait point libre, et que tout serait effet sans cause dans l'univers; ce qui est absurde.
Les personnes, s'il y en a, qui osent douter de la liberté de Dieu, se fondent sur ces arguments : Dieu, étant infiniment sage, est forcé, par une nécessité de nature, à vouloir toujours le meilleur; donc toutes ses actions sont nécessaires. Il y a trois réponses à cet argument. 1o Il faudrait commencer par établir ce que c'est que le meilleur par rapport à Dieu et antécédemment à sa volonté; ce qui peut-être ne serait pas aisé. Cet argument se réduit donc à dire que Dieu est nécessité à faire ce qui lui semble le meilleur, c'est-à-dire, à faire sa volonté; or, je demande s'il y a une autre sorte de liberté, et si faire ce que l'on veut et ce que l'on juge le plus avantageux, ce qui plaît enfin, n'est pas précisément être libre. 2o Cette nécessité de faire toujours le meilleur ne peut jamais être qu'une nécessité morale; or, une nécessité morale n'est pas une nécessité absolue. 3o Enfin, quoiqu'il soit impossible à Dieu, d'une impossibilité morale, de déroger à ses attributs moraux, la nécessité de faire toujours le meilleur, qui en est une suite nécessaire, ne détruit pas plus sa liberté que la nécessité d'être présent partout, éternel, immense, etc.
L'homme est donc, par sa qualité d'être intelligent, dans la nécessité de vouloir ce que son jugement lui présente être le meilleur. S'il en était autrement, il faudrait qu'il fût soumis à la détermination de quelque autre que lui-même, et il ne serait plus libre; car vouloir ce<121> qui ne ferait pas plaisir est une véritable contradiction, et faire ce que l'on juge le meilleur, ce qui fait plaisir, c'est être libre. A peine pourrions-nous concevoir un être plus libre qu'en tant qu'il est capable de faire ce qui lui plaît; et, tant que l'homme a cette liberté, il est aussi libre qu'il est possible à la liberté de le rendre libre, pour me servir des termes de M. Locke. Enfin, l'Achille des ennemis de la liberté est cet argument-ci : Dieu est omni-scient; le présent, l'avenir, le passé, sont également présents à ses yeux : or, si Dieu sait tout ce que je dois faire, il faut absolument que je me détermine à agir de la façon dont il l'a prévu : donc nos actions ne sont pas libres; car, si quelques-unes des choses futures étaient contingentes ou incertaines; si elles dépendaient de la liberté de l'homme; en un mot, si elles pouvaient arriver ou n'arriver pas, Dieu ne les pourrait pas prévoir. Il ne serait donc pas omni-scient.
Il y a plusieurs réponses à cet argument qui paraît d'abord invincible. 1o La prescience de Dieu n'a aucune influence sur la manière de l'existence des choses. Cette prescience ne donne pas aux choses plus de certitude qu'elles n'en auraient, s'il n'y avait pas de prescience; et si l'on ne trouve pas d'autres raisons, la seule considération de la certitude de la prescience divine ne serait pas capable de détruire cette liberté; car la prescience de Dieu n'est pas la cause de l'existence des choses, mais elle est elle-même fondée sur leur existence. Tout ce qui existe aujourd'hui ne peut pas ne point exister pendant qu'il existe; et il était hier et de toute éternité aussi certainement vrai que les choses qui existent aujourd'hui devaient exister, qu'il est maintenant certain que ces choses existent.
2o La simple prescience d'une action, avant qu'elle soit faite, ne diffère en rien de la connaissance qu'on en a après qu'elle est faite. Ainsi la prescience ne change rien à la certitude d'événement. Car, supposé pour un moment que l'homme soit libre, et que ses actions ne puissent être prévues, n'y aura-t-il pas, malgré cela, la même cer<122>titude d'événement dans la nature des choses? et, malgré la liberté, n'y a-t-il pas eu hier et de toute éternité une aussi grande certitude que je ferais une telle action aujourd'hui, qu'il y en a actuellement que je fais cette action? Ainsi, quelque difficulté qu'il y ait à concevoir la manière dont la prescience de Dieu s'accorde avec notre liberté, comme cette prescience ne renferme qu'une certitude d'événement qui se trouverait toujours dans les choses, quand même elles ne seraient pas prévues, il est évident qu'elle ne renferme aucune nécessité, et qu'elle ne détruit point la possibilité de la liberté.
La prescience de Dieu est précisément la même chose que sa connaissance. Ainsi, de même que sa connaissance n'influe en rien sur les choses qui sont actuellement, de même sa prescience n'a aucune influence sur celles qui sont à venir; et, si la liberté est possible d'ailleurs, le pouvoir qu'a Dieu de juger infailliblement des événements libres ne peut les faire devenir nécessaires, puisqu'il faudrait, pour cela, qu'une action pût être libre et nécessaire en même temps.
3o Il ne nous est pas possible, à la vérité, de concevoir comment Dieu peut prévoir les choses futures, à moins de supposer une chaîne de causes nécessaires; car de dire avec les scolastiques que tout est présent à Dieu, non pas, à la vérité, dans sa propre mesure, mais dans une autre mesure, non in mensura propria, sed in mensura aliena, ce serait mêler du comique à la question la plus importante que les hommes puissent agiter. Il vaut beaucoup mieux avouer que les difficultés que nous trouvons à concilier la prescience de Dieu avec notre liberté viennent de notre ignorance sur les attributs de Dieu, et non pas de l'impossibilité absolue qu'il y a entre la prescience de Dieu et notre liberté; car l'accord de la prescience avec notre liberté n'est pas plus incompréhensible pour nous que son ubiquité, sa durée infinie déjà écoulée, sa durée infinie à venir, et tant de choses qu'il nous sera toujours impossible de nier et de connaître. Les attributs infinis de l'Être suprême sont des abîmes où nos faibles lumières<123> s'anéantissent. Nous ne savons et nous ne pouvons savoir quel rapport il y a entre la prescience du Créateur et la liberté de la créature; et, comme le dit le grand Newton : Ut caecus ideam non habet colorum, sic nos ideam non habemus modorum quibus Deus sapientissimus sentit et intelligit omnia; ce qui veut dire en français : « De même que les aveugles n'ont aucune idée des couleurs, ainsi nous ne pouvons comprendre la façon dont l'Être infiniment sage voit et connaît toutes choses. »
4o Je demanderais de plus à ceux qui, sur la considération de la prescience divine, nient la liberté de l'homme, si Dieu a pu créer des créatures libres. Il faut bien qu'ils répondent qu'il l'a pu, car Dieu peut tout, hors les contradictions, et il n'y a que les attributs auxquels l'idée de l'existence nécessaire de l'indépendance absolue est attachée, dont la communication implique contradiction. Or, la liberté n'est certainement pas dans ce cas; car, si cela était, il serait impossible que nous nous crussions libres, comme il l'est que nous nous croyions infinis, tout-puissants, etc. Il faut donc avouer que Dieu a pu créer des choses libres, ou dire qu'il n'est pas tout-puissant, ce que, je crois, personne ne dira. Si donc Dieu a pu créer des êtres libres, on peut supposer qu'il l'a fait; et si créer des êtres libres et prévoir leur détermination était une contradiction, pourquoi Dieu, en créant des êtres libres, n'aurait-il pas pu ignorer l'usage qu'ils feraient de la liberté qu'il leur a donnée? Ce n'est pas limiter la puissance divine que de la borner aux seules contradictions. Or, créer des créatures libres, et gêner de quelque façon que ce puisse être leurs déterminations, c'est une contradiction dans les termes; car c'est créer des créatures libres et non libres en même temps. Ainsi il s'ensuit nécessairement du pouvoir que Dieu a de créer des êtres libres que, s'il a créé de tels êtres, sa prescience ne détruit point leur liberté, ou bien qu'il ne prévoit pas leurs actions; et celui qui, sur cette supposition, nierait la prescience de Dieu ne nierait pas<124> plus sa toute-science que celui qui dirait que Dieu ne peut pas faire ce qui implique contradiction ne nierait sa toute-puissance.
Mais nous ne sommes pas réduits à faire cette supposition; car il n'est pas nécessaire que je comprenne la façon dont la prescience divine et la liberté de l'homme s'accordent, pour admettre l'une et l'autre. Il me suffit d'être assuré que je suis libre, et que Dieu prévoit tout ce qui doit arriver; car alors je suis obligé de conclure que son omni-science et sa prescience ne gênent point ma liberté, quoique je ne puisse point concevoir comme cela se fait; de même que, lorsque je me suis prouvé un Dieu, je suis obligé d'admettre la création ex nihilo, quoiqu'il me soit impossible de la concevoir.
5o Cet argument de la prescience de Dieu, s'il avait quelque force contre la liberté de l'homme, détruirait encore également celle de Dieu; car, si Dieu prévoit tout ce qui arrivera, il n'est donc pas en son pouvoir de ne pas faire ce qu'il a prévu qu'il ferait. Or, il a été démontré ci-dessus que Dieu est libre; la liberté est donc possible; Dieu a donc pu donner à ses créatures une petite portion de liberté, de même qu'il leur a donné une petite portion d'intelligence. La liberté dans Dieu est le pouvoir de penser toujours tout ce qui lui plaît, et de faire toujours tout ce qu'il veut. La liberté donnée de Dieu à l'homme est le pouvoir faible et limité d'opérer certains mouvements et de s'appliquer à quelques pensées. La liberté des enfants, qui ne réfléchissent jamais, consiste seulement à vouloir et à opérer certains mouvements. Si nous étions toujours libres, nous serions semblables à Dieu. Contentons-nous donc d'un partage convenable au rang que nous tenons dans la nature; mais, parce que nous n'avons pas les attributs d'un Dieu, ne renonçons pas aux facultés d'un homme.
<125>31. DU MÊME.
(Cirey) 24 octobre 1737.
Monseigneur, l'admiration, le respect, la reconnaissance, souffrez que je dise encore le tendre attachement pour V. A. R., ont dicté toutes mes lettres, et ont occupé mon cœur. La douleur la plus vive vient aujourd'hui se mêler à ces sentiments. Voici un extrait de la lettre que je reçois, dans le moment, d'un homme aussi attaché que moi à V. A. R. Cet extrait parlera mieux que tout ce que je pourrais dire.
Comme je n'ai aucune connaissance de ce dont il s'agit que par la lettre de M. Thieriot, je ne peux que montrer ici à V. A. R. l'accablement où je suis. Vous voyez les choses de plus près, monseigneur, et vous seul pouvez savoir ce qu'il convient de faire. Je voudrais bien que l'auteur d'un pareil libelle fût exemplairement puni; mais probablement le mépris dû à cette infamie aura sauvé le coupable, que d'ailleurs son obscurité et sa bassesse mettent sans doute en sûreté. Peut-être le Roi votre père ignore-t-il cette sottise; rarement les injures de la canaille parviennent-elles jusqu'aux oreilles des rois; et, si elles se font entendre, c'est un bourdonnement d'insectes qui est presque toujours négligé, parce qu'il ne peut ni nuire ni choquer. Un coquin obscur peut bien faire une satire punissable; mais il ne peut offenser un souverain. Quand un misérable est assez fou pour oser faire un libelle contre un roi, ce n'est pas le roi qu'il outrage, c'est uniquement le nom de celui sous lequel il se cache pour donner cours à son libelle. La clémence du Roi votre père peut pardonner au satirique; mais sa justice ne laisserait pas en paix le calomniateur, s'il était connu.
Pour moi, monseigneur, j'avoue que je suis aussi sensiblement affligé que si on m'accusait d'avoir manqué personnellement à V. A. R. :<126> et n'est-ce pas en effet s'attaquer à votre personne que de manquer de respect au Roi? Peut-être la chose dont je vous parle est inconnue; peut-être, si elle a été connue, elle a déjà le sort de tout mauvais libelle, d'être oublié bien vite. Mais enfin j'ai cru qu'il était de mon devoir de vous en avertir.
Je ne songe au reste, monseigneur, dans les moments de relâche que me donne ma mauvaise santé, qu'à me rendre un peu moins indigne de vos bontés, en étudiant de plus en plus des arts que vous protégez, et que vous daignez cultiver vous-même. Je regarde la vie que mène V. A. R. comme le modèle de la vie privée; mais, si jamais vous étiez sur le trône, les rois devraient faire alors ce que nous faisons à présent, nous autres petits particuliers, prendre exemple de vous.
Madame la marquise du Châtelet est aussi sensible à l'honneur de votre souvenir qu'elle en est digne. Son âme pense en tout comme la vôtre. Nous étions faits pour être vos sujets. Je suis persuadé que, si vous regardiez bien dans vos titres, vous verriez que le marquisat de Cirey est une ancienne dépendance du Brandebourg; cela est plus sûr que la fondation de Remusberg par Rémus.
Nous sommes toujours incertains si le paquet d'octobre, pour V. A. R., et celui pour votre aimable ambassadeur, sont parvenus à votre adresse.
Je suis avec le plus profond respect et avec l'attachement le plus inviolable et le plus tendre, etc.
<127>32. A VOLTAIRE.
Remusberg, 13 (12) novembre 1737.
Monsieur, je vous avoue qu'il n'est rien de plus trompeur que de juger des hommes sur leur réputation. L'histoire du Czar, que je vous envoie, m'oblige de me rétracter de ce que la haute opinion que j'avais de ce prince m'avait fait avancer. Il vous paraîtra, dans cette histoire, bien différent de ce qu'il est dans votre imagination, et c'est, si je peux m'exprimer ainsi, un homme de moins dans le monde réel.
Un concours de circonstances heureuses, des événements favorables, et l'ignorance des étrangers, ont fait du Czar un fantôme héroïque, de la grandeur duquel personne ne s'est avisé de douter. Un sage historien, en partie témoin de sa vie, lève un voile indiscret, et nous fait voir ce prince avec tous les défauts des hommes, et avec peu de vertus. Ce n'est plus cet esprit universel qui conçoit tout, et qui veut tout approfondir; mais c'est un homme gouverné par des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et pour éblouir. Ce n'est plus ce guerrier intrépide qui ne craint et ne connaît aucun péril, mais un prince lâche, timide, et que sa brutalité abandonne dans les dangers; cruel dans la paix, faible à la guerre, admiré des étrangers, haï de ses sujets; un homme, enfin, qui a poussé le despotisme aussi loin qu'un souverain puisse le pousser, et dont la fortune a tenu lieu de sagesse; d'ailleurs, grand mécanicien, laborieux, industrieux, et prêt à tout sacrifier à sa curiosité.
Tel vous paraîtra, dans ces mémoires, le czar Pierre Ier. Et, quoiqu'on soit obligé de détruire une infinité de préjugés avant que d'avoir le cœur de se le représenter ainsi dépouillé de ses grandes qualités, il est cependant sûr que l'auteur n'avance rien qu'il ne soit pleinement en état de prouver.
On peut conclure de là qu'on ne saurait être assez sur ses gardes<128> en jugeant les grands hommes. Tel qui a vu Pompée avec des yeux d'admiration dans l'Histoire romaine, le trouve bien différent quand il apprend à le connaître par les Lettres de Cicéron. C'est proprement de la faveur des historiens que dépend la réputation des princes. Quelques apparences de grandes actions ont déterminé les écrivains de ce siècle en faveur du Czar, et leur imagination a eu la générosité d'ajouter à son portrait ce qu'ils ont cru qui pouvait y manquer.
Il se peut qu'Alexandre n'ait été qu'un brigand fameux. Quinte-Curce a cependant trouvé le moyen, soit pour abuser de la crédulité des peuples, soit pour étaler l'élégance de son style, de le faire passer, dans l'esprit de tous les siècles, pour un des plus grands hommes que jamais la terre ait portés. Combien d'exemples ne fournissent pas les historiens d'une prédilection marquée pour la gloire de certains princes! Mais s'ils ont donné des exemples de leur bienveillance, l'histoire nous en fournit aussi de leur haine et de leur noirceur. Rappelez-vous les différents caractères attribués à Julien, surnommé l'Apostat. La haine, la fureur, la rage de vos saints évêques, l'ont défiguré de façon qu'à peine ses traits sont reconnaissables dans les portraits que leur malignité en a faits. Des siècles entiers ont eu ce prince en horreur, tant le témoignage de ces imposteurs a fait impression sur les esprits! Enfin, un sage est venu qui, s'apercevant de l'artifice des moines historiens, rend ses vertus à l'empereur Julien, et confond la calomnie des Pères de votre Église.128-a
Toutes les actions des hommes sont sujettes à des interprétations différentes. On peut répandre du venin sur les bonnes, et donner aux mauvaises un tour qui les rende excusables et même louables; et c'est la partialité ou l'impartialité de l'historien qui décide le jugement du public et de la postérité.
Je vous remets entre les mains tout ce que j'ai pu amasser de plus curieux sur l'histoire que vous m'avez demandée. Ces mémoires<129> contiennent des faits aussi rares qu'inconnus, ce qui fait que je puis me flatter de vous avoir fourni une pièce que vous n'auriez pu avoir sans moi; et j'aurai le même mérite, relativement à votre ouvrage, que celui qui fournit de bons matériaux à un architecte fameux.129-a
Ayez la bonté de remettre cette Épître à l'incomparable Émilie.129-b J'ai consacré ma muse en travaillant pour elle. Je lui demande une critique sévère pour récompense de mes peines; et, si j'ai eu la témérité de m'élever trop haut, ma chute ne peut être que glorieuse, semblable à ces illustres malheureux que leurs sottises ont rendus célèbres. J'ajoute à tout ceci quelques autres enfants de mon loisir, que je vous prierai de corriger avec une exactitude didactique.
Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et répondez-moi par le porteur de cette lettre. Il y a plus d'un mois que je n'ai reçu de lettres de Cirey. N'alarmez pas mon amitié en vain par les craintes où je suis pour votre santé. Dites-moi du moins : Je vis, je respire. Vous me devez ces petits soins plus qu'à personne, puisque peu de personnes peuvent avoir pour vous autant d'estime que j'en ai, et que, quand même on aurait toute cette estime, on n'aurait pourtant pas toute la reconnaissance avec laquelle je suis, monsieur, etc.
33. AU MÊME.
Remusberg, 19 novembre 1737.
Monsieur, je n'ai pas été le dernier à m'apercevoir des langueurs de notre correspondance. Il y avait environ deux mois que je n'avais<130> reçu de vos nouvelles, quand je fis partir, il y a huit jours, un gros paquet pour Cirey. L'amitié que j'ai pour vous m'alarmait furieusement. Je m'imaginais ou que des indispositions vous empêchaient de me répondre, ou quelquefois même j'appréhendais que la délicatesse de votre tempérament n'eût cédé à la violence et à l'acharnement de la maladie. Enfin j'étais dans la situation d'un avare qui croit ses trésors en un danger évident. Votre lettre vient sur ces entrefaites; elle dissipe non seulement mes craintes, mais encore elle me fait sentir tout le plaisir qu'un commerce comme le vôtre peut produire.
Être en correspondance, c'est être en trafic de pensées; mais j'ai cet avantage de notre trafic, que vous me donnez en retour de l'esprit et des vérités. Qui pourrait être assez brute ou assez peu intéressé pour ne pas chérir un pareil commerce? En vérité, monsieur, quand on vous connaît une fois, on ne saurait plus se passer de vous, et votre correspondance m'est devenue comme une des nécessités indispensables de la vie. Vos idées servent de nourriture à mon esprit.
Vous trouverez, dans le paquet que je viens de dépêcher, l'histoire du czar Pierre Ier. Celui qui l'a écrite a ignoré absolument à quel usage je la destinais. Il s'est imaginé qu'il n'écrivait que pour ma curiosité, et de là il s'est cru permis de parler avec toute la liberté possible du gouvernement et de l'État de la Russie. Vous trouverez dans cette histoire des vérités qui, dans le siècle où nous sommes, ne se comportent guère avec l'impression. Si je ne me reposais entièrement sur votre prudence, je me verrais obligé de vous avertir que certains faits contenus dans ce manuscrit doivent être retranchés tout à fait, ou du moins traités avec tout le ménagement imaginable; autrement vous pourriez vous exposer au ressentiment de la cour russienne. On ne manquerait pas de me soupçonner de vous avoir fourni les anecdotes de cette histoire, et ce soupçon retomberait infailliblement sur l'auteur qui les a compilées. Cet ouvrage ne sera pas lu; mais tout le monde ne se lassera point de vous admirer.
<131>Qu'une vie contemplative est différente de ces vies qui ne sont qu'un tissu continuel d'actions! Un homme qui ne s'occupe qu'à penser peut penser bien et s'exprimer mal; mais un homme d'action, quand il s'exprimerait avec toutes les grâces imaginables, ne doit point agir faiblement. C'est une pareille faiblesse qu'on reprochait au roi d'Angleterre Charles II. On disait de ce prince qu'il ne lui était jamais échappé de parole qui ne fût bien placée, et qu'il n'avait jamais fait d'action qu'on pût nommer louable.
Il arrive souvent que ceux qui déclament le plus contre les actions des autres font pire qu'eux lorsqu'ils se trouvent dans les mêmes circonstances. J'ai lieu de craindre que cela ne m'arrive un jour, puisqu'il est plus facile de critiquer que de faire, et de donner des préceptes que de les exécuter. Et, après tout, les hommes sont si sujets à se laisser séduire, soit par la présomption, soit par l'éclat de leur grandeur, ou soit par l'artifice des méchants, que leur religion peut être surprise, quand même ils auraient les intentions les plus intègres et les plus droites.
L'idée avantageuse que vous vous faites de moi ne serait-elle pas fondée sur celles que mon cher Césarion vous en a données? En vérité, on est bien heureux d'avoir un pareil ami. Mais souffrez que je vous détrompe, et que je vous fasse en deux mots mon caractère, afin que vous ne vous y mépreniez plus; à condition toutefois que vous ne m'accuserez pas du défaut qu'avait votre défunt ami Chaulieu, qui parlait toujours de lui-même.131-a Fiez-vous sur ce que je vais vous dire.
J'ai peu de mérite et peu de savoir; mais j'ai beaucoup de bonne volonté, et un fonds inépuisable d'estime et d'amitié pour les personnes d'une vertu distinguée; et avec cela je suis capable de toute la constance que la vraie amitié exige. J'ai assez de jugement pour vous<132> rendre toute la justice que vous méritez; mais je n'en ai pas assez pour m'empêcher de faire de mauvais vers. Vous recevrez de ces mauvais vers en assez bon nombre par le dernier paquet que je vous ai adressé.132-a La Henriade et vos magnifiques pièces de poésie m'ont engagé à faire quelque chose de semblable; mais mon dessein est avorté, et il est juste que je reçoive le correctif de celui d'où m'était venue la séduction.
Rien ne peut égaler la reconnaissance que j'ai de ce que vous vous êtes donné la peine de corriger mon ode. Vous m'obligez sensiblement par là; aussi ne saurais-je assez me louer de votre généreuse sincérité.132-b Mais comment pourrais-je remettre la main à cette ode, après que vous l'avez rendue parfaite? et comment pourrais-je supporter mon bégayement, après vous avoir entendu articuler avec tant de charmes?
Si ce n'était abuser de votre amitié et vous dérober de ces moments que vous employez si utilement pour le bien du public, pourrais-je vous prier de me donner quelques règles pour distinguer les mots qui conviennent aux vers, de ceux qui appartiennent à la prose? Despréaux ne touche point cette matière dans son Art poétique, et je ne sache pas qu'un autre auteur en ait traité. Vous pourriez, monsieur, mieux que personne, m'instruire d'un art dont vous faites l'honneur, et dont vous pourriez être nommé le père.
L'exemple de l'incomparable Émilie m'anime et m'encourage à l'étude. J'implore le secours des deux divinités de Cirey pour m'aider à surmonter les difficultés qui s'offrent dans mon chemin. Vous êtes mes lares et mes dieux tutélaires, qui présidez dans mon Lycée et dans mon Académie.
<133>La sublime Émilie et le divin Voltaire
Sont de ces présents précieux
Qu'en mille ans, une fois ou deux,
Daignent faire les cieux pour honorer la terre.
Il n'y a que Césarion qui puisse vous avoir communiqué les pièces de ma musique. Je crains fort que des oreilles françaises n'aient guère été flattées par des sons italiques, et qu'un art qui ne touche que les sens puisse plaire à des personnes qui trouvent tant de charmes dans des plaisirs intellectuels. Si cependant il se pouvait que ma musique eût eu votre approbation, je m'engagerais volontiers à chatouiller vos oreilles, pourvu que vous ne vous lassiez pas de m'instruire.
Je vous prie de saluer de ma part la divine Émilie, et de l'assurer de mon admiration. Si les hommes sont estimables de fouler aux pieds les préjugés et les erreurs, les femmes le sont encore davantage, parce qu'elles ont plus de chemin à faire avant que d'en venir là, et qu'il faut qu'elles détruisent plus que nous avant de pouvoir édifier. Que la marquise du Châtelet est louable d'avoir préféré l'amour de la vérité aux illusions des sens, et d'abandonner les plaisirs faux et passagers de ce monde pour s'adonner entièrement à la recherche de la philosophie la plus sublime!
On ne saurait réfuter M. Wolff plus poliment que vous le faites. Vous rendez justice à ce grand homme, et vous marquez en même temps les endroits faibles de son système; mais c'est un défaut commun à tout système, d'avoir un côté moins fortifié que le reste. Les ouvrages des hommes se ressentiront toujours de l'humanité, et ce n'est pas de leur esprit qu'il faut attendre des productions parfaites. En vain les philosophes combattront-ils l'erreur, cette hydre ne se laisse point abattre; il y paraît toujours de nouvelles têtes, à mesure qu'on les a terrassées. En un mot, le système qui contient le moins de contradictions, le moins d'impertinences, et les absurdités les moins grossières, doit être regardé comme le meilleur.
<134>Nous ne saurions exiger avec justice que messieurs les métaphysiciens nous donnent une carte exacte de leur empire. On serait bien embarrassé de faire la description d'un pays que l'on n'a jamais vu, dont on n'a aucune nouvelle, et qui est inaccessible. Aussi ces messieurs ne font-ils que ce qu'ils peuvent. Ils nous débitent leurs romans dans l'ordre le plus géométrique qu'ils ont pu imaginer; et leurs raisonnements, semblables à des toiles d'araignées, sont d'une subtilité presque imperceptible. Si les Des Cartes, les Locke, les Newton, les Wolff, n'ont pu deviner le mot de l'énigme, il est à croire, et l'on peut même affirmer, que la postérité ne sera pas plus heureuse que nous en ses découvertes.
Vous avez considéré ces systèmes en sage; vous en avez vu l'insuffisance, et vous y avez ajouté des réflexions très-judicieuses. Mais ce trésor que je possédais par procuration est entre les mains d'Émilie; je n'oserais le réclamer, malgré l'envie que j'en ai; je me contenterai de vous en faire souvenir modestement pour ne pas perdre la valeur de mes droits.
En vérité, monsieur, si la nature a le pouvoir de faire une exception à la règle générale, elle en doit faire une en votre faveur; et votre âme devrait être immortelle, afin que Dieu pût être le rémunérateur de vos vertus. Le ciel vous a donné des gages d'une prédilection si marquée, qu'en cas d'un avenir, j'ose vous répondre de votre félicité éternelle. Cette lettre-ci vous sera remise par le ministère de M. Thieriot. Je voudrais non seulement que mon esprit eût des ailes pour qu'il pût se rendre à Cirey, mais je voudrais encore que ce moi matériel, enfin ce véritable moi-même, en eût pour vous assurer de vive voix de l'estime infinie avec laquelle je suis, monsieur, etc.
<135>34. AU MÊME.135-a
Remusberg, 6 décembre 1737.
Monsieur, misérable inconstance humaine! s'écrierait un orateur, s'il savait la résolution que j'avais prise de ne plus toucher à mon ode, et s'il voyait avec quelle légèreté cette résolution est rompue. J'avoue que je n'ai aucune raison assez forte pour m'excuser; aussi n'est-ce pas pour vous faire mon apologie que je vous écris; bien loin de là, je vous regarde comme un ami sûr et sincère, auquel je puis faire un libre aveu de toutes mes faiblesses. Vous êtes mon confesseur philosophique; enfin j'ai si bonne opinion de votre indulgence, que je ne crains rien en vous confiant mes folies. En voici un bon nombre : une Épître qui vous fera suer, vu la peine qu'elle m'a donnée; un petit conte assez libre,135-b qui vous donnera mauvaise idée de ma catholicité, et encore plus de mes hérétiques ébats; et enfin cette ode à laquelle vous avez touché, et que j'ai eu la hardiesse de refondre. Encore un coup, souvenez-vous, monsieur, que je ne vous envoie ces pièces que pour les soumettre à votre critique, et non pour gueuser vos suffrages. Je sens tout le ridicule qu'il y aurait à moi de vouloir entrer en lice avec vous, et je comprends très-bien que, si quelque Paphlagonien s'était avisé d'envoyer des vers latins à Virgile pour le défier au combat, Virgile, au lieu de lui répondre, n'aurait pu mieux faire que de conseiller à ses parents de l'enfermer aux Petites-Maisons, au cas qu'il y en eût en Paphlagonie. Enfin je ne vous demande que de la critique et une sévérité inflexible. Je suis à présent dans l'attente de vos lettres; je m'en promets tous les jours<136> de poste; vers l'heure qu'elles arrivent, tous mes domestiques sont en campagne pour m'apporter mon paquet; bientôt l'impatience me prend moi-même, je cours à la fenêtre; et ensuite, fatigué de ne rien voir venir, je me remets à mes occupations ordinaires. Si j'entends du bruit dans l'antichambre, m'y voilà : Eh bien, qu'est-ce? qu'on me donne mes lettres : point de nouvelles? Mon imagination devance de beaucoup le courrier. Enfin, après que ce train a continué pendant quelques heures, voilà mes lettres qui arrivent, moi à les décacheter; je cherche votre écriture (souvent vainement); et, lorsque je l'aperçois, mon empressement m'empêche d'ouvrir le cachet; je lis, mais si vite, que je suis obligé d'en revenir quelquefois jusqu'à la troisième lecture, avant que mes esprits calmés me permettent de comprendre ce que j'ai lu; et il arrive même que je n'y réussis que le lendemain. Les hommes font entrer un concours de certaines idées dans la composition de cet être qu'ils nomment le bonheur; s'ils ne possèdent qu'imparfaitement ou que quelques parties de cet être idéal, ils éclatent en plaintes amères, et souvent en reproches contre l'injustice du ciel, qui leur refuse ce que leur imagination leur adjuge si libéralement; c'est un sentiment qui se manifeste en moi. Vos lettres me causent tant de plaisir, lorsque j'en reçois, que je puis les ranger à juste titre sous ce qui contribue à mon bonheur. Vous jugerez facilement de là que n'en point recevoir doit être un malheur, et qu'en ce cas c'est vous seul qui le causez; je m'en prends quelquefois à Du Breuil-Tronchin,136-a quelquefois à la distance des lieux, et souvent même j'ose en accuser jusqu'à Émilie. Mais ne craignez pas que je veuille vous être à charge, et que, malgré le plaisir que je trouve à m'entretenir avec vous, mon importune amitié veuille vous contraindre; bien loin de là, je connais trop le prix de la liberté pour la vouloir ravir à des personnes qui me sont chères. Je ne vous demande que quelques signes de vie, quelques marques de souvenir,<137> un peu d'amitié, beaucoup de sincérité, et une ferme persuasion de la parfaite estime avec laquelle je suis, etc.
35. DE VOLTAIRE.
Cirey, 20 décembre 1737.
Monseigneur, j'ai reçu, le 12 du présent mois, la lettre de Votre Altesse Royale, du 19 novembre. Vous daignez m'avertir, par cette lettre, que vous avez eu la bonté de m'adresser un paquet contenant des mémoires sur le gouvernement du czar Pierre Ier, et en même temps vous m'avertissez, avec votre prudence ordinaire, de l'usage retenu que j'en dois faire. L'unique usage que j'en ferai, monseigneur, sera d'envoyer à V. A. R. l'ouvrage rédigé selon vos intentions, et il ne paraîtra qu'après que vous y aurez mis le sceau de votre approbation. C'est ainsi que je veux en user pour tout ce qui pourra partir de moi; et c'est dans cette vue que je prends la liberté de vous envoyer aujourd'hui, par la route de Paris, sous le couvert de M. Borcke, une tragédie que je viens d'achever,137-a et que je soumets à vos lumières. Je souhaite que mon paquet parvienne en vos mains plus promptement que le vôtre ne me parviendra.
V. A. R. mande que le paquet contenant le mémoire du Czar et d'autres choses beaucoup plus précieuses pour moi est parti le 10 novembre. Voilà plus de six semaines écoulées, et je n'en ai pas encore de nouvelles. Daignez, monseigneur, ajouter à vos bontés celle de m'instruire de la voie que vous avez choisie, et le recommander à ceux à qui vous l'avez confié. Quand V. A. R. daignera m'honorer<138> de ses lettres, de ses ordres, et me parler avec cette bonté pleine de confiance qui me charme, je crois qu'elle ne peut mieux faire que d'envoyer les lettres à M. Pidol, maître des postes à Trêves; la seule précaution est de les affranchir jusqu'à Trêves; et, sous le couvert de ce Pidol, serait l'adresse à d'Artigni, à Bar-le-Duc. A l'égard des paquets que V. A. R. pourrait me faire tenir, peut-être la voie de Paris, l'adresse et l'entremise de M. Thieriot, seraient plus commodes.
Ne vous lassez point, monseigneur, d'enrichir Cirey de vos présents. Les oreilles de madame du Châtelet sont de tous pays, aussi bien que votre âme et la sienne. Elle se connaît très-bien en musique italienne; ce n'est pas qu'en général elle aime la musique de prince. Feu M. le duc d'Orléans fit un opéra détestable, nommé Panthée. Mais, monseigneur, vous n'êtes pour nous ni prince ni roi; vous êtes un grand homme.
On dit que V. A. R. a envoyé des vers charmants à madame de La Popelinière. Savez-vous bien, monseigneur, que vous êtes adoré en France? On vous y regarde comme le jeune Salomon du Nord. Encore une fois, c'est bien dommage pour nous que vous soyez né pour régner ailleurs. Un million au moins de rente, un joli palais dans un climat tempéré, des amis au lieu de sujets, vivre entouré des arts et des plaisirs, ne devoir le respect et l'admiration des hommes qu'à soi-même, cela vaudrait peut-être un royaume; mais votre devoir est de rendre un jour les Prussiens heureux. Ah! qu'on leur porte envie!
Vous m'ordonnez, monseigneur, de vous présenter quelques règles pour discerner les mots de la langue française qui appartiennent à la prose, de ceux qui sont consacrés à la poésie. Il serait à souhaiter qu'il y eût sur cela des règles; mais à peine en avons-nous pour notre langue. Il me semble que les langues s'établissent comme les lois. De nouveaux besoins, dont on ne s'est aperçu que petit à petit, ont donné naissance à bien des lois qui paraissent se contredire. Il semble<139> que les hommes aient voulu se contredire139-a et parler au hasard. Cependant, pour mettre quelque ordre dans cette matière, je distinguerai les idées, les tours et les mots poétiques.
Une idée poétique, c'est, comme le sait V. A. R., une image brillante substituée à l'idée naturelle de la chose dont on veut parler; par exemple, je dirai en prose : Il y a dans le monde un jeune prince vertueux et plein de talents, qui déteste l'envie et le fanatisme. Je dirai en vers :
O Minerve! ô divine Astrée!
Par vous sa jeunesse inspirée
Suivit les arts et les vertus.
L'Envie au cœur faux, à l'œil louche,
Et le Fanatisme farouche,
Sous ses pieds tombent abattus.
Un tour poétique, c'est une inversion que la prose n'admet point. Je ne dirai point en prose : D'un maître efféminé corrupteurs politiques,139-b mais corrupteurs politiques d'un prince efféminé. Je ne dirai point :
Tel, et moins généreux, aux rivages d'Épire,
Lorsque de l'univers il disputait l'empire,
Confiant, sur les eaux, aux aquilons mutins
Le destin de la terre et celui des Romains,
Défiant à la fois et Pompée, et Neptune,
César à la tempête opposait sa fortune,139-c
Ce César, à la sixième ligne, est un tour purement poétique, et en prose je commencerais par César.
Les mots uniquement réservés pour la poésie, j'entends la poésie noble, sont en petit nombre; par exemple, on ne dira pas en prose coursiers pour chevaux, diadème pour couronne, empire de France<140> pour royaume de France, char pour carrosse, forfaits pour crimes, exploits pour actions, l'Empyrée pour le ciel, les airs pour l'air, fastes pour registre, naguère pour depuis peu, etc.
A l'égard du style familier, ce sont à peu près les mêmes termes qu'on emploie en prose et en vers. Mais j'oserai dire que je n'aime point cette liberté qu'on se donne souvent de mêler dans un ouvrage qui doit être uniforme, dans une Épître, dans une satire, non seulement les styles différents, mais encore les langues différentes, par exemple, celle de Marot et celle de nos jours. Cette bigarrure me déplaît autant que ferait un tableau où l'on mêlerait des figures de Callot et les charges de Téniers avec des figures de Raphaël. Il me semble que ce mélange gâte la langue, et n'est propre qu'à jeter tous les étrangers dans l'erreur.
D'ailleurs, monseigneur, l'usage et la lecture des bons auteurs en a beaucoup plus appris à V. A. R. que mes réflexions ne pourraient lui en dire.
Quant à la Métaphysique de M. Wolff, il me paraît presque en tout dans les principes de Leibniz. Je les regarde tous deux comme de très-grands philosophes; mais ils étaient des hommes, donc ils étaient sujets à se tromper. Tel qui remarque leurs fautes est bien loin de les valoir; car un soldat peut très-bien critiquer son général, sans pour cela être capable de commander un bataillon.
Vous me charmez, monseigneur, par la défiance où vous êtes de vous-même, autant que par vos grands talents. Madame la marquise du Châtelet, pénétrée d'admiration pour votre personne, mêle ses respects aux miens. C'est avec ces sentiments et ceux de la plus respectueuse et tendre reconnaissance que je suis pour toute ma vie, etc.
<141>36. A VOLTAIRE.
Berlin, 26 décembre 1737.141-a
J'ai été richement dédommagé aujourd'hui du long intervalle pendant lequel je n'avais point reçu de vos lettres, cette poste m'en ayant apporté deux à la fois, auxquelles je vous répondrai selon l'ordre des dates.
Rien ne m'a plus surpris que celle du 24 octobre, où vous me marquez l'alarme que M. Thieriot vous a donnée mal à propos. Vous pouvez être tranquille sur tout ce qu'on vous écrit, puisque vous n'êtes point du tout soupçonné d'avoir eu part au libelle qu'on a fait contre le Roi, ni même d'en avoir eu connaissance. Je vous exposerai, en peu de mots, l'affaire dont il s'agit, qui, dans le fond, n'est qu'une bagatelle méprisable, et aucunement digne de considération. Il y a un an qu'on vendit ici, sous le manteau, un libelle diffamatoire, attaquant la personne du Roi, sous le titre de Don Quichotte au chevalier des Cygnes.141-b Les vers en sont passables, mais ce ne sont que des injures rimées. Le sens contient la bile la plus venimeuse qui fut jamais. C'est un tissu d'anecdotes cousues avec toute la malignité possible, et brodées d'une manière abominable. Le Roi a vu cette pièce; mais, sensible uniquement à la vraie gloire et à l'approbation des gens de bien, il a souverainement méprisé l'auteur et la production. On s'est contenté d'en défendre la vente sous de grièves peines. De plus, on n'ignore pas où cette pièce a été fabriquée. On sait que l'auteur infâme est de ces écrivains mercenaires que l'animosité d'une cour étrangère a incités au crime; mais il est trop au-dessous d'un<142> roi de s'amuser à punir un misérable. Si le Créateur voulait lancer son tonnerre sur chaque reptile qui, en sa frénésie, pousse l'audace jusqu'à le blasphémer, des nuages épais couvriraient continuellement la surface de la terre, et les foudres ne cesseraient de gronder dans les cieux. Croyez-vous, monsieur, que j'aurais été le dernier à vous avertir des soupçons injurieux qu'on aurait conçus contre vous, si le fait avait existé? Vous me connaissez bien mal, et vous n'avez qu'une faible idée de mon amitié. Sachez que j'ai pris sur moi le soin de votre réputation. Je fais ici l'office de votre Renommée. Vous m'entendez, et vous comprenez bien que je ne prétends dire autre chose, sinon que je me suis chargé de défendre votre réputation contre les préjugés des ignorants et contre la calomnie de vos envieux. Je réponds de vous corps pour corps; et j'emploie arguments, exemples, et vos ouvrages mêmes, pour vous faire des prosélytes. Je peux me flatter d'avoir assez bien réussi, quoique je ne m'attribue aucun autre mérite que celui de vous avoir véritablement fait connaître de mes compatriotes. Je vous prie, monsieur, de vous tranquilliser désormais, et d'attendre que je vous donne le signal pour prendre l'alarme.
J'ai oublié de vous dire que l'officier dont Thieriot fait mention n'est point de mon régiment, et passe dans l'armée pour un homme peu véridique; ce qui peut d'autant plus vous ôter tout sujet d'inquiétude.
J'ai reçu votre chapitre de métaphysique sur la Liberté, et je suis mortifié de vous dire que je ne suis pas entièrement de votre sentiment. Je fonde mon système sur ce qu'on ne doit pas renoncer volontairement aux connaissances qu'on peut acquérir par le raisonnement. Cela posé, je fais mes efforts pour connaître de Dieu tout ce qui m'est possible, à quoi la voie de l'analogie ne m'est pas d'un faible secours. Je vois premièrement qu'un Être créateur doit être sage et puissant. Comme sage, il a voulu, dans son intelligence éternelle, le plan du monde; et comme tout-puissant, il l'a exécuté.
<143>De là il s'ensuit nécessairement que l'auteur de cet univers doit avoir eu un but en le créant. S'il a eu un but, il faut que tous les événements y concourent. Si tous les événements y concourent, il faut que tous les hommes agissent conformément au dessein du Créateur, et qu'ils ne se déterminent à toutes leurs actions que suivant les lois immuables de ses desseins, auxquelles ils obéissent en les ignorant; sans quoi Dieu serait spectateur oisif de la nature. Le monde se gouvernerait suivant le caprice des hommes, et celui dont la puissance a formé l'univers serait inutile depuis que de faibles mortels l'ont peuplé. Je vous avoue que, puisqu'il faut opter entre faire un être passif ou du Créateur, ou de la créature, je me détermine en faveur de Dieu. Il est plus naturel que ce Dieu fasse tout, et que l'homme soit l'instrument de sa volonté, que de se figurer un Dieu qui crée un monde, qui le peuple d'hommes, pour ensuite rester les bras croisés, et asservir sa volonté et sa puissance à la bizarrerie de l'esprit humain. Il me semble voir un Américain ou quelque sauvage qui voit pour la première fois une montre; il croira que l'aiguille qui montre les heures a la liberté de se tourner d'elle-même, et il ne soupçonnera pas seulement qu'il y a des ressorts cachés qui la font mouvoir, bien moins encore que l'horloger l'a faite à dessein qu'elle fasse précisément le mouvement auquel elle est assujettie. Dieu est cet horloger. Les ressorts dont il nous a composés sont infiniment plus subtils, plus déliés et plus variés que ceux de la montre. L'homme est capable de beaucoup de choses; et comme l'art est plus caché en nous, et que le principe qui nous meut est invisible, nous nous attachons à ce qui frappe le plus nos sens, et celui qui fait jouer tous ces ressorts échappe à nos faibles yeux. Mais il n'a pas moins eu intention de nous destiner précisément à ce que nous sommes; il n'a pas moins voulu que toutes nos actions se rapportassent à un tout, qui est le soutien de la société et le bien de la totalité du genre humain.
<144>Lorsqu'on regarde les objets séparément, il peut arriver qu'on en conçoive des idées bien différentes que si on les envisageait avec tout ce qui a relation avec eux. On ne peut juger d'un édifice par un astragale; mais lorsqu'on considère tout le reste du bâtiment, alors on peut avoir une idée précise et nette des proportions et des beautés de l'édifice. Il en est de même des systèmes philosophiques. Dès qu'on prend des morceaux détachés, on élève une tour qui n'a point de fondement, et qui par conséquent s'écroule de soi-même. Ainsi, dès qu'on avoue qu'il y a un Dieu, il faut nécessairement que ce Dieu soit de la partie du système, sans quoi il vaudrait mieux, pour plus de commodité, le nier tout à fait. Le nom de Dieu, sans l'idée de ses attributs, et principalement sans l'idée de sa puissance, de sa sagesse et de sa prescience, est un son qui n'a aucune signification, et qui ne se rapporte à rien absolument.
J'avoue qu'il faut, si je puis m'exprimer ainsi, entasser ce qu'il y a de plus noble, de plus élevé et de plus majestueux pour concevoir, quoique très-imparfaitement, ce que c'est que cet Être créateur, cet Être éternel, cet Être tout-puissant, etc. Cependant j'aime mieux m'abîmer dans son immensité que de renoncer à sa connaissance et à toute l'idée intellectuelle que je puis me former de lui.
En un mot, s'il n'y avait pas de Dieu, votre système serait l'unique que j'adopterais; mais comme il est certain que ce Dieu est, on ne saurait assez mettre de choses sur son compte. Après quoi il reste encore à vous dire que, comme tout est fondé, ou bien comme tout a sa raison dans ce qui l'a précédé, je trouve la raison du tempérament et de l'humeur de chaque homme dans la mécanique de son corps. Un homme emporté a la bile facile à émouvoir; un misanthrope a l'hypocondre enflé; le buveur, le poumon sec; l'amoureux, le tempérament robuste, etc. Enfin, comme je trouve toutes ces choses disposées de cette façon dans notre corps, je conjecture de là qu'il faut nécessairement que chaque individu soit déterminé d'une<145> façon précise, et qu'il ne dépend point de nous de ne point être du caractère dont nous sommes. Que dirai-je des événements qui servent à nous donner des idées et à nous inspirer des résolutions, comme, par exemple, le beau temps m'invite à prendre l'air, la réputation d'un homme de bon goût, qui me recommande un livre, m'engage à le lire, ainsi du reste? Si donc on ne m'avait jamais dit qu'il y eût un Voltaire au monde, si je n'avais pas lu ses excellents ouvrages, comment est-ce que ma volonté, cet agent libre, aurait pu me déterminer à lui donner toute mon estime? En un mot, comment est-ce que je puis vouloir une chose, si je ne la connais pas?
Enfin, pour attaquer la liberté dans ses derniers retranchements, comment est-ce qu'un homme peut se déterminer à un choix ou à une action, si les événements ne lui en fournissent l'occasion? Et ces événements, qui est-ce qui les dirige? Ce ne peut être le hasard, puisque le hasard est un mot vide de sens. Ce ne peut donc être que Dieu. Si donc Dieu dirige les événements selon sa volonté, il dirige aussi et gouverne nécessairement les hommes; et c'est ce principe qui est la base et comme le fondement de la providence divine, et qui me fait concevoir la plus haute, la plus noble et la plus magnifique idée qu'une créature aussi bornée que l'homme peut se former d'un Être aussi immense que l'est le Créateur. Ce principe me fait connaître en Dieu un Être infiniment grand et sage, n'étant point absorbé dans les plus grandes choses, et ne s'avilissant point dans les plus petits détails. Quelle immensité n'est pas celle d'un Dieu qui embrasse généralement toutes choses, et dont la sagesse a préparé, dès le commencement du monde, ce qu'il a exécuté à la fin des temps! Je ne prétends pas cependant mesurer les mystères de Dieu selon la faiblesse des conceptions humaines. Je porte ma vue aussi loin que je puis; mais, si quelques objets m'échappent, je ne prétends pas renoncer à ceux que mes yeux me font apercevoir clairement.
Peut-être qu'un préjugé, qu'une prévention, que la flatteuse pen<146>sée de suivre une opinion particulière m'aveugle. Peut-être que j'avilis trop les hommes; cela se peut, je n'en disconviens pas. Mais si le roi de France était en compromis avec le roi d'Yvetot, je suis sûr que tout homme sensé reconnaîtrait la puissance du roi Louis XV supérieure à l'autre. A plus forte raison devons-nous nous déclarer pour la puissance de Dieu, qui ne peut, en aucune façon, entrer en ligne de comparaison avec ces êtres fugitifs que le temps produit, dont le sort se joue, et que le temps détruit après une durée courte et passagère.
Lorsque vous parlez de la vertu, on voit que vous êtes en pays de connaissance; vous parlez en maître de cette matière, dont vous connaissez la théorie et la pratique; en un mot, il vous est facile de discourir savamment de vous-même. Il est certain que les vertus n'ont lieu que relativement à la société. Le principe primitif de la vertu est l'intérêt (que cela ne vous effraye point), puisqu'il est évident que les hommes se détruiraient les uns les autres, sans l'intervention des vertus. La nature produit naturellement des voleurs, des envieux, des faussaires, des meurtriers; ils couvrent toute la face de la terre; et, sans les lois qui répriment le vice, chaque individu s'abandonnerait à l'instinct de la nature, et ne penserait qu'à soi. Pour réunir tous ces intérêts particuliers, il fallait trouver un tempérament pour les contenter tous; et l'on convint que l'on ne se déroberait point réciproquement son bien, qu'on n'attenterait point à la vie de ses semblables, et qu'on se prêterait mutuellement à tout ce qui pourrait contribuer au bien commun.
Il y a des mortels heureux, de ces âmes bien nées qui aiment la vertu pour l'amour d'elle-même; leur cœur est sensible au plaisir qu'il y a de bien faire. Il vous importe peu de savoir que l'intérêt ou le bien de la société demandent que vous soyez vertueux. Le Créateur vous a heureusement formé de façon que votre cœur n'est point accessible aux vices; et ce Créateur se sert de vous comme<147> d'un organe, comme d'un instrument, comme d'un ministre, pour rendre la vertu plus respectable et plus aimable au genre humain. Vous avez voué votre plume à la vertu, et il faut avouer que c'est le plus grand présent qui lui ait jamais été fait. Les temples que les Romains lui consacrèrent sous divers titres servaient à l'honorer; mais vous lui faites des disciples. Vous travaillez à lui former des sujets, et donnez un exemple, par votre vie, de ce que l'humanité a de plus louable.
J'attends la Philosophie de Newton et l'Histoire de Louis XIV, qui, avec Césarion, me viendront le 16 de janvier.147-a La goutte, la fièvre et l'amour ont empêché mon petit ambassadeur de me joindre plus tôt. Il ne faut qu'un de ces maux pour déranger furieusement la liberté de notre volonté. Je ne manquerai pas de vous dire mon sentiment, avec toute la franchise possible, sur les ouvrages que vous avez bien voulu m'envoyer; c'est la marque la plus manifeste que je puisse vous donner de l'estime que j'ai pour vous. Si je vous expose mes doutes, ce n'est point par arrogance, ce n'est point non plus que j'aie une haute opinion de mon habileté; mais c'est pour découvrir la vérité. Mes doutes sont des interrogations, afin d'être plus foncièrement instruit, et pour éviter tous les obstacles qui pourraient se rencontrer dans une matière aussi épineuse qu'est celle de la métaphysique.
Ce sont là les raisons qui m'obligent à ne vous jamais déguiser mes sentiments. Il serait à souhaiter que tout commerce pût être un trafic de vérité; mais combien y a-t-il d'hommes capables de l'écouter? Une malheureuse présomption, une pernicieuse idée d'infaillibilité, une funeste habitude de voir tout ployer devant eux, les en éloignent. Ils ne sauraient souffrir que l'écho de leurs pensées, et ils poussent la tyrannie jusqu'à vouloir gouverner aussi despotiquement<148> sur les pensées et sur les opinions que les Russes peuvent gouverner une troupe de serviles esclaves. Il n'y a que la seule vertu qui soit digne d'entendre la vérité. Puisque le monde aime l'erreur, et qu'il veut se tromper, il faut l'abandonner à son mauvais destin; et c'est, selon moi, l'hommage le plus flatteur qu'on puisse rendre à quelqu'un, que de lui découvrir sans crainte le fond de ses pensées. En un mot, oser contredire un auteur, c'est rendre un hommage tacite à sa modération, à sa justice et à sa raison.
Vous me faites naître des espérances charmantes. Il ne vous suffit pas de m'instruire des matières les plus profondes; vous pensez encore à ma récréation. Que ne vous devrai-je pas! Il est sûr que le ciel me devait, pour mon bonheur, un homme de votre mérite. Vous seul m'en valez des milliers.
Vous avez reçu à présent une bonne quantité de mes vers, que j'ai fait partir à la fin de novembre pour Cirey. J'aime la poésie à la passion; mais j'ai trop d'obstacles à vaincre pour faire quelque chose de passable. Je suis étranger, je n'ai point l'imagination assez vive, et toutes les bonnes choses ont été dites avant moi. Pour à présent, il en est de moi comme des vignes, qui se ressentent toujours du terroir où elles sont plantées. Il semble que celui de Remusberg est assez propre pour les vers, mais que celui-ci ne produit tout au plus que de la prose.
Vous voudrez bien assurer l'incomparable Émilie de toute mon estime; elle a désarmé mon courroux par le morceau de votre Métaphysique que je viens de recevoir. J'avais regret, je l'avoue, de trouver en elle la moindre bagatelle qui pût approcher de l'imperfection. La voilà à présent comme je désirais qu'elle fût. Si je ne trouve pas vos noms dans mes titres, je sens toutefois que vous êtes faits pour m'instruire, et moi pour vous admirer.148-a
<149>Il serait superflu de vous répéter les assurances de mon estime et de mon amitié. Je me flatte que vous en êtes convaincu, ainsi que de tous les sentiments avec lesquels je suis, monsieur, etc.
37. AU MÊME.
Berlin, 14 janvier 1738.149-a
Monsieur, vous me faites la plus jolie galanterie du monde. Je reçois un paquet sous mon adresse; je reconnais les cachets, j'ouvre, et je trouve Mérope. Je lis, je suis charmé, j'admire, et je suis obligé d'augmenter la reconnaissance que je vous dois, et que je ne croyais plus susceptible d'accroissement. Mérope est une des plus belles tragédies qu'on ait faites : l'économie de la pièce est menée avec adresse; la terreur croît de scène en scène; et la tendresse maternelle substituée à l'amour doucereux m'a charmé. J'avoue que la voix de la nature me paraît infiniment plus pathétique que celle d'une passion frivole. Les vers sont pleins de noblesse, les sentiments expliqués avec dignité; enfin la conduite de la pièce, l'expression des mœurs, la vraisemblance, le dénoûment, tout y est aussi heureusement amené qu'on peut le désirer. Il n'y a que vous au monde qui puissiez faire une pièce aussi parfaite que Mérope. J'en suis charmé, j'en suis extasié, et je ne finirais point, si ce n'était pour épargner votre modestie.
Si je ne puis vous payer avec une même monnaie, je ne veux pas cependant ne vous point témoigner ma reconnaissance. Je vous prie,<150> conservez la bague que je vous envoie comme un monument du plaisir que votre incomparable tragédie m'a causé. Si vous n'aviez jamais fait que Mérope, cette pièce suffirait seule pour faire passer votre nom jusqu'aux siècles les plus reculés. Vos ouvrages suffiraient pour immortaliser vingt grands hommes, dont aucun ne manquerait de gloire.
Vous m'avez obligé sensiblement par les attentions que vous me témoignez en toutes les occasions qui se présentent. Je reste toujours en arrière avec vous, et je m'impatiente de ne pouvoir pas vous témoigner toute l'étendue des sentiments pleins d'estime avec lesquels je suis, etc.
N'oubliez pas de faire mille amitiés de ma part à l'incomparable Émilie.
Il s'est trouvé quelques fautes de copiste dans Mérope; je les noterai, et je vous les enverrai par le premier ordinaire, pour vous prier de me les corriger.150-a
Césarion n'est pas encore arrivé; il faut avouer que l'amour est un grand maître.
38. DE VOLTAIRE.
(Cirey) janvier 1738.
Monseigneur, je reçois à la fois les plus agréables étrennes qu'on ait jamais reçues : deux bons gros paquets de V. A. R., l'un venant par la voie de M. Thieriot, l'autre par celle de M. Plötz, capitaine dans votre<151> régiment, qui m'adresse son paquet de Lunéville. C'est par ce même M. Plötz que j'ai l'honneur de faire réponse à V. A. R., le même jour ou plutôt la même nuit; car j'ai passé une bonne partie de cette nuit à lire vos vers que ces deux paquets contiennent, et la prose très-instructive sur la Russie.
Soyez bien sûr, monseigneur, que vos vers font grand tort à cette prose, et que nous aimons mieux quatre rimes signées Federic que tout le détail de l'empire des Russes, que l'Histoire universelle. Ce n'est pas parce que ces vers louent Émilie et moi, ce n'est pas par l'honneur qu'ont ces vers français d'être de la façon d'un héritier d'une couronne d'Allemagne; la vérité est qu'il y en a réellement beaucoup de très-jolis, de très-bien faits, et du meilleur ton du monde. Madame du Châtelet, qui, jusqu'à présent, n'a été que philosophe, va devenir poëte pour vous répondre. Pour moi, je suis si plein de vos présents, monseigneur, que je ne sais de quoi vous parler d'abord. Nous n'avons pu encore lire le tout que très-rapidement; mais, au premier coup d'œil, nous avons donné la préférence à la petite pièce en vers de huit syllabes,151-a qui est un parallèle de votre vie retirée et libre avec celle qu'il faudra malheureusement que vous meniez un jour.
Je suis persuadé d'une chose; dites-moi si je me trompe; c'est que cet ouvrage vous a moins coûté que les autres. Il respire la facilité de génie, l'aisance, les grâces. Il me paraît, de plus, que c'est de tous les styles celui qui convient peut-être le mieux à un prince tel que vous, parce qu'il est plein de cette liberté et de ces agréments que vous répandez dans la société qui a l'honneur de vous entourer. Ce style ne sent point le travail d'un homme trop occupé de la poésie. Les autres ouvrages ont leur prix; j'aurai l'honneur de vous en parler dans ma première lettre; mais celui-ci sera le saint du jour. Il n'y a<152> que très-peu de fautes, qui ont échappé à la vivacité du royal écrivain, et qui sont les fautes des doigts et non de l'esprit. Par exemple :
J'ause profiter de la vie,
Sans craindre les tres de l'envie.
Votre main rapide a mis là j'ause pour j'ose et tres pour traits, matein pour matin, etc. Vous faites amitié de quatre syllabes, ce mot n'est que de trois; vous faites carrière de trois syllabes, ce mot n'en a que deux. Voilà des observations telles qu'en ferait le portier de l'Académie française; mais, monseigneur, c'est que je n'en ai guère d'autres à vous faire. Je raccommode une boucle à vos souliers, tandis que les Grâces vous donnent votre chemise et vous habillent.
Ce qui me fait encore, du moins jusqu'à présent, donner la préférence à cet ouvrage, c'est qu'il est la peinture naïve de la vie que vous menez. Il me semble que je suis de la cour de V. A. R., que j'ai le bonheur de l'entendre et de lui exposer mes doutes sur les sciences qu'elle cultive. D'ailleurs Cirey est la petite image de Remusberg; mon héroïne vit comme mon héros. J'allais vous parler, monseigneur, de l'Épître que V. A. R. lui adresse; mais je ferais trop de tort à tous deux de parler pour elle.
Digne de vous parler, digne de vous entendre,
Seule elle peut répondre à vos charmants écrits;
Et c'est à cette Thalestris
D'entretenir cet Alexandre.
Que j'aurai encore de remercîments à faire à V. A. R. sur la lettre à M. Duhan, à M. Pesne! Je n'ose à peine parler des vers que vous daignez m'adresser. Quelle récompense pour moi, monseigneur, quel encouragement pour mériter, si je peux, vos bontés! Laissez-moi, s'il vous plaît, me recueillir un peu; ma tête est ivre. J'aurai l'honneur de vous parler de tout cela quand je serai de sang-froid.
Pour me désenivrer, je viens vite à la prose, aux éclaircissements<153> sur la Russie, que vous avez daigné faire parvenir jusqu'à moi, et dont j'étais extrêmement en peine.
Ils ont l'air d'être écrits par un homme bien au fait, et qui connaît bien l'intérieur du pays. Je ne suis point étonné de voir dans le czar Pierre Ier les contrastes qui déshonorent ses grandes qualités; mais tout ce que je peux dire pour excuser ce prince, c'est qu'il les sentait. Un bourgmestre d'Amsterdam le louait un jour de ce qu'il voulait réformer sa nation : « J'y aurai beaucoup de peine, répondit le Czar; mais j'ai un plus grand ouvrage à entreprendre. - Eh! quel est-il? dit le Hollandais. - C'est de me réformer moi-même, » reprit le Czar. Je conviens, monseigneur, que c'était un barbare; mais enfin c'est un barbare qui a créé des hommes, c'est un barbare qui a quitté son empire pour apprendre à régner, c'est un barbare qui a lutté contre l'éducation et contre la nature. Il a fondé des villes, il a joint des mers par des canaux; il a fait connaître la marine à un peuple qui n'en avait pas d'idée; il a voulu même introduire la société chez des hommes insociables.
Il avait de grands défauts, sans doute; mais n'étaient-ils pas couverts par cet esprit créateur, par cette foule de projets tous imaginés pour la grandeur de son pays, et dont plusieurs ont été exécutés? n'a-t-il pas établi les arts? n'a-t-il pas, enfin, diminué le nombre des moines? V. A. R. a grande raison de détester ses vices et sa férocité; vous haïssez dans Alexandre, dont vous me parlez, le meurtrier de Clitus; mais n'admirez-vous pas le vengeur de la Grèce, le vainqueur de Darius, le fondateur d'Alexandrie? ne songez-vous pas qu'il vengeait les Grecs de l'insolent orgueil des Perses, qu'il fondait des villes qui sont devenues le centre du commerce du monde, qu'il aimait les arts, qu'il était le plus généreux des hommes? Le Czar, dites-vous, monseigneur, n'avait pas la valeur de Charles XII. Cela est vrai; mais enfin ce czar, né avec peu de valeur, a donné des batailles, a vu bien<154> du monde tué à ses côtés, a vaincu en personne le plus brave homme de la terre. J'aime un poltron qui gagne des batailles.
Je ne dissimulerai pas ses fautes, mais j'élèverai le plus haut que je pourrai, non seulement ce qu'il a fait de grand et de beau, mais ce qu'il a voulu faire. Je voudrais qu'on eût jeté au fond de la mer toutes les histoires qui ne nous retracent que les vices et les fureurs des rois. A quoi servent ces registres de crimes et d'horreurs, qu'à encourager quelquefois un prince faible à des excès dont il aurait honte, s'il n'en voyait des exemples? La fraude et le poison coûteront-ils beaucoup à un pape, quand il lira qu'Alexandre VI s'est soutenu par la fourberie, et a empoisonné ses ennemis?
Plût à Dieu que nous ne connussions des princes que le bien qu'ils ont fait! L'univers serait heureusement trompé, et peut-être nul prince n'oserait donner l'exemple d'être méchant et tyrannique.
Je serai probablement obligé de parler de l'impératrice Marthe, nommée, depuis, Catherine, et du malheureux fils de ce féroce législateur. Oserai-je supplier V. A. R. de me procurer quelque connaissance sur la vie de cette femme singulière, sur les mœurs et sur le genre de mort du czarowitz? J'ai bien peur que cette mort ne ternisse la gloire du Czar. J'ignore si la nature a défait un grand homme d'un fils qui ne l'eût pas imité, ou si le père s'est souillé d'un crime horrible.
Infelix, utcunque ferent ea fata nepotes!154-aV. A. R aura-t-elle la bonté de joindre ces éclaircissements à ceux dont elle m'a déjà honoré? Votre destin est de me protéger et de m'instruire, etc.
<155>39. DU MÊME.
(Cirey) janvier 1738.
Monseigneur, Votre Altesse Royale a dû recevoir une réponse de madame la marquise du Châtelet par la voie de M. Plötz; mais comme M. Plötz ne nous accuse ni la réception de cette lettre, ni celle d'un assez gros paquet que je lui avais adressé, huit jours auparavant, pour V. A. R., je prends la liberté d'écrire cette fois par la voie de M. Thieriot.
Je vous avais mandé, monseigneur, que j'avais, du premier coup d'œil, donné la préférence à l'Épître sur la Retraite à cette description aimable du loisir occupé dont vous jouissez; mais j'ai bien peur aujourd'hui de me rétracter. Je ne trouve aucune faute contre la langue dans l'Épître à Pesne,155-a et tout y respire le bon goût. C'est le peintre de la raison qui écrit au peintre ordinaire. Je peux vous assurer, monseigneur, que les six derniers vers, par exemple, sont un chef-d'œuvre :
Abandonne tes saints entourés de rayons,
Sur des sujets brillants exerce tes crayons;
Peins-nous d'Amaryllis les grâces ingénues,
Les nymphes des forêts, les Grâces demi-nues,
Et souviens-toi toujours que c'est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.
C'est ainsi que Despréaux les eût faits. Vous allez prendre cela pour une flatterie. Vous êtes tout propre, monseigneur, à ignorer ce que vous valez.
L'Épître à M. Duhan155-b est bien digne de vous; elle est d'un esprit sublime et d'un cœur reconnaissant. M. Duhan a élevé apparemment<156> V. A. R. Il est bien heureux, et jamais prince n'a donné une telle récompense. Je m'aperçois, en lisant tout ce que vous avez daigné m'envoyer, qu'il n'y a pas une seule pensée fausse. Je vois, de temps en temps, des petits défauts de la langue, impossibles à éviter; car, par exemple, comment auriez-vous deviné que nourricier est de trois syllabes et non de quatre? que aient est d'une syllabe et non pas de deux? Ce n'est pas vous qui avez fait notre langue; mais c'est vous qui pensez :
......Sapere est et principium et fons.156-aUn esprit vrai fait toujours bien ce qu'il fait. Vous daignez vous amuser à faire des vers français et de la musique italienne; vous saisissez le goût de l'un et de l'autre. Vous vous connaissez très-bien en peinture; enfin le goût du vrai vous conduit en tout. Il est impossible que cette grande qualité, qui fait le fond de votre caractère, ne fasse le bonheur de tout un peuple après avoir fait le vôtre. Vous serez sur le trône ce que vous êtes dans votre retraite; et vous régnerez comme vous pensez et comme vous écrivez. Si V. A. R. s'écarte un peu de la vérité, ce n'est que dans les éloges dont elle me comble; et cette erreur ne vient que de sa bonté.
L'Épître que vous daignez m'adresser,156-b monseigneur, est une bien belle justification de la poésie, et un grand encouragement pour moi. Les cantiques de Moïse, les oracles des païens, tout y est employé à relever l'excellence de cet art; mais vos vers sont le plus grand éloge qu'on ait fait de la poésie. Il n'est pas bien sûr que Moïse soit l'auteur des deux beaux cantiques, ni que le meurtrier d'Urie, l'amant de Bethsabée, le roi traître aux Philistins et aux Israélites, etc., ait fait des psaumes; mais il est sûr que l'héritier de la monarchie de Prusse fait de très-beaux vers français.
<157>Si j'osais éplucher cette Épître (et il le faut bien, car je vous dois la vérité), je vous dirais, monseigneur, que trompette ne rime point à tête, parce que tête est long, et que pette est bref, et que la rime est pour l'oreille et non pour les yeux. Défaites, par la même raison, ne rime point avec conquête; quête est long, faites est bref. Si quelqu'un voyait mes lettres, il dirait : Voilà un franc pédant qui s'en va parler de brèves et de longues à un prince plein de génie. Mais le prince daigne descendre à tout. Quand ce prince fait la revue de son régiment, il examine le fourniment du soldat. Le grand homme ne néglige rien; il gagnera des batailles dans l'occasion; il signera le bonheur de ses sujets, de la même main dont il rime des vérités.
Venons à l'ode;157-a elle est infiniment supérieure à ce qu'elle était, et je ne saurais revenir de ma surprise qu'on fasse si bien des odes françaises au fond de l'Allemagne. Nous n'avons qu'un exemple d'un Français qui faisait très-bien des vers italiens; c'était l'abbé Régnier; mais il avait été longtemps en Italie, et vous, mon prince, vous n'avez point vu la France.
Voici encore quelques petites fautes de langage. Je n'eus point reçu l'existence; il faut dire je n'eusse; et la sagesse avait pourvue, il faut dire pourvu. Jamais un verbe ne prend cette terminaison que quand son participe est considéré comme adjectif. Voici qui est encore bien pédant; mais j'en ai déjà demandé pardon, et vous voulez savoir parfaitement une langue à qui vous faites tant d'honneur. Par exemple, on dira la personne que vous avez aimée, parce que aimée est comme un adjectif de la personne. On dira la sagesse dont votre âme est pourvue, par la même raison; mais on doit dire : Dieu a pourvu à former un prince qui, etc.
Ta clémence infinie
ans aucun sens ne se dénie.
<158>Dénie ne peut pas être employé pour dire se dément; le mot de dénier ne peut être mis que pour nier ou refuser.
Si tu me condamne à périr.
Il faut absolument dire : Si tu me condamnes.
Tel qui n'est plus ne peut souffrir.
Tel signifie toujours, en ce sens, un nombre d'hommes qui fait une chose, tandis qu'un autre ne la fait pas. Mais ici c'est une affaire commune à tous les hommes; il faut mettre :
Qui n'est plus ne saurait souffrir, etc.
40. DU MÊME.
(Cirey) 23 janvier 1738.
Je reçois de Berlin une lettre du 26 décembre. Elle contient deux grands articles : un plein de bonté, de tendresse et d'attention à m'accabler des bienfaits les plus flatteurs; le second article est un ouvrage bien fort de métaphysique. On croirait que cette lettre est de M. Leibniz ou de M. Wolff à quelqu'un de ses amis; mais elle est signée Federic. C'est un des prodiges de votre âme, monseigneur; V. A. R. remplit avec moi tout son caractère. Elle me lave d'une calomnie, elle daigne protéger mon honneur contre l'envie, et elle donne des lumières à mon âme.
Je vais donc me jeter dans la nuit de la métaphysique, pour oser combattre contre les Leibniz, les Wolff, les Frédéric. Me voilà, comme Ajax, ferraillant dans l'obscurité, et je vous crie :
Grand dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous.158-a<159>Mais, avant d'oser entrer en lice, je vais faire transcrire, pour mettre dans un paquet, deux Épîtres qui sont le commencement d'une espèce de système de morale que j'avais commencé il y a un an. Il y a quatre Épîtres de faites. Voici les deux premières : l'une roule sur l'égalité des conditions, l'autre sur la liberté. Cela est peut-être fort impertinent à moi, atome de Cirey, de dire à une tête presque couronnée que les hommes sont égaux, et d'envoyer des injures rimées, contre les partisans du fatum, à un philosophe qui prête un appui si puissant à ce système de la nécessité absolue.
Mais ces deux témérités de ma part prouvent combien V. A. R. est bonne. Elle ne gêne point les consciences. Elle permet qu'on dispute contre elle; c'est l'ange qui daigne lutter contre Israël. J'en resterai boiteux,159-a mais n'importe; je veux avoir l'honneur de me battre.
Pour l'égalité des conditions, je la crois aussi fermement que je crois qu'une âme comme la vôtre serait également bien partout. Votre devise est :
Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.159-bPour la liberté, il y a un peu de chaos dans cette affaire. Voyons si les Clarke, les Locke, les Newton, me doivent éclairer, ou si les Leibniz, princes ou non, doivent être ma lumière. On ne peut certainement rien de plus fort que tout ce que dit V. A. R. pour prouver la nécessité absolue. Je vois d'abord que V. A. R. est dans l'opinion de la raison suffisante de MM. Leibniz et Wolff. C'est une idée très-belle, c'est-à-dire très-vraie, car, enfin, il n'y a rien qui n'ait sa cause, rien qui n'ait une raison de son existence. Cette idée exclut-elle la liberté de l'homme?
1o Qu'entends-je par liberté? Le pouvoir de penser, et d'opérer<160> des mouvements en conséquence, pouvoir très-borné, comme toutes mes facultés.
2o Est-ce moi qui pense et qui opère des mouvements? Est-ce un autre qui fait tout cela pour moi? Si c'est moi, je suis libre; car être libre, c'est agir. Ce qui est passif n'est point libre. Est-ce un autre qui agit pour moi, je suis trompé par cet autre quand je crois être agent.
3o Quel est cet autre qui me tromperait? Ou il y a un Dieu, ou non. S'il est un Dieu, c'est lui qui me trompe continuellement. C'est l'Être infiniment sage, infiniment conséquent, qui, sans raison suffisante, s'occupe éternellement d'erreurs opposées directement à son essence, qui est la vérité.
S'il n'y a point de Dieu, qui est-ce qui me trompe? Est-ce la matière, qui d'elle-même n'a pas d'intelligence?
4o Pour nous prouver, malgré ce sentiment intérieur, malgré ce témoignage que nous nous rendons de notre liberté; pour nous prouver, dis-je, que cette liberté n'existe pas, il faut nécessairement prouver qu'elle est impossible. Cela me paraît incontestable. Voyons comme elle serait impossible.
5o Cette liberté ne peut être impossible que de deux façons : ou parce qu'il n'y a aucun être qui puisse la donner, ou parce qu'elle est en elle-même une contradiction dans les termes, comme un carré plus long que large est une contradiction. Or, l'idée de la liberté de l'homme ne portant rien en soi de contradictoire, reste à voir si l'Être infini et créateur est libre, et si, étant libre, il peut donner une partie de son attribut à l'homme, comme il lui a donné une petite portion d'intelligence.
6o Si Dieu n'est pas libre, il n'est pas un agent; donc il n'est pas Dieu. Or, s'il est libre et tout-puissant, il suit qu'il peut donner à l'homme la liberté. Reste donc à savoir quelle raison on aurait de croire qu'il ne nous a pas fait ce présent.
<161>7o On prétend que Dieu ne nous a pas donné la liberté, parce que, si nous étions des agents, nous serions en cela indépendants de lui; et que ferait Dieu, dit-on, pendant que nous agirions nous-mêmes? Je réponds à cela deux choses : 1o Ce que Dieu fait lorsque les hommes agissent? ce qu'il faisait avant qu'ils fussent, et ce qu'il fera quand ils ne seront plus. 2o Que son pouvoir n'en est pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, et que cette communication qu'il nous a faite d'un peu de liberté ne nuit en rien à sa puissance infinie, puisqu'elle-même est un effet de sa puissance infinie.
8o On objecte que nous sommes emportés quelquefois malgré nous, et je réponds : Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie prouve la santé, et la liberté est la santé de l'âme.161-a
9o On ajoute que l'assentiment de notre esprit est nécessaire, que la volonté suit cet assentiment; donc, dit-on, on veut et on agit nécessairement. Je réponds qu'en effet on désire nécessairement; mais désir et volonté sont deux choses très-différentes, et si différentes, qu'un homme sage veut et fait souvent ce qu'il ne désire pas. Combattre ses désirs est le plus bel effet de la liberté; et je crois qu'une des grandes sources du malentendu qui est entre les hommes sur cet article vient de ce que l'on confond souvent la volonté et le désir.
10o On objecte que, si nous étions libres, il n'y aurait point de Dieu; je crois, au contraire, que c'est parce qu'il y a un Dieu que nous sommes libres. Car, si tout était nécessaire, si ce monde existait par lui-même, d'une nécessité absolue (ce qui fourmille de contradictions), il est certain qu'en ce cas tout s'opérerait par des mouvements liés nécessairement ensemble; donc il n'y aurait alors aucune liberté; donc sans Dieu point de liberté. Je suis bien surpris des raisonnements échappés, sur cette matière, à l'illustre M. Leibniz.
11o Le plus terrible argument qu'on ait jamais apporté contre notre liberté est l'impossibilité d'accorder avec elle la prescience de<162> Dieu. Et quand on me dit : Dieu sait ce que vous ferez dans vingt ans; donc ce que vous ferez dans vingt ans est d'une nécessité absolue, j'avoue que je suis à bout, que je n'ai rien à répondre, et que tous les philosophes qui ont voulu concilier les futurs contingents avec la prescience de Dieu ont été de bien mauvais négociateurs. Il y en a d'assez déterminés pour dire que Dieu peut fort bien ignorer des futurs contingents, à peu près, s'il m'est permis de parler ainsi, comme un roi peut ignorer ce que fera un général à qui il aura donné carte blanche.
Ces gens-là vont encore plus loin. Ils soutiennent que non seulement ce ne serait point une imperfection dans un Être suprême d'ignorer ce que doivent faire librement des créatures qu'il a faites libres, et qu'au contraire, il semble plus digne de l'Être suprême de créer des êtres semblables à lui, semblables, dis-je, en ce qu'ils pensent, qu'ils veulent et qu'ils agissent, que de créer simplement des machines.
Ils ajouteront que Dieu ne peut faire des contradictions, et que peut-être il y aurait de la contradiction à prévoir ce que doivent faire ses créatures, et à leur communiquer cependant le pouvoir de faire le pour et le contre. Car, diront-ils, la liberté consiste à pouvoir agir ou ne pas agir; donc, si Dieu sait précisément que l'un des deux arrivera, l'autre dès lors devient impossible; donc plus de liberté. Or, ces gens-là admettent une liberté; donc, selon eux, en admettant la prescience, ce serait une contradiction dans les termes.
Enfin, ils soutiendront que Dieu doit ignorer ce qu'il est de sa nature d'ignorer; et ils oseront dire qu'il est de sa nature d'ignorer tout futur contingent, et qu'il ne doit point savoir ce qui n'est pas.
Ne se peut-il pas très-bien faire, disent-ils, que, du même fonds de sagesse dont Dieu prévoit à jamais les choses nécessaires, il ignore aussi les choses libres? En serait-il moins le créateur de toutes choses, et des agents libres, et des êtres purement passifs?
<163>Qui nous a dit, continueront-ils, que ce ne serait pas une assez grande satisfaction pour Dieu de voir comment tant d'êtres libres, qu'il a créés dans tant de globes, agissent librement? Ce plaisir, toujours nouveau, de voir comment ses créatures se servent à tous moments des instruments qu'il leur a donnés, ne vaut-il pas bien cette éternelle et oisive contemplation de soi-même, assez incompatible avec les occupations extérieures qu'on lui donne?
On objecte à ces raisonneurs-là que Dieu voit en un instant l'avenir, le passé et le présent; que l'éternité est instantanée pour lui. Mais ils répondront qu'ils n'entendent pas ce langage, et qu'une éternité qui est un instant leur paraît aussi absurde qu'une immensité qui n'est qu'un point.
Ne pourrait-on pas, sans être aussi hardi qu'eux, dire que Dieu prévoit nos actions libres, à peu près comme un homme d'esprit prévoit le parti que prendra, dans une telle occasion, un homme dont il connaît le caractère? La différence sera qu'un homme prévoit à tort et à travers, et que Dieu prévoit avec une sagacité infinie. C'est le sentiment de Clarke.
J'avoue que tout cela me paraît très-hasardé, et que c'est un aveu, plutôt qu'une solution, de la difficulté. J'avoue enfin, monseigneur, qu'on fait contre la liberté d'excellentes objections; mais on en fait d'aussi bonnes contre l'existence de Dieu; et comme, malgré les difficultés extrêmes contre la création et la Providence, je crois néanmoins la création et la Providence, aussi je me crois libre (jusqu'à un certain point, s'entend) malgré les puissantes objections que vous me faites.
Je crois donc écrire à V. A. R., non pas comme à un automate créé pour être à la tête de quelques milliers de marionnettes humaines, mais comme à un être des plus libres et des plus sages que Dieu ait jamais daigné créer.
Permettez-moi ici une réflexion, monseigneur. Sur vingt hommes,<164> il y en a dix-neuf qui ne se gouvernent point par leurs principes; mais votre âme paraît être de ce petit nombre, plein de fermeté et de grandeur, qui agit comme il pense.
Daignez, au nom de l'humanité, penser que nous avons quelque liberté; car, si vous croyez que nous sommes de pures machines, que deviendra l'amitié dont vous faites vos délices? de quel prix seront les grandes actions que vous ferez? quelle reconnaissance vous devra-t-on des soins que V. A. R. prendra de rendre les hommes plus heureux et meilleurs? comment, enfin, regarderez-vous l'attachement qu'on a pour vous, les services qu'on vous rendra, le sang qu'on versera pour vous? Quoi! le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes verrait tout ce qu'on ferait pour lui plaire du même œil dont on voit des roues de moulin tourner sur le courant de l'eau, et se briser à force de servir! Non, monseigneur, votre âme est trop noble pour se priver ainsi de son plus beau partage.
Pardonnez à mes arguments, à ma morale, à ma bavarderie. Je ne dirai point que je n'ai pas été libre en disant tout cela. Non, je crois l'avoir écrit très-librement, et c'est pour cette liberté que je demande pardon. Madame la marquise du Châtelet joint toujours ses respects pleins d'admiration aux miens.
Ma dernière lettre était d'un pédant grammairien, celle-ci est d'un mauvais métaphysicien; mais toutes seront d'un homme éternellement attaché à votre personne. Je suis, etc.
<165>41. A VOLTAIRE.
Potsdam, 19 janvier 1738.165-a
Monsieur, j'espère que vous aurez reçu à présent les mémoires sur le gouvernement du czar Pierre, et les vers que je vous ai adressés. Je me suis servi de la voie d'un capitaine de mon régiment, nommé Plötz, qui est à Lunéville, et qui, apparemment, n'aura pas pu vous les remettre plus tôt à cause de quelques absences, ou bien faute d'avoir trouvé une bonne occasion.
Je sais que je ne risque rien en vous confiant des pièces secrètes et curieuses. Votre discrétion et votre prudence me rassurent sur tout ce que j'aurais à craindre. Si je vous ai averti de l'usage que vous devez faire de ces mémoires sur la Moscovie, mon intention n'a été que de vous faire connaître la nécessité où l'on est d'employer quelques ménagements en traitant des matières de cette délicatesse. La plupart des princes ont une passion singulière pour les arbres généalogiques; c'est une espèce d'amour-propre qui remonte jusqu'aux ancêtres les plus reculés, qui les intéresse à la réputation non seulement de leurs parents en droite ligne, mais encore de leurs collatéraux. Oser leur dire qu'il y a, parmi leurs prédécesseurs, des hommes peu vertueux et par conséquent fort méprisables, c'est leur faire une injure qu'ils ne pardonnent jamais; et malheur à l'auteur profane qui a eu la témérité d'entrer dans le sanctuaire de leur histoire, et de divulguer l'opprobre de leur maison! Si cette délicatesse s'étendait à maintenir la réputation de leurs ancêtres du côté maternel, encore pourrait-on trouver des raisons valables pour leur inspirer un zèle aussi ardent; mais de prétendre que cinquante ou soixante aïeux aient tous été les plus honnêtes gens du monde, c'est renfermer la vertu dans une seule famille, et faire une grande injure au genre humain.
<166>J'eus l'étourderie de dire une fois assez inconsidérément, en présence d'une personne, que monsieur un tel avait fait une action indigne d'un cavalier; il se trouva, pour mon malheur, que celui dont j'avais parlé si librement était le cousin germain de l'autre, qui s'en formalisa beaucoup. J'en demandai la raison, on m'en éclaircit, et je fus obligé de passer par tout un détail généalogique, pour reconnaître en quoi consistait ma sottise. Il ne me restait d'autre ressource qu'à sacrifier à la colère de celui que j'avais offensé tous mes parents qui ne méritaient point de l'être. On m'en blâma fort; mais je me justifiai en disant que tout homme d'honneur, tout honnête homme était mon parent, et que je n'en reconnaissais point d'autres.
Si un particulier se sent si grièvement offensé de ce qu'on peut dire de mal de ses parents, à quel emportement un souverain166-a ne se livrerait-il pas, s'il apprenait le mal qu'on dit d'un parent qui lui est respectable, et dont il tient toute sa grandeur!
Je me sens très-peu capable de censurer vos ouvrages. Vous leur imprimez un caractère d'immortalité auquel il n'y a rien à ajouter; et, malgré l'envie que j'ai de vous être utile, je sens bien que je ne pourrai jamais vous rendre le service que la servante de Molière lui rendait lorsqu'il lui lisait ses ouvrages.
Je vous ai dit mes sentiments sur la tragédie de Mérope, qui, selon le peu de connaissance que j'ai du théâtre et des règles dramatiques, me paraît la pièce la plus régulière que vous ayez faite. Je suis persuadé qu'elle vous fera plus d'honneur qu'Alzire. Je vous prierai de m'envoyer la correction des fautes de copiste que je marque.
J'essayerai de la voie de Trêves, selon que vous me le marquez, et j'espère que vous aurez soin de vous faire remettre mes lettres de Trêves à Cirey, et d'avertir le maître de poste du soin qu'il doit prendre de cette correspondance.
<167>Vous me parlez d'une manière qui me fait entendre qu'il ne vous serait pas désagréable de recevoir quelques pièces de musique de ma façon. Ayez donc la bonté de me marquer combien de personnes vous avez pour l'exécution, afin que, sachant leur nombre et en quoi consistent leurs talents, je puisse vous envoyer des pièces propres à leur usage. Je vous enverrais la Le Couvreur en cantate :...... Quoi! ces lèvres charmantes, etc.;167-amais je crains de réveiller en vous le souvenir d'un bonheur qui n'est plus. Il faut, au contraire, arracher l'esprit de dessus des objets lugubres. Notre vie est trop courte pour nous abandonner au chagrin. A peine avons-nous le temps de nous réjouir. Aussi ne vous enverrai-je que de la musique joyeuse.
L'indiscret Thieriot a trompeté dans les quatre parties du monde que j'avais adressé une lettre en vers à madame de La Popelinière. Si ces vers avaient été passables, ma vanité n'aurait pas manqué de vous en importuner au plus vite; mais la vérité est qu'ils ne valent rien. Je me suis bien repenti de leur avoir fait voir le jour.
Je voudrais bien pouvoir vivre dans un climat tempéré. Je voudrais bien pouvoir mériter d'avoir des amis tels que vous, d'être estimé des gens de bien; je renoncerais volontiers à ce qui fait l'objet principal de la cupidité et de l'ambition des hommes; mais je sens trop que, si je n'étais pas prince, je serais bien peu de chose. Votre mérite vous suffit pour être estimé, pour être envié, et pour vous attirer des admirations. Pour moi, il me faut des titres, des armoiries et des revenus, pour attirer sur moi le regard des hommes.
Ah! mon cher ami, que vous avez raison d'être satisfait de votre sort! Un grand prince, étant au moment de tomber entre les mains de ses ennemis, vit ses courtisans en pleurs, et qui se désespéraient<168> autour de lui; il dit ce peu de paroles qui enferment un grand sens : « Je sens à vos larmes que je suis encore roi. »168-a
Que ne vous dois-je point de reconnaissance pour toutes les peines que je vous coûte! Vous m'instruisez sans cesse, vous ne vous lassez point de me donner des préceptes. En vérité, monsieur, je serais bien ingrat, si je ne sentais pas tout ce que vous faites pour moi. Je m'appliquerai à présent à mettre en pratique toutes les règles que vous avez bien voulu me donner, et je vous prierai encore de ne vous point lasser à force de me corriger.
J'ai cherché plus d'une fois pourquoi les Français, si amateurs des nouveautés, ressuscitaient de nos jours le langage antique de Marot. Il est certain que la langue française n'était pas, à beaucoup près, aussi polie qu'elle l'est à présent. Quel plaisir une oreille bien née peut-elle trouver à des sons rudes, comme le sont ceux de ces vieux mots oncques, prou, la chose publique, accoutrements, etc., etc.?
On trouverait étrange, à Paris, si quelqu'un y paraissait vêtu comme du temps de Henri IV, quoique cet habillement pût être tout aussi bon que le moderne. D'où vient, je vous prie, que l'on veut parler et qu'on aime à rajeunir la langue contemporaine de ces modes qu'on ne peut plus souffrir? Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que cette langue est peu entendue à présent, que celle qu'on parle de nos jours est beaucoup plus correcte et beaucoup meilleure, qu'elle est susceptible de toute la naïveté de celle de Marot, et quelle a des beautés auxquelles l'autre n'osera jamais prétendre. Ce sont là, selon moi, des effets du mauvais goût et de la bizarrerie des caprices. Il faut avouer que l'esprit humain est une étrange chose.
Me voilà sur le point de m'en retourner chez moi pour me vouer à l'étude, et pour reprendre la philosophie, l'histoire, la poésie et la<169> musique. Pour la géométrie, je vous avoue que je la crains; elle sèche trop l'esprit. Nous autres Allemands ne l'avons que trop sec; c'est un terrain ingrat qu'il faut cultiver, arroser sans cesse, pour qu'il produise.
Assurez la marquise du Châtelet de toute mon estime; dites à Émilie que je l'admire au possible. Pour vous, monsieur, vous devez être persuadé de l'estime parfaite que j'ai pour vous. Je vous le répète encore, je vous estimerai tant que je vivrai, étant avec ces sentiments d'amitié que vous savez inspirer à tous ceux qui vous connaissent, monsieur, etc.
42. AU MÊME.
Remusberg, 4 février 1738.
Monsieur, je suis bien fâché que l'histoire du Czar et mes mauvais vers se soient fait attendre si longtemps. Vous en rêvez de meilleurs que je n'en fais les yeux ouverts; et si dans la foule il s'en trouve de passables, c'est qu'ils seront volés, ou imités d'après les vôtres. Je travaille comme ce sculpteur qui, lorsqu'il fit la Vénus de Médicis, composa les traits de son visage et les proportions de son corps d'après les plus belles personnes de son temps. C'étaient des pièces de rapport; mais si ces dames lui eussent redemandé, l'une ses yeux, l'autre sa gorge, une autre son tour de visage, que serait-il resté à la pauvre Vénus du statuaire?
Je vous avoue que le parallèle de ma vie et de celle de la cour m'a peu coûté; vous lui donnez plus de louanges qu'il n'en mérite. C'est plutôt une relation de mes occupations qu'une pièce poétique, ornée<170> d'images qui lui conviennent. J'ai pensé ne pas vous l'envoyer, tant j'en ai trouvé le style négligé.
J'attends avec bien de l'impatience les vers qu'Émilie veut bien se donner la peine de composer. Je suis toujours sûr de gagner au troc; et, si j'étais cartésien, je tirerais une grande vanité d'être la cause occasionnelle des bonnes productions de la marquise. On dit que, lorsqu'on fait des dons aux princes, ils les rendent au centuple; mais ici c'est tout le contraire : je vous donne de la mauvaise monnaie, et vous me rendez des marchandises inestimables. Qu'on est heureux d'avoir affaire à un esprit comme le vôtre ou comme celui d'Émilie! C'est un fleuve qui se déborde, et qui fertilise les campagnes sur lesquelles il se répand.
Il ne me serait pas difficile de faire ici l'énumération de tous les sujets de reconnaissance que vous m'avez donnés, et j'aurais une infinité de choses à dire du Mondain, de sa Défense, de l'Ode à Émilie, et d'autres pièces, et de l'incomparable Mérope. Ce sont de ces présents que vous seul êtes en état de faire.
Voltaire et Apollon, ressuscitant Mérope,
Font voir à l'univers un chef-d'œuvre nouveau,
Un modèle parfait du sublime et du beau;
Mais pour tout auteur misanthrope
C'est un malheur, c'est un fléau,170-a
Vous ne sauriez croire à quel point vos vers rabaissent mon amour-propre; il n'y a rien qui tienne contre eux.
Comme le vieillard de la Fable,
Je sollicitais le secours,
Non point de la Mort effroyable,
Qui de sa faux épouvantable
<171>Moissonne la fleur des beaux jours,
Mais de mon démon secourable,
Qui peut d'un vers inexorable
Adoucir l'obstination,
Et qui, maître dans l'art aimable
De Catulle et d'Anacréon,
Me rend le joug plus supportable
Où la rime tient la raison.
Ce démon au cœur charitable
Allait d'une façon palpable
Faire son apparition,
Lorsque les Grâces en ton nom
M'amenèrent d'un air affable
Ce jeune objet inimitable,
Ta fille et celle d'Apollon,
Et que dans le sacré vallon,
Par une faveur ineffable,
Melpomène adopta, dit-on.
Cette Mérope incomparable,
Qui, pensant mieux que Salomon,
Haranguait comme Cicéron,
Me défit le bandeau coupable
Dont l'amour-propre punissable
Augmentait ma prévention.
Je vis, et mon œil équitable
Plaignit mon travail pitoyable;
Mes vers, mon tudesque jargon,
Tout me parut insupportable;
Puis, sans faire d'autre façon,
Sans plus flatter ma passion,
J'envoyai mon démon au diable.
Dieu nous garde du talion!
Je suis dans le cas de ces Espagnols établis au Mexique, qui fondent une divinité171-a fort singulière sur la beauté de leur peau bise et de leur<172> teint olivâtre. Que deviendraient-ils, s'ils voyaient une beauté européenne, un teint brillant des plus belles couleurs, une peau dont la finesse est comme celle de ces vernis qui couvrent les peintures, et laissent entrevoir jusqu'aux traits du pinceau les plus subtils? Leur orgueil, ce me semble, se trouverait sapé par le fondement; et je me trompe fort, ou les miroirs de ces ridicules Narcisses seraient cassés avec dépit et avec emportement.
Vous me paraissez satisfait des mémoires du czar Pierre Ier, que je vous ai envoyés, et je le suis de ce que j'ai pu vous être de quelque utilité. Je me donnerai tous les mouvements nécessaires pour vous faire avoir les particularités des aventures de la Czarine, et la vie du czarowitz, que vous me demandez. Vous ne serez pas satisfait de la manière dont ce prince a fini ses jours, la férocité et la cruauté de son père ayant mis fin à sa triste destinée.
Si l'on voulait se donner la peine d'examiner à tête reposée le bien et le mal que le Czar a faits dans son pays, de mettre ses bonnes et mauvaises qualités dans la balance, de les peser, et de juger ensuite de lui sur celles de ses qualités qui l'emporteraient, on trouverait peut-être que ce prince a fait beaucoup de mauvaises actions brillantes, qu'il a eu des vices héroïques, et que ses vertus ont été obscurcies et éclipsées par une foule innombrable de vices. Il me semble que l'humanité doit être la première qualité d'un homme raisonnable. S'il part de ce principe, malgré ses défauts, il n'en peut arriver que du bien. Mais si, au contraire, un homme n'a que des sentiments barbares et inhumains, il se peut bien qu'il fasse quelque bonne action, mais sa vie sera toujours souillée par ses crimes.
Il est vrai que les histoires sont en partie les archives de la méchanceté des hommes; mais, en offrant le poison, elles offrent aussi l'antidote. Nous voyons dans l'histoire quantité de méchants princes, des tyrans, des monstres, et nous les voyons tous haïs de leurs peuples, détestés de leurs voisins, et en abomination dans tout<173> l'univers. Leur nom seul devient une injure,173-a et c'est un opprobre à la réputation des vivants que d'être apostrophés du nom de ces morts.
Peu de personnes sont insensibles à leur réputation; quelque méchants qu'ils soient, ils ne veulent pas qu'on les prenne pour tels; et, malgré qu'on en ait, ils veulent être cités comme des exemples de vertu et de probité, et d'hommes héroïques. Je crois que, avec de semblables dispositions, la lecture de l'histoire, et les monuments qu'elle nous laisse de la mauvaise réputation de ces monstres que la nature a produits, ne peut que faire un effet avantageux sur l'esprit des princes qui les lisent; car, en regardant les vices comme des actions qui dégradent et qui ternissent la réputation, le plaisir de faire du bien doit paraître si pur, qu'il n'est pas possible de n'y être point sensible.
Un homme ambitieux ne cherche point dans l'histoire l'exemple d'un ambitieux qui a été détesté, et quiconque lira la fin tragique de César apprendra à redouter les suites de la tyrannie. De plus, les hommes se cachent, autant qu'ils peuvent, la noirceur et la méchanceté de leur cœur. Ils agissent indépendamment des exemples;173-b et d'ailleurs, si un scélérat veut autoriser ses crimes par des exemples, il n'a pas besoin (ceci soit dit à l'honneur de notre siècle) de remonter jusqu'à l'origine du monde pour en trouver. Le genre humain corrompu en présente tous les jours de plus récents, et qui par là même en ont plus de force. Enfin il n'y a qu'à être homme pour être en état de juger de la méchanceté des hommes de tous les siècles. Il n'est pas étonnant que vous n'ayez pas fait les mêmes réflexions.
<174>Ton âme, de tout temps à la vertu nourrie,
Chercha ses aliments dans la philosophie,
Et sut l'art d'enchaîner tous ces tyrans fougueux
Qui déchirent les cœurs des humains malheureux,174-a
Tranquille au haut des cieux, où nul mortel t'égale,
Le vice est à tes yeux comme une terre australe.
Mon impatience n'est pas encore contentée sur l'arrivée de Césarion et du Siècle de Louis le Grand. La goutte les arrête en chemin. Il faut, à la vérité, savoir se passer des agréments dans la vie, quoique j'espère que mon attente ne durera guère, et que ce Jason me rendra dans peu possesseur de cette toison d'or tant désirée et tant attendue.
Vous pouvez vous attendre, et je vous le promets, à toute la sincérité et à toute la franchise de ma part sur vos ouvrages. Mes doutes sont des espèces d'interrogatoires qui vous obligent à la justice de m'instruire.
Je vous prie d'assurer l'incomparable Émilie de l'estime dont je suis pénétré pour elle. Mais je m'aperçois que je finis mes lettres par des salutations aux sœurs, comme saint Paul avait coutume de conclure ses épîtres, quoique je sois persuadé que, ni sous l'économie de l'ancienne loi, ni sous celle du Nouveau Testament, il n'y eut d'Iduméenne qui valût la centième partie d'Émilie. Quant à l'estime, l'amitié et la considération que j'ai pour vous, elles ne finiront jamais, étant, monsieur, etc.
<175>43. DE VOLTAIRE.
(Cirey) 5 février 1738.
Prince, cet anneau magnifique
Est plus cher à mon cœur qu'il ne brille à mes yeux.
L'anneau de Charlemagne et celui d'Angélique175-a
Étaient des dons moins précieux;
Et celui d'Hans Carvel,175-b s'il faut que je m'explique,
Est le seul que j'aimasse mieux.
V. A. R. m'embarrasse fort, monseigneur, par ses bontés, car j'ai bientôt une autre tragédie à lui envoyer; et, quelque honneur qu'il y ait à recevoir des présents de votre main, je voudrais pourtant que cette nouvelle tragédie servît, s'il se peut, à payer la bague, au lieu de paraître en briguer une nouvelle.
Pardon de ma poétique insolence, monseigneur; mais comment voulez-vous que mon courage ne soit un peu enflé? Vous me donnez votre suffrage : voilà, monseigneur, la plus flatteuse récompense; et je m'en tiens si bien à ce prix, que je ne crois pas vouloir en tirer un autre de ma Mérope. V. A. R. me tiendra lieu du public; car c'est assez pour moi que votre esprit mâle et digne de votre rang ait approuvé une pièce française sans amour. Je ne ferai pas l'honneur à notre parterre et à nos loges de leur présenter un ouvrage qui condamne trop ce goût frelaté et efféminé, introduit parmi nous. J'ose penser, d'après le sentiment de V. A. R., que tout homme qui ne se sera pas gâté le goût par ces élégies amoureuses que nous nommons tragédies sera touché de l'amour maternel qui règne dans Mérope. Mais nos Français sont malheureusement si galants et si jolis, que <176>tous ceux qui ont traité de pareils sujets les ont toujours ornés d'une petite intrigue entre une jeune princesse et un fort aimable cavalier. On trouve une partie carrée tout établie dans l'Électre de Crébillon, pièce remplie d'ailleurs d'un tragique très-pathétique. L'Amasis de La Grange, qui est le sujet de Mérope, est enjolivé d'un amour très-bien tourné. Enfin voilà notre goût général; Corneille s'y est toujours asservi. Si César vient en Égypte, c'est pour y voir une reine adorable; et Antoine lui répond : Oui, seigneur, je l'ai vue, elle est incomparable.176-a Le vieux Martian, le ridé Sertorius, sainte Pauline, sainte Théodore la prostituée,176-b sont amoureux.
Ce n'est pas que l'amour ne puisse être une passion digne du théâtre; mais il faut qu'il soit tragique, passionné, furieux, cruel et criminel, horrible, si l'on veut, et point du tout galant.
Je supplie V. A. R. de lire la Mérope italienne du marquis Maffei; elle verra que, toute différente qu'elle est de la mienne, j'ai du moins le bonheur de me rencontrer avec lui dans la simplicité du sujet, et dans l'attention que j'ai eue de n'en pas partager l'intérêt par une intrigue étrangère. C'est une occupation digne d'un génie comme le vôtre que d'employer son loisir à juger les ouvrages de tout pays; voilà la vraie monarchie universelle; elle est plus sûre que celle où les maisons d'Autriche et de Bourbon ont aspiré. Je ne sais encore si V. A. R. a reçu mon paquet et la lettre de madame la marquise du Châtelet, par la voie de M. Plötz. Je vous quitte, monseigneur, pour aller vite travailler au nouvel ouvrage dont j'espère amuser, dans quelques semaines, le Trajan et le Mécène du Nord.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, monseigneur, de V. A. R., etc.
<177>44. A VOLTAIRE.
Remusberg, 17 février 1738.177-a
Monsieur, on vient de me rendre votre lettre du 23 janvier, qui sert de réponse ou plutôt de réfutation à celle du 26 décembre, que je vous avais écrite. Je me repens bien de m'être engagé trop légèrement, et peut-être inconsidérément, dans une discussion métaphysique avec un adversaire qui va me battre à plate couture; mais il n'est plus temps de reculer lorsqu'on a déjà tant fait.
Je me souviens, à cette occasion, d'avoir été présent à une dispute où il s'agissait de la préférence que l'on devait ou à la musique française, ou à l'italienne. Celui qui faisait valoir la française se mit à chanter misérablement une ariette italienne, en soutenant que c'était la plus abominable chose du monde; de quoi on ne disconvenait pas. Après quoi il pria quelqu'un qui chantait très-bien en français, et qui s'en acquitta à merveille, de faire les honneurs de Lulli. Il est certain que, si on avait jugé de ces deux musiques différentes sur cet échantillon, on n'aurait pu que rejeter le goût italien, et au fond je crois qu'on aurait mal jugé.
La métaphysique ne serait-elle pas entre mes mains ce que cette ariette italienne était dans la bouche de ce cavalier qui n'y entendait pas grand' chose? Quoi qu'il en soit, j'ai votre gloire trop à cœur pour vous céder gain de cause sans plus faire de résistance. Vous aurez l'honneur d'avoir vaincu un adversaire intrépide, et qui se servira de toutes les défenses qui lui restent, et de tout son magasin d'arguments, avant que de battre la chamade.
Je me suis aperçu que la différence dans la manière d'argumenter nous éloignait le plus dans les systèmes que nous soutenons. Vous argumentez a posteriori, et moi a priori; ainsi, pour nous conduire<178> avec plus d'ordre, et pour éviter toute confusion dans les profondes ténèbres métaphysiques dont il faut nous débrouiller, je crois qu'il serait bon de commencer par établir un principe certain. Ce sera le pôle avec lequel notre boussole s'orientera; ce sera le centre où toutes les lignes de mon raisonnement doivent aboutir.
Je fonde tout ce que j'ai à vous dire sur la providence, sur la sagesse et sur la prescience de Dieu. Ou Dieu est sage, ou il ne l'est pas. S'il est sage, il ne doit rien laisser au hasard; il doit se proposer un but, une fin en tout ce qu'il fait; si Dieu est sans sagesse, ce n'est plus un Dieu; c'est un être sans raison, un aveugle hasard, un assemblage contradictoire d'attributs qui ne peuvent exister réellement. Il faut donc que nécessairement la sagesse, la prévoyance et la prescience soient des attributs de Dieu; ce qui prouve suffisamment que Dieu voit les effets dans leurs causes, et que, comme infiniment puissant, sa volonté s'accorde avec tout ce qu'il prévoit. Remarquez, en passant, que ceci détruit les contingents futurs; car l'avenir ne peut point avoir d'incertitude à l'égard de Dieu tout-puissant, qui veut tout ce qu'il peut, et qui peut tout ce qu'il veut.
Vous trouverez bon, à présent, que je réponde aux objections que vous venez de me faire. Je suivrai l'ordre que vous avez tenu, afin que, par ce parallèle, la vérité en devienne plus palpable.
1o La liberté de l'homme, telle que vous la définissez, ne saurait avoir, selon mon principe, une raison suffisante; car, comme cette liberté ne pouvait venir uniquement que de Dieu, je vais vous prouver que cela même implique contradiction, et qu'ainsi c'est une chose impossible. Dieu ne peut changer l'essence des choses; car, comme il lui est impossible de donner à un triangle, en tant que triangle, un carré,178-a de faire que le passé n'ait pas été, aussi peu saurait-il changer sa propre essence. Or, il est de son essence, comme un Dieu<179> sage, tout-puissant, et connaissant l'avenir, de fixer les événements qui doivent arriver dans tous les siècles qui s'écouleront; il ne saurait donner à l'homme la liberté d'agir diamétralement à ce qu'il avait voulu;179-a de quoi il résulte qu'on dit une contradiction lorsqu'on soutient que Dieu peut donner la liberté à l'homme.
2o L'homme pense, opère des mouvements, et agit, j'en conviens, mais d'une manière subordonnée aux inviolables lois du destin. Tout avait été prévu par la Divinité, tout avait été réglé; mais l'homme, qui ignore l'avenir, ne s'aperçoit pas que, en semblant agir indépendamment, toutes ses actions tendent à remplir les décrets de la Providence.
On voit la Liberté, cette esclave si fière,
Par d'invisibles nœuds dans ces lieux prisonnière;
Sous un joug inconnu, que rien ne peut briser,
Dieu sait l'assujettir sans la tyranniser.179-b
3o Je vous avoue que j'ai été ébloui par le début de votre troisième objection. J'avoue qu'un Dieu trompeur, issu de mon propre système, me surprit; mais il faut examiner si ce Dieu nous trompe autant qu'on veut bien le faire croire.
Ce n'est point l'Être infiniment sage, infiniment conséquent, qui en impose à ses créatures par une liberté feinte qu'il semble leur avoir donnée. Il ne leur dit point : Vous êtes libres, vous pouvez agir selon votre volonté; mais il a trouvé à propos de cacher à leurs yeux les ressorts qui les font agir. Il ne s'agit point ici du ministère des passions, qui est une voie entièrement ouverte à notre sujétion; au contraire, il ne s'agit que des motifs qui déterminent notre volonté. C'est une idée d'un bonheur que nous nous figurons, ou d'un avantage qui nous flatte, et dont la représentation sert de règle à tous les<180> actes de notre volonté. Par exemple, un voleur ne déroberait point, s'il ne se figurait un état heureux dans la possession du bien qu'il veut ravir; un avare n'amasserait pas trésor sur trésor, s'il ne se représentait pas un bonheur idéal dans l'entassement de toutes ses richesses; un soldat n'exposerait point sa vie, s'il ne trouvait sa félicité dans l'idée de la gloire et de la réputation qu'il peut acquérir; d'autres dans l'avancement, d'autres dans des récompenses qu'ils attendent; en un mot, tous les hommes ne se gouvernent que par les idées qu'ils ont de leur avantage et de leur bien-être.
4o Je crois, d'ailleurs, que j'ai suffisamment développé la contradiction qui se trouve dans le système du franc arbitre, tant par rapport aux perfections de Dieu que relativement à ce que l'expérience nous confirme. Vous conviendrez donc avec moi que les moindres actions de la vie découlent d'un principe certain, d'une idée de bonheur qui nous frappe; et c'est ce qu'on appelle motifs raisonnables, qui sont, selon moi, les cordes et les contre-poids qui font agir toutes les machines de l'univers; ce sont les ressorts cachés dont il plaît à Dieu de se servir pour assujettir nos actions à sa volonté suprême.
Les tempéraments des hommes et les causes occasionnelles, toutes également asservies à la volonté divine, donnent ensuite lieu aux modifications de leurs volontés, et causent la différence si notable que nous voyons dans les actions des hommes.
5o Il me semble que les révolutions des corps célestes, et l'ordre auquel tous ces mondes sont assujettis, pourraient nous fournir encore un argument bien fort pour soutenir la nécessité absolue.
Pour peu qu'on ait de connaissance de l'astronomie, on est instruit de la régularité infinie avec laquelle les planètes font leur cours. On connaît, d'ailleurs, les lois de la pesanteur, de l'attraction, du mouvement, toutes lois inviolables de la nature. Si des corps de cette matière, si des mondes, si tout l'univers est assujetti à des lois fixes et<181> permanentes, comment est-ce que M. Clarke, que Newton, viendront me dire que l'homme, cet être si petit, si imperceptible en comparaison de ce vaste univers, que dis-je? ce malheureux reptile qui rampe sur la surface de ce globe qui n'est qu'un point dans l'univers, cette misérable créature aura-t-elle seule le préalable181-a d'agir au hasard, de n'être gouvernée par aucunes lois, et, en dépit de son Créateur, de se déterminer sans raison dans ses actions? Car qui soutient la liberté entière des hommes nie positivement que les hommes soient raisonnables, et qu'ils se gouvernent selon les principes que j'ai allégués ci-dessus. Fausseté évidente; il ne faut que vous connaître pour en être convaincu.
6o Ayant déjà répondu à votre sixième objection, il me suffira de rappeler ici que Dieu, ne pouvant pas changer l'essence des choses, ne saurait par conséquent se priver de ses attributs.
7o Après avoir prouvé qu'il est contradictoire que Dieu puisse donner à l'homme la liberté d'agir, il serait superflu de répondre à la septième objection, quoique je ne puisse m'empêcher de dire, au nom des Wolff et des Leibniz, aux Clarke et aux Newton, qu'un Dieu qui entre dans la régie du monde, entre dans les plus petits détails, dirige toutes les actions des hommes dans le même temps qu'il pourvoit aux besoins d'un nombre innombrable de mondes, me paraît bien plus admirable qu'un Dieu qui, à l'exemple des nobles et des grands d'Espagne, adonnés à l'oisiveté, ne s'occupe de rien. De plus, que deviendra l'immensité de Dieu, si, pour le soulager, nous lui ôtons le soin des petits détails?
Je le répète, le système de Wolff explique les actions des hommes conformément aux attributs de Dieu et à l'autorité de l'expérience.
8o Quant aux emportements et aux passions violentes des hommes, ce sont des ressorts qui nous frappent, puisqu'ils tombent<182> visiblement sous nos sens; les autres n'en existent pas moins, mais ils demandent plus d'application d'esprit et plus de méditation pour être découverts.
9o Les désirs et la volonté sont deux choses qu'il ne faut pas confondre, j'en conviens; mais le triomphe de la volonté sur les désirs ne prouve rien en faveur de la liberté. Ce triomphe ne prouve autre chose sinon qu'une idée de gloire qu'on se présente en supprimant ses désirs. Une idée d'orgueil, quelquefois aussi de prudence, nous détermine à vaincre ces désirs; ce qui est l'équivalent de ce que j'ai établi plus haut.
10o Puisque, sans Dieu, le monde ne pourrait pas avoir été créé, comme vous en convenez, et puisque je vous ai prouvé que l'homme n'est pas libre, il s'ensuit que, puisqu'il y a un Dieu, il y a une nécessité absolue, et, puisqu'il y a une nécessité absolue, l'homme doit par conséquent y être assujetti, et ne saurait avoir de liberté.
11o Lorsqu'on parle des hommes, toutes les comparaisons prises des hommes peuvent cadrer; mais, dès qu'on parle de Dieu, il me paraît que toutes ces comparaisons deviennent fausses, puisque en cela nous lui attribuons des idées humaines, nous le faisons agir comme un homme, et nous lui faisons jouer un rôle qui est entièrement opposé à sa majesté.182-a
Réfuterai-je encore le système des sociniens, après avoir suffisamment établi le mien? Dès qu'il est démontré que Dieu ne saurait rien faire de contraire à son essence, on en peut tirer la conséquence que tout ce qu'on peut dire pour prouver la liberté de l'homme sera toujours également faux. Le système de Wolff est fondé sur les attributs qu'on a démontrés en Dieu; le système contraire n'a d'autre base que des suppositions évidemment fausses. Vous comprenez que tous les autres s'écroulent d'eux-mêmes.
<183>Pour ne rien laisser en arrière, je dois vous faire remarquer une inconséquence qui me paraît être dans le plaisir que Dieu prend de voir agir des créatures libres. On ne s'aperçoit pas qu'on juge de toutes choses par un certain retour qu'on fait sur soi-même; par exemple, un homme prend plaisir à voir une république laborieuse de fourmis pourvoir avec une espèce de sagesse à sa subsistance; de là on s'imagine que Dieu doit trouver le même plaisir aux actions des hommes. Mais on ne s'aperçoit pas, en raisonnant de la sorte, que le plaisir est une passion humaine, et que, comme Dieu n'est pas un homme, qu'il est un être parfaitement heureux en lui-même, il n'est susceptible de recevoir aucune impression, ni de joie, ni d'amour, ni de haine, ni de toutes les passions qui troublent les humains.
On soutient, il est vrai, que Dieu voit le passé, le présent et l'avenir; que le temps ne le vieillit point; et que le moment d'à présent, des mois, des années, des mille milliers d'années, ne changent rien à son être, et ne sont, en comparaison de sa durée qui n'a ni commencement ni fin, que comme un instant, et moins encore qu'un clin d'œil.
Je vous avoue que le Dieu de M. Clarke m'a bien fait rire. C'est un Dieu assurément qui fréquente les cafés, et qui se met à politiquer avec quelques misérables nouvellistes sur les conjonctures présentes de l'Europe. Je crois qu'il doit être bien embarrassé à présent pour deviner ce qui se fera, la campagne prochaine, en Hongrie, et qu'il attend avec grande impatience l'arrivée des événements, pour savoir s'il s'est trompé dans ses conjectures, ou non.
Je n'ajouterai qu'une réflexion à celles que je viens de faire; c'est que ni le franc arbitre ni la fatalité absolue ne disculpent pas la Divinité de sa participation au crime; car, que Dieu nous donne la liberté de malfaire, ou qu'il nous pousse immédiatement au crime, cela revient à peu près au même; il n'y a que du plus ou du moins. Remontez à l'origine du mal, vous ne pourrez que l'attribuer à Dieu,<184> à moins que vous ne vouliez embrasser l'opinion des manichéens touchant les deux principes; ce qui ne laisse pas d'être hérissé de difficultés. Puis donc que, selon nos systèmes, Dieu est également le père des crimes et des vertus, puisque MM. Clarke, Locke et Newton ne me présentent rien qui concilie la sainteté de Dieu avec le fauteur des crimes, je me vois obligé de conserver mon système; il est plus lié, plus suivi. Après tout, je trouve une espèce de consolation dans cette fatalité absolue, dans cette nécessité qui dirige tout, qui conduit nos actions, et qui fixe les destinées.
Vous me direz que c'est une petite consolation que celle que l'on tire des considérations de notre misère et de l'immutabilité de notre sort. J'en conviens; mais il faut bien s'en contenter, faute de mieux. Ce sont de ces remèdes qui assoupissent les douleurs, et qui laissent à la nature le temps de faire le reste.
Après vous avoir fait un exposé de mes opinions, j'en reviens, comme vous, à l'insuffisance de nos lumières. Il me paraît que les hommes ne sont pas faits pour raisonner profondément sur les matières abstraites. Dieu les a instruits autant qu'il est nécessaire pour se gouverner dans ce monde, mais non pas autant qu'il faudrait pour contenter leur curiosité. C'est que l'homme est fait pour agir, et non pas pour contempler.184-a
Prenez-moi, monsieur, pour tout ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez croire que votre personne est l'argument le plus fort qu'on puisse présenter en faveur de notre être. J'ai une idée plus avantageuse des hommes en vous considérant; et d'autant plus suis-je persuadé qu'il n'y a qu'un Dieu ou quelque chose de divin qui puisse rassembler dans une même personne toutes les perfections que vous possédez. Ce ne sont pas des idées indépendantes qui vous gouvernent; vous agissez selon un principe, selon la plus sublime raison; donc vous agissez selon une nécessité. Ce système, bien loin<185> d'être contraire à l'humanité et aux vertus, y est même très-favorable, puisque, trouvant notre bonheur, notre intérêt et notre satisfaction dans l'exercice de la vertu, ce nous est une nécessité de nous porter toujours envers ce qui est vertueux; et comme je ne saurais n'être pas reconnaissant sans me rendre insupportable à moi-même, mon bonheur, mon repos, l'idée de mon bien-être, m'obligent à la reconnaissance.
J'avoue que les hommes ne suivent pas toujours la vertu; et cela vient de ce qu'ils ne se font pas tous la même idée du bonheur; que les causes étrangères et les passions leur donnent lieu de se conduire d'une façon différente, et selon ce qu'ils croient de leur intérêt. Le tumulte de leurs passions fait surseoir, dans ces moments, les mûres délibérations de l'esprit et de la raison.
Vous voyez, monsieur, par ce que je viens de vous dire, que mes opinions métaphysiques ne renversent aucunement les principes de la saine morale, d'autant plus que la raison la plus épurée nous fait trouver les seuls véritables intérêts de notre conservation dans la bonne morale.
Au reste, j'en agis avec mon système comme les bons enfants avec leurs pères; ils connaissent leurs défauts, et les cachent. Je vous présente un tableau du beau côté, mais je n'ignore pas que ce tableau a un revers.
On peut disputer des siècles entiers sur ces matières, et, après les avoir, pour ainsi dire, épuisées, on en revient où l'on avait commencé. Dans peu nous en serons à l'âne de Buridan.185-a
Je ne saurais assez vous dire, monsieur, jusqu'à quel point je suis charmé de votre franchise; votre sincérité ne vous mérite pas un petit éloge. C'est par là que vous me persuadez que vous êtes de mes amis, que votre esprit aime la vérité, que vous ne me la déguiserez<186> jamais. Soyez persuadé, monsieur, que votre amitié et votre approbation m'est plus flatteuse que celle de la moitié du genre humain.
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.186-aSi j'approchais de la divine Émilie, je lui dirais, comme l'ange annonciateur : Vous êtes la bénie d'entre les femmes, car vous possédez un des plus grands hommes du monde; et je n'oserais lui dire : Marie a choisi le bon parti, elle a embrassé la philosophie.
En vérité, monsieur, vous étiez bien nécessaire dans le monde pour que j'y fusse heureux. Vous venez de m'envoyer deux Épîtres186-b qui n'ont jamais eu leurs semblables. Il sera donc dit que vous vous surpasserez toujours vous-même. Je n'ai pas jugé de ces deux Épîtres comme d'un thème de philosophie; mais je les ai considérées comme des ouvrages tissus de la main des Grâces.
Vous avez ravi à Virgile la gloire du poëme épique, à Corneille celle du théâtre; vous en faites autant à présent aux Épîtres de Despréaux. Il faut avouer que vous êtes un terrible homme. C'est là cette monarchie que Nabuchodonosor vit en rêve, et qui engloutit toutes celles qui l'avaient précédée.186-c
Je finis en vous priant de ne pas laisser longtemps dépareillées les belles Épîtres que vous avez bien voulu m'envoyer. Je les attends avec la dernière impatience, et avec cette avidité que vos ouvrages inspirent à tous vos lecteurs.
La philosophie me prouve que vous êtes l'être du monde le plus digne de mon estime; mon cœur m'y engage, et la reconnaissance m'y oblige; jugez donc de tous les sentiments avec lesquels je suis monsieur, etc.
<187>45. AU MÊME.
Remusberg, 19 février 1738.
Monsieur, je viens de recevoir la lettre que vous m'avez écrite du .... janvier. J'y vois la bonté avec laquelle vous excusez mes fautes, et la sincérité avec laquelle vous voulez bien me les découvrir. Vous daignez quitter pour quelques moments le ciel de Newton et l'aimable compagnie des Muses, pour décrasser un poëte nouveau dans les eaux bondissantes de l'Hippocrène. Vous quittez le pinceau en ma faveur pour prendre la lime; enfin vous vous donnez la peine de m'apprendre à épeler, vous qui savez penser. Mais je vous importunerai encore, et je crains que vous ne me preniez pour un de ces gens à qui on fait quelque charité, et qui en demandent toujours davantage.
Madame du Châtelet m'a adressé des vers que j'ai admirés à cause de leur beauté, de leur noblesse et de leur tour original. J'ai été fort étonné en même temps de voir qu'on m'y donnait du divin, quoique je connaisse, par les mêmes endroits qu'Alexandre, que je ne suis pas de céleste origine, et que je crains fort qu'en qualité de dieu, mon sort ne devienne semblable à celui de cette canaille de nouveaux dieux que Lucien nous dit avoir été chassés de l'Olympe par Jupiter,187-a ou bien aux saints que le sieur de Launoy187-b trouva fort à propos de dénicher du paradis. Quoi qu'il en soit, j'ai répondu en vers à madame du Châtelet, et je vous prie, monsieur, de vouloir bien donner quelques coups de plume à cette pièce, afin qu'elle soit digne d'être offerte à la marquise.
Je regarde cette Émilie comme une divinité d'ancienne date, à la<188>quelle il n'est pas permis de parler le langage des humains. Il faut lui parler celui des dieux, il faut lui parler en vers. Il est bien permis à nous autres hommes de s'égayer188-a quand nous nous mêlons de parler une langue qui nous est si étrangère; aussi puis-je espérer que vos divinités voudront excuser les fautes que font ces pauvres mortels quand ils se mêlent de vouloir parler comme vous.
J'attends quelque coup de foudre de la part du Jupiter de Cirey, sur certaine discussion de métaphysique que j'ai osé hasarder. Je fais ce que je puis pour m'élever aux cieux; je remue les bras, et je crois voler; mais, quoi que je puisse faire, je sens bien que mon esprit n'est pas de nature à pouvoir se démêler de toutes les difficultés qui se présentent dans cette carrière.
Il semble que le Créateur nous a donné autant de raison qu'il nous en faut pour nous conduire sagement dans ce monde, et pour pourvoir à tous nos besoins; mais il semble aussi que cette raison ne suffit pas pour contenter ce fonds insatiable de curiosité que nous avons en nous, et qui s'étend souvent trop loin. Les absurdités et les contradictions qui se rencontrent de toutes parts donnent sans fin naissance au pyrrhonisme; et, à force d'imaginer, on ne parle qu'à son imagination. Après tout, je tiens pour une vérité incontestable et certaine le plaisir et l'admiration que vous me causez. Ce n'est point une illusion des sens, un préjugé frivole, mais une parfaite connaissance de l'homme le plus aimable du monde.
Je m'en vais rayer toutes les trompettes, corriger, changer et me peiner, jusqu'à ce que vos remarques soient éludées. Mérope ne sort point de mes mains; c'est une vierge dont je garde l'honneur. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, etc.
<189>46. AU MÊME.
Remusberg, 27 février 1738.
Monsieur, vos ouvrages n'ont aucun prix;189-a c'est une vérité dont je suis convaincu il y a longtemps. Cela n'empêche pas cependant que je ne doive vous témoigner ma reconnaissance et ma gratitude. Les bagatelles que je vous envoie ne sont que des marques de souvenir, des signes auxquels vous devez vous rappeler le plaisir que m'ont fait vos ouvrages.
Il semble, monsieur, que les sciences et les arts vous servent par semestre. Ce quartier paraît être celui de la poésie. Comment! vous mettez la main à une nouvelle tragédie! D'où prenez-vous votre temps? ou bien est-ce que les vers coulent chez vous comme de la prose? Autant de questions, autant de problèmes.
Mérope ne sort point de mes mains. Il en revient trop à mon amour-propre d'être l'unique dépositaire d'une pièce à laquelle vous avez travaillé. Je la préfère à toutes les pièces qui ont paru en France, hormis à la Mort de César.
Les intrigues amoureuses me paraissent le propre des comédies : elles en sont comme l'essence, elles font le nœud de la pièce; et comme il faut finir de quelque manière, il semble que le mariage y soit tout propre. Quant à la tragédie, je dirais qu'il y a des sujets qui demandent naturellement de l'amour, comme Titus et Bérénice, le Cid, Phèdre et Hippolyte. Le seul inconvénient qu'il y ait, c'est que l'amour se ressemble trop, et que, quand on a vu vingt pièces, l'esprit se dégoûte d'une répétition continuelle de sentiments doucereux, et qui sont trop éloignés des mœurs de notre siècle. Depuis qu'on a attaché, avec raison, un certain ridicule à l'amour romanesque, on ne<190> sent plus le pathétique de la tendresse outrée. On supporte le soupirant pendant le premier acte, et on se sent tout disposé à se moquer de sa simplicité au quatrième ou au cinquième acte; au lieu que la passion qui anime Mérope est un sentiment de la nature, dont chaque cœur bien placé connaît la voix. On ne se moque point de ce qu'on sent soi-même, et de ce qu'on est capable de sentir. Mérope fait tout ce que ferait une tendre mère qui se trouverait en sa situation. Elle parle comme nous parle le cœur, et l'acteur ne fait qu'exprimer ce que l'on sent.
J'ai fait écrire à Berlin pour la Mérope du marquis Maffei, quoique je sois très-assuré que sa pièce n'approche pas de la vôtre. Le peuple des savants de France sera toujours invincible, tant qu'il aura des personnes de votre ordre à sa tête. J'ose même dire que je le redouterais infiniment plus que vos armées avec tous vos maréchaux.
Voici une ode190-a nouvellement achevée, moins mauvaise que les précédentes. Césarion y a donné lieu. Le pauvre garçon a la goutte d'une violence extrême. Il me l'écrit dans des termes qui me percent le cœur. Je ne puis rien pour lui que lui prêcher la patience; faible remède, si vous voulez, contre des maux réels; remède cependant capable de tranquilliser les saillies impétueuses de l'esprit, auxquelles les douleurs aiguës donnent lieu.
Je m'attends de votre franchise et de votre amitié que vous voudrez bien me faire apercevoir les défauts qui se trouvent en cette pièce. Je sens que j'en suis père, et je me sens mauvais gré190-b de n'avoir pas les yeux assez ouverts sur mes productions;
Tant l'erreur est notre apanage!
Souvent un rien nous éblouit,
Et de l'insensé jusqu'au sage,
S'il juge de son propre ouvrage,
Par l'amour-propre il est séduit
<191>Vous n'oublierez pas de faire mille assurances d'estime à la marquise du Châtelet, dont l'esprit ingénieux a bien voulu se faire connaître par un petit échantillon. Ce n'est qu'un rayon de ce soleil qui s'est fait apercevoir à travers les nuages; que ne doit-ce point être lorsqu'on le voit sans voiles! Peut-être faut-il que la marquise cache son esprit, comme Moïse voilait son visage,191-a parce que le peuple d'Israël n'en pouvait supporter la clarté. Quand même j'en perdrais la vue, il faut, avant de mourir, que je voie cette terre de Chanaan, ce pays des sages, ce paradis terrestre. Comptez sur l'estime parfaite et l'amitié inviolable avec laquelle je suis, monsieur, etc.
47. DE VOLTAIRE.
(Cirey) février 1738.
Monseigneur, une maladie qui a fait le tour de la France est enfin venue s'emparer de ma figure légère, dans un château qui devrait être à l'abri de tous les fléaux de ce monde, puisqu'on y vit sous les auspices divi Federici et divae Emiliae. J'étais au lit lorsque je reçus à la fois deux lettres bien consolantes de V. A. R. : l'une par la voie de M. Thieriot, à qui V. A. R., très-juste dans ses épithètes, donne celle de trompette, mais qui est aussi une des trompettes de votre gloire; l'autre lettre est venue en droiture à sa destination.
Toutes celles dont vous m'avez honoré, monseigneur, ont été autant de bienfaits pour moi; mais la dernière est celle qui m'a causé le plus de joie. Ce n'est pas simplement parce qu'elle est la dernière; c'est parce que vous avez jugé des défauts de Mérope comme si V. A. R.<192> avait passé sa vie à fréquenter nos théâtres. Nous en parlions, la sublime Émilie et moi, et nous nous demandions si cette crainte que marquait Polyphonte au quatrième acte, si cette langueur du vieux bonhomme Narbas, et ce soin de se conserver, au cinquième, auraient déplu à V. A. R. Le courrier des lettres arriva, et apporta vos critiques; nous fûmes enchantés. Que croyez-vous que je fis sur-le-champ, monseigneur, tout malade que j'étais? Vous le devinez bien; je corrigeai et ce quatrième, et ce cinquième acte.
Je m'étais un peu hâté, monseigneur, de vous envoyer l'ouvrage. L'envie de présenter des prémices divo Federico ne m'avait pas permis d'attendre que la moisson fût mûre; ainsi je vous supplie de regarder cet essai comme des fruits précoces; ils approchent un peu plus actuellement de leur point de maturité. J'ai beaucoup retouché la fin du second, la fin du troisième, le commencement et la fin du quatrième, et presque la moitié du cinquième. Si V. A. R. le permet, je lui enverrai, ou bien une copie des quatre actes retouchés, ou bien seulement les endroits corrigés.
Je crois que M. Thieriot enverra bientôt à V. A. R. une tragédie nouvelle, qui est infiniment goûtée à Paris; elle est d'un homme à peu près de mon âge, nommé La Chaussée, qui s'est mis à composer pour le théâtre assez tard, comme s'il avait voulu attendre que son génie fût dans toute sa force. 11 a fait déjà une comédie fort estimée, intitulée Le Préjugé à la mode, et une Épître à Clio, dont les trois quarts sont un ouvrage parfait dans son genre. J'espère beaucoup de sa tragédie de Maximien; ce sera un amusement de plus pour Remusberg. Il sera lu et approuvé par V. A. R.; je ne peux lui souhaiter rien de mieux.
Vous êtes notre juge, monseigneur; nous sommes comme les peuples d'Élide, qui crurent n'avoir point établi des jeux honorables, si on ne les approuvait en Égypte.
V. A. R. me fait frémir en me parlant de ce que je soupçonnais<193> du Czar. Ah! cet homme est indigne d'avoir bâti des villes; c'est un tigre qui a été le législateur des loups.
V. A. R. daigne me promettre la cantate de la Le Couvreur. Ah! monseigneur, honorez Cirey de ce présent; il faut qu'une partie de nos plaisirs vienne de Remusberg. Je serai en paradis quand mes oreilles entendront mes vers embellis par votre musique, et chantés par Émilie.
Je voudrais que tous nos petits rimailleurs pussent lire ce que V. A. R. m'a écrit sur le style marotique, et sur le ridicule d'exprimer en vieux mots des choses qui ne méritent d'être exprimées en aucune langue. Gresset ne tombe point dans ce défaut; il écrit purement; il a des vers heureux et faciles. Il ne lui manque que de la force, un peu de variété, et surtout un style plus concis; car il dit d'ordinaire en dix vers ce qu'il ne faudrait dire qu'en deux. Mais votre esprit supérieur sent tout cela mieux que moi.
Je m'imagine que M. le baron de Keyserlingk est enfin revenu vers son étoile polaire, et que Louis XIV et Newton ont subi leur arrêt. J'attends cet arrêt pour continuer ou pour suspendre l'Histoire du Siècle de Louis XIV.
Je suis avec un profond respect et la plus tendre reconnaissance, pariter cum Emilia, etc.
48. DU MÊME.
Cirey, 8 mars 1738.
Monseigneur, le plus zélé de vos admirateurs n'est pas le plus assidu de vos correspondants. La raison en est qu'il est le plus malade, et<194> que très-souvent la fièvre le prend quand il voudrait passer ses plus agréables heures à avoir l'honneur d'écrire à V. A. R.
Nous avons reçu votre belle prose du 19 février, et vos vers pour madame la marquise du Châtelet, qui est confondue, charmée, et qui ne sait comment répondre à ces agaceries si séduisantes; et, avec votre lettre du 27, l'Ode sur la Patience, par laquelle votre muse royale adoucit les maux de M. de Keyserlingk. J'ai fait mon profit de cette ode; elle va très-bien à mon état de langueur. Le remède opère sur moi tout aussi bien que sur votre goutteux, car je me tiens tout aussi philosophe que lui. Je sens comme lui le prix de vos vers, et je trouve, comme lui, dans les lettres de V. A. R., un charme contre tous les maux.
Vous aimez Keyserlingk, et vous prenez le soin
De l'exhorter à patience;
Ah! quand nous vous lisons, grâce à votre éloquence,
D'une telle vertu nous n'avons pas besoin.
Puisque vous daignez, monseigneur, amuser votre loisir par des vers, voici donc la troisième Épître sur le Bonheur, que je prends la liberté de vous envoyer. Le sujet de cette troisième Épître est l'envie,194-a passion que je voudrais bien que V. A. R. inspirât à tous les rois. Je vous envoie de mes vers, monseigneur, et vous m'honorez des vôtres. Cela me fait souvenir du commerce perpétuel qu'Hésiode dit que la terre entretient avec le ciel; elle envoie des vapeurs, les dieux rendent de la rosée. Grand merci de votre rosée, monseigneur; mais ma pauvre terre sera incessamment en friche. Les maladies me minent, et rendront bientôt mon champ aride; mais ma dernière moisson sera pour vous.
Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem,
Pauca Federico,194-b.............
<195>J'ai pourtant, dans mon lit, fait deux nouveaux actes, à la place des deux derniers de Mérope, qui m'ont paru trop languissants. Quand V. A. R. voudra voir le fruit de ses avis dans ces deux nouveaux actes, j'aurai l'honneur de les lui envoyer. J'ai bien à cœur de donner une pièce tragique qui ne soit point enjolivée d'une intrigue d'amour, et qui mérite d'être lue; je rendrais par là quelque service au théâtre français, qui, en vérité, est trop galant. Cette pièce est sans amour; la première que j'aurai l'honneur d'envoyer à Remusberg méritera pour titre : De remedio amoris. Ce n'est pas que je n'aie assurément un profond respect pour l'amour et pour tout ce qui lui appartient; mais qu'il se soit emparé entièrement de la tragédie, c'est une usurpation de notre souverain; et je protesterai au moins contre l'usurpation, ne pouvant mieux faire. Voilà, monseigneur, tout ce que vous aurez de moi cette fois-ci pour le département poétique; mais le département de la métaphysique m'embarrasse beaucoup.
La lettre du 17 février, de V. A. R., est en vérité un chef-d'œuvre. Je regarde ces deux lettres sur la Liberté comme ce que j'ai vu de plus fort, de mieux lié, de plus conséquent, sur ces matières. Vous avez certainement bien des grâces à rendre à la nature de vous avoir donné un génie qui vous fait roi dans le monde intellectuel, avant que vous le soyez dans ce misérable monde composé de passions, de grimaces et d'extérieur. J'avais déjà beaucoup de respect pour l'opinion de la fatalité, quoique ce ne soit pas la mienne; car, en nageant dans cette mer d'incertitudes, et n'ayant qu'une petite branche où je me tiens, je me donne bien de garde de reprocher à mes compagnons les nageurs que leur petite branche est trop faible. Je suis fort aise, si mon roseau vient à casser, que mon voisin puisse me prêter le sien. Je respecte bien davantage l'opinion que j'ai combattue, depuis que V. A. R. l'a mise dans un si beau jour; me permettra-t-elle de lui exposer encore mes scrupules?
Je me bornerai, pour ne pas ennuyer le Marc-Aurèle d'Allemagne,<196> à deux idées qui me frappent encore vivement, et sur lesquelles je le supplie de daigner m'éclairer.
Plus je m'examine, plus je me crois libre (en plusieurs cas); c'est un sentiment que tous les hommes ont comme moi; c'est le principe invariable de notre conduite. Les plus outrés partisans de la fatalité absolue se gouvernent tous suivant les principes de la liberté. Or, je leur demande comment ils peuvent raisonner et agir d'une manière si contradictoire, et ce qu'il y a à gagner à se regarder comme des tournebroches, lorsqu'on agit toujours comme un être libre. Je leur demande encore par quelle raison l'auteur de la nature leur a donné ce sentiment de liberté, s'ils ne l'ont point; pourquoi cette imposture dans l'Être qui est la vérité même? De bonne foi, trouve-t-on une solution à ce problème? Répondre que Dieu ne nous a pas dit : Vous êtes libres, n'est-ce pas une défaite? Dieu ne nous a pas dit que nous sommes libres, sans doute, car il ne daigne pas nous parler; mais il a mis dans nos cœurs un sentiment que rien ne peut affaiblir, et c'est là pour nous la voix de Dieu. Tous nos autres sentiments sont vrais. Il ne nous trompe point dans le désir que nous avons d'être heureux, de boire, de manger, de multiplier notre espèce. Quand nous sentons des désirs, certainement ces désirs existent; quand nous sentons des plaisirs, il est bien sûr que nous n'éprouvons pas des douleurs; quand nous voyons, il est bien certain que l'action de voir n'est pas celle d'entendre; quand nous avons des pensées, il est bien clair que nous pensons. Quoi donc! le sentiment de la liberté sera-t-il le seul dans lequel l'Être infiniment parfait se sera joué en nous faisant une illusion absurde? Quoi! quand je confesse qu'un dérangement de mes organes m'ôte ma liberté, je ne me trompe pas, et je me tromperais quand je sens que je suis libre? Je ne sais si cette exposition naïve de ce qui se passe en nous fera quelque impression sur votre esprit philosophe; mais je vous conjure, monseigneur, d'examiner cette idée, de lui donner toute son étendue, et, ensuite, de la juger<197> sans aucune acception de parti, sans même considérer d'autres principes plus métaphysiques qui combattent cette preuve morale. Vous verrez ensuite lequel il faudra préférer, ou de cette preuve morale qui est chez tous les hommes, ou de ces idées métaphysiques qui portent toujours le caractère de l'incertitude.
Mon second scrupule roule sur quelque chose de plus philosophique. Je vois que tout ce qu'on a jamais dit contre la liberté de l'homme se tourne encore avec bien plus de force contre la liberté de Dieu.
Si on dit que Dieu a prévu toutes nos actions, et que par là elles sont nécessaires, Dieu a aussi prévu les siennes, qui sont d'autant plus nécessaires, que Dieu est immuable. Si on dit que l'homme ne peut agir sans raison suffisante, et que cette raison incline sa volonté, la raison suffisante doit encore plus emporter la volonté de Dieu, qui est l'Etre souverainement raisonnable.
Si on dit que l'homme doit choisir ce qui lui paraît le meilleur, Dieu est encore plus nécessité à faire ce qui est le meilleur.
Voilà donc Dieu réduit à être l'esclave du destin; ce n'est plus un être qui se détermine par lui-même; c'est donc une cause étrangère qui le détermine; ce n'est plus un agent, ce n'est plus Dieu.
Mais si Dieu est libre, comme les fatalistes même doivent l'avouer, pourquoi Dieu ne pourra-t-il pas communiquer à l'homme un peu de cette liberté, en lui communiquant l'être, la pensée, le mouvement, la volonté, toutes choses également inconnues? Sera-t-il plus difficile à Dieu de nous donner la liberté que de nous donner le pouvoir de marcher, de manger, de digérer? Il faudrait avoir une démonstration que Dieu n'a pu communiquer l'attribut de la liberté à l'homme, et, pour avoir cette démonstration, il faudrait connaître les attributs de la Divinité; mais qui les connaît?
On dit que Dieu, en nous donnant la liberté, aurait fait des dieux de nous. Mais sur quoi le dit-on? pourquoi serais-je dieu avec un<198> peu de liberté, quand je ne le suis pas avec un peu d'intelligence? Est-ce être dieu que d'avoir un pouvoir faible, borné et passager; de choisir et de commencer le mouvement? Il n'y a pas de milieu : ou nous sommes des automates qui ne faisons rien, et dans qui Dieu fait tout; ou nous sommes des agents, c'est-à-dire, des créatures libres. Or, je demande quelle preuve on a que nous sommes de simples automates, et que ce sentiment intérieur de liberté est une illusion.
Toutes les preuves qu'on apporte se réduisent à la prescience de Dieu. Mais sait-on précisément ce que c'est que cette prescience? Certainement on l'ignore. Comment donc pouvons-nous faire servir notre ignorance des attributs suprêmes de Dieu à prouver la fausseté d'un sentiment réel de liberté que nous éprouvons dans nos âmes?
Je ne peux concevoir l'accord de la prescience et de la liberté, je l'avoue; mais dois-je pour cela rejeter la liberté? Nierai-je que je sois un être pensant, parce que je ne vois point ni comment la matière peut penser, ni comment un être pensant peut être esclave de la matière? Raisonner ce qu'on appelle a priori est une chose fort belle, mais elle n'est pas de la compétence des humains. Nous sommes tous sur les bords d'un grand fleuve; il faut le remonter avant d'oser parler de sa source. Ce serait assurément un grand bonheur si on pouvait, en métaphysique, établir des principes clairs, indubitables, et en grand nombre, d'où découlerait une infinité de conséquences, comme en mathématiques; mais Dieu n'a pas voulu que la chose fût ainsi. Il s'est réservé le patrimoine de la métaphysique; le règne des idées pures et des essences des choses est le sien. Si quelqu'un est entré dans ce partage céleste, c'est assurément vous, monseigneur; et je dirai, dans mon cœur, de votre personne, ce que les flatteurs disent des rois, qu'ils sont les images de la Divinité.
Au reste, les vers de la Henriade que vous daignez citer n'ont été faits que dans la vue d'exprimer uniquement que notre liberté ne nuit pas à la prescience divine, qui fait ce qu'on appelle le destin. Je<199> me suis exprimé un peu durement dans cet endroit; mais en poésie on ne dit pas toujours précisément ce que l'on voudrait dire; la roue tourne, et emporte son homme par sa rapidité.
Avant de finir sur cette matière, j'aurai l'honneur de dire à V. A. R. que les sociniens, qui nient la prescience de Dieu sur les contingents, ont un grand apôtre qu'ils ne connaissent peut-être pas; c'est Cicéron, dans son livre De la Divination. Ce grand homme aime mieux dépouiller les dieux de la prescience que les hommes de la liberté.
Je ne crois pas que, tout grand orateur qu'il était, il eût pu répondre à vos raisons. Il aurait eu beau faire de longues périodes, ce seraient des sons contre des vérités; laissons-le donc avec ses phrases.199-a
Mais que V. A. R. me permette de lui dire que les dieux de Cicéron et le Dieu de Newton et de Clarke ne sont pas de la même espèce; c'est le dieu de Cicéron qu'on peut appeler un dieu raisonnant dans les cafés sur les opérations de la campagne prochaine; car qui n'a point de prescience n'a que des conjectures, et qui n'a que des conjectures est sujet à dire autant de pauvretés que le London Journal ou la Gazette de Hollande; mais ce n'est pas là le compte de sir Isaac Newton et de Samuel Clarke, deux têtes aussi philosophiques que Marc Tulle était bavard.
Le docteur Clarke, qui a assez approfondi ces matières, dont Newton n'a parlé qu'en passant, dit, me semble, avec assez de raison, que nous ne pouvons nous élever à la connaissance imparfaite des attributs divins que comme nous élevons un nombre quelconque à l'infini, allant du connu à l'inconnu.
Chaque manière d'apercevoir, bornée et finie dans l'homme, est infinie dans Dieu. L'intelligence d'un homme voit un objet à la fois, et Dieu embrasse tous les objets. Notre âme prévoit, par la connaissance du caractère d'un homme, ce que cet homme fera dans une telle occasion, et Dieu prévoit, par la même connaissance poussée<200> à l'infini, ce que cet homme fera. Ainsi ce qui dans nous est science de conjecture, et qui ne nuit point à la liberté, est dans Dieu science certaine, tout aussi peu nuisible à la liberté. Cette manière de raisonner n'est pas, me semble, si ridicule.
Mais je m'aperçois, monseigneur, que je le suis très-fort en vous ennuyant de mes idées, et en affaiblissant celles des autres. Votre seule bonté me rassure. Je vois que votre cœur est aussi humain que votre esprit est étendu. Je vois, par vos vers à M. de Keyserlingk, combien vous êtes capable d'aimer : aussi ma quatrième Épître sur le Bonheur finira par l'amitié; sans elle il n'y a point de bonheur sur la terre.
Madame la marquise du Châtelet vous admire si fort, qu'elle n'ose vous écrire. Je suis donc bien hardi, monseigneur, moi qui vous admire tout autant pour le moins, et qui me répands en ces énormes bavarderies.
Que ne puis-je vous dire :
........In publica commoda peccem,
Si longo sermone morer tua tempora, Caesar.200-a
Je suis avec un profond respect, un attachement, une reconnaissance sans bornes, etc.
49. A VOLTAIRE.
Remusberg, 28 mars 1738.200-b
Monsieur, j'ai reçu votre lettre du 8 de ce mois avec quelque sorte d'inquiétude sur votre santé. M. Thieriot me marque qu'elle n'était<201> pas bonne, ce que vous me confirmez encore. Il semble que la nature, qui vous a partagé d'une main si avantageuse du côté de l'esprit, ait été plus avare en ce qui regarde votre santé, comme si elle avait eu regret d'avoir fait un ouvrage achevé. Il n'y a que les infirmités du corps qui puissent nous faire présumer que vous êtes mortel; vos ouvrages doivent nous persuader le contraire.
Les grands hommes de l'antiquité ne craignaient jamais plus l'implacable malignité de la fortune qu'après les grands succès. Votre fièvre pourrait être comptée, à ce prix, comme un équivalent ou comme un contre-poids de votre Mérope.
Pourrais-je me flatter d'avoir deviné les corrections que vous voulez faire à cette pièce, vous qui en êtes le père, vous qui l'avez jugée en Brutus? Pour moi, qui ne l'ai point faite, moi qui n'y prends d'autre intérêt que celui de l'auteur, j'ai lu deux fois la Mérope avec toute l'attention dont je suis capable, sans y apercevoir de défauts. Il en est de vos ouvrages comme du soleil; il faut avoir le regard très-perçant pour y découvrir des taches.
Vous voudrez bien m'envoyer les quatre actes corrigés, comme vous me le faites espérer, sans quoi les ratures et les corrections rendraient mon original embrouillé et difficile à déchiffrer.
Despréaux et tous les grands poëtes n'atteignaient à la perfection qu'en corrigeant. Il est fâcheux que les hommes, quelques talents qu'ils aient, ne puissent produire quelque chose de bon tout d'un coup. Ils n'y arrivent que par degrés. Il faut sans cesse effacer, châtier, émonder; et chaque pas qu'on avance est un pas de correction.
Virgile, ce prince de la poésie latine, était encore occupé de son Énéide lorsque la mort le surprit. Il voulait sans doute que son ouvrage répondît à ce point de perfection qu'il avait dans l'esprit, et qui était semblable à celui de l'orateur dont Cicéron nous fait le portrait.
Vous, dont on peut placer le nom à côté de celui de ces grands hommes, sans déroger à leur réputation, vous tenez le chemin qu'ils<202> ont tenu, pour imprimer à vos ouvrages ce caractère d'immortalité si estimable et si rare.
La Henriade, le Brutus, la Mort de César, etc., sont si parfaits, que ce n'est pas une petite difficulté de ne rien faire de moindre. C'est un fardeau que vous partagez avec tous les grands hommes. On ne leur passe pas ce qui serait bon en d'autres. Leurs ouvrages, leurs actions, leur vie, enfin tout doit être excellent en eux. II faut qu'ils répondent sans cesse à leur réputation; il faut, s'il m'est permis de me servir de cette expression, qu'ils gravissent sans cesse contre les faiblesses de l'humanité.
Le Maximien de La Chaussée n'est point encore parvenu jusqu'à moi. J'ai vu l'École des Amis, qui est de ce même auteur, dont le titre est excellent, et les vers ordinaires, faibles, monotones et ennuyeux. Peut-être y a-t-il trop de témérité à moi, étranger et presque barbare, de juger des pièces du théâtre français; cependant ce qui est sec et rampant dégoûte bientôt.202-a Nous choisissons ce qu'il y a de meilleur pour le représenter ici. Ma mémoire est si mauvaise, que je fais avec beaucoup de discernement le triage des choses qui doivent la remplir; c'est comme un petit jardin où l'on ne sème pas indifféremment toutes sortes de semences, et qu'on n'orne que des fleurs les plus rares et les plus exquises.
Vous verrez, par les pièces que je vous envoie, les fruits de ma retraite et de vos instructions. Je vous prie de redoubler votre sévérité pour tout ce qui vous viendra de ma part. J'ai du loisir, j'ai de la patience, et avec tout cela rien de mieux à faire qu'à changer les endroits de mes ouvrages que vous aurez réprouvés.
On travaille actuellement à la vie de la Czarine et du czarowitz. J'espère vous envoyer dans peu ce que j'aurai pu ramasser à ce sujet. Vous trouverez dans ces anecdotes des barbaries et des cruautés semblables à celles qu'on lit dans l'histoire des premiers Césars.
<203>La Russie est un pays où les arts et les sciences n'avaient point pénétré. Le Czar n'avait aucune teinture d'humanité, de magnanimité, ni de vertu; il avait été élevé dans la plus crasse ignorance; il n'agissait que selon l'impulsion de ses passions déréglées; tant il est vrai que l'inclination des hommes les porte au mal, et qu'ils ne sont bons qu'à proportion que l'éducation ou l'expérience a pu modifier la fougue de leur tempérament.
J'ai connu le grand maréchal de la cour (de Prusse), Printzen, qui vivait encore en 1724, et qui, sous le règne du feu roi, avait été ambassadeur chez le Czar.203-a Il m'a raconté que, lorsqu'il arriva à Pétersbourg, et qu'il demanda de présenter ses lettres de créance, on le mena sur un vaisseau qui n'était pas encore lancé du chantier. Peu accoutumé à de pareilles audiences, il demanda où était le Czar; on le lui montra qui accommodait des cordages au haut du tillac. Lorsque le Czar eut aperçu M. de Printzen, il l'invita de venir à lui par le moyen d'un échelon de cordes; et, comme il s'en excusait sur sa maladresse, le Czar se descendit à un câble comme un matelot, et vint le joindre.
La commission dont M. de Printzen était chargé lui ayant été très-agréable, le prince voulut donner des marques éclatantes de sa satisfaction. Pour cet effet, il fit préparer un festin somptueux auquel M. de Printzen lut invité. On y but, à la façon des Russes, de l'eau-de-vie, et on en but brutalement. Le Czar, qui voulait donner un relief particulier à cette fête, fit amener une vingtaine de strélitz qui étaient détenus dans les prisons de Pétersbourg, et, à chaque grand verre qu'on vidait, ce monstre affreux abattait la tête de ces misérables. Ce prince dénaturé voulut, pour donner une marque de con<204>sidération particulière à M. de Printzen, lui procurer, suivant son expression, le plaisir d'exercer son adresse sur ces malheureux. Jugez de l'effet qu'une semblable proposition dut faire sur un homme qui avait des sentiments et le cœur bien placé. De Printzen, qui ne le cédait en sentiments à qui que ce fût, rejeta une offre qui, en tout autre endroit, aurait été regardée comme injurieuse au caractère dont il était revêtu, mais qui n'était qu'une simple civilité dans ce pays barbare. Le Czar pensa se fâcher de ce refus, et il ne put s'empêcher de lui témoigner quelques marques de son indignation; ce dont cependant il lui fit réparation le lendemain.
Ce n'est pas une histoire faite à plaisir; elle est si vraie, qu'elle se trouve dans les relations de M. de Printzen, que l'on conserve dans les archives. J'ai même parlé à plusieurs personnes qui ont été dans ce temps-là à Pétersbourg, lesquelles m'ont attesté ce fait. Ce n'est point un conte su de deux ou trois personnes, c'est un fait notoire.
De ces horribles cruautés, passons à un sujet plus gai, plus riant et plus agréable; ce sera la petite pièce qui suivra cette tragédie.
Il s'agit de la muse de Gresset,204-a qui, à présent, est une des premières du Parnasse français. Cet aimable poëte a le don de s'exprimer avec beaucoup de facilité. Ses épithètes sont justes et nouvelles; avec cela il a des tours qui lui sont propres; on aime ses ouvrages, malgré leurs défauts. Il est trop peu soigné, sans contredit, et la paresse, dont il fait tant l'éloge, est la plus grande rivale de sa réputation.
Gresset a fait une Ode sur l'Amour de la patrie, qui m'a plu infiniment. Elle est pleine de feu et de morceaux achevés. Vous aurez remarqué, sans doute, que les vers de huit syllabes réussissent mieux à ce poëte que ceux de douze.
Malgré le succès des petites pièces de Gresset, je ne crois pas qu'il réussisse jamais au Théâtre français ou dans l'épopée. Il ne suffit pas<205> de simples bluettes d'esprit pour des pièces de si longue haleine; il faut de la force, il faut de la vigueur et de l'esprit vif et mûr pour y réussir; il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Corinthe.205-a
On copie, suivant que vous le souhaitez, la cantate de la Le Couvreur. Je l'enverrai achever205-b à Cirey. Des oreilles françaises, accoutumées à des vaudevilles et à des antiennes, ne seront guère favorables aux airs méthodiques et expressifs des Italiens. Il faudrait des musiciens en état d'exécuter cette pièce dans le goût où elle doit être jouée, sans quoi elle vous paraîtra tout aussi touchante que le rôle de Brutus récité par un acteur suisse ou autrichien.
Césarion vient d'arriver avec toutes les pièces dont vous l'avez chargé; je vous en remercie mille fois; je suis partagé entre l'amitié, la joie et la curiosité. Ce n'est pas une petite satisfaction que de parler à quelqu'un qui vient de Cirey, que dis-je? à un autre moi-même qui m'y transporte, pour ainsi dire. Je lui fais mille questions à la fois, je l'empêche même de me satisfaire; il nous faudra quelques jours avant d'être en état de nous entendre. Je m'amuse bien mal à propos de vous parler de l'amitié, vous qui la connaissez si bien, et qui en avez si bien décrit les effets.
Je ne vous dis rien encore de vos ouvrages. Il me les faut lire à tête reposée pour vous en dire mon sentiment; non que je m'ingère de les apprécier, ce serait faire du tort à ma modestie. Je vous exposerai mes doutes, et vous confondrez mon ignorance.
Mes salutations à la sublime Émilie, et mon encens pour le divin Voltaire. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, etc.
<206>50. AU MÊME.
Le 31 mars 1738.
Monsieur, je suis obligé de vous avertir que j'ai reçu deux jours de poste successivement les lettres de M. Thieriot ouvertes. Je ne jurerais pas même que la dernière que vous m'avez écrite n'ait essuyé le même sort. J'ignore si c'est en France ou dans les Etats du Roi mon père qu'elles ont été victimes d'une curiosité assez mal placée. On peut savoir tout ce que contient notre correspondance. Vos lettres ne respirent que la vertu et l'humanité, et les miennes ne contiennent, pour l'ordinaire, que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets auxquels la plupart du monde ne s'intéresse guère. Cependant, malgré l'innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez assez ce que c'est que les hommes, et qu'ils ne sont que trop portés à mal interpréter ce qui doit être exempt de tout blâme. Je vous prierai donc de ne point adresser par M. Thieriot les lettres qui rouleront sur la philosophie ou sur des vers. Adressez-les plutôt à M. Tronchin-Du Breuil; elles me parviendront plus tard, mais j'en serai récompensé par leur sûreté. Quand vous m'écrirez des lettres où il n'y aura que des bagatelles, adressez-les, à votre ordinaire, par M. Thieriot, afin que les curieux aient de quoi se satisfaire.
Césarion me charme par tout ce qu'il me dit de Cirey. Votre Histoire du Siècle de Louis XIV m'enchante.206-a Je voudrais seulement que vous n'eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d'ailleurs l'homme le plus distingué par ses talents,<207> ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d'un coquin méprisable; aussi suis-je sûr que vous n'avez envisagé Machiavel que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité; je ne la prodiguerais pas, si je ne vous en croyais très-digne.
Si les histoires de l'univers avaient été écrites comme celle que vous m'avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais, et plus je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n'ai lu de plus beau style que celui de l'Histoire de Louis XIV. Je relis chaque paragraphe deux ou trois fois, tant j'en suis enchanté. Toutes les lignes portent coup; tout est nourri de réflexions excellentes; aucune fausse pensée, rien de puéril, et, avec cela, une impartialité parfaite. Dès que j'aurai lu tout l'ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques, entre autres sur les noms allemands, qui sont un peu maltraités; ce qui peut répandre de l'obscurité sur cet ouvrage, puisqu'il y a des noms qui sont si défigurés, qu'il faut les deviner.
Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont faits et qui peuvent être de quelque instruction; ce serait le moyen de profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m'impatiente quelquefois des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne dans certains livres; c'est au lecteur à digérer de pareilles lectures. Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu'un homme ait du jugement ou non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la mémoire.
Il me faut de l'application et une contention d'esprit pour étudier vos Eléments de Newton; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite absence pour prendre
<208>...... ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance.208-a
Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les murs de Jérusalem qu'en se défendant d'une main, tandis qu'ils travaillaient de l'autre.
Avouez que mon système est insupportable; il me l'est quelquefois à moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n'en trouve encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m'en indiquer qui soit exempt de toute contradiction. S'il y a quelque chose dont je puisse me persuader, c'est qu'il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire presque aussi estimable à Cirey.
J'envoie une petite bagatelle à madame la marquise, que vous lui ferez accepter. J'espère qu'elle voudra la placer dans ses entre-sols, et qu'elle voudra s'en servir pour ses compositions.
Je n'ai pas pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J'ai envié à mon ami d'avoir conversé avec vous, et de posséder encore votre portrait. C'en est trop, me suis-je dit; il faut que nous partagions les faveurs du destin. Nous pensons tous de même sur votre sujet, et c'est à qui vous aimera et vous estimera le plus.
J'ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives, la Modération dans le bonheur, le Cadenas, le Temple de l'Amitié, etc.; tout cela m'a charmé. Vous accumulez la reconnaissance que je vous dois. Que la marquise n'oublie pas d'ouvrir l'encrier. Soyez persuadé que je ne regrette rien plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des sentiments avec lesquels je suis, monsieur, etc.
<209>51. AU MÊME.
Ruppin, 19 avril 1738.
Monsieur, j'y perds de toutes les façons lorsque vous êtes malade, tant par l'intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, que par la perte d'une infinité de bonnes pensées que j'aurais reçues, si votre santé l'avait permis.
Pour l'amour de l'humanité, ne m'alarmez plus par vos fréquentes indispositions, et ne vous imaginez pas que ces alarmes soient métaphoriques; elles sont trop réelles, pour mon malheur. Je tremble de vous appliquer les deux plus beaux vers que Rousseau ait peut-être faits de sa vie :
Et ne mesurons point au nombre des années
La course des héros,209-a
Césarion m'a fait un rapport exact de l'état de votre santé. J'ai consulté des médecins sur ce sujet; ils m'ont assuré, foi de médecins, que je n'avais rien à craindre pour vos jours; mais, pour votre incommodité, qu'elle ne pouvait être radicalement guérie, parce que le mal était trop invétéré. Ils ont jugé que vous deviez avoir une obstruction dans les viscères du bas-ventre, que quelques ressorts se sont relâchés, que des flatuosités209-b ou une espèce de néphrétique sont la cause de vos incommodités. Voilà ce que, à plus de cent lieues, la Faculté en a jugé. Malgré le peu de foi que j'ajoute à la décision de ces messieurs, plus incertaine souvent que celle des métaphysiciens, je vous prie cependant, et cela véritablement, de faire dresser le statum<210> morbi de vos incommodités, afin de voir si peut-être quelque habile médecin ne pourrait vous soulager. Quelle joie serait la mienne de contribuer en quelque façon au rétablissement de votre santé! Envoyez-moi donc, je vous prie, l'énumération de vos infirmités et de vos misères, en termes barbares et en langage baroque, et cela, avec toute l'exactitude possible. Vous m'obligerez véritablement; ce sera un petit sacrifice que vous serez obligé de faire à mon amitié.
Vous m'avez accusé la réception de quelques-unes de mes pièces, et vous n'y ajoutez aucune critique. Ne croyez point que j'aie négligé celles que vous avez bien voulu faire de mes autres pièces. Je joins ici la correction nouvelle de l'Ode sur l'Amour de Dieu,210-a ajoutée à une petite pièce adressée à Césarion. La manie des vers me lutine sans cesse, et je crains que ce soit de ces maux auxquels il n'y a aucun remède.
Depuis que l'Apollon de Cirey veut bien éclairer les petits atomes de Remusberg, tout y cultive les arts et les sciences.
Voici une lettre d'un jeune homme qui est chez moi, à un de ses amis; quelques mots de votre part sur son sujet l'encourageront infiniment; c'est un génie qui se formera par la culture, et qui s'arrête, crainte de mal faire.210-b
Je voudrais que vous eussiez eu besoin de mon Ode sur la Patience pour vous consoler des rigueurs d'une maîtresse, et non pour supporter vos infirmités. Il est facile de donner des consolations de ce qu'on ne souffre point soi-même; mais c'est l'effort d'un génie supérieur que de triompher des maux les plus aigus, et d'écrire avec toute la liberté d'esprit du sein même des souffrances.
Votre Épître sur l'Envie est inimitable. Je la préfère presque encore à ses deux jumelles. Vous parlez de l'envie comme un homme qui a senti le mal qu'elle peut faire, et des sentiments généreux<211> comme de votre patrimoine. Je vous reconnais toujours aux grands sentiments. Vous les sentez si bien, qu'il vous est facile de les exprimer.
Comment parler de mes pièces, après avoir parlé des vôtres? Ce qu'il vous plaît d'en dire sent un tant soit peu l'ironie. Mes vers sont les fruits d'un arbre sauvage; les vôtres sont d'un arbre franc. En un mot :
Tandis que l'aigle altier s'élève dans les airs,
L'hirondelle rase la terre.
Philomèle est ici l'emblème de mes vers;
Quant à l'oiseau du dieu qui porte le tonnerre,
Il ne convient qu'au seul Voltaire.
Je me conforme entièrement à votre sentiment touchant les pièces de théâtre. L'amour, cette passion charmante, ne devrait y être employé que comme des épiceries que l'on met dans certains ragoûts, mais qu'on ne prodigue pas, de crainte d'émousser la finesse du palais. Mérope mérite de toutes manières de corriger le goût corrompu du public, et de relever Melpomène du mépris que les colifichets de ses ornements lui attirent. Je me repose bien sur vous des corrections que vous aurez faites aux deux derniers actes de cette tragédie. Peu de chose la rendrait parfaite; elle l'est assurément à présent.
Corneille, après lui Racine, ensuite La Grange, ont épuisé tous les lieux communs de la galanterie et du théâtre. Crébillon a mis, pour ainsi dire, les Furies sur la scène; toutes ses pièces inspirent de l'horreur, tout y est affreux, tout y est terrible. Il fallait absolument, après eux, quitter une route usée, pour en suivre une plus neuve, une plus brillante.
Les passions que vous mettez sur le théâtre sont aussi capables que l'amour d'émouvoir, d'intéresser et de plaire. Il n'y a qu'à les bien traiter et les produire de la manière que vous le faites dans la Mérope et dans la Mort de César.
<212>Le ciel te réservait pour éclairer la France.
Tu sortais triomphant de la carrière immense
Que l'épopée offrait à tes désirs ardents;
Et, nouveau Thucydide, on te vit avec gloire
Remporter les lauriers consacrés à l'histoire.
Bientôt, d'un vol plus haut, par des efforts puissants,
Ta main sut débrouiller Newton et la nature;
Et Melpomène, enfin, languissant sans parure,
Attend tout à présent de tes riches présents.
Je quitte la brillante poésie pour m'abîmer avec vous dans le gouffre de la métaphysique; j'abandonne le langage des dieux, que je ne fais que bégayer, pour parler celui de la Divinité même, qui m'est inconnu. Il s'agit à présent d'élever le faîte du bâtiment, dont les fondements sont très-peu solides. C'est un ouvrage d'araignée qui est à jour de tous côtés, et dont les fils subtils soutiennent la structure.
Personne ne peut être moins prévenu en faveur de son opinion que je le suis de la mienne. J'ai discuté la fatalité absolue avec toute l'application possible, et j'y ai trouvé des difficultés presque invincibles. J'ai lu une infinité de systèmes, et je n'en ai trouvé aucun qui ne soit hérissé d'absurdités; ce qui m'a jeté dans un pyrrhonisme affreux. D'ailleurs, je n'ai aucune raison particulière qui me porte plutôt pour la fatalité absolue que pour la liberté. Qu'elle soit ou qu'elle ne soit pas, les choses iront toujours le même train. Je soutiens ces sortes de choses tant que je puis, pour voir jusqu'où l'on peut pousser le raisonnement, et de quel côté se trouve le plus d'absurdités.
Il n'en est pas tout à fait de même de la raison suffisante. Tout homme qui veut être philosophe, mathématicien, politique, en un mot, tout homme qui veut s'élever au-dessus du commun des autres, doit admettre la raison suffisante.
Qu'est-ce que cette raison suffisante? C'est la cause des événements. Or, tout philosophe recherche cette cause, ce principe; donc<213> tout philosophe admet la raison suffisante. Elle est fondée sur la vérité la plus évidente de nos actions. Rien ne saurait produire un être, puisque rien n'existe pas. Il faut donc nécessairement que les êtres ou les événements aient une cause de leur être dans ce qui les a précédés; et cette cause, on l'appelle la raison suffisante de leur existence ou de leur naissance. Il n'y a que le vulgaire qui, ne connaissant point de raison suffisante, attribue au hasard les effets dont les causes lui sont inconnues. Le hasard, en ce sens, est le synonyme de rien. C'est un être sorti du cerveau creux des poëtes, et qui, comme ces globules de savon que font les enfants, n'a aucun corps.213-a
Vous allez boire à présent la lie de mon nectar sur le sujet de la fatalité absolue. Je crains fort que vous n'éprouviez, à l'explication de mon hypothèse, ce qui m'arriva l'autre jour. J'avais lu dans je ne sais quel livre de physique, où il s'agissait du muscle céphalo-pharyngien. Me voilà à consulter Furetière213-b pour en trouver l'éclaircissement. Il dit que le muscle céphalo-pharyngien est l'orifice de l'œsophage, nommé pharynx. Ah! pour le coup, dis-je, me voilà devenu bien habile! Les explications sont souvent plus obscures que le texte même. Venons à la mienne.
J'avoue premièrement que les hommes ont un sentiment de liberté; ils ont ce qu'ils appellent la puissance de déterminer leur volonté, d'opérer des mouvements, etc. Si vous appelez ces actes la liberté de l'homme, je conviens avec vous que l'homme est libre. Mais si vous appelez liberté les raisons qui déterminent les résolutions, les causes des mouvements qu'elles opèrent, en un mot, ce qui peut influer sur ces actions, je puis prouver que l'homme n'est point libre.
Mes preuves seront tirées de l'expérience; elles seront tirées des<214> observations que j'ai faites sur les motifs de mes actions et sur celles des autres.
Je soutiens premièrement que tous les hommes se déterminent par des raisons tant bonnes que mauvaises (ce qui ne fait rien à mon hypothèse); et ces raisons ont pour fondement une certaine idée de bonheur ou de bien-être. D'où vient que, lorsqu'un libraire m'apporte la Henriade et les Épigrammes de Rousseau, d'où vient, dis-je, que je choisis la Henriade? C'est que la Henriade est un ouvrage parfait, et dont mon esprit et mon cœur peuvent tirer un usage excellent, et que les épigrammes ordurières salissent l'imagination. C'est donc l'idée de mon avantage, de mon bien-être, qui porte ma raison à se déterminer en faveur d'un de ces ouvrages préférablement à l'autre. C'est donc l'idée de mon bonheur qui détermine toutes mes actions. C'est donc le ressort dont je dépends, et ce ressort est lié avec un autre, qui est mon tempérament. C'est là précisément la roue avec laquelle le Créateur monte les ressorts de la volonté; et l'homme a la même liberté que le pendule. Il a de certaines vibrations, en un mot, il peut faire des actions, etc., mais toutes asservies à son tempérament, et à sa façon de penser plus ou moins bornée.
Questionnez quel homme il vous plaira sur ce qu'il a fait telle ou telle action; le plus stupide de tous vous alléguera une raison. C'est donc une raison qui le détermine. L'homme agit donc selon une loi, et en conséquence du ton que le Créateur lui a donné.
Voici donc une vérité non moins fondée sur l'expérience. Concluons donc que l'homme porte en soi le mobile qui le détermine, ou qui cause ses résolutions.
Je voudrais, pour l'amour de la fatalité absolue, qu'on n'eût jamais cherché de subterfuge contre la liberté dans de faux raisonnements. Tel est celui que vous combattez très-bien, et que vous détruisez totalement. En effet, rien de moins conséquent, que nous serions des dieux si nous étions libres. Il y a beaucoup de témérité<215> à vouloir raisonner des choses qu'on ne connaît point; et il y en a encore infiniment plus de vouloir prescrire des limites à la toute-puissance divine.
J'examine simplement les vérités qui me sont connues; et de là je conclus que, puisqu'elles sont telles, Dieu a voulu qu'elles soient. Mon raisonnement ne fait qu'enchaîner les effets de la nature avec leur cause primitive, qui est Dieu.
Selon ce système, Dieu, ayant prévu les effets des tempéraments et des caractères des hommes, conserve en plein sa prescience; et les hommes ont une espèce de liberté, quoique très-bornée, de suivre leurs raisonnements, ou leur façon de penser.
Il s'agit à présent de montrer que mon hypothèse ne contient rien d'injurieux ni de contradictoire contre l'essence divine. C'est ce que je vais prouver.
L'idée que j'ai de Dieu est celle d'un Être tout-puissant, très-bon, infini, et raisonnable à un degré supérieur. Je dis que ce Dieu se détermine en tout par les raisons les plus sublimes, qu'il ne fait rien que de très-raisonnable et de très-conséquent. Ceci ne renverse en aucune façon la liberté de Dieu; car, comme Dieu est la raison même, dire qu'il se détermine par la raison, c'est dire qu'il se détermine par sa volonté; ce qui n'est en ce sens qu'un jeu de mots. De plus, Dieu peut prévoir ses propres actions, puisqu'elles sont asservies à l'infini, à l'excellence de ses attributs. Elles portent toujours le caractère de la perfection. Si donc Dieu est lui-même le destin, comment en peut-il être l'esclave? Et si ce Dieu qui, selon M. Clarke, ne peut se tromper, si ce Dieu prévoit les actions des hommes, il faut donc nécessairement qu'elles arrivent. M. Clarke lui-même l'avoue sans s'en apercevoir.
Mon raisonnement se réduit à ce que, Dieu étant l'excellence même, il ne peut rien faire que de très-excellent; et c'est ce qu'attestent les œuvres de la nature; c'est de quoi tous les hommes en<216> général nous sont un témoignage, et de quoi vous persuaderiez seul, s'il n'y avait que vous dans l'univers.
Cependant il faut se garder de juger du monde par parties; ce sont les membres d'un tout, où l'assortiment est nécessaire. Dire, parce qu'il y a quelques hommes malfaisants, que Dieu a tout mal fait, c'est perdre de vue la totalité, c'est considérer un point dans un ouvrage de miniature, et négliger l'effet de l'ensemble. Comptons que tout ce que nous apercevons dans la nature concourt aux vues du Créateur. Si nos yeux de taupe ne peuvent apercevoir ces vues, ce défaut est dans notre nerf optique, et non pas dans l'objet que nous envisageons.
Voilà tout ce que mon imagination a pu vous fournir sur le roman de la fatalité absolue et sur la prescience divine. Du reste, je respecte beaucoup Cicéron, protecteur de la liberté, quoique, à dire vrai, ses Tusculanes sont, de tous ses ouvrages, celui qui me convient le mieux.
Vous ennoblissez le Dieu de M. Clarke d'une telle façon, que je commence déjà à sentir du respect pour cette Divinité. Si vous eussiez vécu du temps de Moïse, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob n'y aurait rien perdu; et sûrement il aurait été plus digne de nos hommages que celui que nous présente le bègue législateur des Juifs.
Je me réserve de vous parler une autre fois de votre excellent Essai de physique. Cet ouvrage mérite bien d'occuper une autre lettre particulièrement destinée à ce sujet. Je remplirai également mes engagements touchant le Siècle de Louis XIV; et je joindrai à cette lettre quelques considérations sur l'état du corps politique de l'Europe,216-a que je vous prierai cependant de ne communiquer à personne. Mon dessein était de le faire imprimer en Angleterre, comme l'ouvrage d'un anonyme. Quelques raisons m'en ont fait différer l'exécution.
J'attends l'Épître sur l'Amitié comme une pièce qui couronnera<217> les autres. Je suis aussi affamé de vos ouvrages que vous êtes diligent à les composer.
Je fus tout surpris, en vérité, lorsque je vis que la marquise du Châtelet me trouvait si admirable. J'en ai cherché la raison suffisante avec Leibniz, et je suis tenté de croire que cette grande admiration de la marquise ne vient que d'un petit grain de paresse. Elle n'est pas aussi généreuse que vous de ses moments. Je me déclare incontinent le rival de Newton, et, suivant la mode de Paris, je vais composer un libelle contre lui. Il ne dépend que de la marquise de rétablir la paix entre nous. Je cède volontiers à Newton la préférence que l'ancienneté de connaissance et son mérite personnel lui ont acquise, et je ne demande que quelques mots écrits dans des moments perdus; moyennant quoi je tiens quitte la marquise de toute admiration quelconque.
J'ai sonné le tocsin mal à propos dans la dernière lettre que je vous ai écrite; vous voudrez bien continuer votre correspondance par M. Thieriot. Mon soupçon, après l'avoir éclairci, s'est trouvé mal fondé. J'en suis bien aise, parce que cela me procurera d'autant plus promptement vos réponses.
Vous ne sauriez croire à quel point j'estime vos pensées, et combien j'aime votre cœur. Je suis bien fâché d'être le Saturne du monde planétaire dont vous êtes le soleil. Qu'y faire? Mes sentiments me rapprochent de vous, et l'affection que je vous porte n'en est pas moins fervente. Je joins à cette lettre ce que vous m'avez demandé sur la vie de la Czarine et du czarowitz. Si vous souhaitez quelque chose de plus sur ce sujet, je m'offre de vous satisfaire, étant à jamais, monsieur, etc.
<218>52. DE VOLTAIRE.
(Cirey) avril 1738.
Monseigneur, j'ai reçu de nouveaux bienfaits de Votre Altesse Royale, des fruits précieux de votre loisir et de votre singulier génie. L'ode à Sa Majesté la Reine votre mère218-a me paraît votre plus bel ouvrage. Il faut bien, quand votre cœur se joint à votre esprit, qu'il en naisse un chef-d'œuvre. Je n'y trouve à reprendre que quelques expressions qui ne sont pas tout à fait dans notre exactitude française. Nous ne disons pas des encens au pluriel; nous ne disons point, comme on dit, je crois, en allemand, encenser à quelqu'un. Cette phrase n'est en usage que parmi quelques ministres réfugiés, qui tous ont un peu corrompu la pureté de la langue française. Voilà à peu près tout ce que ma pédanterie grammaticale peut critiquer dans cet ouvrage charmant, que je chéris comme homme, comme poëte, comme serviteur bien tendrement attaché à votre auguste personne.
Que je suis enchanté quand je vois un prince, né pour régner, dire :
Ta clémence et ton équité,
Ces limites de ta puissance.
Voilà deux vers que j'admirerais dans le meilleur poëte, et qui me transportent dans un prince. Vous faites, comme Marc-Aurèle, la satire des cours par votre exemple et par vos écrits, et vous avez, par-dessus lui, le mérite de dire en beaux vers, dans une langue étrangère, ce qu'il disait assez sèchement dans sa langue propre.
Si la tendresse respectable qui a dicté cette ode ne m'avait enlevé mon premier suffrage, je pourrais le donner à l'ode. Enfin il y a plus d'imagination; et le mérite de la difficulté surmontée, qu'on doit<219> compter dans tous les arts, est bien plus grand dans une ode que dans une Épître libre.
Le Printemps est dans un tout autre goût; c'est un tableau de Claude Lorrain. Il y a un poëte anglais, homme de mérite, nommé Thomson, qui a fait les Quatre Saisons dans ce goût-là, en blank verses, sans rime. Il semble que le même dieu vous ait inspirés tous deux.
V. A. R. me permettra-t-elle de faire sur ce poëme une remarque qui n'est guère poétique?
Et dans le vaste cours de ses longs mouvements,
La terre, gravitant et roulant sur ses flancs,
Approchant du soleil, en sa carrière immense....
Voilà des vers philosophiques, par conséquent leur devoir est d'être vrais et d'avoir raison. Ce n'est pas ici Josué qui s'accommode à l'erreur vulgaire, et qui parle en homme très-vulgaire; c'est un prince copernicien qui parle, un prince dans les États de qui Copernic est né; car je le crois né à Thorn, et je pense que votre maison royale pourrait bien avoir des droits sur Thorn; mais venons au fait. Ce fait est que la terre, du printemps à l'été, s'éloigne toujours du soleil, de façon qu'au milieu du Cancer, elle est environ d'un million de grands milles germaniques plus loin de cet astre qu'au milieu de l'hiver, et que nous avons, moyennant cette inégalité dans son cours, huit jours d'été de plus que d'hiver. Je sais bien qu'on a cru longtemps qu'en été nous étions plus près du soleil; mais c'est une grande erreur. Il ne doit pas paraître singulier qu'un trente-troisième degré de proximité de plus ne nous échauffe pas; car je n'ai guère plus chaud à trente-deux pieds de ma cheminée qu'à trente-trois. Ce qui fait la chaleur n'est donc pas la proximité, mais la perpendicularité des rayons du soleil, et leur plus grande quantité réfractée de l'air sur la terre. Or, en été, les rayons sont plus approchants de la perpendicule et plus réfractés sur notre horizon septentrional, comme<220> sait V. A. Je fais tout ce verbiage pour excuser mon unique critique. D'ailleurs, je ne puis trop remercier V. A. R. de l'honneur qu'elle fait à notre Parnasse français.
J'envoie la quatrième Épître par ce paquet; je corrige la troisième. J'aurais envoyé les trois nouveaux derniers actes de Mérope; mais on les transcrit.
Ce que V. A. R. a daigné me mander du czar Pierre Ier change bien mes idées. Est-il possible que tant d'horreurs aient pu se joindre à des desseins qui auraient honoré Alexandre? Quoi! policer son peuple et le tuer! être bourreau, abominable bourreau, et législateur! quitter le trône pour le souiller ensuite de crimes! créer des hommes, et déshonorer la nature humaine! Prince, qui faites l'honneur du genre humain par le cœur et par l'esprit, daignez me développer cette énigme. J'attendrai les mémoires que vos bontés voudront bien me communiquer, et je n'en ferai usage que par vos ordres. Je ne continuerai l'Histoire de Louis XIV, ou plutôt de son Siècle, que quand vous me le commanderez. Je ne veux.... (Le reste manque.)
53. DU MÊME.
Cirey, 20 mai 1738.
Monseigneur, vos jours de poste sont comme les jours de Titus; vous pleureriez, si vos lettres n'étaient pas des bienfaits. Vos deux dernières, du 31 mars et 19 avril, dont V. A. R. m'honore, sont de nouveaux liens qui m'attachent à elle; et il faut bien que chacune de mes réponses soit un nouveau serment de fidélité que mon âme, votre sujette, fait à votre âme, sa souveraine.
<221>La première chose dont je me sens forcé de parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous point ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi, de ce que j'ai loué le style d'un méchant homme? C'était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s'élever, à étudier cette politique infernale; il est d'un prince tel que vous de la détester. Cet art, qu'on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilliers,221-a a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage; mais il n'a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux; cela est bien certain. A quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme.
Je suis si pénétré de ces sentiments, qui sont vos idées innées, et dont le bonheur des hommes doit être le fruit, que j'oubliais presque de rendre grâce à V. A. R. de la bonté qu'elle a de s'intéresser à mes maux particuliers. Mais ne faut-il pas que l'amour du bien public marche le premier? Vous joignez donc, monseigneur, à tant de bienfaits celui de daigner consulter pour moi des médecins. Je ne sais qu'une seule chose aussi singulière que cette bonté, c'est que les médecins vous ont dit vrai. Il y a longtemps que je suis persuadé que ma maladie, s'il est permis de comparer le mal avec le bien, est, tout comme mon attachement à votre personne, une affaire pour la vie.
Les consolations que je goûte dans ma délicieuse retraite et dans l'honneur de vos lettres sont assez fortes pour me faire supporter des douleurs encore plus grandes. Je souffre très-patiemment; et, quoique les douleurs soient quelquefois longues et aiguës, je suis très-éloigné de me croire malheureux. Ce n'est pas que je sois stoïcien; au contraire, c'est parce que je suis très-épicurien, parce que je crois la douleur un mal et le plaisir un bien, et que, tout bien compté et<222> bien pesé, je trouve infiniment plus de douceurs que d'amertumes dans cette vie.
De ce petit chapitre de inorale je volerai sur vos pas, si V. A. R. le permet, dans l'abîme de la métaphysique. Un esprit aussi juste que le vôtre ne pouvait assurément regarder la question de la liberté comme une chose démontrée. Ce goût que vous avez pour l'ordre et l'enchaînement des idées vous a représenté fortement Dieu comme maître unique et infini de tout; et cette idée, quand elle est regardée seule, sans aucun retour sur nous-mêmes, semble être un principe fondamental d'où découle une fatalité inévitable dans toutes les opérations de la nature. Mais aussi une autre manière de raisonner semble encore donner à Dieu plus de puissance, et en faire un être, si j'ose le dire, plus digne de nos adorations; c'est de lui attribuer le pouvoir de faire des êtres libres. La première méthode semble en faire le Dieu des machines, et la seconde le Dieu des êtres pensants. Or, ces deux méthodes ont chacune leur force et leur faiblesse. Vous les pesez dans la balance du sage; et, malgré le terrible poids que les Leibniz et les Wolff mettent dans cette balance, vous prenez encore ce mot de Montaigne, Que sais-je? pour votre devise.222-a
Je vois plus que jamais, par le mémoire sur le czarowitz, que V. A. R. daigne m'envoyer, que l'histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique. J'ai eu soin, dans celle de Louis XIV, de ne pas percer plus qu'il ne faut dans l'intérieur du cabinet. Je regarde les grands événements de ce règne comme de beaux phénomènes dont je rends compte, sans remonter au premier principe. La cause première n'est guère faite pour le physicien, et les premiers ressorts des intrigues ne sont guère faits pour l'historien. Peindre les mœurs des hommes, faire l'histoire de l'esprit humain dans ce beau siècle, et<223> surtout l'histoire des arts, voilà mon seul objet. Je suis bien sûr de dire la vérité quand je parlerai de Des Cartes, de Corneille, du Poussin, de Girardon,223-a de tant d'établissements utiles aux hommes; je serais sûr de mentir, si je voulais rendre compte des conversations de Louis XIV et de madame de Maintenon.
Si vous daignez m'encourager dans cette carrière, je m'y enfoncerai plus avant que jamais; mais, en attendant, je donnerai le reste de cette année à la physique, et surtout à la physique expérimentale. J'apprends, par toutes les nouvelles publiques, qu'on débite mes Éléments de Newton; mais je ne les ai point encore vus. Il est plaisant que l'auteur et la personne à qui ils sont dédiés223-b soient les seuls qui n'aient point l'ouvrage. Les libraires de Hollande se sont précipités, sans me consulter, sans attendre les changements que je préparais; ils ne m'ont ni envoyé le livre, ni averti qu'ils le débitaient. C'est ce qui fait que je ne peux avoir moi-même l'honneur de l'adresser à V. A. R.; mais on en fait une nouvelle édition plus correcte, que j'aurai l'honneur de lui envoyer.
Il me semble, monseigneur, que ce petit commercium epistolicum embrasse tous les arts. J'ai eu l'honneur de vous parler de morale, de métaphysique, d'histoire, de physique; je serais bien ingrat, si j'oubliais les vers. Et comment oublier les derniers que V. A. R. vient de m'envoyer? Il est bien étrange que vous puissiez écrire avec tant de facilité dans une langue étrangère. Des vers français sont très-difficiles à faire en France, et vous en composez, à Remusberg, comme si Chaulieu, Chapelle, Gresset, avaient l'honneur de souper avec V. A. R. (Le reste manque.)
<224>54. A VOLTAIRE.
Mai 1738.224-a
Mon cher ami, ce titre vous est dû, et par votre rare mérite, et par la sincérité avec laquelle vous me faites apercevoir mes fautes. Je suis charmé de votre critique; je corrigerai tous les endroits que vous avez marqués; je travaillerai comme sous vos yeux. Vos lumières et vos censures seront comme les canaux qui forment les jets d'eau; elles régleront l'essor de mon esprit; et, plus vous mettrez de sévérité dans vos critiques, plus vous augmenterez mes obligations.
Votre quatrième Épître est un chef-d'œuvre. Césarion et moi, nous l'avons lue, relue et admirée plus d'une fois. Je ne saurais vous dire à quel point j'estime vos ouvrages. La noble hardiesse avec laquelle vous débitez de grandes vérités m'enchante.
Au bord de l'infini ton cours doit s'arrêter.224-bCe vers est peut-être le plus philosophique qui ait jamais été fait. L'orgueil de la plupart des savants n'est pas capable de se ployer sous cette vérité. Il faut avoir épuisé la philosophie pour en dire autant.
Vous avez un talent tout particulier pour exprimer les grands sentiments et les grandes vérités. Je suis charmé de ces deux vers :
O divine amitié, félicité parfaite,
Seul mouvement de l'âme où l'excès soit permis!224-c
Je voudrais pouvoir inculquer cette vérité dans le cœur de tous mes compatriotes et de tous les hommes. Si le genre humain pensait<225> ainsi, nous verrions une république plus parfaite et plus heureuse que celle de Platon.
Cette saison, qui est pour moi le semestre de Mars,225-a m'a tant fourni d'occupation, qu'il m'a été impossible de vous répondre plus tôt. J'ai reçu encore la cinquième Épître sur le Bonheur, et je réponds à toutes ces lettres à la fois.
Pour vous parler avec ma franchise ordinaire, je vous avouerai naturellement que tout ce qui regarde l'Homme-Dieu225-b ne me plaît point dans la bouche d'un philosophe, d'un homme qui doit être au-dessus des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille, vieux radoteur et tombé dans l'enfance, le travail insipide de rimer l'Imitation de Jésus-Christ, et ne tirez que de votre fonds ce que vous avez à nous dire. On peut parler de fables, mais seulement comme fables; et je crois qu'il vaut mieux garder un silence profond sur les fables chrétiennes, canonisées par leur ancienneté et par la crédulité des gens absurdes et stupides.
Il n'y aurait qu'au théâtre où je permettrais de représenter quelque fragment de l'histoire de ce prétendu Sauveur; mais dans votre cinquième Épître225-c il paraît que trop de condescendance pour les jésuites ou la prêtraille vous a déterminé à parler de ce ton.
Vous voyez, monsieur, que je suis sincère. Je puis me tromper, mais je ne saurais vous déguiser mes sentiments.
Césarion a reçu avec joie et avec transport la lettre que vous lui avez écrite. Vous recevrez sa réponse sous ce même couvert. Nous allons nous séparer pour un temps, puisque je suivrai le Roi au pays<226> de Clèves. Je compte y être le mois prochain. Ayez la bonté d'adresser vos lettres, vers ce temps, au colonel Borcke, à Wésel. J'espère en recevoir quelques-unes pendant le séjour que j'y ferai, vu la proximité de la France. Je tournerai le visage vers Cirey; je ferai comme les Juifs captifs à Babylone, qui se tournaient vers le côté du temple pour faire leurs prières et pour implorer l'assistance divine.
Voici quelques pièces de ma façon que j'expose au creuset. Je crains fort qu'elles ne soutiennent pas l'épreuve. C'est, comme vous voyez, toujours le démon des vers qui me domine. Bientôt celui des combats pourra influer sur moi. Si le sort ou le démon de la guerre me rend ennemi des Français, soyez bien persuadé que la haine n'aura jamais d'empire sur mon esprit, et que mon cœur démentira toujours mon bras. Vous seul, monsieur, me faites aimer votre nation. Je chérirai tendrement les habitants de Cirey, tandis que je ferai la guerre aux Français; et je dirai :
...... Mon épée,
Qui du sang espagnol eût été mieux trempée ...226-a
Je vous prie de me donner de vos nouvelles le plus souvent qu'il vous sera possible; je suis d'une inquiétude extrême sur tout ce qui regarde votre santé. Nous venons de perdre ici un des plus grands hommes d'Allemagne; c'est le fameux M. de Beausobre,226-b homme d'honneur et de probité, grand génie, d'un esprit fin et délié, grand orateur, savant dans l'histoire de l'Église et dans la littérature, ennemi implacable des jésuites, la meilleure plume de Berlin, un homme plein de feu et de vivacité, que quatre-vingts années de vie n'avaient pu glacer; d'ailleurs sentant quelque faible pour la superstition, défaut assez commun chez les gens de son métier, et connaissant assez la valeur de ses talents pour être sensible aux applaudissements et à<227> la louange. Cette perte m'est d'autant plus sensible, qu'elle est irréparable. Nous n'avons personne qui puisse remplacer M. de Beausobre. Les hommes de son mérite sont rares, et quand la nature les sème, ils ne parviennent pas tous à la maturité.
Il m'est parvenu une lettre qu'une dame de ce pays-ci vous a écrite.227-a Vous aurez bien vu, par son style, qu'elle est brouillée avec le sens commun. Ne jugez pas de toutes nos dames par cet échantillon, et croyez qu'il en est dont l'esprit et la figure ne vous paraîtraient pas réprouvables. Je leur dois bien quelque mot en leur faveur, car elles répandent des charmes inexprimables dans le commerce de la vie; en faisant même abstraction de la galanterie, elles sont d'une nécessité indispensable dans la société; sans elles toute conversation est languissante.
J'attends la Mérope, j'attends quelque merveille fraîchement éclose; j'attends des nouvelles de mon ami, une réponse sur quelques bagatelles que j'ai fait partir pour le petit paradis de Cirey; et toute cette attente me fait bien languir. J'ai oublié de vous dire que j'ai reçu votre Newton, j'entends l'édition de Hollande. Je vous ai promis de vous communiquer toutes mes réflexions; mais le moyen? Je n'ai pas eu, depuis quatre semaines, le moment de me reconnaître, et à peine puis-je vous écrire ces deux mots.
Mille amitiés à la marquise et à tous ceux qui sont assemblés à Cirey au nom de Voltaire. Je vous prie, ne m'oubliez point, et soyez fermement persuadé de l'estime et de l'amitié avec laquelle je suis, monsieur, etc.
<228>55. DE VOLTAIRE.
(Cirey) juin 1738.
Monseigneur, j'ai reçu une partie des nouvelles faveurs dont Votre Altesse Royale me comble. M. Thieriot m'a fait tenir le paquet où je trouve le Philosophe guerrier et les Épîtres à MM. de Keyserlingk et Jordan. Vous allez à pas de géant, et moi, je me traîne avec faiblesse. Je n'ai l'honneur d'envoyer qu'une pauvre Épître : oportet illum crescere, me autem minui.228-a
Avec quelle ardeur vous courez
Dans tous les sentiers de la gloire!
Seigneur, lorsque vous vous battrez,
Il est clair que vous cueillerez
Ces beaux lauriers de la victoire,
Et même vous les chanterez;
Vous serez l'Achille et l'Homère.
Votre esprit, votre ardeur guerrière,
Des Français se feront chérir;
Vous aurez le double plaisir
Et de nous vaincre, et de nous plaire.228-b
Je demande en grâce à V. A. R. qu'une des premières expéditions de ses campagnes soit de venir reprendre Cirey, qui a été très-injustement détaché de Remusberg, auquel il appartient de droit. Mais, à la paix, ne rendez jamais Cirey, je vous en conjure, monseigneur; rendez, si vous le voulez, Strasbourg et Metz, mais gardez votre Cirey, et surtout que le canon n'endommage point les lambris dorés et vernis, et les niches et les entre-sols d'Émilie. Je me doute qu'il y a en chemin une écritoire pour elle. Celle dont vous avez honoré<229> M. Jordan va faire éclore d'excellents ouvrages. Si c'était un autre que Jordan, je dirais sur cette écritoire venue de votre main ce que je ne sais quel Turc disait à Scanderbeg : « Vous m'avez envoyé votre sabre, mais vous ne m'avez pas envoyé votre bras. »
Votre Epître à Jordan229-a est de la très-bonne plaisanterie; celle à Césarion229-b est digne de votre cœur et de votre esprit. Le Philosophe guerrier229-c répond très-bien à son titre; cela est plein d'imagination et de raison. Remarquez, je vous en supplie, monseigneur, que vous ne faites que de légères fautes contre la langue et contre notre versification. Par exemple, dans ce beau commencement :
Loin de ce séjour solitaire
Où, sous les auspices charmants
De l'amitié tendre et sincère, etc.,
vous mettez la science non d'orgueil enflée.
Vous ne pouvez deviner que science est là de trois syllabes, et que ce non est un peu dur après science. Voilà ce qu'un grammairien de l'Académie française vous dirait; mais vous avez ce que n'a nul académicien de nos jours, je veux dire du génie.
Je vous demande pardon, monseigneur, mais savez-vous combien ces vers sont beaux :
Et le trépas qui nous poursuit
Sous nos pas creuse notre tombe;
L'homme est une ombre qui s'enfuit,
Une fleur qui se fane et tombe.
Mille chemins nous sont ouverts
Pour quitter ce triste univers;
Mais la nature si féconde
N'en fit qu'un pour entrer au monde.
<230>Elle n'a fait qu'un Frédéric; puisse-t-il rester en ce monde aussi longtemps que son nom!
Je jure à V. A. R. que, dès que vous aurez repris possession du château de Cirey, il ne sera plus question de la capucinade que vous me reprochez si héroïquement. Mais, monseigneur, Socrate sacrifiait quelquefois avec les Grecs. Il est vrai que cela ne le sauva pas; mais cela peut sauver les petits socratins d'aujourd'hui :
Félix, quem faciunt aliena pericula cautum!II y avait une fois un beau jeune lion qui passait hardiment auprès d'un ânon que son maître chargeait et battait : « N'as-tu pas de honte, dit ce lion à l'ânon, de te laisser mettre ainsi deux paniers sur le dos? - Monseigneur, lui répondit l'ânon, quand j'aurai l'honneur d'être lion, ce sera mon maître qui portera mes paniers. »
Tout ânon que je suis, voici une Épître assez ferme que j'ai l'honneur de joindre à ce paquet. Je serais curieux de savoir ce qu'un Wolff en penserait, si sapientissimus Wolffius pouvait lire des vers français. Je voudrais bien avoir l'avis d'un Jordan, qui sera, je crois, digne successeur de M. de Beausobre; surtout d'un Césarion, mais surtout, surtout de V. A. R., de vous, grand prince et grand homme, qui réunissez tous les talents de ceux dont je parle.
V. A. R. a lu, sans doute, l'excellent livre de M. de Maupertuis.230-a Un homme tel que lui fonderait à Berlin (dans l'occasion) une Académie des sciences qui serait au-dessus de celle de Paris.
J'ai reçu une lettre de M. de Keyserlingk, de l'Éphestion de Remusberg; vous avez, grand prince, ce qui manque à ceux qui sont ce que vous serez un jour, vous avez de vrais amis.
Je suis étonné de voir par la lettre de V. A. R., non datée, qu'elle n'a point reçu les quatre actes de la Mérope, accompagnés d'une assez<231> longue lettre. Cependant il y a six semaines que M. Thieriot m'accusa la réception du paquet, et dut le mettre à la poste. Il y a eu quelquefois de petits dérangements arrivés au commerce dont vous m'honorez. Je compte envoyer bientôt à V. A. R. un exemplaire d'une édition plus correcte des Eléments de Newton. Il n'y a que vous au monde, monseigneur, qui puissiez allier tout cela avec la foule de vos occupations et de vos devoirs.
Madame du Châtelet ne cesse d'être pénétrée pour votre personne d'admiration ..... et de regrets. Vous m'avez donné un grand titre; je ne pourrai jamais le mériter, quoique mon cœur fasse tout ce qu'il faut pour cela. Un homme que le fameux chevalier Sidney231-a avait aimé ordonna qu'après sa mort on mît sur sa tombe, au lieu de son nom : Ci-gît l'ami de Sidney. Ma tombe ne pourra jamais avoir un tel honneur : il n'y a pas moyen de se dire l'ami de ....
Je suis avec la plus profonde vénération et le dévouement tendre que vous daignez permettre, etc.
56. A VOLTAIRE.
Amalthée, 17 juin 1738.
Mon cher ami, c'est la marque d'un génie bien supérieur que de recevoir, comme vous faites, les doutes que je vous propose sur vos ouvrages. Voilà donc Machiavel rayé de la liste des grands hommes, et votre plume regrette de s'être souillée de son nom. L'abbé Du Bos,231-b<232> dans son parallèle de la poésie et de la peinture, cite cet Italien politique au nombre des grands hommes que l'Italie a produits.232-a Il s'est trompé assurément, et je voudrais que dans tous les livres on pût rayer le nom de ce fourbe politique du nombre de ceux où le vôtre doit tenir le premier rang.
Je vous prie instamment de continuer le Siècle de Louis XIV. Jamais l'Europe n'aura vu de pareille histoire, et j'ose vous assurer qu'on n'a pas même l'idée d'un ouvrage aussi parfait que celui que vous avez commencé. J'ai même des raisons qui me paraissent plus pressantes encore pour vous prier de finir cet ouvrage.
Cette physique expérimentale me fait trembler. Je crains le vif-argent,232-b et tout ce que ces expériences entraînent après elles de nuisible à la santé. Je ne saurais me persuader que vous ayez la moindre amitié pour moi, si vous ne voulez vous ménager. En vérité, madame la marquise devrait y avoir l'œil. Si j'étais à sa place, je vous donnerais des occupations si agréables, qu'elles vous feraient oublier toutes vos expériences.
Vous supportez vos douleurs en véritable philosophe. Pourvu qu'on voulût ne point omettre le bien dans le compte des maux que nous avons à souffrir, nous trouverions que nous ne sommes point si malheureux. Une grande partie de nos maux ne consiste que dans la trop grande fertilité de notre imagination mêlée avec un peu de rate.
Je suis si bien au bout de ma métaphysique, qu'il me serait impossible d'en dire davantage. Chacun fait des efforts pour deviner les ressorts cachés de la nature; ne se pourrait-il pas que les philosophes se trompassent tous? Je connais autant de systèmes qu'il y a<233> de philosophes. Tous ces systèmes ont un degré de probabilité; cependant ils se contredisent tous. Les Malabares ont calculé les révolutions des globes célestes sur le principe que le soleil tournait autour d'une haute montagne de leur pays, et ils ont calculé juste.
Après cela, qu'on nous vante les prodigieux efforts de la raison humaine, et la profondeur de nos vastes connaissances! Nous ne savons réellement que peu de choses; mais notre esprit a l'orgueil de vouloir tout embrasser.
La métaphysique me parut autrefois comme un pays propre à faire de grandes découvertes; à présent, elle ne me présente qu'une mer immense et fameuse en naufrages.
Jeune, j'aimais Ovide; à présent c'est Horace.233-aLa métaphysique ressemble à un charlatan : elle promet beaucoup, et l'expérience seule nous fait connaître qu'elle ne tient rien. Après avoir bien étudié les sciences et observé l'esprit des hommes, on devient naturellement enclin au scepticisme.
Vouloir beaucoup connaître est apprendre à douter.233-bLa Philosophie de Newton, à ce que je vois, m'est parvenue plus tôt qu'à son auteur. On vous a donc refusé la permission de l'imprimer à Paris? Il paraît que je tiens ce livre de la libéralité du libraire de Hollande.233-c Un habile algébriste de Berlin m'a parlé de quelques légères fautes de calcul; mais d'ailleurs les vrais connaisseurs en sont charmés. Pour moi, qui juge sans beaucoup de connaissance, j'aurai un jour quelques éclaircissements à vous demander sur ce vide, qui me paraît fort merveilleux, et sur le flux et reflux de la mer causé<234> par l'attraction, sur la raison des couleurs, etc., etc. Je vous demanderai ce que Pierrot et Lucas vous demanderaient, si vous vouliez les instruire sur de pareils sujets, et il vous faudra quelque peine encore pour me convaincre.
Je ne disconviens point d'avoir aperçu quelques vérités frappantes dans Newton; mais n'y aurait-il point des principes trop étendus, du filigrane mêlé dans des colonnes d'ordre toscan? Dès que je serai de retour de mon voyage, je vous exposerai tous mes doutes. Souvenez-vous que
...... vers la vérité le doute les conduit.234-aA propos de doute, je viens de lire les trois derniers actes de la Mérope. La haine associée avec la plus noire envie ne pourront à présent trouver rien à redire contre cette admirable pièce. Ce n'est point parce que vous avez eu égard à ma critique, ce n'est point que l'amitié m'aveugle; mais c'est la vérité, c'est parce que la Mérope est sans reproches. Toutes les règles de la vraisemblance y sont observées, tous les événements y sont bien amenés; le caractère d'une tendre mère que son amour trahit vaut tous les originaux de van Dyck. Polyphonte conserve à présent l'unité de son caractère; tout ce qu'il dit sort de l'âme d'un tyran soupçonneux. Narbas a dans ses conseils la timidité ordinaire des vieillards; il reste naturellement sur le théâtre. Égisthe parle comme parlerait Voltaire, s'il était à sa place. Il a le cœur trop noble pour commettre une bassesse; il a du courage, il venge les mânes de son père; il est modeste après le succès, et reconnaissant envers ses bienfaiteurs.
Serait-il permis à un Allemand, à un ultramontain, de faire une petite remarque grammaticale sur les deux derniers vers de la pièce? O tempora! o mores! Un Béotien veut accuser Démosthène d'un solécisme! Il s'agit de ces deux vers :
<235>Allons monter au trône, en y plaçant ma mère;
Et vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père.235-a
Cet et vous, mon cher Narbas, est-ce à dire qu'on placera Narbas sur le trône en y plaçant ma mère et vous? ou est-ce à dire : Narbas, vous me servirez toujours de père? Ne pourriez-vous pas mettre :
Allons monter au trône, et plaçons-y ma mère;
Pour vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père.
Voilà qui est bien impertinent; je mériterais d'être chassé à coups de fouet du Parnasse français. Il n'y a que l'intérêt de mon ami qui me fasse commettre des incongruités pareilles. Je vous prie, reprenez-moi, et mettez-moi dans mon tort. Vous aurez trouvé que ce plaçons-y n'est pas assez harmonieux; je l'avoue, mais il est plus intelligible.235-b
Voilà ma pièce politique, telle que j'ai eu le dessein de la faire imprimer. J'espère qu'elle ne sortira point de vos mains; vous en comprendrez aisément les conséquences. Je vous prie de m'en dire votre sentiment en gros, sans entrer dans aucun détail des faits. Il y manque un mémoire que j'aurai dans peu, et que vous pourrez toujours y faire ajouter.
Les Mémoires de l'Académie, que je fais venir, seront ma tâche pour cet été et pour l'automne. Je vous suis, quoique de loin, dans mes occupations, et comme une tortue se traîne sur les traces d'un cerf.
Le jeune homme, auteur de l'allégorie, charmé de votre approbation, sent échauffer sa veine. Elle a déjà produit quelque échantillon nouveau, comme vous le pourrez voir. Il n'y a que le nom de Voltaire qui nous fasse composer, tous tant que nous sommes. Ce<236> n'est point notre colère qui nous vaut un Apollon,236-a c'est vous qui nous le valez. La Mérope du chevalier Maffei est en chemin; elle doit arriver en peu.236-b
Le paquet dont on vous a donné avis, et que le substitut de M. Tronchin ne vous a point envoyé, contient quelques bagatelles pour la marquise. C'est un meuble pour son boudoir. Je vous prie de l'assurer de l'estime que m'inspirent tous ceux qui savent vous aimer. Césarion me paraît un peu touché de la marquise; il me dit : « Quand elle parlait, j'étais amoureux de son esprit; et quand elle ne parlait pas, je l'étais de son corps. »
Heureux sont les yeux qui l'ont vue, et les oreilles qui l'ont entendue! Mais plus heureux ceux qui connaissent Voltaire, et qui le possèdent tous les jours!
Vous ne sauriez croire à quel point je m'impatiente de vous voir. Je me lasse horriblement de ne vous connaître que par les yeux de la foi. Je voudrais bien que ceux de la chair eussent aussi leur tour. Si jamais on vous enlève, soyez sûr que ce sera moi qui ferai le rôle de Paris. Je suis à jamais, monsieur, etc.236-c
<237>57. DE VOLTAIRE.
(Cirey) juin 1738.
Monseigneur, quand j'ai reçu le nouveau bienfait dont Votre Altesse Royale m'a honoré, j'ai songé aussitôt à lui payer quelques nouveaux tributs. Car, quand le prince enrichit ses sujets, il faut bien que leurs taxes augmentent. Mais, monseigneur, je ne pourrai jamais vous rendre ce que je dois à vos bontés. Le dernier fruit de votre loisir est l'ouvrage d'un vrai sage, qui est fort au-dessus des philosophes; votre esprit sait d'autant mieux douter, qu'il sait mieux approfondir. Rien n'est plus vrai, monseigneur, que nous sommes dans ce monde sous la direction d'une puissance aussi invisible que forte, à peu près comme des poulets qu'on a mis en mue pour un certain temps, pour les mettre à la broche ensuite, et qui ne comprendront jamais par quel caprice le cuisinier les fait ainsi encager. Je parie que si ces poulets raisonnent, et font un système sur leur cage, aucun ne devinera que c'est pour être mangés qu'on les a mis là. V. A. R. se moque avec raison des animaux à deux pieds qui pensent savoir tout. Il n'y a qu'un bonnet d'âne à mettre sur la tête d'un savant qui croit savoir bien ce que c'est que la dureté, la cohérence, le ressort, l'électricité; ce qui produit les germes, les sentiments, la faim; ce qui fait digérer; enfin qui croit connaître la matière, et, qui pis est, l'esprit. Il y a certainement des connaissances accordées à l'homme; nous savons mesurer, calculer, peser, jusqu'à un certain point. Les vérités géométriques sont indubitables, et c'est déjà beaucoup; nous savons, à n'en pouvoir douter, que la lune est beaucoup plus petite que la terre, que les planètes font leur cours suivant une proportion réglée, qu'il ne saurait y avoir moins de trente millions de lieues de trois mille pas d'ici au soleil; nous prédisons les éclipses, etc. Aller plus<238> loin est un peu hardi, et le dessous des cartes n'est pas fait pour être aperçu. J'imagine les philosophes à systèmes comme des voyageurs curieux qui auraient pris les dimensions du sérail du Grand Turc, qui seraient même entrés dans quelques appartements, et qui prétendraient sur cela deviner combien de fois Sa Hautesse a embrassé sa sultane favorite ou son icoglan, la nuit précédente.
Mais, monseigneur, pour un prince allemand, qui doit protéger le système de Copernic, V. A. R. me paraît bien sceptique; c'est céder un de vos États pour l'amour de la paix; ce sont des choses, s'il vous plaît, que l'on ne fait qu'à la dernière extrémité. Je mets le système planétaire de Copernic, moi petit Français, au rang des vérités géométriques, et je ne crois point que la montagne de Malabar puisse jamais le détruire.
J'honore fort messieurs du Malabar, mais je les crois de pauvres physiciens. Les Chinois, auprès de qui les Malabares sont à peine des hommes, sont de mauvais astronomes. Le plus médiocre jésuite est un aigle chez eux. Le tribunal des mathématiques de la Chine, avec toutes ses révérences et sa barbe en pointe, est un misérable collége d'ignorants qui prédisent la pluie et le beau temps, et qui ne savent pas seulement calculer juste une éclipse. Mais je veux que les barbares du Malabar aient une montagne en pain de sucre, qui leur tient lieu de gnomon; il est certain que leur montagne leur servira très-bien à leur faire connaître les équinoxes, les solstices, le lever et le coucher du soleil et des étoiles, les différences des heures, les aspects des planètes, les phases de la lune; une boule au bout d'un bâton nous fera les mêmes effets en rase campagne, et le système de Copernic n'en souffrira pas.
Je prends la liberté d'envoyer à V. A. R. mon système du Plaisir;238-a je ne suis point sceptique sur cette matière, car, depuis que je suis<239> à Cirey, et que V. A. R. m'honore de ses bontés, je crois le plaisir démontré.
Je m'étonne que, parmi tant de démonstrations alambiquées de l'existence de Dieu, on ne se soit pas avisé d'apporter le plaisir en preuve. Car, physiquement parlant, le plaisir est divin, et je tiens que tout homme qui boit de bon vin de Tokai, qui embrasse une jolie femme, qui, en un mot, a des sensations agréables, doit reconnaître un Être suprême et bienfaisant. Voilà pourquoi les anciens ont fait des dieux de toutes les passions; mais comme toutes les passions nous sont données pour notre bien-être, je tiens qu'elles prouvent l'unité d'un Dieu, car elles prouvent l'unité de dessein. V. A. R. permet-elle que je consacre cette Épître à celui que Dieu a fait pour rendre heureux les hommes, à celui dont les bontés font mon bonheur et ma gloire?239-a Madame du Châtelet partage mes sentiments. Je suis avec un profond respect et un dévouement sans bornes, monseigneur, etc.
58. A VOLTAIRE.
Wésel, 24 juillet 1738.239-b
Mon cher ami, me voilà rapproché de plus de soixante lieues de Cirey. Il me semble que je n'ai plus qu'un pas à faire pour y arriver, et je ne sais quel pouvoir invincible m'empêche de satisfaire mon empressement pour vous voir. Vous ne sauriez concevoir ce que me fait souffrir votre voisinage; ce sont des impatiences, ce sont des inquiétudes, ce sont enfin toutes les tyrannies de l'absence.
<240>Rapprochez, s'il se peut, votre méridien du nôtre; faisons faire un pas à Remusberg et à Cirey pour se joindre.
Que par un système nouveau
Quelque savant change la terre,
Et qu'il retranche, pour nous plaire,
Les monts, les plaines et les eaux
Qui séparent nos deux hameaux.
Je souhaiterais beaucoup que M. de Maupertuis pût me rendre ce service. Je lui en saurais meilleur gré que de ses découvertes sur la figure de la terre, et de tout ce que lui ont appris les Lapons.
A propos de voyage, je viens de passer dans un pays où assurément la nature n'a rien épargné pour rendre les terres les plus fertiles, et les contrées les plus riantes du monde; mais il semble qu'elle se soit épuisée en faisant les arbres, les haies, les ruisseaux qui embellissent ces campagnes, car assurément elle a manqué de force pour y perfectionner notre espèce.
J'ai vu presque toute la Westphalie, qui s'est trouvée sur notre passage. En vérité, si Dieu daigna communiquer son souffle divin à l'homme, il faut que cette nation en ait eu en très-petite quantité. Tant y a qu'elle en est si mal partagée, que c'est un fait à mettre en question, si ces figures humaines sont des hommes qui pensent, ou non. Je suspends mon jugement pour l'amour de l'humanité, et de crainte que vous ne preniez pour une médisance ce que je pourrais vous dire sur ce sujet.240-a
Je m'entretiens de votre réputation avec tous ceux qui viennent ici de Hollande, et je trouve des gens qui pensent comme moi, ou je fais des prosélytes. J'ai combattu pour vous à Brunswic240-b contre un<241> certain Bothmer, bel esprit manqué, vif, étourdi, et qui décide de tout en dernier ressort. Ma cause a été triomphante, comme vous pouvez le croire; et l'autre, confondu par la puissance de votre mérite, s'est avoué vaincu.
Ce sont en partie les libelles infâmes dont vos compatriotes se piquent de vous affubler qui préviennent le public, juge pour l'ordinaire injuste et mal instruit. Il suffit qu'un homme soit blâmé par quelqu'un qui écrit contre lui, pour que les trois quarts du monde renouvellent sans cesse les accusations d'un rival. Le vulgaire n'examine jamais, et il aime à répéter tout ce que les autres ont dit contre un homme de grand nom.
Votre nation est bien ingrate et bien légère de souffrir que des médisants, des plumes inconnues, osent entreprendre de flétrir vos lauriers. Est-ce que le nombre des grands hommes est si commun? Serait-ce parce que vous ne donnez point de l'encensoir à travers le visage des dieux de la terre? Quelques raisons qu'ils puissent alléguer, il n'y en aura que de mauvaises. Si Auguste eût souffert qu'on eût couvert Virgile d'opprobre, si Louis XIV eût laissé enlever à Despréaux son mérite, ils auraient été moins grands princes, et le monarque romain et le monarque français auraient peut-être été obligés de renoncer à une partie de leur réputation.
C'est une espèce de barbarie que d'obscurcir ou de laisser étouffer le génie et les grands talents. Les Français, en ne vous estimant pas assez, semblent se trouver indignes d'être les compatriotes de l'auteur de la Henriade et de tant d'autres chefs-d'œuvre. On sent trop, pour peu qu'on y fasse attention, que la plume de vos ennemis est trempée dans le fiel de l'envie. Ce ne sont point des raisons qu'ils allèguent contre vous, ce sont des traits de malignité et de méchanceté;<242> tant il est vrai que la jalousie et l'envie sont un brouillard qui obscurcit aux yeux du jaloux le mérite de son adversaire.
M. Thieriot m'a envoyé les deux lettres que vous avez écrites, l'une sur les ouvrages de M. Dutot,242-a et l'autre sur Mérope.242-b Ce sont des chefs-d'œuvre chacune dans leur genre. Vous jugez de la poésie en Horace, et de l'art de rendre les hommes heureux en Agrippa et en Amboise.242-c
N'oubliez pas d'assurer la marquise de tous les sentiments d'admiration que son mérite m'inspire; je ne parle point de sa beauté, car il paraît qu'elle est ineffable.
Je mène depuis quelque temps une vie active, et très-active. Dans quelques semaines, la contemplative aura son tour. On peut être heureux et dans l'une, et dans l'autre; et comment peut-on être malheureux, lorsqu'on peut se flatter d'avoir de vrais amis? Soyez toujours le mien, monsieur, et ne doutez jamais de l'estime parfaite avec laquelle je suis, monsieur, etc.
59. DE VOLTAIRE.
Cirey, 5 août 1738.
Monseigneur, j'ai reçu la plus belle et la plus solide des faveurs de V. A. R. L'ouvrage politique242-d m'est enfin parvenu. Je me doutais<243> bien que celui qui réussit si bien dans nos arts excellerait dans le sien. J'étais étonné de voir en votre personne un métaphysicien si sublime et si sage, un poëte si aimable. Je ne suis point étonné que vous écriviez en grand prince, en vrai politique; n'est-il pas juste que V. A. R. fasse bien son métier? Malheur à ceux qui entendent mieux les autres professions que la leur! Je m'en vais dire une impertinence : je crois que si ces Considérations sur l'état présent de l'Europe avaient été imprimées sous le nom d'un membre du parlement d'Angleterre, j'aurais reconnu V. A. R., j'aurais dit : Voilà le grand prince caché sous le grand citoyen.
Il règne dans cet ouvrage, digne de son auteur, un style qui vous décèle, et j'y vois je ne sais quel air de membre de l'Empire qu'un citoyen anglais n'a guère. Un homme de la chambre des seigneurs ou des communes prend moins de part aux libertés germaniques. Il y a encore un petit trait de bonne philosophie leibnizienne qui est bien votre cachet. Comme il n'y a rien, dites-vous, qui n'ait une cause suffisante de son existence, je crois que j'aurais dit, à ce seul mot : Voilà mon prince philosophe, c'est lui, il n'y en a point d'autre. Mais où je vous aurais encore plus reconnu, c'est dans cette grandeur d'âme pleine d'humanité, qui est la couleur dominante de tous vos tableaux.
Madame la marquise du Châtelet et moi, nous avons relu plusieurs fois l'excellent et instructif ouvrage dont V. A. R. a daigné honorer Cirey, et que d'autres yeux n'auront point le bonheur de lire. Madame du Châtelet dit sans hésiter que c'est ce qui est sorti de vos mains de plus digne de vous. J'ose le croire aussi; mais la plus récente de vos faveurs est toujours la plus chère, et je crains de me tromper sur le choix.
Serait-il permis à moi, chétif atome rampant dans un coin de ce monde, dont vos semblables, rois ou autres, font mouvoir les ressorts; serait-il permis, dis-je, de demander à V. A. R. quelques instruc<244>tions? Je suis de ces gens qui interrogent la Providence; votre Providence m'a trop enhardi.
Est-ce plaisanterie ou tout de bon que V. A. R. dit qu'on a suivi le projet de M. le maréchal de Villars, d'unir l'Empereur avec la France? Il me semble qu'il y a là un air de vérité qu'on démêle au milieu de la fine ironie dont cet endroit est assaisonné.
En effet, qui résisterait, si l'Empereur était uni avec la France et l'Espagne? Alors les Anglais et les Hollandais ne se serviraient plus de leur balance, avec laquelle ils ont voulu tenir l'équilibre de l'Europe, que pour peser les ballots qui leur viennent des Indes.
Voici des expressions du respectable auteur de cet ouvrage, qui m'ont bien frappé : La fortune qui préside au bonheur de la France; cela me persuade plus que jamais que la France a joué bien heureusement à un jeu où je crois qu'elle ignorait qu'elle dût s'intéresser, un moment avant de prendre les cartes.
J'ai ouï dire à feu M. le maréchal de Villars qu'il avait fallu forcer la France à prendre les armes; que l'on avait même manqué deux fois de parole au ministre d'Espagne, et qu'enfin on avait été entraîné par les circonstances, piqué par le mépris que tout le conseil de l'Empereur, excepté le grand prince Eugène, faisait ouvertement du ministère français, et encouragé en partie par l'espérance de voir le roi Stanislas, qui vous aime de tout son cœur, sur le trône de la Pologne, où il serait, si les vœux de la nation polonaise et les lois eussent prévalu.
V. A. R. sait que la France destinait d'abord au roi Stanislas un secours un peu plus honnête que celui de quinze cents fantassins244-a contre cinquante mille Russes; mais les menaces des Anglais, et leur flotte, toute prête à nous fermer le passage, retinrent dans le port le fameux Du Gay-Trouin,244-b qui comptait bien se mesurer avec les<245> maîtres des mers. On donna donc au roi Stanislas le secours d'un pion contre une dame et une tour; et le Roi, qu'on n'osait ni secourir ni abandonner, fut échec et mat. Depuis ce temps, la force des événements, dont la prudence du ministère français a profité, a donné la Lorraine à la France, selon l'ancienne vue qui avait été proposée du temps de Louis XIV. Il paraît que ce qu'on appelle la fortune a fait beaucoup à ce jeu-là. Les joueurs n'ont pas mal écarté, et la rentrée a fait gagner la partie.
Le ministère français avait d'abord, ce semble, si peu d'envie de faire la guerre, que, un an avant la déclaration, on avait cessé de payer les subsides à la Suède et au Danemark.
J'oserais comparer la France à un homme fort riche, entouré de gens qui se ruinent petit à petit; il achète leurs biens à vil prix. Voilà à peu près comme ce grand corps, réuni sous un chef despotique, a englouti le Roussillon, l'Alsace, la Franche-Comté, la moitié de la Flandre, la Lorraine, etc. V. A. R. se souvient du serpent à plusieurs têtes et du serpent à plusieurs queues :245-a celui-ci passa où l'autre ne put passer.
Oserai-je prendre la liberté de supplier V. A. R. de daigner me dire si c'est un sentiment reçu unanimement dans l'Empire que la Lorraine en soit une province? Car il me semble que les ducs de Lorraine ne le croyaient pas, et que même ce n'était pas en qualité de ducs de Lorraine qu'ils avaient séance aux diètes. V. A. R. sait que la jurisprudence germanique est partagée sur bien des articles; mais votre sentiment sera mon code. Plût à Dieu qu'il n'y eût que des âmes comme la vôtre qui fissent des lois! On n'aurait pas besoin d'interprète. En réfléchissant sur tous les événements qui se sont passés de nos jours, je commence à croire que tout s'est fait entre les couronnes à peu près comme je vois se traiter toutes les affaires entre<246> les particuliers. Chacun a reçu de la nature l'envie de s'agrandir; une occasion paraît s'offrir, un intrigant la fait valoir; une femme gagnée par de l'argent, ou par quelque chose qui doit être plus fort, s'oppose à la négociation; une autre la renoue; les circonstances, l'humeur, un caprice, une méprise, un rien décide. Si la duchesse de Marlborough n'avait pas jeté une jatte d'eau au nez de mylady Masham et quelques gouttes sur la reine Anne, la reine Anne ne se fût point jetée entre les bras des torys, et n'eût point donné à la France une paix sans laquelle la France ne pouvait plus se soutenir.246-a
M. de Torcy m'a juré qu'il ne savait rien du testament du roi d'Espagne Charles II; que, quand la chose fut faite, on assembla un conseil extraordinaire à Versailles, pour savoir si on accepterait le testament qui allait changer la face de l'Europe, et agrandir la maison de Bourbon, sans agrandir la France; ou si l'on s'en tiendrait à un traité de partage qui démembrerait la monarchie espagnole, et qui donnerait à la France toute la Flandre et la Lorraine. Le chancelier de Pontchartrain fut de ce dernier avis, et le soutint avec force. Louis XIV et son fils le grand Dauphin pensèrent en pères plus qu'en rois; le testament fut accepté, et de là suivit cette funeste guerre qui ébranla la monarchie espagnole et la monarchie française.
Il semble qu'il y ait un génie malin qui se plaise à confondre toutes les espérances des hommes, et à jouer avec la fortune des empires. Qui aurait dit, il y a quatre ans, aux Florentins : Ce sera un homme de l'Austrasie qui sera votre prince,246-b les eût bien étonnés.
On croit dans l'Europe que le système de Law en France avait fait couler dans les coffres du Régent tout l'argent du royaume; et je vois que cette opinion a passé jusqu'à V. A. R. Assurément elle est bien vraisemblable; mais le fait est que Law, qui était venu en<247> France avec cinquante mille livres de bien, est mort ruiné, et que feu M. le duc d'Orléans est mort avec sept millions de dettes exigibles, que son fils a eu bien de la peine à payer.
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.247-aCe n'est pas que je croie que le génie plaisant qui bouleverse tout dans ce monde, et qui se moque de nous, fasse toute la besogne. Les puissances qui, par la suite des temps, par la guerre, par les mariages, etc., sont devenues plus fortes que leurs voisins, feront tout ce qu'il faudra pour les engloutir, comme le riche seigneur accable son pauvre voisin; et c'est là ce qu'on appelle grande politique; c'est là ce que votre âme adorable appelle grande injustice, grande horreur. Votre politique consiste à empêcher l'oppression. Tous les princes devraient avoir gravés sur la table de leur conseil et sur la lame de leurs épées ces mots par lesquels V. A. R. finit : « C'est un opprobre de perdre ses États, c'est une rapacité punissable d'envahir ceux sur lesquels on n'a point de droit.247-b » Ce sont là les paroles d'un grand homme, et le gage de la félicité de tout un peuple.
Il faut que V. A. R. pardonne une idée qui m'a passé par la tête plus d'une fois. Quand j'ai vu la maison d'Autriche prête à s'éteindre, j'ai dit en moi-même : Pourquoi les princes de la communion opposée à Rome n'auraient-ils pas leur tour? ne pourrait-il se trouver parmi eux un prince assez puissant pour se faire élire? la Suède et le Danemark ne pourraient-ils pas l'aider? et, si ce prince avait de la vertu et de l'argent, n'y aurait-il pas à parier pour lui? ne pourrait-on pas rendre l'Empire alternatif comme certains évêchés qui appartiennent tantôt à un luthérien, tantôt à un romain? Je prie V. A. R. de me pardonner ce tome des Mille et une Nuits.
<248>Quum canerem reges et proelia, Cynthius aurem
Vellit, et admonuit.248-a
V. A. R. est peut-être à présent à Clèves ou à Wésel; pourquoi faut-il que je ne sois pas sur la frontière? Madame du Châtelet en avait une grande envie; elle avait même imaginé d'aller vers Trêves, pour tâcher de voir le Salomon du Nord. Un homme de la maison du Châtelet a une petite principauté entre Trêves et Juliers, que l'on pourrait vendre, et qui peut-être conviendrait à Sa Majesté. Madame du Châtelet serait assez la maîtresse de cette vente; ce serait une belle occasion pour rendre ses respects au plus respectable prince de l'Europe. La reine de Saba viendrait avec un grand plaisir consulter le jeune Salomon; mais j'ai bien peur que cette idée si flatteuse ne soit encore pour les Mille et une Nuits.
Le sieur Thieriot nous a fait la galanterie de faire parvenir à Ci rey un petit mot de V. A. R., par lequel elle lui marquait que ses bontés pour moi ne sont point ébranlées par je ne sais quelles méprisables brochures qui paraissent quelquefois dans Paris contre moi, aussi bien que contre des gens qui valent beaucoup mieux que moi. Ces brochures, que le sieur Thieriot envoie à V. A. R., lui donneraient mauvaise opinion de l'esprit des Français, si elle ne savait d'ailleurs que ces misérables ouvrages sont le partage de la lie du Parnasse, qui compose ces misères encore plus pour gagner de l'argent que par envie. C'est l'intérêt qui les écrit, mais c'est quelquefois une secrète jalousie qui les distribue et qui les fait valoir.
Il est très-vrai que madame la marquise du Châtelet avait composé un Essai sur la nature du feu, pour le prix de l'Académie des sciences. Il est très-vrai qu'elle méritait d'avoir part au prix, et qu'elle en aurait eu à tout autre tribunal qu'à celui qui reçoit encore les lois de Des Cartes, et qui a de la foi pour les tourbillons.
Elle ne manquera pas d'avoir l'honneur d'envoyer à V. A. R. ce<249> mémoire que vous daignez demander; elle est digne d'un tel juge; elle joint ses respects et ses sentiments aux miens.
Je suis avec la vénération, la reconnaissance et l'attachement que je vous dois, monseigneur, etc.
60. A VOLTAIRE.
Loo, en Hollande, 6 août 1738.
Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle Épître sur l'Homme249-a que je viens de recevoir, et dont je vous remercie mille fois. C'est ainsi que doit penser un grand homme, et ces pensées sont aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était d'Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez avec hardiesse lorsqu'elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette nature, si féconde d'ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre semblable.
Il n'y a que de grandes vérités dans votre Epître sur l'Homme. Vous n'êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l'on ne saurait bien être que ce que l'on est; et vous avez tant de raisons d'être satisfait de votre façon de penser, que vous ne devriez jamais vous rabaisser en empruntant celle des autres.
Que les moines, obscurément encloîtrés, ensevelissent dans leur<250> crasseuse bassesse leur misérable théologie; que nos descendants ignorent à jamais les puériles sottises de la foi, du culte et des cérémonies des prêtres et des religieux. Les brillantes fleurs de la poésie sont prostituées lorsqu'on les fait servir de parure et d'ornement à l'erreur; et le pinceau qui vient de peindre les hommes doit effacer la Loyolade.250-a
Je vous suis très-obligé et redevable à l'infini de la peine que vous vous donnez de corriger mes fautes. J'ai une attention extrême sur toutes celles que vous me faites apercevoir, et j'espère de me rendre de plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l'art de penser et d'écrire.
Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous marchez d'un pas ferme par des routes difficiles, et moi, je rampe par des sentiers battus. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre Épître sur l'Homme, et je vous garantis d'avance de leurs suffrages. Quant à sapientissimus Wolffius, je ne le connais en aucune manière, ne lui ayant jamais parlé ni écrit;250-b et je crois, comme vous, que la langue française n'est pas son fort.
Vôtre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à bon marché; aussi soyez persuadé que nous en aurons toute l'obligation à votre générosité. Je sais bien que si de ma vie j'allais à Cirey, ce ne serait pas pour l'assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments destructeurs de Jéricho, ferait tomber les armes de mes mains. Je n'ai d'autres droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j'enlèverais la toison d'or; mais j'enlèverais en même temps le dragon qui garde ce trésor; gare madame la marquise!
<251>Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires. En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous en déplaise, ce M. de Voltaire que vous voulez posséder toute seule.
Je reviens à vous, mon cher ami. De retour de mes conquêtes, il est juste que je jouisse du quartier d'hiver; ce sera M. de Maupertuis qui me le préparera. Vos idées sont excellentes sur son sujet; j'aurais souhaité que vous eussiez ajouté à ce que vous m'écrivez : Et nous partagerons ce soin entre nous deux.
M. Thieriot m'annonce une nouvelle édition de votre Philosophie de Newton. Je me réserve de vous en remercier lorsque je l'aurai reçue. Je ne sais ce que font mes lettres; elles doivent s'ennuyer cruellement en chemin. Il y a assurément quelque anicroche, car il y a plus de deux mois que l'encrier pour Émilie est parti. Le gros paquet devait vous être remis par la voie de Lunéville; je me flatte que vous l'avez à présent.
Je vous écris d'un endroit où résidait jadis un grand homme, et qu'habite maintenant le prince d'Orange. Le démon de l'ambition verse sur ses jours ses malheureux poisons. Ce prince, qui pourrait être le plus fortuné des hommes, est dévoré de chagrins dans son beau palais, au milieu de ses jardins et d'une cour brillante. C'est dommage, en vérité, car ce prince a d'ailleurs infiniment d'esprit, et des qualités respectables. J'ai beaucoup parlé de Newton avec la princesse; de Newton nous avons passé à Leibniz, et de Leibniz à la feue reine d'Angleterre, qui, suivant ce que m'a dit le prince, était du sentiment de Clarke.
J'ai appris à cette cour que s'Gravesande n'avait point parlé de votre traduction de Newton de la manière dont je l'aurais souhaité. Mon Dieu! les sentiments du cœur ne seront-ils donc jamais unis avec la grandeur, la richesse, l'esprit et les sciences?
Je n'ai point eu de lettres pendant tout mon voyage, quelques<252> soins que je me sois donnés; et je ne sais ce que fait notre pauvre Parnasse délabré de Berlin.
Jordan grandira de deux doigts quand il apprendra la place dont vous le jugez digne; votre lettre sera du bonbon que je lui donnerai à mon retour. Si ma plume pouvait vous dire tout ce que mon cœur pense, ma lettre n'aurait point de fin.
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire,252-aJe ne vous dirai que très-peu, mon cher ami; pensez quelquefois à moi, lorsque vous n'aurez rien de mieux à faire; il ne faut point que je déplace quelque bonne pensée de votre esprit. Mes compliments à la marquise. Mon Dieu! on est si distrait ici, qu'on n'est point à soi-même. Aimez-moi un peu, car j'y suis très-sensible; et ne doutez point des sentiments d'estime avec lesquels je suis, monsieur, etc.
61. DE VOLTAIRE.
Cirey, août 1738.
Monseigneur, Votre Altesse Royale me reproche, à ce que dit M. Thieriot, que mes occupations sont plutôt la cause de mon silence que mes maladies. Mais, monseigneur, j'ai eu l'honneur d'écrire par M. Plötz252-b et par M. Thieriot. Voici une troisième lettre, et V. A. R. pourra bien ne se plaindre que de mes importunités.
Ceci, monseigneur, n'est ni belles-lettres, ni vers, ni philosophie,<253> ni histoire. C'est une nouvelle liberté que j'ose prendre avec V. A. R.; je pousse à bout votre indulgence et vos bontés.
J'ai déjà eu l'honneur de dire un mot à V. A. R. d'une petite principauté située vers Liége et Juliers. Elle s'appelle Beringen. Elle est composée de Ham et Beringen. Elle appartient au marquis de Trichâteau, par sa mère, qui était de la maison de Honsbruck.
Il y a des dettes. Madame du Châtelet, qui a plein pouvoir d'en disposer, voudrait bien que ce petit coin de terre, qui ne relève de personne, pût convenir à Sa Majesté le Roi votre père. Cinq ou six cent mille florins que la terre peut valoir ne sont que l'accessoire de cette affaire. Le principal serait que la reine de Saba viendrait sur les lieux, s'il en était temps encore, pour y voir le Salomon de l'Europe. V. A. R. sait si je serais du voyage. C'est bien alors que le pays de Juliers serait la terre promise, où je verrais salutare meum.253-a Je ne sais peut-être ce que je dis, mais enfin j'ai imaginé que, la proposition de cette vente étant convenable aux intérêts de Sa Majesté, je ne faisais point en cela un crime de lèse-politique, et que les ministres de Sa Majesté ne s'y opposeraient pas, si V. A. R. le faisait proposer ou le proposait. V. A. R. est suppliée de se faire d'abord informer de la terre, de ses droits, et du lieu précis où elle est située, car je n'en sais rien.
Je n'entends rien en politique. Je ne m'entends bien que dans les sentiments de zèle, de respect, d'admiration, et j'ai presque dit de tendresse, avec lesquels je suis, etc.
Monsieur et madame du Châtelet jouissent à présent de cette petite principauté, qui leur a été adjugée ensuite d'une donation qui leur a été faite par le marquis de Trichâteau. Mais ils ne touchent rien du revenu, qu'ils laissent jusqu'à fin de payement des dettes.
<254>62. DU MÊME.
(Cirey) août 1738.
Je suis presque ressuscité
Lorsque j'ai vu cette écritoire,
L'instrument de la vérité,
De mes plaisirs, de votre gloire.
Mais qu'il m'en doit coûter de soins!
Que l'usage en est difficile!
Quand on a la lance d'Achille,
Il faut être un Patrocle au moins.
Qui du beau chantre de la Thrace
Tiendrait la lyre entre ses doigts,
S'il n'avait sa force et sa grâce,
Pourrait-il animer les bois,
Adoucir l'enfer et Cerbère?
C'est un grand ouvrage, et je crois
Qu'il ferait bien mieux de se taire.
Mais le cas est tout différent;
L'écritoire est pour Émilie;
Grand prince, elle eut votre génie
Avant d'avoir votre présent
Le ciel tous les deux vous réserve
Pour l'exemple de nos neveux;
Et c'est Mars qui, du haut des cieux,
Envoie une égide à Minerve.
Il fallait V. A. R., monseigneur, et Émilie pour me donner la force de penser et d'écrire. J'ai été assez près d'aller voir ce royaume qu'Orphée charma, et dont je n'aurais voulu revenir que pour Émilie et pour votre personne.
Vous ne croiriez peut-être pas, monseigneur, que j'ai encore beaucoup réformé Mérope. J'avais, dans le commencement, voulu imiter le marquis Maffei, car j'aime passionnément à faire valoir dans ma <255>patrie les chefs-d'œuvre des étrangers. Mais petit à petit, à force de travailler, la Mérope est devenue toute française. Grâce à vos sages critiques, elle est autant à vous qu'à moi; aussi, quand je la ferai imprimer, je vous demanderai la permission de vous la dédier, et de mettre à vos pieds et la pièce, et mes idées sur la tragédie.
Je ne sais si V. A. R. a reçu la nouvelle édition des Éléments de Newton. Puisqu'elle daigne s'intéresser assez à moi pour me mander que M. s'Gravesande n'en a pas dit de bien, je lui dirai que je n'en suis pas surpris.
Les libraires ou corsaires hollandais, impatients de débiter cet ouvrage, se sont avisés de faire brocher les deux derniers chapitres par un métaphysicien hollandais, qui s'est avisé de contredire les sentiments de M. s'Gravesande dans les deux chapitres postiches. Il nie les deux plus beaux avantages du système newtonien, l'explication des marées, et la cause de la précession des équinoxes, qui vient sans difficulté de la protubérance de la terre à l'équateur. M. s'Gravesande est avec raison attaché à ces deux grands points. D'ailleurs, le livre est imprimé avec cent fautes ridicules. L'édition de France, sous le nom de Londres, est un peu plus correcte. Les cartésiens crient comme des fous à qui on veut ôter les trésors imaginaires dont ils se repaissaient; ils se croient appauvris, si la nature a des vides. Il semble qu'on les vole; il y en a qui se fâchent sérieusement. Pour moi, je me garderai bien de me fâcher de rien, tant que divus Federicus et diva Emilia m'honoreront de leurs bontés.
Nous venons d'être un peu plus instruits de ce Beringen; c'est une ville entre le pays de Liége et Juliers. Si cela était à la bienséance de Sa Majesté, et qu'elle daignât l'honorer du titre de sa sujette, on recevrait, comme de raison, toutes les lois que Sa Majesté daignerait prescrire. Madame du Châtelet n'a pas osé en parler à V. A. R.; elle me charge d'oser demander votre protection. Nous nous conduirons dans cette affaire par vos seuls ordres. Madame du<256> Châtelet vient d'envoyer un homme sur les lieux; c'est un avocat de Lorraine.
Si l'affaire pouvait tourner comme je le souhaite, il ne serait pas difficile de déterminer M. le marquis du Châtelet à faire un petit voyage. Enfin j'ose entrevoir que je pourrais, avec toutes les bienséances possibles, dussent les gazettes en parler, venir me jeter aux pieds de V. A. R., et voir enfin ce que j'admire.
J'espère que votre autre sujet, M. Thieriot, va venir pour quelques jours dans votre château de Cirey. C'est alors que votre culte y sera parfaitement établi, et que nous chanterons des hymnes que le cœur aura dictés.
Je suis avec le plus profond respect, et cette tendre reconnaissance qui augmente tous les jours, etc.
63. A VOLTAIRE.
Remusberg, 11 septembre 1738.
Mon cher ami, un voyage assez long, assez fatigant, rempli de mille incidents, de beaucoup d'occupations, et encore plus de dissipations, m'a empêché de répondre à votre lettre du 5 d'août, que je n'ai reçue qu'à Berlin, le 3 de ce mois. Il ne faut pas être moins éloquent que vous pour défendre et pour pallier, aussi bien que vous le faites, la conduite de votre ministère dans l'affaire de la Pologne. Vous rendriez un service signalé à votre patrie, si vous pouviez venir à bout de convaincre l'Europe que les intentions de la France ont toujours été conformes au manifeste de l'année 1733; mais vous ne sauriez croire à quel point on est prévenu contre la politique gauloise, et vous savez trop ce que c'est que la prévention.
<257>Je me sens extrêmement flatté de l'approbation que la marquise et vous donnez à mon ouvrage; cela m'encouragera à faire mieux. Je vais vous répondre à présent sur toutes vos interrogations, charmé de ce que vous voulez m'en faire, et prêt à vous alléguer mes autorités.
Ce n'est point un badinage, il y a du sérieux dans ce que j'ai dit du projet du maréchal de Villars, que le ministère de France vient d'adopter. Cela est si vrai, qu'on en est instruit par plus d'une voix, et que ce projet redoutable intrigue plus d'une puissance. On ne verra que par la suite des temps tout ce qu'il entraînera de funeste. Ou je suis bien trompé, ou il nous préparera de ces événements qui bouleversent les empires et qui font changer de face à l'Europe.
La comparaison que vous faites de la France à un homme riche et prudent, entouré de voisins prodigues et malheureux, est aussi heureuse qu'on en puisse trouver; elle met très-bien en évidence la force des Français et la faiblesse des puissances qui l'environnent; elle en découvre la raison, et elle permet à l'imagination de percer par les siècles qui s'écouleront après nous, pour y voir le continuel accroissement de la monarchie française, émané d'un principe toujours constant, toujours uniforme, de cette puissance réunie sous un chef despotique, qui, selon toutes les apparences, engloutira un jour tous ses voisins.
C'est de cette manière qu'elle tient la Lorraine de la désunion de l'Empire et de la faiblesse de l'Empereur. Cette province a passé de tout temps pour un fief de l'Empire; autrefois elle a fait une partie du cercle de Bourgogne, démembré de l'Empire par cette même France; et de tout temps les ducs de Lorraine ont eu séance aux diètes. Ils ont payé les mois romains, ils ont fourni dans les guerres leurs contingents, et ils ont rempli tous les devoirs de princes de l'Empire. Il est vrai que le duc Charles a embrassé souvent le parti de la France ou bien des Espagnols; mais il n'était pas moins membre de l'Empire<258> que l'électeur de Bavière, qui commandait les armées de Louis XIV contre celles de l'Empereur et des alliés.
Vous remarquez très-judicieusement que les hommes qui devraient être les plus conséquents, ces gens qui gouvernent les royaumes, et qui d'un mot décident de la félicité des peuples, sont quelquefois ceux qui donnent le plus au hasard. C'est que ces rois, ces princes, ces ministres, ne sont que des hommes comme les particuliers, et que toute la différence que la fortune a mise entre eux et des personnes d'un rang inférieur ne consiste que dans l'importance de leurs actions. Un jet d'eau qui saute à trois pieds de terre, et celui qui s'élance cent pieds en l'air, sont des jets d'eau également; il n'y a de différence que dans l'efficacité de leurs opérations. Une reine d'Angleterre, entourée d'une cour féminine, mettra toujours dans le gouvernement quelque chose qui se ressentira de son sexe; j'entends des fantaisies et des caprices.
Je crois que les serments des ministres et des amants sont à peu près d'égale valeur. M. de Torcy nous aura dit258-a tout ce qu'il lui aura plu; mais je douterai toujours des paroles d'un homme qui est accoutumé à leur donner des interprétations différentes. Ils sont autant de prophètes qui trouvent un rapport merveilleux entre ce qu'ils ont dit et ce qu'ils ont voulu dire. Il n'en a rien coûté à M. de Torcy de faire parler un Pontchartrain, un Louis XIV, un Dauphin.258-b Il aura fait comme les bons auteurs dramatiques, qui font tenir à chacun de leurs personnages les propos qui doivent leur convenir.
J'avoue que j'ai été dans le préjugé presque universel sur le sujet du Régent; on a dit hautement qu'il s'était enrichi d'une manière<259> très-considérable par les actions. Un commis de Law, qui, dans ce temps-là, s'était retiré à Berlin, a même assuré le Roi qu'il avait eu commission du Régent de transporter des sommes assez considérables pour être placées sur la banque d'Amsterdam. Je suis bien aise que ce soit une calomnie. Je m'intéresse à la mémoire du régent de France comme à celle d'un homme doué d'un beau génie, et qui, après avoir reconnu le tort qu'il vous avait fait, vous a comblé de bontés.
Je suis sûr de penser juste lorsque je me rencontre avec vous; c'est une pierre de touche à laquelle je peux toujours reconnaître la valeur de mes pensées. L'humanité, cette vertu si recommandable, et qui renferme toutes les autres en elle, devrait, selon moi, être le partage de tout homme raisonnable; et, s'il arrivait que cette vertu s'éteignît dans tout l'univers, il faudrait encore qu'elle fût immortelle chez les princes.259-a
Vos idées me sont trop avantageuses. Voltaire le politique me souhaite la couronne impériale; Voltaire le philosophe demanderait au ciel qu'il daignât me pourvoir de sagesse; et Voltaire mon ami ne me souhaiterait que sa compagnie pour me rendre heureux. Non, mon cher ami, je ne désire point les grandeurs; et, si elles ne me viennent chercher, je ne les chercherai jamais.
Ce voyage projeté un peu trop tard pour ma satisfaction, et qui peut-être ne se fera jamais, pour mon malheur, m'aurait mis au comble de la félicité. Si j'avais vu la marquise et vous, j'aurais cru avoir plus profité de ce voyage que Clairaut et Maupertuis, que La Condamine et tous vos académiciens qui ont parcouru l'univers afin de trouver une ligne.259-b Les gens d'esprit sont, selon moi, la quintessence du genre humain, et j'en aurais vu la fleur d'un coup d'œil. Je dois accuser votre esprit et celui de la divine Émilie de paresse,<260> de n'avoir point enfanté ce projet plus tôt. Il est trop tard à présent. Je ne vois plus qu'un remède, et ce remède ne tardera guère; c'est la mort de l'Électeur palatin. Je vous avertirai à temps. Veuille le ciel que la marquise et vous puissiez vous trouver à cette terre, où je pourrais alors sûrement jouir d'un bonheur plus délicieux que celui du paradis!
Je suis indigné contre votre nation et contre ceux qui en sont les chefs, de ce qu'ils ne répriment point l'acharnement cruel de vos envieux. La France se flétrit en vous flétrissant, et il y a de la lâcheté en elle de souffrir cette impunité. C'est contre quoi je crie, et ce que n'excuseront point vos généreuses paroles : « Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. »260-a
J'aurai beaucoup d'obligation à la marquise de sa Dissertation sur le Feu, qu'elle veut bien m'envoyer.260-b Je la lirai pour m'instruire; et, si je doute de quelques bagatelles, ce sera pour mieux connaître le chemin de la vérité. Faites-lui, s'il vous plaît, mille assurances d'estime.
Voici une pièce nouvellement achevée; c'est le premier fruit de ma retraite. Je vous l'envoie, comme les païens offraient leurs prémices aux dieux. Je vous demande, en revanche, de la sincérité, de la vérité et de la hardiesse.
Je me compte heureux d'avoir un ami de votre mérite; soyez-le toujours, je vous en prie, et ne soyez qu'ami. Ce caractère vous rendra encore plus aimable, s'il est possible, à mes yeux, étant avec toute l'estime imaginable, mon cher ami, etc.
<261>64. AU MÊME.
Remusberg, 14 septembre 1738.
Mon cher ami, je viens de recevoir dans ce moment votre lettre du ... août, qui, par malheur, arrive après coup. Il y a plus de quinze jours que nous sommes de retour du pays de Clèves, ce qui rompt entièrement votre projet.
Je reconnais tout le prix de votre amitié et des attentions obligeantes de la marquise. Il ne se peut assurément rien de plus flatteur que l'idée de la divine Émilie. Je crois cependant que, malgré l'avantage d'une acquisition et l'achat d'une seigneurie, je n'aurais pas joui du bonheur ineffable de vous voir tous les deux.
On aurait envoyé à Ham quelque conseiller bien pesant, qui aurait dressé très-méthodiquement et très-scrupuleusement l'accord de la vente, qui vous aurait ennuyés magnifiquement, et qui, après avoir usé des formalités requises, aurait passé et parafé le contrat; et pour moi, j'aurais eu l'avantage de questionner à son retour monsieur le conseiller sur ce qu'il aurait vu et entendu, qui, au lieu de me parler de Voltaire et d'Émilie, m'aurait entretenu d'arpents de terre, de droits seigneuriaux, de priviléges, et de tout le jargon des sectateurs de Plutus.
Je crois que si la marquise voulait attendre jusqu'à la mort de l'Électeur palatin, dont la santé et l'âge menacent ruine, elle trouverait plus de facilité alors à se défaire de cette terre qu'à présent.
J'ai dans l'esprit, sans pouvoir trop dire pourquoi, que le cas de la succession viendra à exister le printemps prochain. Notre marche au pays de Berg et de Juliers en sera une suite immanquable; la marquise ne pourrait-elle point, si cela arrivait, se rendre sur cette seigneurie voisine de ces duchés? et le digne Voltaire ne pourrait-il point faire une petite incursion jusqu'au camp prussien? J'aurais<262> soin de toutes vos commodités; on vous préparerait une bonne maison dans un village prochain du camp, où je serais à portée de vous aller voir, et d'où vous pourriez vous rendre à ma tente en peu de temps, et selon que votre santé le permettrait. Je vous prie d'y aviser, et de me dire naturellement ce que vous pourrez faire en ma faveur. Ne hasardez rien toutefois qui puisse vous causer le moindre chagrin de la part de votre cour. Je ne veux pas payer au prix de vos désagréments les moments de ma félicité.
La marquise, dont je viens de recevoir une lettre, me marque qu'elle se flattait de ma discrétion à l'égard de toutes les pièces manuscrites que je tiens de votre amitié. Je ne pense pas que vous ayez la moindre inquiétude sur ce sujet; vous savez ce que je vous ai promis, et d'ailleurs l'indiscrétion n'est point du tout mon défaut.
Lorsque je reçois de vos nouveaux ouvrages, je les lis en présence de M. Keyserlingk et de M. Jordan, après quoi je les confie à ma mémoire, et je les retiens comme les paroles de Moïse que les rois d'Israël étaient obligés de se rendre familières.262-a Ces pièces sont ensuite serrées dans l'arrière-cabinet de mes archives, d'où je ne les retire que pour les lire moi seul. Vos lettres ont un même sort, et, quoiqu'on se doute de notre commerce, personne ne sait rien de positif là-dessus. Je ne borne point à cela mes précautions. J'ai pourvu plus loin, et mes domestiques ont ordre de brûler un certain paquet, en cas que je fusse en danger, et que je me trouvasse à l'extrémité.
Ma vie n'a été qu'un tissu de chagrins, et l'école de l'adversité rend circonspect, discret et compatissant. On est attentif aux moindres démarches lorsqu'on réfléchit sur les conséquences qu'elles peuvent avoir, et l'on épargne volontiers aux autres les chagrins qu'on a eus.
Si votre travail et votre assiduité vous empêchent de m'écrire, je vous en dois de l'obligation, bien loin de vous blâmer; vous travaillez pour ma satisfaction, pour mon bonheur; et quand la maladie<263> interrompt notre correspondance, j'en accuse le destin, et je souffre avec vous.
L'ode263-a philosophique que je viens de recevoir est parfaite; les pensées sont foncièrement vraies, ce qui est le principal; elles ont cet air de nouveauté qui frappe, et la poésie du style, qui flatte si agréablement l'oreille et l'esprit, y brille. Je dois mes suffrages à cette ode excellente. Il ne faut point être flatteur, il ne faut être que sincère pour y applaudir.
Cette strophe qui commence :Tandis que les humains, etc. contient en elle un sens infini. A Paris, ce serait le sujet d'une comédie; à Londres, Pope en ferait un poëme épique; et en Allemagne, mes bons compatriotes trouveraient de la matière suffisante pour en forger un in-folio bien conditionné et bien épais.
Je vous estimerai toujours également, mon cher Protée, soit que vous paraissiez en philosophe, en politique, en historien, en poëte, ou sous quelle forme il vous plaira de vous produire. Votre esprit paraît, dans des sujets si différents, d'une égale force; c'est un brillant qui réfléchit des rayons de toutes les couleurs, qui éblouissent également.
Je vous recommande plus que jamais le soin de votre santé, beaucoup de diète et peu d'expériences physiques. Faites-moi du moins donner de vos nouvelles, lorsque vous n'êtes pas en état de m'écrire. Vous ne m'êtes point du tout indifférent, je vous le jure. Il me semble que j'ai une espèce d'hypothèque sur vous, relativement à l'estime que je vous porte. Il faut que j'aie des nouvelles de mon bien, sans quoi mon imagination est fertile à m'offrir des monstres et des fantômes pour les combattre.
<264>N'oubliez pas de faire ressouvenir la marquise de ses adorateurs tudesques. Soyez persuadé des sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, etc.
65. AU MÊME.
Remusberg, 30 septembre 1738.
Quoi! des bords du sombre Élysée,
Ta débile et mourante voix,
Par les souffrances épuisée,
S'élève encor, chantant pour moi!
Jusque sur la fatale rade
J'entends tes sons harmonieux;
Voltaire, ta muse malade
Vaut cent poètes vigoureux.
De notre moderne Permesse
Et le Virgile et le Lucrèce,
Et l'Euclide et le Varignon,
Reviens briller sur l'horizon,
Et par ta science profonde
Éclairer les yeux éblouis
Des ignorants peuples du monde,
Lâchement aux erreurs soumis.
C'est l'humanité qui t'inspire,
Elle préside à tes écrits;
Puisse-t-elle sous son empire
Ranger enfin tous les esprits!
Au moins ne vous imaginez point que j'écris ces vers pour entrer en lice avec vous. Je vous réponds en bégayant dans une langue qu'il n'appartient qu'aux dieux et aux Voltaires de parler. Vous augmentez tous les jours mes appréhensions par l'état chancelant de <265>votre santé. Si le destin qui gouverne le monde n'a pas pu unir tous les talents de l'esprit que vous possédez à un corps robuste et sain, comment ne nous arriverait-il point, à nous autres mortels, de commettre des fautes?
J'ai reçu de Paris l'Épître sur la Modération, changée et augmentée. Ce qui m'a beaucoup plu, entre autres, c'est la description allégorique de Cirey. La pièce a beaucoup gagné à la correction, et je vous avouerai que ce médecin qui vient, s'assied et s'endort, ne me plaisait point. Ce chien qui meurt en léchant la main de son maître265-a n'est-il pas un peu trop bas? n'y a-t-il pas là quelque chose qui est au-dessous des beautés dont cette Épître fourmille d'ailleurs? Je vous expose mes sentiments, moins pour être critique que pour me former le goût; ayez la bonté d'y répondre, et de me dire les vôtres.
Mérope, à en juger par les corrections que vous y avez faites, doit être une pièce achevée. Je n'y ai d'autre part que celle qu'avait le peuple d'Athènes aux ouvrages de Phidias, et la servante de Molière à ses comédies. J'ai deviné les endroits que vous corrigeriez. Vous les avez non seulement retouchés, mais vous en avez encore réformé que je n'ai pu apercevoir. Je vous suis infiniment obligé de ce que vous voulez mettre mon nom à la tête de ce bel ouvrage; j'aurai le sort d'Atticus, qui fut immortalisé par les lettres que Cicéron lui adressait.
Thieriot m'a envoyé la Philosophie de Newton, de l'édition de Londres; je l'ai parcourue, mais je la relirai encore à tête reposée. De la manière dont vous m'expliquez le négoce des libraires de Hollande, il n'est pas étonnant que s'Gravesande se soit gendarmé contre votre traduction.
Ne vous paraît-il pas qu'il y ait tout autant d'incertitudes en physique qu'en métaphysique? Je me vois environné de doutes de tous<266> les côtés, et, croyant tenir des vérités, je les examine, et je reconnais le fondement frivole de mon jugement. Les vérités mathématiques n'en sont point exemptes, ne vous en déplaise; et, lorsqu'on examine bien le pour et le contre des propositions, on trouve même incertitude à se déterminer; en un mot, je crois qu'il n'y a que très-peu de vérités évidentes.
Ces considérations m'ont mené à exposer mes sentiments sur l'erreur; je l'ai fait en forme de dialogue.266-a Mon but est de montrer que les sentiments différents des hommes, soit en philosophie, ou en religion, ne doivent jamais aliéner en eux les liens de l'amitié et de l'humanité. Il m'a fallu prouver que l'erreur était innocente; c'est ce que j'ai fait. J'ai même poussé outre, et j'ai fait apercevoir qu'une erreur qui vient de ce qu'on cherche la vérité, et de ce qu'on ne peut pas l'apercevoir, doit être louable. Vous en jugerez mieux vous-même quand vous l'aurez lu; c'est pour cet effet que je l'expose à votre critique.
Je crois qu'il ne serait point séant d'entamer à présent l'affaire de Beringen. Nous sommes ici de jour à autre en attente de ce qui doit arriver. Vous comprenez bien que, lorsqu'on s'occupe de préparatifs d'une guerre très-sérieuse, on ne pense guère à autre chose. Je serais donc d'avis qu'il faut attendre que cette filasse soit débrouillée; cela ne durera que peu de temps, vu la situation des affaires; et, lorsque nous serons en possession de ces duchés, il sera bien plus naturel de chercher à s'arrondir et à faire des acquisitions comme celle de la seigneurie de Beringen. Alors mes projets pourraient avoir lieu, à cause que le Roi, se trouvant dans son pays, pourrait aller lui-même pour voir si une acquisition pareille serait à sa bienséance. Je m'en rapporte d'ailleurs à ma dernière lettre, où je vous<267> ai détaillé plus au long jusqu'où allaient mes espérances, et de quelle manière je me flattais de vous voir.
Thieriot doit être à présent à Cirey; il n'y aura donc que moi qui n'y serai jamais! Ma curiosité est bien grande pour savoir ce que vous aurez répondu à madame de Brandt;267-a tout ce que j'en sais, c'est qu'il y a des vers contenus dans votre réponse; je vous prie de me les communiquer.
La marquise aura autant de plumes qu'elle en cassera;267-b je me fais fort de les lui fournir. J'ai déjà fait écrire en Prusse pour en avoir, et pour ajouter ce qui pourrait être omis à l'encrier. Assurez cette unique marquise de mes attentions et de mon estime.
Je suis à jamais, et plus que vous ne pouvez le croire, etc.
66. DE VOLTAIRE.
(Cirey, septembre ou octobre 1738.)
Je vois toujours, monseigneur, avec une satisfaction qui approche de l'orgueil, que les petites contradictions que j'essuie dans ma patrie indignent le grand cœur de V. A. R. Elle ne doute pas que son suffrage ne me récompense bien amplement de toutes ces peines; elles sont communes à tous ceux qui ont cultivé les sciences; et, parmi les gens de lettres, ceux qui ont le plus aimé la vérité ont toujours été le plus persécutés.
La calomnie a voulu faire périr Des Cartes et Bayle; Racine et Boileau seraient morts de chagrin, s'ils n'avaient eu un protecteur dans Louis XIV. Il nous reste encore des vers qu'on a faits contre<268> Virgile.268-a Je suis bien loin de pouvoir être comparé à ces grands hommes; mais je suis bien plus heureux qu'eux : je jouis de la paix; j'ai une fortune convenable à un particulier, et plus grande qu'il ne la faut à un philosophe; je vis dans une retraite délicieuse, auprès de la femme la plus respectable, dont la société me fournit toujours de nouvelles leçons. Enfin, monseigneur, vous daignez m'aimer; le plus vertueux, le plus aimable prince de l'Europe daigne m'ouvrir son cœur, me confier ses ouvrages et ses pensées, et corriger les miennes. Que me faut-il de plus? La santé seule me manque; mais il n'y a point de malade plus heureux que moi.
V. A. R. veut-elle permettre que je lui envoie la moitié du cinquième acte de Mérope, que j'ai corrigé? Et si la pièce, après une nouvelle lecture, lui paraît digne de l'impression, peut-être la hasarderai-je.
Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir le plan de Remusberg, dessiné par cet homme aimable dont on se souviendra toujours à Cirey. Il est bien triste de ne voir tout cela qu'en peinture, etc. (Le reste manque.)
67. A VOLTAIRE.
Remusberg, 9 novembre 1738.
Mon cher ami, je viens de recevoir une lettre et des vers que personne n'est capable de faire que vous. Mais si j'ai l'avantage de recevoir des lettres et des vers d'une beauté préférable à tout ce qui a jamais paru, j'ai aussi l'embarras de ne savoir souvent comment y répondre. Vous m'envoyez de l'or de votre Potose, et je ne vous<269> renvoie que du plomb. Après avoir lu les vers assez vifs et aimables que vous m'adressez, j'ai balancé plus d'une fois avant que de vous envoyer l'Épître sur l'Humanité,269-a que vous recevrez avec cette lettre; mais je me suis dit ensuite : Il faut rendre nos hommages à Cirey, et il faut y chercher des instructions et de sages corrections. Ces motifs, à ce que j'espère, vous feront recevoir avec quelque support les mauvais vers que je vous envoie.
Thieriot vient de m'envoyer l'ouvrage de la marquise, sur le Feu. Je puis dire que j'ai été étonné en le lisant; on ne dirait point qu'une pareille pièce pût être produite par une femme. De plus, le style est mâle et tout à fait convenable au sujet. Vous êtes tous deux de ces gens admirables et uniques dans votre espèce, et qui augmentez chaque jour l'admiration de ceux qui vous connaissent. Je pense sur ce sujet des choses que votre seule modestie m'oblige de vous celer. Les païens ont fait des dieux qui assurément restaient bien au-dessous de vous deux. Vous auriez tenu la première place dans l'Olympe, si vous aviez vécu alors.
Rien ne marque plus la différence de nos mœurs de celles de ces temps reculés, que lorsqu'on compare la manière dont l'antiquité traitait les grands hommes, et celle dont les traite notre siècle.
La magnanimité, la grandeur d'âme, la fermeté, passent pour des vertus chimériques. On dit : Oh! vous vous piquez de faire le Romain; cela est hors de saison; on est revenu de ces affectations dans le siècle d'à présent. Tant pis. Les Romains, qui se piquaient de vertus, étaient des grands hommes; pourquoi ne point les imiter dans ce qu'ils ont eu de louable?
La Grèce était si charmée d'avoir produit Homère, que plus de dix villes se disputaient l'honneur d'être sa patrie; et l'Homère de la<270> France, l'homme le plus respectable de toute la nation, est exposé aux traits de l'envie. Virgile, malgré les vers de quelques rimailleurs obscurs, jouissait paisiblement de la protection de Mécène et d'Auguste, comme Boileau, Racine et Corneille, de celle de Louis le Grand. Vous n'avez point ces avantages; et je crois, à dire vrai, que votre réputation n'y perdra rien. Le suffrage d'un sage, d'une Émilie, doit être préférable à celui du trône, pour tout homme né avec un bon jugement.
Votre esprit n'est point esclave, et votre muse n'est point enchaînée à la gloire des grands. Vous en valez mieux, et c'est un témoignage irrévocable de votre sincérité; car on sait trop que cette vertu fut de tout temps incompatible avec la basse flatterie qui règne dans les cours.
L'Histoire de Louis XIV, que je viens de relire, se ressent bien de votre séjour à Cirey; c'est un ouvrage excellent, et dont l'univers n'a point encore d'exemple. Je vous demande instamment de m'en procurer la continuation; mais je vous conseille, en ami, de ne point le livrer à l'impression. La postérité de tous ceux dont vous dites la vérité se liguerait contre vous. Les uns trouveraient que vous en avez trop dit; les autres, que vous n'avez pas assez exagéré les vertus de leurs ancêtres; et les prêtres, cette race implacable, ne vous pardonneraient point les petits traits que vous leur lancez. J'ose même dire que cette histoire, écrite avec vérité et dans un esprit philosophique, ne doit point sortir de la sphère des philosophes. Non, elle n'est point faite pour des gens qui ne savent point penser.
Vos deux lettres ont produit un effet bien différent sur ceux à qui je les ai rendues. Césarion, qui avait la goutte, l'en a perdue de joie, et Jordan, qui se portait bien, pensa en prendre l'apoplexie; tant une même cause peut produire des effets différents! C'est à eux à vous marquer tout ce que vous leur inspirez; ils s'en acquitteront aussi bien et mieux que je ne pourrais le faire.
<271>Il ne nous manque à Remusberg qu'un Voltaire pour être parfaitement heureux; indépendamment de votre absence, votre personne est, pour ainsi dire, innée dans nos âmes. Vous êtes toujours avec nous. Votre portrait préside dans ma bibliothèque; il pend au-dessus de l'armoire qui conserve notre toison d'or; il est immédiatement placé au-dessus de vos ouvrages, et vis-à-vis de l'endroit où je me tiens, de façon que je l'ai toujours présent à mes yeux. J'ai pensé dire que ce portrait était comme la statue de Memnon, qui donnait un son harmonieux lorsqu'elle était frappée des rayons du soleil; que votre portrait animait de même l'esprit de ceux qui le regardent. Pour moi, il me semble toujours qu'il paraît me dire :
O vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse, etc.271-aSouvenez-vous toujours, je vous prie, de la petite colonie de Remusberg, et souvenez-vous-en pour lui adresser vos lettres pastorales. Ce sont les consolations qui deviennent nécessaires dans votre absence; vous les devez à vos amis. J'espère bien que vous me compterez à leur tête. On ne saurait du moins être plus ardemment que je suis et que je serai toujours, etc.
68. DE VOLTAIRE.
Novembre 1738.
Monseigneur, que Votre Altesse Royale pardonne à ce pauvre malade enrichi de vos bienfaits, s'il tarde trop à vous payer ses tributs de reconnaissance.
<272>Ce que vous avez composé sur l'Humanité vous assure, sans doute, le suffrage et l'estime de madame du Châtelet; et vous me forceriez à l'admiration, si vous ne m'y aviez pas déjà tout disposé. Non seulement Cirey remercie V. A. R., mais il n'y a personne sur la terre qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre, c'en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité! On demandera dans quel roman cela se trouve, et si ce prince s'appelle Alcimédon ou Almanzor, s'il est fils d'une fée et de quelque génie. Non, messieurs, c'est un être réel; c'est lui que le ciel donne à la terre, sous le nom de Frédéric. Il habite d'ordinaire la solitude de Remusberg; mais son nom, ses vertus, son esprit, ses talents, sont déjà connus dans tout le monde. Si vous saviez ce qu'il a écrit sur l'Humanité, le genre humain députerait vers lui pour le remercier; mais ces détails heureux sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux se vantaient d'en recevoir des oracles; nous en recevons, mais nous ne nous en vantons pas.
Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à V. A. R.; c'est quelque chose de plus fort que l'harmonie préétablie. Je roulais dans ma tête une Épître sur l'Humanité, quand je reçus celle de V. A. R. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à ce que conte l'antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh! à qui appartenait-il de parler de l'humanité, qu'à vous, grand prince, à votre âme généreuse et tendre; à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter des médecins pour la maladie d'un de vos serviteurs qui demeure à près de trois cents lieues de vous? Ah! monseigneur, malgré ces trois cents lieues, je sens mon cœur lié à V. A. R. de bien près.
Je me flatte même avec assez d'apparence que cet intervalle disparaîtra bientôt. Monseigneur l'Électeur palatin mourra, s'il veut,<273> mais les confins de Clèves et de Juliers verront, au printemps prochain, madame la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver près de vos États. Je sais bien que, en fait d'affaires, il ne faut jamais répondre de rien; mais l'espérance de faire notre cour à V. A. R., de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons de loin, aplanira bien des difficultés. N'est-il pas vrai, monseigneur, que V. A. R. donnera des sauf-conduits à madame du Châtelet? Mais qui voudrait l'arrêter, quand on saura qu'elle sera là pour voir V. A. R., et qui m'osera faire du mal, à moi, quand j'aurai l'Épître sur l'Humanité à la main?
Que je suis enchanté que V. A. R. ait été contente de cet Essai sur le Feu que madame du Châtelet s'amusa de composer, et qui, en vérité, est plutôt un chef-d'œuvre qu'un essai! Sans les maudits tourbillons de Des Cartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de l'Académie, il est bien sûr que madame du Châtelet aurait eu le prix, et cette justice eût fait l'honneur de son sexe et de ses juges; mais les préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets de la lumière; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les chimères de Malebranche. L'Académie rougira un jour de s'être rendue si tard à la vérité; et il demeurera constant qu'une jeune dame osait embrasser la bonne philosophie, quand la plupart de ses juges l'étudiaient faiblement pour la combattre opiniâtrément.
M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours français couronnés étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de Remusberg, sont le plus beau prix qu'on puisse jamais recevoir.
Madame du Châtelet sera très-flattée que V. A. R. fasse lire à M. Jordan ce qui a plu à V. A. R. Elle estime avec raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.
<274>69. A VOLTAIRE.
Remusberg, 22 novembre 1738.274-a
Mon cher ami, il faut avouer que vous êtes un débiteur admirable; vous ne restez point en arrière dans vos payements, et l'on gagne considérablement au change. Je vous ai une obligation infinie de l'Épître sur le Plaisir; ce système de théologie me paraît très-conforme à la Divinité,274-b et s'accorde parfaitement avec ma manière de penser. Que ne vous dois-je point pour cet ouvrage incomparable!
Les dieux que nous chantait Homère
Étaient forts, robustes, puissants;
Celui que l'on nous prêche en chaire
Est l'original des tyrans;
Mais le Plaisir, dieu de Voltaire,
Est le vrai dieu, le tendre père
De tous les esprits bienfaisants.
On ne peut mieux connaître la différence des génies qu'en examinant la manière dont des personnes différentes expriment les mêmes pensées. La comtesse de Platen, dont vous devez avoir entendu parler en Angleterre, pour dire un eunuque, le périphrasait un homme brillante. L'idée était prise d'une pierre fine qu'on taille et qu'on brillante. Cette manière de s'exprimer portait bien en soi le caractère de femme, je veux dire de cet esprit inviolablement attaché aux ajustements et aux bagatelles. L'homme de génie, le grand poëte se manifeste bien différemment par cette noble et belle périphrase :
Que le fer a privés des sources de la vie.274-c<275>Outre que la pensée d'un Dieu servi par des eunuques a quelque chose de frappant par elle-même, elle exprime encore avec une force merveilleuse l'idée du poëte. Cette manière de toucher avec modestie et avec clarté une matière aussi délicate que l'est celle de la mutilation contribue beaucoup au plaisir du lecteur. Ce n'est point parce que cette pièce m'est adressée, ce n'est point parce qu'il vous a plu de dire du bien de moi, mais c'est par sa bonté intrinsèque que je lui dois mon approbation entière. Je me doutais bien que le Dieu des écoles ne pourrait que gagner en passant par vos mains.
Ne croyez pas, je vous prie, que je pousse mon scepticisme à outrance. Il y a des vérités que je crois démontrées, et dont ma raison ne me permet pas de douter. Je crois, par exemple, qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans le inonde; je crois encore que ce Dieu avait besoin, dans ce siècle, d'un Voltaire pour le rendre aimable. Vous avez lavé, nettoyé et retouché un vieux tableau de Raphaël, que le vernis de quelque barbouilleur ignorant avait rendu méconnaissable.
Le but principal que je m'étais proposé dans ma Dissertation sur l'Erreur était d'en prouver l'innocence. Je n'ai point osé m'expliquer sur le sujet de la religion; c'est pourquoi j'ai employé plutôt un sujet philosophique. Je respecte d'ailleurs Copernic, Des Cartes, Leibniz, Newton; mais je ne suis point encore d'âge à prendre parti. Les sentiments de l'Académie conviennent mieux à un jeune homme de vingt et quelques années que le ton décisif et doctoral. Il faut commencer par connaître pour apprendre à juger. C'est ce que je fais; je lis tout avec un esprit impartial et dans le dessein de m'instruire, en suivant votre excellente leçon :
Et vers la vérité le doute les conduit,275-aJ'ai lu avec admiration et avec étonnement l'ouvrage de la mar<276>quise, sur le Feu. Cet Essai m'a donné une idée de son vaste génie, de ses connaissances et de votre bonheur. Vous le méritez trop bien pour que je vous l'envie. Jouissez-en dans votre paradis, et qu'il soit permis à nous autres humains de participer à votre bonheur.
Vous pouvez assurer Émilie qu'elle a mis chez moi le feu en une particulière vénération, savoir, non le feu qu'elle décompose avec tant de sagacité, mais celui de son puissant génie.
Serait-il permis à un sceptique de proposer quelques doutes qui lui sont venus? Peut-on, dans un ouvrage de physique où l'on recherche la vérité scrupuleusement, peut-on y faire entrer des restes de visions de l'antiquité? J'appelle ainsi ce qui paraît être échappé à la marquise touchant l'embrasement excité dans les forêts par le mouvement des branches.
J'ignore le phénomène rapporté dans l'article des causes de la congélation de l'eau; on rapporte qu'en Suisse il se trouvait des étangs qui gelaient pendant l'été, aux mois de juin et de juillet. Mon ignorance peut causer mes doutes. J'y profiterai à coup sûr, car vos éclaircissements m'instruiront.
Après avoir parlé de vos ouvrages et de ceux de la marquise, il n'est guère permis de parler des miens. Je dois cependant accompagner cette lettre d'une pièce qu'on a voulu que je fisse. Le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, après celui de m'envoyer de vos productions, est de corriger les miennes. J'ai eu le bonheur de me rencontrer avec vous, comme vous pourrez le voir sur la fin de l'ouvrage.276-a Lorsqu'on a peu de génie, qu'on n'est point secondé d'un censeur éclairé, et qu'on écrit en langue étrangère, on ne peut guère se promettre de faire des progrès. Rimer malgré ces obstacles, c'est, ce me semble, être atteint en quelque manière de la maladie des Abdéritains.
Je vous fais confidence de toutes mes folies. C'est la marque la<277> plus grande de ma confiance et de l'estime avec laquelle je suis inviolablement, mon cher ami, etc.
P. S. J'ai quelque bagatelle d'ambre pour Cirey, et j'ai du vin de Hongrie que l'on me dit être un baume pour la santé de mon ami. Je voudrais envoyer cet emballage par Hambourg à Rouen, et de là à Paris, sous l'adresse de Thieriot; car je ne crois pas qu'on trouvât aisément quelque voiturier qui voulût s'en charger.
70. DE VOLTAIRE.
Décembre 1738.
Monseigneur, il nous arrive dans le moment une écritoire que madame du Châtelet et moi indigne comptions avoir l'honneur de présenter à V. A. R. pour ses étrennes. Le ministre qui, selon votre très-bonne plaisanterie, est prêt à vous prendre souvent pour un bastion ou pour une contrescarpe, vous offrirait une coulevrine ou un mortier; mais nous autres êtres pensants, nous présentons en toute humilité à notre chef l'instrument avec lequel on communique ses pensées. Je l'ai adressée à Anvers; elle part aujourd'hui, et d'Anvers elle doit aller à Wésel, à l'adresse de M. le baron de Borcke, ou, à son défaut, au commandant de la place, pour être remise à V. A. R. Ce qui m'encourage à prendre cette liberté, c'est que ce petit hommage de votre sujet, ayant été fait à Paris, imite et surpasse le laque de la Chine. C'est un art tout nouveau en Europe, et tous les arts vous doivent des tributs. Pardonnez-moi donc, monseigneur, cet excès de témérité.
Je suis avec la plus tendre reconnaissance, l'estime et l'attache<278>ment le plus inviolable, et le plus profond respect, monseigneur, de V. A. R., etc.
71. A VOLTAIRE.
Berlin, 25 décembre 1738.
Mon cher ami, j'ai lu ces jours passés, avec beaucoup de plaisir, la lettre que vous adressez à vos infidèles libraires de Hollande. La part que je prends à votre réputation m'a fait participer vivement à l'approbation dont le public ne saurait manquer de couronner votre modération.
C'est cette modération qui doit être le caractère propre de tout homme qui cultive les sciences; la philosophie, qui éclaire l'esprit, fait faire des progrès dans la connaissance du cœur humain, et le fruit le plus solide qui en revient doit être un support plein d'humanité pour les faiblesses, les défauts et les vices des hommes. Il serait à souhaiter que les savants dans leurs disputes, les théologiens dans leurs querelles, et les princes dans leurs différends, voulussent imiter votre modération. Le savoir, la véritable religion, les caractères respectables parmi les hommes, devraient élever ceux qui en sont revêtus au-dessus de certaines passions qui ne devraient être que le partage des âmes basses. D'ailleurs, le mérite reconnu est comme dans un fort à l'abri des traits de l'envie. Tous les coups portés contre un ennemi inférieur déshonorent celui qui les lance.
Tel, cachant dans les airs son front audacieux,
Le fier Atlas278-a paraît joindre la terre aux cieux;
<279>Il voit sans s'ébranler la foudre et le tonnerre,
Brisés contre ses pieds, leur faire en vain la guerre :
Tel du sage éclairé le repos précieux
N'est point troublé des cris d'infâmes envieux.
Il méprise les traits qui contre lui s'émoussent;
Son silence prudent, ses vertus les repoussent;
Et contre ces titans le public outragé
Du soin de les punir doit être seul chargé.
L'art de rendre injure pour injure est le partage des crocheteurs. Quand même ces injures seraient des vérités, quand même elles seraient échauffées par le feu d'une belle poésie, elles restent toujours ce qu'elles sont. Ce sont des armes bien placées dans les mains de ceux qui se battent à coups de bâton, mais qui s'accordent mal avec ceux qui savent faire usage de l'épée.
Votre mérite vous a si fort élevé au-dessus de la satire et des envieux, qu'assurément vous n'avez pas besoin de repousser leurs coups. Leur malice n'a qu'un temps, après quoi elle tombe avec eux dans un oubli éternel.
L'histoire, qui a consacré la mémoire d'Aristide, n'a pas daigné conserver les noms de ses envieux. On les connaît aussi peu que les persécuteurs d'Ovide.
En un mot, la vengeance est la passion de tout homme offensé; mais la générosité n'est la passion que des belles âmes. C'est la vôtre, c'est elle assurément qui vous a dicté cette belle lettre, que je ne saurais assez admirer, que vous adressez à vos libraires.
Je suis charmé que le monde soit obligé de convenir que votre philosophie est aussi sublime dans la pratique qu'elle l'est dans la spéculation.
Mes tributs accompagneront cette lettre. Les dissipations de la ville, certains termes inconnus à Cirey et à Remusberg, de devoir, de respects, de cour, mais d'une efficacité très-incommode dans la pratique, m'enlèvent tout mon temps. Vous vous en apercevrez sans<280> doute, car je n'ai pas seulement pu abréger ma lettre. A propos, comment se porte Louis XIV? Vous allez dire : Quel importun! cet Apicius n'est jamais rassasié de mes ouvrages.
Assurez, je vous prie, cette déesse qui transforma Newton en Vénus, de mes adorations; et si vous voyez un certain poëte philosophe, l'auteur de la Henriade et de l'Épître à Uranie, assurez-le que je l'estime et le considère on ne peut pas davantage.
72. DE VOLTAIRE.
Cirey, 1er janvier 1739.
Jeune héros, esprit sublime,
Quels vœux pour vous puis-je former?
Vous êtes bienfaisant, sage, humain, magnanime;
Vous avez tous les dons, car vous savez aimer.
Puissent les souverains qui gouvernent les rênes
De ces puissants Etats gémissant sous leurs lois
Dans le sentier du vrai vous suivre quelquefois,
Et, pour vous imiter, prendre au moins quelques peines!
Ce sont là tous mes vœux, ce sont là les étrennes
Que je présente à tous les rois.
Comme j'allais continuer sur ce ton, monseigneur, la lettre de V. A. R. et l'Épître au prince qui a le bonheur d'être votre frère sont venues me faire tomber la plume des mains. Ah! monseigneur, que vous avez un loisir singulièrement employé, et que le talent extraordinaire, dans tout homme né hors de France, de faire des vers français, et plus rare encore dans une personne de votre rang, s'accroît et se fortifie de jour en jour! Mais que ne faites-vous point! <281>et, de la science des rois jusqu'à la musique et à l'art de la peinture, quelle carrière ne remplissez-vous pas! Quel présent de la nature n'avez-vous pas embelli par vos soins!
Mais quoi! monseigneur, il est donc vrai que V. A. R. a un frère digne d'elle? C'est un bonheur bien rare; mais, s'il n'en est pas tout à fait digne, il faudra qu'il le devienne, après la belle Épître de son frère aîné; voilà le premier prince qui ait reçu une éducation pareille.
Il me semble, monseigneur, qu'il y a eu un des électeurs, vos ancêtres, qu'on surnomma le Cicéron de l'Allemagne; n'était-ce pas Jean II? V. A. R. est bien persuadée de mon respect pour ce prince; mais je suis persuadé que Jean II n'écrivait point en prose comme Frédéric; et, à l'égard des vers, je défie toute l'Allemagne, et presque toute la France, de faire rien de mieux que cette belle Épître.
O vous en qui mon cœur, tendre et plein de retour,
Chérit encor le sang qui lui donna le jour!
Cet encor me paraît une des plus grandes finesses de l'art et de la langue; c'est dire bien énergiquement, en deux syllabes, qu'on aime ses parents une seconde fois dans son frère.
Mais, s'il plaît à V. A. R., n'écrivez plus opinion par un g, et daignez rendre à ce mot les quatre syllabes dont il est composé; voilà les occasions où il faut que les grands princes et les grands génies cèdent aux pédants.
Toute la grandeur de votre génie ne peut rien sur les syllabes, et vous n'êtes pas le maître de mettre un g où il n'y en a point. Puisque me voici sur les syllabes, je supplierai encore V. A. R. d'écrire vice avec un c, et non avec deux ss. Avec ces petites attentions, vous serez de l'Académie française quand il vous plaira, et, principauté à part, vous lui ferez bien de l'honneur; peu de ses académiciens s'expriment avec autant de force que mon prince, et la grande raison est qu'il pense plus qu'eux. En vérité, il y a dans votre Épître un portrait de la<282> calomnie qui est de Michel-Ange, et un de la jeunesse qui est de l'Albane. Que V. A. R. redouble bien vivement l'envie que nous avons de lui faire notre cour! Nous nous arrangeons pour partir au mois d'avril, et il faudra que je sois bien malheureux, si des frontières de Juliers je ne trouve pas un petit chemin qui me conduira aux pieds de V. A. R. Qu'elle me permette de l'instruire que probablement nous resterons une année dans ces quartiers-là, à moins que la guerre ne nous en chasse. Madame du Châtelet compte retirer tous les biens de sa maison qui sont engagés; cela sera long, et il faut même essuyer à Vienne et à Bruxelles un procès qu'elle poursuivra elle-même, et pour lequel elle a déjà fait des écritures avec la même netteté et la même force qu'elle a travaillé à cet ouvrage du Feu. Quand même ces affaires-là dureraient deux années, n'importe; il faudrait abandonner Cirey pour deux années; les devoirs et les affaires sérieuses marchent avant tout. Et comment regretterait-on Cirey, quand on sera plus proche de Clèves et d'un pays qui sera probablement honoré de la présence de V. A. R.? Ainsi peut-être, monseigneur, supplierons-nous V. A. R. de suspendre l'envoi de ce bon vin dont votre générosité veut me faire boire; il y a apparence que j'irai boire longtemps du vin du Rhin, entre Liége et Juliers. V. A. R. est trop bonne; elle a consulté des médecins pour moi, et elle daigne m'envoyer une recette qui vaut mieux que toutes leurs ordonnances.
Ma santé serait rétablie,
Si je me trouvais quelque jour
Près d'un tonneau de vin d'Hongrie,
Et le buvant à votre cour,
Mais le buvant près d'Émilie.
Je suis avec le plus profond respect, avec admiration, avec la tendresse que vous me permettez, etc.
<283>73. A VOLTAIRE.
Berlin, 8 janvier 1789.283-a
Mon cher ami, je m'étais bien flatté que l'Épître sur l'Humanité pourrait mériter votre approbation par les sentiments qu'elle renferme; mais j'espérais en même temps que vous voudriez bien faire la critique de la poésie et du style.
Je prie donc l'habile philosophe, le grand poëte, de vouloir bien s'abaisser encore, et de faire le grammairien rigide, par amitié pour moi. Je ne me rebuterai point de retoucher une pièce dont le fond a pu plaire à la marquise; et, par ma docilité à suivre vos corrections, vous jugerez du plaisir que je trouve à m'amender.
Que mon Epître sur l'Humanité soit le précurseur de l'ouvrage que vous avez médité; je me trouverai assez récompensé de ce que le mien a été comme l'aurore du vôtre. Courez la même carrière, et ne craignez point qu'un amour-propre mal entendu m'aveugle sur mes productions. L'humanité est un sujet inépuisable; j'ai bégayé mes pensées, c'est à vous de les développer.
Il paraît qu'on se fortifie dans un sentiment lorsqu'on repasse en son esprit toutes les raisons qui l'appuient. C'est ce qui m'a déterminé de traiter le sujet de l'humanité. C'est, selon mon avis, l'unique vertu, et elle doit être principalement le propre de ceux que leur condition distingue dans le monde. Un souverain, grand ou petit, doit être regardé comme un homme dont l'emploi est de remédier, autant qu'il est en son pouvoir, aux misères humaines; il est comme le médecin qui guérit, non pas les maladies du corps, mais les malheurs de ses sujets. La voix des malheureux, les gémissements des misérables, les cris des opprimés, doivent parvenir jusqu'à lui. Soit par pitié pour les autres, soit par un certain retour sur soi-même, il doit<284> être touché de la triste situation de ceux dont il voit les misères; et, pour peu que son cœur soit tendre, les malheureux trouveront chez lui toutes sortes de miséricordes.
Un prince est, par rapport à son peuple, ce que le cœur est à l'égard de la structure mécanique du corps. Il reçoit le sang de tous les membres, et il le repousse jusqu'aux extrémités. Il reçoit la fidélité et l'obéissance de ses sujets, et il leur rend l'abondance, la prospérité, la tranquillité, et tout ce qui peut contribuer à l'accroissement et au bien de la société
Ce sont là des maximes qui me semblent devoir naître d'elles-mêmes dans le cœur de tous les hommes; cela se sent, pour peu qu'on raisonne, et l'on n'a pas besoin de faire un grand cours de morale pour les apprendre. Je crois que la compassion et le désir de soulager une personne qui a besoin de secours sont des vertus innées dans la plupart des hommes. Nous nous représentons nos infirmités et nos misères en voyant celles des autres, et nous sommes aussi actifs à les secourir que nous désirerions qu'on le fût envers nous, si nous étions dans le même cas.
Les tyrans pèchent ordinairement en envisageant les choses sous un autre point de vue; ils ne considèrent le monde que par rapport à eux-mêmes, et, pour être trop au-dessus de certains malheurs vulgaires, leurs cœurs y sont insensibles. S'ils oppriment leurs sujets, s'ils sont durs, s'ils sont violents et cruels, c'est qu'ils ne connaissent pas la nature du mal qu'ils font, et, pour ne point avoir souffert ce mal, ils le croient trop léger. Ces sortes d'hommes ne sont point dans le cas de Mucius Scévola, qui, se brûlant la main devant Porsenna, ressentait toute l'action du feu sur cette partie de son corps.
En un mot, toute l'économie du genre humain est faite pour inspirer l'humanité; cette ressemblance de presque tous les hommes, cette égalité des conditions, ce besoin indispensable qu'ils ont les uns des autres, leurs misères qui serrent les liens de leurs besoins, ce pen<285>chant naturel qu'on a pour ses semblables, notre conservation qui nous prêche l'humanité, toute la nature semble se réunir pour nous inculquer un devoir qui, faisant notre bonheur, répand chaque jour des douceurs nouvelles sur notre vie.285-a
En voilà bien suffisamment, à ce qu'il me paraît, pour la morale. Il me semble que je vous vois bâiller deux fois en lisant ce terrible verbiage, et la marquise s'en impatienter. Elle a raison, en vérité, car vous savez mieux que moi tout ce que je pourrais vous dire sur ce sujet, et, qui plus est, vous le pratiquez.
Nous ressentons ici les effets de la congélation de l'eau. Il fait un froid excessif. Il ne m'arrive jamais d'aller à l'air, que je ne tremble que quelque partie nitreuse n'éteigne en moi le principe de la chaleur.
Je vous prie de dire à la marquise que je la prie fort de m'envoyer un peu de ce beau feu qui anime son génie. Elle en doit avoir de reste, et j'en ai grand besoin. Si elle a besoin de glaçons, je lui promets de lui en fournir autant qu'il lui en faudra pour avoir des eaux glacées pendant toutes les ardeurs de l'été.
Doctissimus Jordanus n'a pas vu encore l'Essai de la marquise; je ne suis pas prodigue de vos faveurs. Il y a même des gens qui m'accusent de pousser l'avarice jusqu'à l'excès. Jordan verra l'Essai sur le Feu, puisque la marquise y consent, et il vous dira lui-même, s'il lui plaît, ce que cet ouvrage lui aura fait sentir. Tout ce que je puis vous assurer d'avance, c'est que, tous tant que nous sommes, nous ne connaissons point les préjugés. Les Des Cartes, les Leibniz, les Newton, les Émilie, nous paraissent autant de grands hommes qui nous instruisent à proportion des siècles où ils ont vécu.
La marquise aura cet avantage que sa beauté et son sexe donnent sur le nôtre, lorsqu'il s'agit de persuader.
<286>Son esprit persuadera
Que le profond Newton en tout est véritable;
Mais son regard nous convaincra
D'une autre vérité plus claire et plus palpable;
En la voyant, on sentira
Tout ce que fait sentir un objet adorable.
Si les Grâces présidaient à l'Académie, elles n'auraient pas manqué de couronner l'ouvrage de leurs mains. Il paraît bien que messieurs de l'Académie, trop attachés à l'usage et à la coutume, n'aiment point les nouveautés, par la crainte qu'ils ont d'étudier ce qu'ils ne savent qu'imparfaitement. Je me représente un vieil académicien qui, après avoir vieilli sous le harnois de Des Cartes, voit, dans la décrépitude de sa course, s'élever une nouvelle opinion. Cet homme connaît par habitude les articles de la foi philosophique;286-a il est accoutumé à sa façon de penser, il s'en contente, et il voudrait que tout le monde en fît autant. Quoi! voudrait-on redevenir disciple à l'âge de cinquante, de soixante ans, et être exposé à la honte d'étudier soi-même après avoir si longtemps enseigné aux autres, et, d'un grand flambeau qu'on croit être, ne devenir qu'une faible lumière, ou plutôt s'obscurcir tout à fait? Ce n'est pas ainsi qu'on l'entend. Il est plus court de décrier un nouveau système que de l'approfondir. Il y a même de la fermeté héroïque de s'opposer aux nouveautés en tous genres, et à soutenir les anciennes opinions. Un autre ordre d'esprits raisonne d'une autre manière. Ils disent dans leur simplicité : Telle opinion fut celle de nos pères; pourquoi ne serait-elle pas la nôtre? Valons-nous mieux qu'ils ne valaient? N'ont-ils pas été heureux en suivant les sentiments d'Aristote et de Des Cartes? Pourquoi nous romprions-nous la tête à étudier les sentiments des novateurs? Ces sortes d'esprits s'opposeront toujours aux progrès des connaissances; aussi n'est-il pas étonnant qu'elles en fassent si peu.
<287>Dès que je serai de retour à Remusberg, j'irai me jeter tête baissée dans la physique; c'est la marquise à qui j'en ai l'obligation. Je me prépare aussi à une entreprise bien hasardeuse et bien difficile; mais vous n'en serez instruit qu'après l'essai que j'aurai fait de mes forces.
Pour mon malheur, le Roi va ce printemps en Prusse, où je l'accompagnerai; le destin veut que nous jouions aux barres; et, malgré tout ce que je puis m'imaginer, je ne prévois pas encore comme nous pourrons nous voir. Ce sera toujours trop tard pour mes souhaits; vous en êtes bien convaincu, à ce que j'espère, comme de tous les sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, etc.
74. DE VOLTAIRE.
Cirey, 18 janvier 1739.
Monseigneur, Votre Altesse Royale est plus Frédéric et plus Marc-Aurèle que jamais. Les choses agréables partent de votre plume avec une facilité qui m'étonne toujours. Votre instruction pastorale est du plus digne évêque. Vous montrez bien que ceux qui sont destinés à être rois sont en effet les oints du Seigneur. Votre catéchisme est toujours celui de la raison et du bonheur. Heureuses vos ouailles, monseigneur! le troupeau de Cirey reçoit vos paroles avec la plus grande édification.
V. A. R. me conseille, c'est-à-dire, m'ordonne de finir l'Histoire du Siècle de Louis XIV. J'obéirai, et je tâcherai même de l'éclaircir avec un ménagement qui n'ôtera rien à la vérité, mais qui ne la rendra pas odieuse. Mon grand but, après tout, n'est pas l'histoire politique<288> et militaire; c'est celle des arts, du commerce, de la police, en un mot, de l'esprit humain. Dans tout cela il n'y a point de vérité dangereuse. Je ne crois donc pas devoir m'interdire une carrière si grande et si sûre, parce qu'il y a un petit chemin où je peux broncher; ce qui est entre les mains de V. A. R. ne sera jamais que pour elle. Le vulgaire n'est pas fait pour être servi comme mon prince.
J'ai réformé l'Histoire de Charles XII sur plusieurs mémoires qui m'ont été communiqués par un serviteur du roi Stanislas, mais, surtout, sur ce que V. A. R. a daigné me faire remettre. Je n'ai pris de ces détails curieux dont vous m'avez honoré que ce qui doit être su de tout le monde, sans blesser personne : le dénombrement des peuples, les lois nouvelles, les établissements, les villes fondées, le commerce, la police, les mœurs publiques; mais pour les actions particulières du Czar, de la Czarine, du czarowitz, je garde sur elles un silence profond. Je ne nomme personne, je ne cite personne, non seulement parce que cela n'est pas de mon sujet, mais parce que je ne ferais pas usage d'un passage de l'Évangile que V. A. R. m'aurait cité, si vous ne l'ordonniez expressément.
Je réforme la Henriade, et je compte par le premier ordinaire soumettre au jugement de V. A. R. quelques changements que je viens d'y faire. Je corrige aussi toutes mes tragédies; j'ai fait un nouvel acte à Brutus; car enfin il faut se corriger et être digne de son prince et d'Émilie.
Je ne fais point imprimer Mérope, parce que je n'en suis pas encore content; mais on veut que je fasse une tragédie nouvelle,288-a une tragédie pleine d'amour et non de galanterie, qui fasse pleurer des femmes, et qu'on parodie à la Comédie italienne. Je la fais, j'y travaille il y a huit jours; on se moquera de moi; mais, en attendant, je retouche beaucoup les Éléments de Newton; je ne dois rien oublier, et je veux que cet ouvrage soit plus plein et plus intelligible.
<289>Je vous ai rendu, monseigneur, un compte exact de tous les travaux de votre sujet de Cirey; vraiment je ne dois pas omettre la nouvelle persécution que Rousseau et l'abbé Desfontaines me font. Tandis que je passe, dans la retraite, les jours et les nuits dans un travail assidu, on me persécute à Paris, on me calomnie, on m'outrage de la manière la plus cruelle. Madame la marquise du Châtelet a cru que Thieriot, qui envoie souvent ce qu'on fait contre moi à tout le monde, avait envoyé aussi à V. A. R. un libelle affreux de l'abbé Desfontaines; elle avait d'autant plus sujet de le croire, qu'elle en avait écrit à Thieriot, qu'elle lui avait demandé la vérité, et que Thieriot n'avait point répondu. Aussitôt voilà le cœur généreux de madame du Châtelet, cœur digne du vôtre, qui s'enflamme; elle écrit à V. A. R.; elle vous fait entendre des plaintes bienséantes dans sa bouche, mais interdites à la mienne. Voici le fait.
Un homme, le chevalier de Mouhi, qui a déjà écrit contre l'abbé Desfontaines, fait une petite brochure littéraire contre lui;289-a et, dans cette brochure, il imprime une lettre que j'ai écrite il y a deux ans. Dans cette lettre j'avais cité un fait connu : que l'abbé Desfontaines, sauvé du feu par moi, avait, pour récompense, fait sur-le-champ un libelle contre son bienfaiteur, et que Thieriot en était témoin. Tout cela est la plus exacte vérité, vérité bien honteuse aux lettres. Si Thieriot, dans cette occasion, craint de nouvelles morsures de l'abbé Desfontaines, s'il s'effraye plus de ce chien enragé qu'il n'aime son ami, c'est ce que j'ignore; il y a longtemps que je n'ai reçu de ses nouvelles. Je lui pardonne de ne se point commettre pour moi. Je fais un petit Mémoire apologétique289-b pour répondre à l'abbé Desfon<290>taines. Madame du Châtelet l'a envoyé à V. A. R.; je l'ai fort corrigé depuis. Je ne dis point d'injures; l'ouvrage n'est point contre l'abbé Desfontaines, il est pour moi; je tâche d'y mêler un peu de littérature, afin de ne point fatiguer le public de choses personnelles.
Mais je sens que je fatigue fort V. A. R. par tout ce bavardage. Quel entretien pour un grand prince! Mais les dieux s'occupent quelquefois des sottises des hommes, et les héros regardent des combats de cailles.
Je suis avec le plus profond respect, le plus tendre, le plus inviolable attachement, monseigneur, etc.
75. A VOLTAIRE.
Berlin, au 20 janvier 1739.
Du bonheur et de l'allégresse!
Que votre esprit, joyeux, content,
Trouve enfin ce bonheur suprême
Qu'on cherche toujours vainement,
S'il n'est pas dans notre cœur même,290-a
On offrait aux dieux, dans le paganisme, les prémices des moissons et des récoltes; on consacrait au Dieu de Jacob les premiers-nés d'entre le peuple d'Israël;290-b on voue aux saints patrons, dans l'Église romaine, non seulement les prémices, non seulement les cadets des maisons, mais des royaumes entiers; témoin l'abdication de <291>saint Louis en faveur de la Vierge Marie.291-a Pour moi, je n'ai point de prémices de moissons, point d'enfants, point de royaume à vouer; je vous consacre les prémices de ma poésie de l'année 1739.291-b Si j'étais païen, je vous invoquerais sous le nom d'Apollon; si j'étais juif, je vous eusse peut-être confondu avec le roi prophète et son fils; si j'étais papiste, vous eussiez été mon saint et mon confesseur. N'étant rien de tout cela, je me contente de vous estimer très-philosophiquement, de vous admirer comme philosophe, de vous chérir comme poëte, et de vous respecter comme ami.
Je ne vous souhaite que de la santé, car c'est tout ce dont vous avez besoin. Partagé d'un génie supérieur, capable de vous suffire à vous-même et de pouvoir être heureux, et, pour surcroît, possédant Émilie, que mes vœux pourraient-ils ajouter à votre félicité?
Souvenez-vous que sous une zone un peu plus froide que la vôtre, dans un pays voisin de la barbarie, en un lieu solitaire et retiré du monde, habite un ami qui vous consacre ses veilles, et qui ne cesse de faire des vœux pour votre conservation.
76. AU MÊME.
Berlin, 27 janvier 1739.
Subitement, d'un vol rapide,
La mort fondait sur moi;
L'affreuse douleur qui la guide
Dans peu m'eût abîmé sous soi.
De maux carnassiers avidement rongée,
<292>La trame de mes jours allait être abrégée,
Et la débile infirmité
Précipitait ma triste vie,
Hélas! avec trop de furie,
Au gouffre de l'éternité.
Déjà la mort qui sème l'épouvante,
Avec son attirail hideux,
Faisait briller sa faux tranchante
Pour éblouir mes faibles yeux,
Et ma pensée évanouie
Allait abandonner mon corps.
Je me voyais finir; mes défaillants ressorts,
Du martyre souffrant la fureur inouïe,
Faisaient leurs derniers efforts.
L'ombre de la nuit éternelle
Dissipait à mes yeux la lumière du jour;
L'espérance, toujours ma compagne fidèle,
Ne me laissait plus voir la plus faible étincelle
D'un espoir de retour.
Dans des tourments sans fin, d'une angoisse mortelle,
Je désirais l'instant qu'éteignant mon flambeau,
La mort, assouvissant sa passion cruelle,
Me précipitât au tombeau.
C'est par vous, propice jeunesse,
Que, plein de joie et d'allégresse,
Des tourments de la mort je suis sorti vainqueur.
Oui, cher Voltaire, je respire,
Oui, je respire encor pour vous,
Et des rives du sombre empire,
De notre attachement le souvenir si doux
Me transporta, comme en délire,
Chez Émilie, auprès de vous.
Mais, revenant à moi pour un nouveau martyre,
Je reconnus l'erreur où me plongeaient mes sens.
Faut-il mourir? disais-je; ô vous, dieux tout-puissants!
Redoublez ma douleur amère,
Et redoublez mes maux cuisants;
Mais ne permettez pas, fiers maîtres du tonnerre.
<293>Que les destins impatients,
Jaloux de mon bonheur, m'arrachent de la terre
Avant que d'avoir vu Voltaire,293-a
Ces quarante et quelques vers se réduisent à vous apprendre qu'une affreuse crampe d'estomac faillit à vous priver, il y a deux jours, d'un ami qui vous est bien sincèrement attaché, et qui vous estime on ne saurait davantage. Ma jeunesse m'a sauvé; les charlatans disent que c'est leur médecine, et, pour moi, je crois que c'est l'impatience de vous voir avant que de mourir.
J'avais lu le soir, avant de me coucher, une très-mauvaise ode de Rousseau, adressée à la Postérité;293-b j'en ai pris la colique, et je crains que nos pauvres neveux n'en prennent la peste. C'est assurément l'ouvrage le plus misérable qui me soit de la vie tombé entre les mains.
Je me sens extrêmement flatté de l'approbation que vous donnez à la dernière Épître que je vous ai envoyée. Vous me faites grand plaisir de me reprendre sur mes fautes; je ferai ce que je pourrai pour corriger mon orthographe, qui est très-mauvaise; mais je crains de ne pas parvenir sitôt à l'exactitude qu'elle exige. J'ai le défaut d'écrire trop vite, et d'être trop paresseux pour copier ce que j'ai écrit. Je vous promets cependant de faire ce qui me sera possible pour que vous n'ayez pas lieu de composer, dans le goût de Lucien, un dialogue des lettres293-c qui plaident devant le tribunal de Vaugelas,293-d et qui accusent les défraudations que je leur ai faites.
Si, en se corrigeant, on peut parvenir à quelque habileté; si, par l'application, on peut apprendre à faire mieux; si les soins des maîtres de l'art ne se lassent point à former des disciples, je puis espérer, avec <294>votre assistance, de faire un jour des vers moins mauvais que ceux que je compose à présent.
J'ai bien cru que la marquise du Châtelet était en affaires sérieuses ce qu'elle est en physique, en philosophie, et dans la société; le propre des sciences est de donner une justesse d'esprit qui prévient l'abus qu'on pourrait faire de leur usage. J'aime à entendre qu'une jeune dame a assez d'empire sur ses passions pour quitter tous ses goûts en faveur de ses devoirs; mais j'admire encore plus un philosophe qui se résout d'abandonner la retraite et la paix en faveur de l'amitié. Ce sont des exemples que Cirey fournira à la postérité, et qui feront infiniment plus d'honneur à la philosophie que l'abdication de cette femme singulière qui descendit du trône de Suède pour aller occuper un palais à Rome.
Les sciences doivent être considérées comme des moyens qui nous donnent plus de capacité pour remplir nos devoirs. Les personnes qui les cultivent ont plus de méthode dans ce qu'elles font, et agissent plus conséquemment. L'esprit philosophique établit des principes; ce sont les sources du raisonnement et la cause des actions sensées. Je ne m'étonne point que vous autres habitants de Cirey fassiez ce que vous devez faire; mais je m'étonnerais beaucoup si vous ne le faisiez pas, vu la sublimité de vos génies et la profondeur de vos connaissances.
Je vous prie de m'avertir de votre départ pour Bruxelles, et d'aviser, en même temps, sur la voie la plus courte pour accélérer notre correspondance. Je me flatte de pouvoir recevoir de vous tous les huit jours des lettres, lorsque vous serez si voisin de nos frontières. Je pourrai peut-être vous être de quelque utilité dans ce pays, car je connais très-particulièrement le prince d'Orange,294-a qui est souvent à<295> Bréda, et le duc d'Aremberg,295-a qui demeure à Bruxelles. Peut-être pourrai-je aussi, par le ministère du prince de Lichtenstein, abréger à la marquise les longueurs qu'on lui fera souffrir à Bruxelles et à Vienne. Les juges de ces pays ne se pressent point dans leurs jugements. On dit que si la cour impériale devait un soufflet à quelqu'un, il faudrait solliciter trois ans avant que d'en obtenir le payement. J'augure de là que les affaires de la marquise ne se termineront pas aussi vite qu'elle le pourrait désirer.
Le vin de Hongrie vous suivra partout où vous irez. Il vous est beaucoup plus convenable que le vin du Rhin, duquel je vous prie de ne point boire, parce qu'il est fort malsain.
Ne m'oubliez pas, cher Voltaire; et, si votre santé vous le permet, donnez-moi plus souvent de vos nouvelles, de vos censures et de vos ouvrages. Vous m'avez si bien accoutumé à vos productions, que je ne puis presque plus revenir à celles des autres. Je brûle d'impatience d'avoir la fin du Siècle de Louis XIV; cet ouvrage est incomparable, mais gardez-vous bien de le faire imprimer.
Je suis avec toute l'estime imaginable et l'amitié la plus sincère, mon cher ami, etc.
<296>77. AU MÊME.
Berlin, 3 février 1739.296-a
Mon cher ami, vous recevez mes ouvrages avec trop d'indulgence. Une prévention trop favorable à l'auteur vous fait excuser leur faiblesse et les fautes dont ils fourmillent.
Je suis comme le Prométhée de la Fable; je dérobe quelquefois de votre feu divin, dont j'anime mes faibles productions. Mais la différence qu'il y a entre cette fable et la vérité, c'est que l'âme de Voltaire, beaucoup plus grande et plus magnanime que celle du roi des dieux, ne me condamne point au supplice que souffrit l'auteur du céleste larcin. Ma santé, languissante encore, m'empêche d'exécuter les ouvrages que je roulais dans ma tête; et le médecin, plus cruel que la maladie même, me condamne à prendre journellement de l'exercice, temps que je suis obligé de prendre sur mes heures d'étude.
Ces charlatans veulent m'interdire de m'instruire; bientôt ils voudront que je ne pense plus. Mais, tout bien compté, j'aime mieux être malade de corps que d'esprit.296-b Malheureusement l'esprit ne semble être que l'accessoire du corps; il est dérangé en même temps que l'organisation de notre machine, et la matière ne saurait souffrir sans que l'esprit ne s'en ressente également. Cette union si étroite, cette liaison intime est, ce me semble, une très-forte preuve du sentiment de Locke. Ce qui pense en nous est assurément un effet ou un résultat de la mécanique de notre machine animée. Tout homme sensé, tout homme qui n'est point imbu de prévention ou d'amour-propre, doit en convenir.
<297>Pour vous rendre compte de mes occupations, je vous dirai que j'ai fait quelques progrès en physique. J'ai vu toutes les expériences de la pompe pneumatique, et j'en ai indiqué deux nouvelles qui sont : 1o de mettre une montre ouverte dans la pompe, pour voir si son mouvement sera accéléré ou retardé, s'il restera le même ou s'il cessera. La seconde expérience regarde la vertu productrice de l'air. On prendra une portion de terre dans laquelle on plantera un pois, après quoi on l'enfermera dans le récipient; on pompera l'air, et je suppose que le pois ne croîtra point, parce que j'attribue à l'air cette vertu productrice et cette force qui développe les semences.
J'ai donné, de plus, quelque besogne à nos académiciens; il m'est venu une idée sur la cause des vents, que je leur ai communiquée, et notre célèbre Kirch297-a pourra me dire, au bout d'un an, si mon assertion est juste, ou si je me suis trompé. Je vous dirai en peu de mots de quoi il s'agit. On ne peut considérer que deux choses comme les mobiles du vent : la pression de l'air, et le mouvement. Or, je dis que la raison qui fait que nous avons plus de tempêtes vers le solstice d'hiver, c'est que le soleil est plus voisin de nous, et que la pression de cet astre sur notre hémisphère produit les vents. De plus, la terre, étant dans son périgée, doit avoir un mouvement plus fort, en raison inverse du carré de sa distance, et ce mouvement, influant sur les parties de l'air, doit nécessairement produire les vents et les tempêtes. Les autres vents peuvent venir des autres planètes avec lesquelles nous sommes dans le périgée. De plus, lorsque le soleil attire beaucoup d'humidités de la terre, ces humidités, qui s'élèvent et se rassemblent dans la moyenne région de l'air, peuvent, par leur pression, causer également des vents et des tourbillons.297-b M. Kirch obser<298>vera exactement la situation de notre terre à l'égard du monde planétaire; il remarquera les nuages, et il examinera avec soin, pour voir si la cause que j'assigne aux vents est véritable.
En voilà assez pour la physique. Quant à la poésie, j'avais formé un dessein; mais ce dessein est si grand, qu'il m'épouvante moi-même lorsque je le considère de sang-froid. Le croiriez-vous? j'ai fait le projet d'une tragédie; le sujet est pris de l'Énéide; l'action de la pièce devait représenter l'amitié tendre et constante de Nisus et d'Euryale. Je me suis proposé de renfermer mon sujet en trois actes, et j'ai déjà rangé et digéré les matériaux; ma maladie est survenue, et Nisus et Euryale me paraissent plus redoutables que jamais.298-a
Pour vous, mon cher ami, vous m'êtes un être incompréhensible. Je doute s'il y a un Voltaire dans le monde; j'ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n'est pas un homme qui fait le travail prodigieux qu'on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l'élite de l'univers, il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poëtes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide; et l'ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l'action de toute une armée s'attribue au chef qui la commande. La Fable nous parle d'un géant qui avait cent bras; vous avez mille génies. Vous embrassez l'univers entier, comme Atlas qui le portait.
Ce travail prodigieux me fait craindre, je l'avoue; n'oubliez point que, si votre esprit est immense, votre corps est très-fragile. Ayez quelque égard, je vous prie, à l'attachement de vos amis, et ne rendez pas votre champ aride, à force de le faire rapporter. La vivacité de votre esprit mine votre santé, et ce travail exorbitant use trop vite votre vie.
Puisque vous me promettez de m'envoyer les endroits de la Hen<299> riade que vous avez retouchés, je vous prie de m'envoyer la critique de ceux que vous avez rayés.
J'ai le dessein de faire graver la Henriade299-a (lorsque vous m'aurez communiqué les changements que vous avez jugé à propos d'y faire) comme l'Horace qu'on a gravé à Londres. Knobelsdorff, qui dessine très-bien, fera les dessins des estampes; l'on pourrait y ajouter l'Ode à Maupertuis, les Épîtres morales, et quelques-unes de vos pièces qui sont dispersées en différents endroits. Je vous prie de me dire votre sentiment, et quelle serait votre volonté.
Il est indigne, il est honteux pour la France qu'on vous persécute impunément. Ceux qui sont les maîtres de la terre doivent administrer la justice, récompenser et soutenir la vertu contre l'oppression et la calomnie. Je suis indigné de ce que personne ne s'oppose à la fureur de vos ennemis. La nation devrait embrasser la querelle de celui qui ne travaille que pour la gloire de sa patrie, et qui est presque le seul homme qui fasse honneur à son siècle. Les personnes qui pensent juste méprisent le libelle diffamatoire qui paraît; elles ont en horreur ceux qui en sont les abominables auteurs. Ces pièces ne sauraient attaquer votre réputation; ce sont des traits impuissants, des calomnies trop atroces pour être crues si légèrement.
J'ai fait écrire à Thieriot tout ce qui convient qu'il sache, et l'avis qu'on lui a donné touchant sa conduite fructifiera, à ce que j'espère.
Vous savez que la marquise et moi, nous sommes vos meilleurs amis; chargez-nous, lorsque vous serez attaqué, de prendre votre défense. Ce n'est pas que nous nous en acquittions avec autant d'éloquence et de dignité que si vous preniez ce soin vous-même; mais tout ce que nous dirons pourra être plus fort, parce qu'un ami, outré du tort qu'on fait à son ami, peut dire beaucoup de choses que la modération de l'offensé doit supprimer. Le public même est plutôt<300> ému par les plaintes d'un ami compatissant qu'il n'est attendri par l'oppressé qui crie vengeance.
Je ne suis point indifférent sur ce qui vous regarde, et je m'intéresse avec zèle au repos de celui qui travaille sans relâche pour mon instruction et pour mon agrément.
Je suis avec tous les sentiments que vous inspirez à ceux qui vous connaissent, etc.
Mes assurances d'estime à la marquise.
78. DE VOLTAIRE.
Cirey, 15 février 1739.
Monseigneur, j'ai reçu les étrennes. Je vous en ai donné en sujet, et V. A. R. m'en a donné en roi. Votre lettre sans date, vos jolis vers :
Quelque démon malicieux
Se joue assurément du monde, etc.300-a
ont dissipé tous les nuages qui se répandaient sur le ciel serein de Cirey. Les peines viennent de Paris, et les consolations viennent de Remusberg. Au nom d'Apollon notre maître, daignez me dire, monseigneur, comment vous avez fait pour connaître si parfaitement des états de la vie qui semblent être si éloignés de votre sphère. Avec quel microscope les yeux de l'héritier d'une grande monarchie ont-ils pu démêler toutes les nuances qui bigarrent la vie commune? Les princes ne savent rien de tout cela; mais vous êtes homme autant que prince.
<301>L'abbé Alari demandait un jour à notre roi permission d'aller à la campagne pour quelques jours, et de partir sur-le-champ. Comment! dit le Roi, est-ce que votre carrosse à six chevaux est dans la cour? Il croyait alors que tout le monde avait un carrosse à six chevaux au moins.
Vous me feriez croire, monseigneur, à la métempsycose. Il faut que votre âme ait été longtemps dans le corps de quelque particulier fort aimable, d'un La Rochefoucauld, d'un La Bruyère. Quelle peinture des riches accablés de leur bonheur insipide, des querelles et des chagrins qui en effet troublent les mariages les plus heureux en apparence! mais quelle foule d'idées et d'images! avec une petite lime de deux liards, que tout cet or-là serait parfaitement travaillé! Vous créez, et je ne sais plus que raboter; c'est ce qui fait que je n'ose pas encore envoyer à V. A. R. ma nouvelle tragédie; mais je prends la liberté de lui offrir un des petits morceaux que j'ai retouchés depuis peu dans la Henriade.
Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir une lettre de V. A. R. qui prouve bien que Remusberg va devenir une Académie des sciences. Il faut, monseigneur, que j'aime bien la vérité pour convenir qu'Émilie se trompe; mais cette vérité l'emporte sur les rois et même sur les Émilie.
Je pense que vous avez grande raison, monseigneur, sur ce feu causé par un vent d'ouest. Si les humains avaient attendu après Borée pour se chauffer, ils auraient couru grand risque de mourir de froid. Les plus grands vents, passant par les branches d'arbres, y perdent beaucoup de leur force; si ces branches sont sèches, elles tombent; si elles sont vertes, leur froissement éternel ne produirait pas une étincelle. Le tonnerre a bien plus l'air d'avoir embrasé des forêts que le vent; et les différents volcans dont la terre est pleine ont été nos premières fournaises.
Le mémoire, d'ailleurs, est plein de recherches curieuses et de<302> pensées aussi hardies que philosophiques; c'est le système de Boerhaave, c'est celui de Musschenbroek, c'est très-souvent celui de la nature. Notre Académie a donné le prix à des gens dont l'un dit que le feu est un composé de bouteilles,302-a et l'autre, que c'est une machine de cylindre. Voilà le goût de notre nation; ce qui tient au roman a la préférence sur la simple nature. Aussi ne donnerai-je point Mérope; mais je vais donner une tragédie toute romanesque; quand on est dans le pays d'Arlequin, il faut avoir un habit de toutes couleurs, avec un petit masque noir.
Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspiciis, et sponte meo componere curas,302-b
si je vivais sous mon prince, je ne ferais pas de tels ouvrages; je tâcherais de me conformer à sa façon mâle et vigoureuse de penser; je ressusciterais mon feu mourant aux étincelles de son génie. Mais que puis-je faire en France, malade, persécuté et toujours distrait par la crainte qu'à la fin l'envie et la persécution ne m'accablent? Le désert où je me suis réfugié auprès de Minerve, qui a pris pour me protéger la figure de madame du Châtelet; ce désert, qui devrait être inaccessible aux persécuteurs, n'a pu empêcher leur fureur d'y venir trouver un solitaire languissant, qui ne vivait que pour V. A. R., pour Émilie et pour l'étude.
Je suis avec le plus profond respect et le plus tendre attachement, etc.
<303>79. DU MÊME.
Cirey, 26 février 1739.
O nouvelle effroyable! ô tristesse profonde!
Il était un héros nourri par les vertus,
L'espérance, l'idole et l'exemple du monde;
Dieu! peut-être il n'est plus.
Quel envieux démon, de nos malheurs avide,
Dans ces jours fortunés tranche un destin si beau?
A mes yeux égarés quelle affreuse Euménide
Vient ouvrir ce tombeau?
Descendez, accourez du haut de l'Empyrée,
Dieu des arts, dieu charmant, mon éternel appui;
Vertus qui présidez à son âme éclairée,
Et que j'adore en lui,
Descendez, refermez cette tombe entr'ouverte,
Arrachez la victime aux destins ennemis;
Votre gloire en dépend, sa mort est votre perte
Conservez votre fils.
Jusqu'au trône enflammé de l'empire céleste
La Terre a fait monter ces douloureux accents :
« Grand Dieu! si vous m'ôtez cet espoir qui me reste,
Sapez mes fondements.
Vous le savez, grand Dieu! languissante, affaiblie
Sous le poids des forfaits, je gémis de tout temps;
Frédéric me console, il vous réconcilie
Avec mes habitants. »
Le Ciel entend la Terre, il exauce ses plaintes;
Minerve, la Santé, les Grâces, les Amours,
Revolent vers mon prince, et dissipent nos craintes
En assurant ses jours.
<304>Rival de Marc-Aurèle, âme héroïque et tendre,
Ah! si je peux former le désir et l'espoir
Que de mes jours encor le fil puisse s'étendre,
Ce n'est que pour vous voir.
Je suis né malheureux; la détestable envie,
Le zèle impérieux des dangereux dévots,
Contre les jours usés de ma mourante vie
Arment la main des sots.
Un lâche304-a me trahit, un ingrat304-b m'abandonne;
Il rompt de l'amitié le voile décevant.
Misérables humains, ma douleur vous pardonne :
Frédéric est vivant.
Il les faut excuser, monseigneur, ces vers sans esprit, que le cœur seul a dictés au milieu de la crainte où je suis encore de votre danger, dans le même temps que j'avais la joie d'apprendre votre résurrection de votre propre main.
V. A. R. est donc comme le cygne du temps passé; elle chante au bord du tombeau. Ah! monseigneur, que vos vers m'ont rassuré! On a bien de la vie quand l'esprit fait de ces choses-là après une crampe dans l'estomac. Mais, monseigneur, que de bontés à la fois! Je n'ai de protecteurs que vous et Émilie. Non seulement V. A. R. daigne m'aimer, mais elle veut encore que les autres m'aiment. Eh! qu'importent les autres? Après tout, je n'aurai pas la malheureuse faiblesse de rechercher le suffrage de Vadius,304-c quand je suis honoré des bontés de Frédéric; mais le malheur est que la haine implacable des Vadius est souvent suivie de la persécution des Séjan.
Je suis en France parce que madame du Châtelet y est; sans elle, il y a longtemps qu'une retraite plus profonde me déroberait à la <305>persécution et à l'envie. Je ne hais point mon pays, je respecte et j'aime le gouvernement sous lequel je suis né; mais je souhaiterais seulement pouvoir cultiver l'étude avec plus de tranquillité et moins de crainte.
Si l'abbé Desfontaines et ceux de sa trempe, qui me persécutent, se contentaient de libelles diffamatoires, encore passe; mais il n'y a point de ressorts qu'ils ne fassent jouer pour me perdre. Tantôt ils font courir des écrits scandaleux, et me les imputent; tantôt des lettres anonymes aux ministres, des histoires forgées à plaisir par Rousseau, et consommées par Desfontaines; de faux dévots se joignent à eux, et couvrent du zèle de la religion leur fureur de nuire. Tous les huit jours je suis dans la crainte de perdre la liberté ou la vie; et, languissant dans une solitude, et dans l'impuissance de me défendre, je suis abandonné par ceux même à qui j'ai fait le plus de bien, et qui pensent qu'il est de leur intérêt de me trahir. Du moins, un coin de terre dans la Hollande, dans l'Angleterre, chez les Suisses ou ailleurs, me mettrait à l'abri, et conjurerait la tempête; mais une personne trop respectable a daigné attacher sa vie heureuse à des jours si malheureux; elle adoucit tous mes chagrins, quoiqu'elle ne puisse calmer mes craintes.
Tant que j'ai pu, monseigneur, j'ai caché à V. A. R. la douleur de ma situation, malgré la bonté qu'elle avait elle-même d'en plaindre l'amertume; je voulais épargner à cette âme généreuse des idées si désagréables; je ne songeais qu'aux sciences qui font vos délices; j'oubliais l'auteur que vous daignez aimer. Mais enfin ce serait trahir son protecteur de lui cacher sa situation. La voilà telle qu'elle est. Horace dit :Durum! sed levius fit patientia;305-a et moi je dis :
Durum! sed levius fit per Federicum.<306>V. A. R. promet encore sa protection pour les affaires que madame du Châtelet doit discuter vers les confins de votre souveraineté. Elle vous en remercie, monseigneur; il n'y a qu'elle qui puisse exprimer le prix de vos bienfaits. Sera-t-il possible que V. A. R. soit en Prusse quand nous serons près de Clèves? J'espère au moins que nous y serons si longtemps, qu'enfin nous y verrons salutare meum.
Je suis avec un profond respect, etc.
80. DU MÊME.
(Cirey) 28 février 1739.
Monseigneur, je reçois la lettre de Votre Altesse Royale, du 3 février, et je lui réponds par la même voie. Nous avons sur-le-champ répété l'expérience de la montre dans le récipient; la privation d'air n'a rien changé au mouvement qui dépend du ressort. La montre est actuellement sous la cloche; je crois m'apercevoir que le balancier a pu aller peut-être un peu plus vite, étant plus libre dans le vide; mais cette accélération est très-peu de chose, et dépend probablement de la nature de la montre. Quant au ressort, il est évident, par l'expérience, que l'air n'y contribue en rien; et, pour la matière subtile de Des Cartes, je suis son très-humble serviteur. Si cette matière, si ce torrent de tourbillons va dans un sens, comment les ressorts qu'elle produirait pourraient-ils s'opérer de tous les sens? Et puis qu'est-ce que c'est que des tourbillons?
Mais que m'importe la machine pneumatique? C'est votre machine, monseigneur, qui m'importe; c'est la santé du corps aimable qui loge une si belle âme. Quoi! je suis donc réduit à dire à V. A. R.<307> ce qu'elle m'a si souvent daigné dire : Conservez-vous, travaillez moins. Vous le disiez, monseigneur, à un homme dont la conservation est inutile au monde; et moi, je le dis à celui dont le bonheur des hommes doit dépendre. Est-il possible, monseigneur, que votre accident ait eu de telles suites? J'ai eu l'honneur d'écrire à V. A. R. par M. Plötz; j'ai écrit aussi en droiture; hélas! je ne puis être au nombre de ceux qui veillent auprès de votre personne. Nisus et Euryalus amuseront peut-être plus votre convalescence que ne feraient des calculs. Je ne m'étonne pas que le héros de l'amitié ait choisi un tel sujet; j'en attends les premières scènes avec impatience. Scipion, César, Auguste, firent des tragédies; cur non Federicus?
V. A. R. me fait trop d'honneur, elle oppose trop de bonté à mes malheurs; j'ai fait tant de changements à la Henriade, que je suis obligé de lui envoyer l'ouvrage tout entier, avec les corrections. Si elle ordonne la voie par laquelle il faut lui faire tenir l'ouvrage qu'elle protége, elle sera obéie. Je suis trop heureux, malgré mes ennemis; je la remercie mille fois, et tout ce que vous daignez me dire pénètre mon cœur. Que je bavarderais, si ma déplorable santé me permettait d'écrire davantage! Je suis à vos pieds, monseigneur. Je ne respire guère; mais c'est pour Émilie et pour mon dieu tutélaire.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
81. A VOLTAIRE.
Remusberg, 8 mars 1739.
Mon cher ami, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, ma santé a été si languissante, que je n'ai pu travailler à quoi que ce pût<308> être. L'oisiveté m'est un poids beaucoup plus insupportable que le travail et que la maladie. Mais nous ne sommes formés que d'un peu d'argile, et il serait ridicule au suprême degré d'exiger beaucoup de santé d'une machine qui doit, par sa nature, se détraquer souvent, et qui est obligée de s'user pour périr enfin.
Je vois, par votre lettre, que vous êtes en bon train de corriger vos ouvrages. Je regrette beaucoup que quelques grains de cette sage critique ne soient pas tombés sur la pièce que je vous ai adressée. Je ne l'aurais point exposée au soleil, si ce n'avait été dans l'intention qu'il la purifiât. Je n'attends point de louanges de Cirey, elles ne me sont point dues; je n'attends de vous que des avis et de sages conseils. Vous me les devez assurément, et je vous prie de ne point ménager mon amour-propre.
J'ai lu avec un plaisir infini le morceau de la Henriade que vous avez corrigé. Il est beau, il est superbe. Je voudrais bien, indépendamment de cela, avoir fait celui que vous retranchez. Je suis destiné, je crois, à sentir plus vivement que les autres les beautés dont vous ornez vos ouvrages; ces beaux vers que je viens de lire m'ont animé de nouveau du feu d'Apollon. Telle est la force de votre génie, qu'il se communique à plus de deux cents lieues. Je vais monter mon luth pour former de nouveaux accords.
Il n'y a point lieu de douter que vous réussirez dans la nouvelle tragédie que vous travaillez. Lorsque vous parlez de la gloire, on croit en entendre discourir Jules César. Parlez-vous de l'humanité, c'est la nature qui s'explique par votre organe. S'agit-il d'amour, on croit entendre le tendre Anacréon ou le chantre divin qui soupira pour Lesbie. En un mot, il ne vous faut que cette tranquillité d'âme que je vous souhaite de tout mon cœur, pour réussir et pour produire des merveilles en tout genre.
Il n'est point étonnant que l'Académie royale ait préféré quelque mauvais ouvrage de physique à l'excellent Essai de la marquise. Com<309>bien d'impertinences ne se sont pas dites en philosophie! De quelles absurdités l'esprit humain ne s'est-il point avisé dans les écoles! Quel paradoxe reste-t-il à débiter, qu'on n'ait point soutenu? Les hommes ont toujours penché vers le faux; je ne sais par quelle bizarrerie la vérité les a toujours moins frappés. La prévention, les préjugés, l'amour-propre, l'esprit superficiel, seront, je crois, pendant tous les siècles, les ennemis qui s'opposeront aux progrès des sciences; et il est bien naturel que des savants de profession aient quelque peine à recevoir les lois d'une jeune et aimable dame qu'ils reconnaîtraient tous pour l'objet de leur admiration dans l'empire des grâces, mais qu'ils ne veulent point reconnaître pour l'exemple de leurs études dans l'empire des sciences. Vous rendez un hommage vraiment philosophique à la vérité. Ces intérêts, ces raisons petites ou grandes, ces nuages épais qui obscurcissent pour l'ordinaire l'œil du vulgaire, ne peuvent rien sur vous; et les vérités s'approchent autant de votre intelligence que les astres que nous considérons par un télescope se manifestent plus clairement à notre vue.309-a
Il serait à souhaiter que les hommes fussent tous au-dessus des corruptions de l'erreur et du mensonge; que le vrai et le bon goût servissent généralement de règles dans les ouvrages sérieux et dans les ouvrages d'esprit. Mais combien de savants sont capables de sacrifier à la vérité les préjugés de l'étude, et le prix de la beauté, et les ménagements de l'amitié? Il faut une âme forte pour vaincre d'aussi puissantes oppositions, et le triomphe qu'on remporte en ce sens-là sur l'amitié est plus grand que celui qu'on remporte sur soi-même.309-b Les vents sont très-bien, comme vous en convenez, dans la caverne d'Éole, d'où je crois qu'il ne faut les tirer que pour cause.
<310>J'ai été vivement touché des persécutions qu'on vous a suscitées; ce sont des tempêtes qui ôtent pour un temps le calme à l'Océan, et je souhaiterais bien d'être le Neptune de l'Énéide, afin de vous procurer la tranquillité que je vous souhaite très-sincèrement. Souffrez que je vous rappelle ces deux beaux vers de l'Épître à Émilie, où vous vous faites si bien votre leçon :
Tranquille au haut des cieux que Newton s'est soumis,
Il ignore en effet s'il a des ennemis,310-a
Laissez au-dessous de vous, croyez-moi, cet essaim méprisable et abject d'ennemis aussi furieux qu'impuissants. Votre mérite, votre réputation, vous servent d'égide. C'est en vain que l'envie vous poursuivra; ses traits s'émousseront et se briseront tous contre l'auteur de la Henriade, en un mot, contre Voltaire. De plus, si le dessein de vos ennemis est de vous nuire, vous n'avez pas lieu de les redouter, car ils n'y parviendront jamais; et, s'ils cherchent à vous chagriner, comme cela paraît plus apparent, vous ferez très-mal de leur donner cette satisfaction. Persuadé de votre mérite, enveloppé de votre vertu, vous devez jouir de cette paix douce et heureuse qui est ce qu'il y a de plus désirable en ce monde. Je vous prie d'en prendre la résolution. Je m'y intéresse par amitié pour vous, et par cet intérêt que je prends à votre santé et à votre vie.
Mandez-moi, je vous prie, où, par qui et comment je dois faire parvenir ce que je vous destine et à la marquise. Tout est emballé; agissez rondement, et mandez-moi, comme je le souhaite, ce que vous trouvez de plus expédient.
La marquise me demande si j'ai reçu l'extrait de Newton qu'elle a fait. J'ai oublié de lui répondre sur cet article. Dites-lui, je vous prie, que Thieriot me l'avait envoyé, et qu'il m'a charmé comme tout ce qui vient d'elle. En vérité, elle en fait trop; elle veut nous<311> dérober, à nous autres hommes, tous les avantages dont notre sexe est privilégié. Je tremble que, si elle se mêle de commander des armées, elle ne fasse rougir les cendres des Condé et des Turenne. Opposez-vous à des progrès qui nous en font encore envisager d'autres dans l'éloignement, et faites du moins qu'une sorte de gloire nous reste.
Césarion, qui me tient compagnie, vous assure mille fois de son amitié; il ne se passe point de jour que nous ne nous entretenions sur votre sujet.
Je suis rempli de projets; pour peu que ma santé revienne, vous serez inondé de mes ouvrages, à Cirey, comme le fut l'Italie par l'invasion des Goths. Je vous prie d'être toujours mon juge, et non pas mon panégyriste. Je suis avec l'estime la plus fervente, mon cher ami, etc.
82. AU MÊME.
Remusberg, 22 mars 1739.
Mon cher ami, je me suis trop pressé de vous découvrir mes projets de physique. Il faut l'avouer, ce trait sent bien le jeune homme qui, pour avoir pris une légère teinture de physique, se mêle de proposer des problèmes aux maîtres de l'art. J'en fais amende honorable en rougissant, et je vous promets que vous ne m'entendrez plus parler de périhélies, ni d'aphélies, qu'après m'en être bien instruit préalablement.311-a Passez cependant à un ignorant de vous faire une petite objection sur ce vide que vous supposez entre le soleil et nous.
Il me semble que, dans le Traité de la lumière, Newton dit que les rayons du soleil sont de la matière, et qu'ainsi il fallait qu'il y eût un<312> vide, afin que ces rayons pussent parvenir à nous en si peu de temps. Or, comme ces rayons sont matériels, et qu'ils occupent cet espace immense, tout cet intervalle se trouve donc rempli de cette matière lumineuse; ainsi il n'y a point de vide, et la matière subtile de Des Cartes, ou l'éther, comme il vous plaira de la nommer, est remplacée par votre lumière. Que devient donc le vide? Après ceci, n'attendez plus de moi un seul mot de physique.
Je suis un volontaire en fait de philosophie; je suis très-persuadé que nous ne découvrirons jamais les secrets de la nature; et, restant neutre entre les sectes, je peux les regarder sans prévention, et m'amuser à leurs dépens.
Je ne regarde point avec la même indifférence ce qui concerne la morale; c'est la partie la plus nécessaire de la philosophie, et qui contribue le plus au bonheur des hommes. Je vous prie de vouloir corriger la pièce que je vous envoie sur la Tranquillité;312-a ma santé ne m'a pas permis de faire grand' chose. J'ai, en attendant, ébauché cet ouvrage. Ce sont des idées croquées que la main d'un habile peintre devrait mettre en exécution.
J'attends le retour de mes forces pour commencer ma tragédie; je ferai ce que je pourrai pour réussir. Mais je sens bien que la pièce tout achevée ne sera bonne qu'à servir de papillotes à la marquise.
Je médite un ouvrage sur le Prince de Machiavel; tout cela roule encore dans ma tête, et il faudra le secours de quelque divinité pour débrouiller ce chaos.
J'attends avec impatience la Henriade; mais je vous demande instamment de m'envoyer la critique des endroits que vous retranchez. Il n'y aurait rien de plus instructif ni de plus capable de former le goût que ces remarques. Servez-vous, s'il vous plaît, de la voie de Michelet312-b pour me faire tenir vos lettres; c'est la meilleure de toutes.
<313>Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles de votre santé; j'appréhende beaucoup que ces persécutions et ces affaires continuelles qu'on vous fait ne l'altèrent plus qu'elle ne l'est déjà. Je suis avec bien de l'estime, mon cher ami, etc.
83. AU MÊME.
Remusberg, 15 avril 1739.
J'ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites de votre déplorable situation. Un ami à la distance de quelques centaines de lieues paraît un homme assez inutile dans le monde; mais je prétends faire un petit essai en votre faveur, dont j'espère que vous retirerez quelque utilité. Ah! mon cher Voltaire, que ne puis-je vous offrir un asile où assurément vous n'auriez rien de semblable à souffrir que le sont les chagrins que vous donne votre ingrate patrie! Vous ne trouveriez chez moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats; on saurait rendre justice à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort distingué parmi ses ouvrages.
Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition, et je vous assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement. Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour établir une égalité de conditions parmi tous les hommes,313-a il vous fallait des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos talents, et de l'amitié de la marquise.
C'est dans des occasions semblables qu'il nous faut tirer de la phi<314>losophie des secours capables de modérer les premiers transports de douleur, et de calmer les mouvements impétueux que le chagrin excite dans nos âmes. Je sais que ces conseils ne coûtent rien à donner, et que la pratique en est presque impossible; je sais que la force de votre génie est suffisante pour s'opposer à vos calamités. Mais on ne laisse point que de tirer des consolations du courage que nous inspirent nos amis.
Vos adversaires sont d'ailleurs des gens si méprisables, qu'assurément vous ne devez pas craindre qu'ils puissent ternir votre réputation. Les dents de l'envie s'émousseront toutes les fois qu'elles voudront vous mordre. Il n'y a qu'à lire sans partialité les écrits et les calomnies qu'on sème sur votre sujet, pour en connaître la malice et l'infamie. Soyez en repos, mon cher Voltaire, et attendez que vous puissiez goûter les fruits de mes soins.
J'espère que l'air de Flandre vous fera oublier vos peines, comme les eaux du Léthé en effaçaient le souvenir chez les ombres.
J'attends de vos nouvelles pour savoir quand il serait agréable à la marquise que je lui envoyasse une lettre pour le duc d'Aremberg. Mon vin de Hongrie et l'ambre languissent de partir; j'enverrai le tout à Bruxelles, lorsque je vous y saurai arrivé.
Ayez la bonté de m'adresser les lettres que vous m'écrirez de Cirey, par le marchand Michelet; c'est la voie la plus courte. Mais si vous m'écrivez de Bruxelles, que ce soit sous l'adresse du général Borcke, à Wésel. Vous vous étonnerez de ce que j'ai été si longtemps sans vous répondre; mais vous débrouillerez facilement ce mystère, quand vous saurez qu'une absence de quinze jours m'a empêché de recevoir votre lettre, qui m'attendait ici.
Je vous prie de ne jamais douter des sentiments d'amitié et d'estime avec lesquels je suis, etc.
<315>84. DE VOLTAIRE.
Cirey, 15 avril 1739.
Monseigneur, en attendant votre Nisus et Euryale, Votre Altesse Royale essaye toujours très-bien ses forces dans ses nobles amusements. Votre style français est parvenu à un tel point d'exactitude et d'élégance, que j'imagine que vous êtes né dans le Versailles de Louis XIV, que Bossuet et Fénelon ont été vos maîtres d'école, et madame de Sévigné votre nourrice. Si vous voulez cependant vous asservir à nos misérables règles de versification, j'aurai l'honneur de dire à V. A. R. qu'on évite autant qu'on le peut chez nos timides écrivains de se servir du mot croient en poésie, parce que, si on le fait de deux syllabes, il résulte une prononciation qui n'est pas française, comme si on prononçait croyint; et, si on le fait d'une syllabe, elle est trop longue. Ainsi, au lieu de dire :
Ils croient réformer, stupides téméraires, ...315-a
les Apollons de Remusberg diront tout aussi aisément :
Ils pensent réformer, stupides téméraires. ...
<316>Ce qui me charme infiniment, c'est que je vois toujours, monseigneur, un fonds inépuisable de philosophie dans vos moindres amusements.
Quant à cette autre philosophie plus incertaine qu'on nomme physique, elle entrera sans doute dans votre sanctuaire, et vos objections sont déjà des instructions.
Il faut bien que les rayons de lumière soient de la matière, puisqu'on les divise, puisqu'ils échauffent, qu'ils brûlent, qu'ils vont et viennent, puisqu'ils poussent un ressort de montre exposé près du foyer de verre du prince de Hesse. Mais si c'est une matière précisément comme celle dont nous avons trois ou quatre notions, si elle en a toutes les propriétés, c'est sur quoi nous n'avons que des conjectures assez vraisemblables.
A l'égard de l'espace que remplissent les rayons du soleil, ils sont si loin de composer un plein absolu dans le chemin qu'ils traversent, que la matière qui sort du soleil en un an ne contient peut-être pas deux pieds cubes, et ne pèse peut-être pas deux onces.
Le fait est que Römer a très-bien démontré, malgré les Maraldi, que la lumière vient du soleil à nous en sept minutes et demie; et, d'un autre côté, Newton a démontré qu'un corps qui se meut dans un fluide de même densité que lui perd la moitié de sa vitesse après avoir parcouru trois fois son diamètre, et bientôt perd toute sa vitesse. Donc il résulte que la lumière, en pénétrant un fluide plus dense qu'elle, perdrait sa vitesse beaucoup plus vite, et n'arriverait jamais à nous; donc elle ne vient qu'à travers l'espace le plus libre.
De plus, Bradley a découvert que la lumière qui vient de Sirius à nous n'est pas plus retardée dans son cours que celle du soleil. Si cela ne prouve pas un espace vide, je ne sais pas ce qui le prouvera.
Votre idée, monseigneur, de réfuter Machiavel est bien plus digne d'un prince tel que vous que de réfuter de simples philosophes; c'est la connaissance de l'homme, ce sont ses devoirs qui font votre étude<317> principale; c'est à un prince comme vous à instruire les princes. J'oserais supplier avec la dernière instance V. A. R. de s'attacher à ce beau dessein et de l'exécuter.
Cette bonté que vous conservez, monseigneur, pour la Henriade ne vient sans doute que des idées très-opposées au machiavélisme que vous y avez trouvées. Vous avez daigné aimer un auteur également ennemi de la tyrannie et de la rébellion. V. A. R. est encore assez bonne pour m'ordonner de lui rendre compte des changements que j'ai faits. J'obéis.
1o Le changement le plus considérable est celui du combat de d'Ailly contre son fils.317-a Il m'a paru que cette aventure, touchante par elle-même, n'avait pas une juste étendue, qu'on n'émeut point les cœurs en ne montrant les objets qu'en passant. J'ai tâché de suivre le bel exemple que Virgile donne dans Nisus et Euryale. Il faut, je crois, présenter les personnages assez longtemps aux yeux pour qu'on ait le temps de s'y attacher. J'aime les images rapides, mais j'aime à me reposer quelque temps sur des choses attendrissantes.
Le second changement le plus important est au dixième chant. Le combat de Turenne et d'Aumale me semblait encore trop précipité. J'avais évité la grande difficulté qui consiste à peindre les détails; j'ai lutté, depuis, contre cette difficulté, et voici les vers :
O Dieu! cria Turenne, arbitre de mon roi, etc.317-bJe suis, je crois, monseigneur, le premier poëte qui ait tiré une comparaison de la réfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d'escrime portés, parés et détournés.
In tenui labor; at tenuis non gloria, si quem
Numina laeva sinunt auditque vocatus Apollo.317-c
<318>Numina laeva, ce sont ceux qui me persécutent; et vocatus Apollo, c'est mon protecteur de Remusberg.
Pour achever d'obéir à mon Apollon, je lui dirai encore que j'ai retranché ces quatre vers qui terminent le premier chant :
Surtout en écoutant ces tristes aventures,
Pardonnez, grande reine, à des vérités dures
Qu'un autre eût pu vous taire, ou saurait mieux voiler,
Mais que Bourbon jamais n'a pu dissimuler.
Comme ces vérités dures dont parle Henri IV ne regardent point la reine Élisabeth, mais des rois qu'Élisabeth n'aimait point, il est clair qu'il n'en doit point d'excuses à cette reine; et c'est une faute que j'ai laissée subsister trop longtemps. Je mets donc à sa place :
Un autre, en vous parlant, pourrait avec adresse, etc.318-aVoici, au sixième chant, une petite addition; c'est quand Potier demande audience :
Il élève la voix; on murmure, on s'empresse, etc.318-bJ'ai cru que ces images étaient convenables au poëme épique;
Ut pictura poesis erit.....318-cAu septième chant, en parlant de l'enfer, j'ajoute :
Êtes-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs,
Qui, livrés aux plaisirs, et couchés sur des fleurs,
Sans fiel et sans fierté couliez dans la paresse
Vos inutiles jours filés par la mollesse?
Avec les scélérats seriez-vous confondus,
Vous, mortels bienfaisants, vous, amis des vertus,
<319>Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse,
Avez séché les fruits de trente ans de sagesse?319-a
Voilà de quoi inspirer peut-être, monseigneur, un peu de pitié pour les pauvres damnés, parmi lesquels il y a de si honnêtes gens. Mais le changement le plus essentiel à mon poëme, c'est une invocation qui doit être placée immédiatement après celle que j'ai faite à une déesse étrangère, nommée la Vérité. A qui dois-je m'adresser, si ce n'est à son favori, à un prince qui l'aime et qui la fait aimer, à un prince qui m'est aussi cher qu'elle, et aussi rare dans le monde? C'est donc ainsi que je parle à cet homme adorable, au commencement de la Henriade :
Et toi, jeune héros, toujours conduit par elle,
Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle,
Citoyen sur le trône, et l'exemple du Nord,
Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support;
Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre,
Porter de toutes parts ou la fraude ou la guerre;
De leurs fausses vertus laisse-les s'honorer;
Ils désolent le monde, et tu dois l'éclairer.319-b
Je demande en grâce à V. A. R., je lui demande à genoux de souffrir que ces vers soient imprimés dans la belle édition qu'elle ordonne qu'on fasse de la Henriade. Pourquoi me défendrait-elle, à moi, qui n'écris que pour la vérité, de dire celle qui m'est la plus précieuse?
Je compte envoyer à V. A. R. de quoi l'amuser, dès que je serai aux Pays-Bas. Je n'ai pas laissé de faire de la besogne, malgré mes maladies; Apollon-Rémus et Émilie me soutiennent. Madame du Châtelet ne sait encore ni comment remercier V. A. R., ni comment<320> donner une adresse pour ce bon vin de Hongrie. Nous comptons partir au commencement de mai; j'aurai l'honneur d'écrire à V. A. R. dès que nous nous serons un peu orientés.
Comme il faut rendre compte de tout à son maître, il y a apparence que, au retour des Pays-Bas, nous songerons à nous fixer à Paris. Madame du Châtelet vient d'acheter une maison bâtie par un des plus grands architectes de France, et peinte par Le Brun et par Le Sueur. C'est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe. Elle est heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout; c'est ce qui fait qu'on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à bâtir et à orner. Je la regarde comme une seconde retraite, comme un second Cirey. Croyez, monseigneur, que les larmes coulent de mes yeux quand je songe que tout cela n'est pas dans les États de Marc-Aurèle-Frédéric. La nature s'est bien trompée en me faisant naître bourgeois de Paris. Mon corps seul y sera; mon âme ne sera jamais qu'auprès d'Émilie et de l'adorable prince dont je serai à jamais, avec le plus profond respect, et, si S. A. R. le permet, avec tendresse, etc.
85. DU MÊME.
Cirey, 25 avril 1739.
Monseigneur, j'ai donc l'honneur d'envoyer à Votre Altesse Royale la lie de mon vin. Voici les corrections d'un ouvrage qui ne sera jamais digne de la protection singulière dont vous l'honorez. J'ai fait au moins tout ce que j'ai pu; votre auguste nom fera le reste. Permettez encore une fois, monseigneur, que le nom du plus éclairé, du<321> plus généreux, du plus aimable de tous les princes, répande sur cet ouvrage un éclat qui embellisse jusqu'aux défauts mêmes; souffrez ce témoignage de mon tendre respect, il ne pourra point être soupçonné de flatterie. Voilà la seule espèce d'hommages que le public approuve. Je ne suis ici que l'interprète de tous ceux qui connaissent votre génie. Tous savent que j'en dirais autant de vous, si vous n'étiez pas l'héritier d'une monarchie.
J'ai dédié Zaïre à un simple négociant; je ne cherchais en lui que l'homme. Il était mon ami, et j'honorais sa vertu. J'ose dédier la Henriade à un esprit supérieur. Quoiqu'il soit prince, j'aime plus encore son génie que je ne révère son rang.
Enfin, monseigneur, nous partons incessamment, et j'aurai l'honneur de demander les ordres de V. A. R., dès que la chicane qui nous conduit nous aura laissé une habitation fixe. Madame du Châtelet va plaider pour de petites terres, tandis que probablement vous plaiderez pour de plus grandes, les armes à la main. Ces terres sont bien voisines du théâtre de la guerre que je crains;
Mantua vae miserae nimium vicina Cremonae!321-aJe me flatte qu'une branche de vos lauriers mise sur la porte du château de Beringen le sauvera de la destruction. Vos grands grenadiers ne me feront point de mal, quand je leur montrerai de vos lettres. Je leur dirai : Non hic in proelia veni.321-b Ils entendent Virgile, sans doute, et s'ils voulaient piller, je leur crierais : Barbarus has segetes!321-c Ils s'enfuiraient alors pour la première fois. Je voudrais bien voir qu'un régiment prussien m'arrêtât! « Messieurs, dirais-je, savez-vous bien que votre prince fait graver la Henriade, et que j'appar<322>tiens à Émilie? » Le colonel me prierait à souper; mais par malheur je ne soupe point.
Un jour, je fus pris pour un espion par les soldats du régiment de Conti; le prince, leur colonel, vint à passer, et me pria à souper au lieu de me faire pendre. Mais actuellement, monseigneur, j'ai toujours peur que les puissances ne me fassent pendre au lieu de boire avec moi. Autrefois le cardinal de Fleury m'aimait, quand je le voyais chez madame la maréchale de Villars; altri tempi, altre cure. Actuellement c'est la mode de me persécuter, et je ne conçois pas comment j'ai pu glisser quelques plaisanteries dans cette lettre, au milieu des vexations qui accablent mon âme, et des perpétuelles souffrances qui détruisent mon corps. Mais votre portrait, que je regarde, me dit toujours : Macte animo.322-a
Durum! sed levius fit patientiaQuidquid corrigere est nefas.322-b
J'ose exhorter toujours votre grand génie à honorer Virgile dans Nisus et dans Euryalus, et à confondre Machiavel. C'est à vous à faire l'éloge de l'amitié; c'est à vous de détruire l'infâme politique qui érige le crime en vertu. Le mot politique signifie, dans son origine primitive, citoyen, et aujourd'hui, grâce à notre perversité, il signifie trompeur de citoyens. Rendez-lui, monseigneur, sa vraie signification. Faites connaître, faites aimer la vertu aux hommes.
Je travaille à finir un ouvrage que j'aurai l'honneur d'envoyer à V. A. R. dès que j'aurai reposé ma tête. V. A. R. ne manquera pas de mes frivoles productions, et, tant qu'elles l'amuseront, je suis à ses ordres.
Madame la marquise du Châtelet joint toujours ses hommages aux miens.
<323>Je suis avec le plus profond respect et la plus grande vénération, monseigneur, etc.
86. A VOLTAIRE.
Ruppin, 16 mai 1739.
Mon cher ami, j'ai reçu deux de vos lettres presque en même temps, et sur le point de mon départ pour Berlin, de façon que je ne puis répondre qu'en gros à toutes les deux.
Je vous ai une obligation infinie de ce que vous m'avez communiqué les changements que vous avez faits à la Henriade. Il n'y a que vous qui soyez supérieur à vous-même; tous les changements que je viens de lire sont très-bons, et je ne cesse de m'étonner de la force que la langue française prend dans vos ouvrages. Si Virgile fût né citoyen de Paris, il n'aurait pu rien faire d'approchant du combat de Turenne. Il y a un feu, dans cette description, qui m'enlève. Avouez-nous la vérité; vous y fûtes présent, à ce combat, vous l'avez vu de vos yeux, et vous avez écrit sur vos tablettes chaque coup d'épée porté, reçu et paré; vous avez noté chacun des gestes des champions, et, par cette force supérieure qu'ont les grands génies, vous avez lu dans leurs cœurs tout ce que pensaient ces vaillants combattants.
Le Carrache n'eût pas mieux dessiné les attitudes difficiles de ce duel; et Le Brun, avec tout son coloris, n'aurait assurément rien fait de semblable au petit portrait de la réfraction que fait l'aimable, le cher poëte philosophe.
L'endroit ajouté au chant septième est encore admirable et très-propre à occuper une place dans l'édition que je fais préparer de la Henriade. Mais, mon cher Voltaire, ménagez la race des bigots, et<324> craignez vos persécuteurs; ce seul article est capable de vous faire des affaires de nouveau; il n'y a rien de plus cruel que d'être soupçonné d'irréligion. On a beau faire tous les efforts imaginables pour sortir de ce blâme, cette accusation dure toujours; j'en parle par expérience, et je m'aperçois qu'il faut être d'une circonspection extrême sur un article dont les sots font un point principal.
Vos vers sont conformes à la raison, ils doivent ainsi l'être à la vérité; et c'est justement pourquoi les idiots et les stupides s'en formaliseront. Ne les communiquez donc point à votre ingrate patrie; traitez-la comme le soleil traite les Lapons. Que la vérité et la beauté de vos productions ne brillent donc que dans un endroit où l'auteur est estimé et vénéré, dans un pays enfin où il est permis de ne point être stupide, où l'on ose penser, et où l'on ose tout dire.
Vous voyez bien que je parle de l'Angleterre. C'est là que j'ai trouvé convenable de faire graver la Henriade. Je ferai l'Avant-propos, que je vous communiquerai avant que de le faire imprimer. Pine composera les tailles-douces, et Knobelsdorff les vignettes. On ne saurait assez honorer cet ouvrage, et on n'en peut assez estimer l'auteur respectable. La postérité m'aura l'obligation de la Henriade gravée, comme nous l'avons à ceux qui nous ont conservé l'Énéide ou les ouvrages de Phidias et de Praxitèle.
Vous voulez donc que mon nom entre dans vos ouvrages. Vous faites comme le prophète Élie, qui, montant au ciel, à ce qu'en dit l'histoire, abandonna son manteau au prophète Élisée.324-a Vous voulez me faire participer à votre gloire. Mon nom sera comme ces cabanes qui se trouvent placées dans de belles situations; on les fréquente à cause des paysages qui les environnent.
Après avoir parlé de la Henriade et de son auteur, il faudrait s'arrêter, et ne point parler d'autres ouvrages; je dois cependant vous tenir compte de mes occupations.
<325>C'est actuellement Machiavel qui me fournit de la besogne. Je travaille aux notes sur son Prince, et j'ai déjà commencé un ouvrage qui réfutera entièrement ses maximes par l'opposition qui se trouve entre elles et la vertu, aussi bien qu'avec les véritables intérêts des princes. Il ne suffit point de montrer la vertu aux hommes, il faut encore faire agir les ressorts de l'intérêt, sans quoi il y en a très-peu qui soient portés à suivre la droite raison.
Je ne saurais vous dire le temps où je pourrai avoir rempli cette tâche, car beaucoup de dissipations me viendront à présent distraire de l'ouvrage. J'espère cependant, si ma santé le permet, et si mes autres occupations le souffrent, que je pourrai vous envoyer le manuscrit d'ici à trois mois. Nisus et Euryale attendront, s'il leur plaît, que Machiavel soit expédié. Je ne vas que l'allure de ces pauvres mortels qui cheminent tout doucement, et mes bras n'embrassent que peu de matière.
Ne vous imaginez pas, je vous prie, que tout le monde ait cent bras comme Voltaire-Briarée; un de ses bras saisit la physique, tandis qu'un autre s'occupe avec la poésie, un autre avec l'histoire, et ainsi à l'infini. On dit que cet homme a plus d'une intelligence unie à son corps, et que lui seul fait toute une académie. Ah! qu'on se sentirait tenté de se plaindre de son sort, lorsqu'on réfléchit sur le partage inégal des talents qui nous sont échus! On me parlerait en vain de l'égalité des conditions; je soutiendrai toujours qu'il y a une différence infinie entre cet homme universel dont je viens de parler, et le reste des mortels.
Ce me serait une grande consolation, à la vérité, de le connaître; mais nos destins nous conduisent par des routes si différentes, qu'il paraît que nous sommes destinés à nous fuir.
Vous m'envoyez des vers pour la nourriture de mon esprit, et je vous envoie des recettes pour la convalescence de votre corps. Elles sont d'un très-habile médecin que j'ai consulté sur votre santé; il<326> m'assure qu'il ne désespère point de vous guérir; servez-vous de ses remèdes, car j'ai l'espérance que vous vous en trouverez soulagé.
Comme cette lettre vous trouvera, selon toutes les apparences, à Bruxelles, je peux vous parler plus librement sur le sujet de Son Éminence326-a et de toute votre patrie. Je suis indigné du peu d'égard qu'on a pour vous, et je m'emploierai volontiers pour vous procurer du moins quelque repos. Le marquis de La Chétardie,326-b à qui j'avais écrit, est malheureusement parti de Paris; mais je trouverai bien le moyen de faire insinuer au cardinal ce qu'il est bon qu'il sache au sujet d'un homme que j'aime et que j'estime.
Le vin de Hongrie et l'ambre partiront dès que je saurai si c'est à Bruxelles que vous fixerez votre étoile errante et la chicane. Mon marchand de vin, Hony,326-c vous rendra cette lettre; mais lorsque vous voudrez me répondre, je vous prie d'adresser vos lettres au général Borcke, à Wésel.
Le cher Césarion, qui est ici présent, ne peut s'empêcher de vous réitérer tout ce que l'estime et l'amitié lui font sentir sur votre sujet.
Vous marquerez bien à la marquise jusqu'à quel point j'admire l'auteur de l'Essai sur le Feu, et combien j'estime l'amie de M. de Voltaire.
Je suis avec ces sentiments que votre mérite arrache à tout le monde, et avec une amitié plus particulière encore, etc.
<327>87. AU MÊME.
Mai 1739.327-a
Mon cher ami, je n'ai qu'un moment à moi pour vous assurer de mon amitié, et pour vous prier de recevoir l'écritoire d'ambre et les bagatelles que je vous envoie. Ayez la bonté de donner l'autre boîte, où il y a le jeu de quadrille, à la marquise. Nous sommes si occupés ici, qu'à peine a-t-on le temps de respirer. Quinze jours me mettront en situation d'être plus prolixe.
Le vin de Hongrie ne peut partir qu'à la fin de l'été, à cause des chaleurs qui sont survenues. Je suis occupé à présent à régler l'édition de la Henriade. Je vous communiquerai tous les arrangements que j'aurai pris là-dessus.
Nous venons de perdre l'homme le plus savant de Berlin, le répertoire de tous les savants d'Allemagne, un vrai magasin de sciences; le célèbre M. de La Croze327-b vient d'être enterré avec une vingtaine de langues différentes, la quintessence de toute l'histoire, et une multitude d'historiettes dont sa mémoire prodigieuse n'avait laissé échapper aucune circonstance. Fallait-il tant étudier pour mourir au bout de quatre-vingts ans? ou plutôt ne devait-il point vivre éternellement pour récompense de ses belles études?
Les ouvrages qui nous restent de ce savant prodigieux ne le font pas assez connaître, à mon avis. L'endroit par lequel M. de La Croze brillait le plus, c'était, sans contredit, sa mémoire; il en donnait des preuves sur tous les sujets, et l'on pouvait compter qu'en l'interrogeant sur quelque objet qu'on voulût, il était présent, et vous citait les éditions et les pages où vous trouviez tout ce que vous souhaitiez d'apprendre. Les infirmités de l'âge n'ont diminué en rien les talents<328> extraordinaires de sa mémoire, et jusqu'au dernier moment de sa vie, il a fait amas de trésors d'érudition, que sa mort vient d'enfouir pour jamais avec une connaissance parfaite de tous les systèmes philosophiques, qui embrassait également les points principaux des opinions jusqu'aux moindres minuties.
M. de La Croze était assez mauvais philosophe; il suivait le système de Des Cartes, dans lequel on l'avait élevé, probablement par prévention et pour ne point perdre la coutume qu'il avait contractée, depuis une septantaine d'années, d'être de ce sentiment. Le jugement, la pénétration, et un certain feu d'esprit qui caractérise si bien les esprits originaux et les génies supérieurs, n'étaient point du ressort de M. de La Croze; en revanche, une probité égale en toutes ses fortunes le rendait respectable et digne de l'estime des honnêtes gens.
Plaignez-nous, mon cher Voltaire; nous perdons de grands hommes, et nous n'en voyons pas renaître. Il paraît que les savants et les orangers sont de ces plantes qu'il faut transplanter dans ce pays, mais que notre terrain ingrat est incapable de reproduire, lorsque les rayons arides du soleil ou les gelées violentes des hivers les ont une fois fait sécher. C'est ainsi qu'insensiblement et par degrés la barbarie s'est introduite dans la capitale de l'univers, après le siècle heureux des Cicéron et des Virgile. Lorsque le poëte est remplacé par le poëte, le philosophe par le philosophe, l'orateur par l'orateur, alors on peut se flatter de voir perpétuer les sciences. Mais lorsque la mort les ravit les uns après les autres, sans qu'on voie ceux qui peuvent les remplacer dans les siècles à venir, il ne semble point qu'on enterre un savant, mais plutôt les sciences.
Je suis avec tous les sentiments que vous faites si bien sentir à vos amis, et qu'il est si difficile d'exprimer, etc.
<329>88. DE VOLTAIRE.
Louvain, 30 mai 1739.
Monseigneur, en partant de Bruxelles, j'ai reçu tout ce qui peut flatter mon âme et guérir mon corps, et c'est à V. A. R. que je le dois;
.... Deus nobis haec munera fecit.329-aVous voulez que je vive, monseigneur; j'ose dire que vous avez quelque raison de ne pas vouloir que le plus tendre de vos admirateurs, le fidèle témoin de ce qui se passe dans votre belle âme, périsse sitôt. La Henriade et moi, nous vous devrons la vie. Je suis bien plus honoré que ne le fut Virgile. Auguste ne fit des vers pour lui qu'après la mort de son poëte, et V. A. R. fait vivre le sien, et daigne honorer la Henriade d'un Avertissement de sa main. Ah! monseigneur, qu'ai-je affaire de la misérable bienveillance d'un cardinal que la fortune a rendu puissant? qu'ai-je besoin des autres hommes? Plût à Dieu que je restasse dans l'ermitage du comte de Loo, où je vais suivre Émilie! Nous arrivâmes avant-hier à Bruxelles. Nous voici en route; je ne commencerai que dans quelques jours à jouir d'un peu de loisir; dès que j'en aurai, je mettrai en ordre de quoi amuser quelques quarts d'heure mon protecteur, tandis qu'il s'occupera à ce bel ouvrage, si digne d'un prince comme lui. S'il daigne écrire contre Machiavel, ce sera Apollon qui écrasera le serpent Python. Vous êtes certainement mon Apollon, monseigneur; vous êtes pour moi le dieu de la médecine et celui des vers; vous êtes encore Bacchus, car V. A. R. daigne envoyer de bon vin à Émilie et à son malade. Ayez donc la bonté d'ordonner, monseigneur, que ce présent de Bacchus soit voituré à l'adresse d'un de ses plus dignes favoris; c'est M. le duc d'Aremberg; tout vin doit lui être adressé, comme tout ouvrage vous doit<330> hommage. Il y a certaines cérémonies à Bruxelles, pour le vin, dont il nous sauvera; j'espère que je boirai avec lui à la santé de mon cher souverain, du vrai maître de mon âme, dont je suis plus réellement le sujet que du roi sous lequel je suis né. Il faut partir; je finis une lettre que mon cœur très-bavard ne m'eût point permis de finir sitôt; quand je serai arrivé, je donnerai une libre carrière à mes remercîments, et la digne Émilie aura l'honneur d'y joindre les siens. Je ferai serment de docilité au médecin dont V. A. R. a eu la bonté de m'envoyer la consultation. J'écrirai à votre aimable favori, M. de Keyserlingk; je remplirai tous les devoirs de mon cœur; je suis à vos pieds, grand prince,
O et praesidium et dulce decus meum!330-aJe suis en courant, mais avec les sentiments les plus inébranlables de respect, d'admiration, de tendre reconnaissance, monseigneur, etc.
89. DU MÊME.
Mai 1739.
Votre Altesse Royale prend le parti des citadelles contre Machiavel; il paraît que l'Empire pense de même, car on a tiré vraiment douze cents florins de la caisse pour les réparations de Philippsbourg, qui en exigent, dit-on, plus de douze mille.
Il n'y a guère de places dans les Deux-Siciles; voilà pourquoi ce pays change si souvent de maître. S'il y avait des Namur, des Valenciennes, des Tournai, des Luxembourg dans l'Italie,
<331>Ch'or giu dall'Alpi non vedrei torrenti
Scender d'armati, nè di sangue tinta
Bever l'onda del Pò gallici armenti;
Nè la vedrei del non suo ferro cinta
Pugnar col braccio di straniere genti,
Per servir sempre, o vincitrice, o vinta.
Il faudra bien qu'au printemps prochain l'Empereur et les Anglais reprennent ce beau pays; il serait trop longtemps sous la même domination. Ah! monseigneur, heureux qui peut vivre sous vos lois!
J'ai commencé, monseigneur, à prendre de votre poudre. Ou il n'y a point de Providence, ou elle me fera du bien. Je n'ai point d'expression pour remercier Marc-Aurèle devenu Esculape.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
90. DU MÊME.
Bruxelles (juin) 1739.
Monseigneur, en revenant de ces tristes terres dans le voisinage desquelles V. A. R. n'a point été, j'ai l'honneur de lui écrire pour me consoler. J'espère que V. A. R. m'enverra longtemps ses ordres à Bruxelles; je les recevrai beaucoup plus tôt et plus sûrement que quand ils faisaient tant de cascades de Paris à Bar-le-Duc et à Cirey. Je recevrai au moins vos ordres directement, dans l'espérance qu'un jour, avant de mourir, videbo dominum meum facie ad faciem.331-a
Je prends la liberté d'adresser à V. A. R. une petite relation, non<332> pas de mon voyage, mais de celui de M. le baron de Gangan.332-a C'est une fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec les bouffonneries d'Arlequin. Le véritable ennemi de Machiavel aura-t-il quelques moments pour voyager avec ce baron de Gangan? Il y verra au moins un petit article plein de vérité sur les choses de la terre. Je compte vous présenter bientôt un autre tribut de bagatelles poétiques, car je me tiens comptable de mon temps à mon vrai souverain. Les biens des sujets appartiennent, dit-on, aux autres rois; mon cœur et mes moments appartiennent au mien. Madame du Châtelet, son autre sujette, et plus digne ornement de sa cour, lui présente ses respects, selon la permission qu'il nous en adonnée. Elle ne fera ici que plaider; elle trouvera peu de personnes à qui elle puisse parler de philosophie. Les arts n'habitent pas plus à Bruxelles que les plaisirs. Une vie retirée et douce est ici le partage de presque tous les particuliers; mais cette vie douce ressemble si fort à l'ennui, qu'on s'y méprend très-aisément. L'ennui n'approchera point d'une maison qu'Émilie habite, et qui est honorée des lettres de notre prince. Nous sommes dans le quartier le plus retiré, dans la rue de la Grosse-Tour. C'est là que nous nous entretenons tous les jours de ce prince qui sera l'amour de la terre, comme il est le nôtre; et de M. le baron de Keyserlingk, si digne de lui plaire et de le voir; et du savant M. Jordan, à qui je porte envie.
Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, monseigneur, etc.
<333>91. A VOLTAIRE.
Remusberg, 26 juin 1739.
Mon cher ami, je souhaiterais beaucoup que votre étoile errante se fixât, car mon imagination déroutée ne sait plus de quel côté du Brabant elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvait une fois diriger vos pas du côté de notre solitude, j'emploierais assurément tous les secrets de l'astronomie pour arrêter son cours; je me jetterais même dans l'astrologie; j'apprendrais le grimoire, et je ferais des invocations à tous les dieux et à tous les diables, pour qu'ils ne vous permissent jamais de quitter ces contrées. Mais, mon cher Voltaire, Ulysse, malgré les enchantements de Circé, ne pensait qu'à sortir de cette île, où toutes les caresses de la déesse magicienne n'avaient pas tant de pouvoir sur son cœur que le souvenir de sa chère Pénélope. Il me paraît que vous seriez dans le cas d'Ulysse, et que le puissant souvenir de la belle Émilie et l'attraction de son cœur auraient sur vous un empire plus fort que mes dieux et mes démons. Il est juste que les nouvelles amitiés le cèdent aux anciennes; je le cède donc à la marquise, toutefois à condition qu'elle maintiendra mes droits de second contre tous ceux qui voudraient me les disputer.
J'ai cru que je pourrais aller assez vite dans ce que je m'étais proposé d'écrire contre Machiavel; mais j'ai trouvé que les jeunes gens ont la tête un peu trop chaude. Pour savoir tout ce qu'on a écrit sur Machiavel, il m'a fallu lire une infinité de livres, et avant que d'avoir tout digéré, il me faudra encore quelque temps. Le voyage que nous allons faire en Prusse ne laissera pas que de causer encore quelque interruption à mes études, et retardera la Henriade, Machiavel, et Euryale.
Je n'ai point encore de réponse d'Angleterre; mais vous pouvez compter que c'est une chose résolue, et que la Henriade sera gravée.<334> J'espère pouvoir vous donner des nouvelles de cet ouvrage et de l'Avant-propos à mon retour de Prusse, qui pourra être vers le 15 d'août.
Un prince oisif est, selon moi, un animal peu utile à l'univers. Je veux du moins servir mon siècle en ce qui dépend de moi; je veux contribuer à l'immortalité d'un ouvrage qui est utile à l'univers; je veux multiplier un poëme où l'auteur enseigne le devoir des grands et le devoir des peuples, une manière de régner peu connue des princes, et une façon de penser qui aurait ennobli les dieux d'Homère autant que leurs cruautés et leurs caprices les ont rendus méprisables.
Vous faites un portrait vrai, mais terrible, des guerres de religion, de la méchanceté des prêtres, et des suites funestes du faux zèle. Ce sont des leçons qu'on ne saurait assez répéter aux hommes, que leurs folies passées devraient du moins rendre plus sages dans leur façon de se conduire à l'avenir.
Ce que je médite contre le machiavélisme est proprement une suite de la Henriade. C'est sur les grands sentiments de Henri IV que je forge la foudre qui écrasera César Borgia.
Pour Nisus et Euryale, ils attendront que le temps et vos corrections aient fortifié ma verve.
J'envoie par L. Schilling334-a le vin de Hongrie, sous l'adresse du duc d'Aremberg. Il est sûr que ce duc est le patriarche des bons vivants; il peut être regardé comme père de la joie et des plaisirs. Silène l'a doué d'une physionomie qui ne dément point son caractère, et qui fait connaître en lui une volupté aimable et décrassée de tout ce que la débauche a d'obscénités.
J'espère que vous respirerez en Brabant un air plus libre qu'en France, et que la sécurité de ce séjour ne contribuera pas moins que<335> les remèdes à la santé de votre corps. Je vous assure qu'il m'intéresse beaucoup, et qu'il ne se passe aucun jour que je ne fasse des vœux en votre faveur à la déesse de la santé.
J'espère que tous mes paquets vous seront parvenus. Mandez-m'en, s'il vous plaît, quelques petits mots. On dit que les Plaisirs se sont donné rendez-vous sur votre route;
Que la Danse et la Comédie,
Avec leur sœur la Mélodie,
Toutes trois firent le dessein
De vous escorter en chemin,
Suivies de leur bande joyeuse;
Et qu'en tous lieux leur troupe heureuse,
Devant vos pas semant des fleurs,
Vous a rendu tous les honneurs
Qu'au sommet de la double croupe,
Gouvernant sa divine troupe,
Apollon reçoit des neuf Sœurs.
On dit aussi
Que la Politesse et les Grâces
Avec vous quittèrent Paris;
Que l'Ennui froid a pris les places
De ces déesses et des Ris;
Qu'en cette région trompeuse.
La Politique frauduleuse
Tient le poste de l'Equité;
Que la timide Honnêteté,
Redoutant le pouvoir inique
D'un prélat fourbe et despotique,335-a
Ennemi de la liberté,
S'enfuit avec la Vérité.
Voilà une gazette poétique de la façon qu'on les fait à Remusberg. Si vous êtes friand de nouvelles, je vous en promets en prose ou en vers, comme vous les voudrez, à mon retour.
<336>Mille assurances d'estime à la divine Émilie, ma rivale dans votre cœur. J'espère que vous tiendrez les engagements de docilité que vous avez pris avec Superville. Césarion vous dit tout ce qu'un cœur comme le sien pense lorsqu'il a été assez heureux pour connaître le vôtre; et moi, je suis plus que jamais, etc.
92. AU MÊME.
Berlin, 7 juillet 1739.
Mon cher ami, j'ai reçu l'ingénieux Voyage du baron de Gangan à l'instant de mon départ de Remusberg. Il m'a beaucoup amusé, ce voyageur céleste; et j'ai remarqué en lui quelque satire et quelque malice qui lui donne beaucoup de ressemblance avec les habitants de notre globe, mais qu'il ménage si bien, qu'on voit en lui un jugement plus mûr et une imagination plus vive qu'en tout autre être pensant. Il y a, dans ce Voyage, un article où je reconnais la tendresse et la prévention de mon ami en faveur de l'éditeur de la Henriade. Mais souffrez que je m'étonne qu'en un ouvrage où vous rabaissez la vanité ridicule des mortels, où vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d'appeler grand; qu'en un ouvrage où vous abattez l'orgueil et la présomption, vous vouliez nourrir mon amour-propre, et fournir des arguments à la bonne opinion que je puis avoir de moi-même.
Tout ce que je puis me dire à ce sujet peut se réduire à ceci, qu'un cœur pénétré d'amitié voit les objets d'une autre manière qu'un cœur insensible et indifférent.
J'espère que ma dernière lettre vous sera parvenue en compagnie<337> du vin de Hongrie. Votre séjour de Bruxelles n'accélérera guère notre correspondance durant quelque temps, car je pars incessamment pour un voyage aussi ennuyeux que fatigant. Nous parcourrons, en cinq semaines, plus de mille milles d'Allemagne; nous passerons par des endroits peu habités, et qui me conviennent à peu près comme le pays des Gètes, qui servait d'exil à Ovide. Je vous prie de redoubler votre correspondance, car il ne me faut pas moins que deux de vos lettres toutes les semaines pour me garantir d'un ennui insupportable.
Bruxelles et presque toute l'Allemagne se ressentent de leur ancienne barbarie; les arts y sont peu en honneur, et par conséquent peu cultivés. Les nobles servent dans les troupes, ou, avec des études très-légères, ils entrent dans le barreau, où ils jugent, que c'est un plaisir. Les gentillâtres bien rentes vivent à la campagne, ou plutôt dans les bois, ce qui les rend aussi féroces que les animaux qu'ils poursuivent. La noblesse de ce pays-ci ressemble en gros à celle des autres provinces d'Allemagne, mais à cela près qu'ils ont plus d'envie de s'instruire, plus de vivacité, et, si j'ose dire, plus de génie que la plus grande partie de la nation, et principalement que les Westphaliens, les Franconiens, les Souabes et les Autrichiens; ce qui fait qu'on doit s'attendre un jour à voir ici les arts tirés de la roture, et habiter les palais et les bonnes maisons. Berlin principalement contient en soi (si je puis m'exprimer ainsi) les étincelles de tous les arts; on voit briller le génie de tous côtés, et il ne faudrait qu'un souffle heureux pour rendre la vie à ces sciences qui rendirent Athènes et Rome plus fameuses que leurs guerres et leurs conquêtes.
Vous devez trouver la différence de la vie de Paris et de Bruxelles bien plus sensible qu'un autre, vous qui ne respiriez qu'au centre des arts, vous qui aviez réuni à Cirey tout ce qu'il y a de plus voluptueux, de plus piquant dans les plaisirs de l'esprit.
La gravité espagnole de l'archiduchesse, le cérémonial guindé de<338> sa petite cour n'inspirera guère de vénération à un philosophe qui apprécie les choses selon leur valeur intrinsèque; et je suis sûr que le baron de Gangan en sentira le ridicule, s'il pousse ses voyages jusqu'à Bruxelles.
Adieu, mon cher ami; je pars. Fournissez-moi, je vous prie, de tout ce que votre plume produira, car mon esprit court grand risque de mourir d'inanition, à moins que vos soins ne lui conservent la vie.
Je travaillerai, autant que le temps me le permettra, contre Machiavel et pour la Henriade; et j'espère de pouvoir vous envoyer de Königsberg l'Avant-propos de la nouvelle édition.
Mille assurances d'estime à la divine Émilie. Je ne comprends point comment on peut plaider contre elle, et de quelle nature peut être le procès qu'on lui intente. Je ne connaîtrais d'autres intérêts à discuter avec elle que ceux du cœur.
Ménagez votre santé; n'oubliez point que je m'intéresse beaucoup à votre conservation, et que j'ai lié d'une manière indissoluble mon contentement à votre prospérité. Je suis à jamais, mon cher ami, etc.
Le médecin que je vous ai recommandé s'appelle Superville. C'est un homme sur l'expérience et le savoir duquel on peut faire fond. Adressez-moi les lettres que vous lui écrirez, je vous ferai tenir ses réponses; mais surtout ne négligez point ses avis, et j'ai lieu d'espérer qu'on redressera la faiblesse de votre tempérament, et les infirmités dont votre vie serait rongée.
<339>93. DE VOLTAIRE.
Bruxelles (juillet) 1739.
Monseigneur, Émilie et moi chétif, nous avons reçu, au milieu des plaisirs d'Enghien, le plus grand plaisir dont nous puissions être flattés. Un homme qui a eu le bonheur de voir mon jeune Marc-Aurèle nous a apporté de sa part une lettre charmante, accompagnée d'écritoires d'ambre et de boîtes à jouer.
Avec combien d'impatience
Monsieur Girard nous vit saisir
Ces instruments de la science,
Aussi bien que ceux du plaisir!
Tout est de notre compétence.
Nous jouons donc, monseigneur, avec vos jetons, et nous écrivons avec vos plumes d'ambre.
Cet ambre fut formé, dit-on,
Des larmes que jadis versèrent
Les sœurs du brillant Phaéthon,
Lorsqu'en pins elles se changèrent,
Pour servir, sans doute, au bûcher
Du plus infortuné cocher
Que jamais les dieux renversèrent.
Ces dieux renversent tous les jours de ces cochers qui se mêlent de nous conduire, et ils trouvent rarement des amis qui les pleurent.
A notre retour d'Enghien, à peine arrivons-nous à Bruxelles, qu'une nouvelle consolation m'arrive encore, et je reçois, par la voie d'Amsterdam, une lettre du 7 juillet, de V. A. R. Il paraît qu'elle connaît le pays où je suis. J'y vois beaucoup de princes et peu d'hommes, c'est-à-dire d'hommes pensants et instruits.
Que vont donc devenir, monseigneur, dans votre ville de Berlin, ces sciences que vous encouragez, et à qui vous faites tant d'hon<340>neur? Qui remplacera M. de La Croze? Ce sera sans doute M. Jordan; il me semble qu'il est dans le vrai chemin de la grande érudition. Après tout, monseigneur, il y aura toujours des savants; mais les hommes de génie, les hommes qui, en communiquant leur âme, rendent savants les autres, ces fils aînés de Prométhée, qui s'en vont distribuant le feu céleste à des masses mal organisées, il y en aura toujours très-peu, dans quelque pays que ce puisse être. La marquise jette à présent tout son feu sur ce triste procès qui lui a fait quitter sa douce solitude de Cirey; et moi, je réunis mes petites étincelles pour former quelque chose de neuf qui puisse plaire au moderne Marc-Aurèle.
Je prends donc la liberté de lui envoyer ce premier acte d'une tragédie qui me paraît, sinon dans un bon goût, au moins dans un goût nouveau. On n'avait jamais mis sur le théâtre la superstition et le fanatisme. Si cet essai ne déplaît pas à mon juge, il aura le reste acte par acte.
Je comptais avoir l'honneur de lui envoyer ce commencement par M. de Valori, qui va résider auprès de Sa Majesté. Il est digne, à ce qu'on dit, d'avoir l'honneur de dîner avec le père, et de souper avec le fils. Je l'attends de jour en jour à Bruxelles; j'espère que ce sera un nouveau protecteur que j'aurai auprès de V. A. R.
Les mille milles d'Allemagne qu'elle va faire retarderont un peu la défaite de Machiavel et les instructions que j'attends de la main la plus respectable et la plus chère. J'ignore si M. de Keyserlingk a le bonheur d'accompagner V. A. R.; ou je le plains, ou je l'envie.
J'écrirai donc à M. de Superville. Je n'ai de foi aux médecins que depuis que V. A. R. est l'Esculape qui daigne veiller sur ma santé.
Émilie va quitter ses avocats pour avoir l'honneur d'écrire au patron des arts et de l'humanité. Je suis, etc.
<341>94. A VOLTAIRE.
Insterbourg, 27 juillet 1739.
Mon cher ami, nous voici enfin arrivés, après trois semaines de marche, dans un pays que je regarde comme le non-plus-ultra du monde civilisé. C'est une province peu connue de l'Europe, mais qui mériterait cependant de l'être davantage, parce qu'elle peut être regardée comme une création du Roi mon père.
La Lithuanie prussienne est un duché qui a trente grandes lieues d'Allemagne de long, sur vingt de large, quoiqu'il aille en se rétrécissant du côté de la Samogitie. Cette province fut ravagée par la peste au commencement de ce siècle, et plus de trois cent mille habitants périrent de maladie et de misère. La cour, peu instruite des malheurs du peuple, négligea de secourir une riche et fertile province, remplie d'habitants, et féconde en toute espèce de productions. La maladie emporta les peuples; les champs restèrent incultes, et se hérissèrent de broussailles. Les bestiaux ne furent point exempts de la calamité publique. En un mot, la plus florissante de nos provinces fut changée dans la plus affreuse des solitudes.
Frédéric Ier mourut sur ces entrefaites, et fut enseveli avec sa fausse grandeur, qu'il ne faisait consister qu'en une vaine pompe et dans l'étalage fastueux de cérémonies frivoles.
Mon père, qui lui succéda, fut touché de la misère publique. Il vint ici sur les lieux, et vit lui-même cette vaste contrée dévastée, avec toutes les affreuses traces qu'une maladie contagieuse, la disette, et l'avarice sordide des ministres, laissent après eux. Douze ou quinze villes dépeuplées, et quatre ou cinq cents villages inhabités et incultes, furent le triste spectacle qui s'offrit à ses yeux. Bien loin de se rebuter par des objets aussi fâcheux, il se sentit pénétré de la plus vive compassion, et résolut de rétablir les hommes, l'abondance<342> et le commerce dans cette contrée, qui avait perdu jusqu'à la forme d'un pays.
Depuis ce temps-là, il n'est aucune dépense que le Roi n'ait faite pour réussir dans ses vues salutaires. Il fit d'abord des règlements remplis de sagesse; il rebâtit tout ce que la peste avait désolé; il fit venir des milliers de familles de tous les côtés de l'Europe. Les terres se défrichèrent, le pays se repeupla, le commerce fleurit de nouveau, et à présent l'abondance règne dans cette fertile contrée plus que jamais.
Il y a plus d'un demi-million d'habitants dans la Lithuanie; il y a plus de villes qu'il y en avait, plus de troupeaux qu'autrefois, plus de richesses et plus de fécondité qu'en aucun endroit de l'Allemagne. Et tout ce que je viens de vous dire n'est dû qu'au Roi, qui non seulement a ordonné, mais qui a présidé lui-même à l'exécution; qui a conçu les desseins, et qui les a remplis lui seul; qui n'a épargné ni soins, ni peines, ni trésors immenses, ni promesses, ni récompenses, pour assurer le bonheur et la vie à un demi-million d'êtres pensants, qui ne doivent qu'à lui seul leur félicité et leur établissement.
J'espère que vous ne serez point fâché du détail que je vous fais. Votre humanité doit s'étendre sur vos frères lithuaniens comme sur vos frères français, anglais, allemands, etc., et d'autant plus que, à mon grand étonnement, j'ai passé par des villages où l'on n'entend parler que français.
J'ai trouvé je ne sais quoi de si héroïque dans la manière généreuse et laborieuse dont le Roi s'y est pris pour rendre ce désert habité, fertile et heureux, qu'il m'a paru que vous sentiriez les mêmes sentiments en apprenant les circonstances de ce rétablissement.
J'attends tous les jours de vos nouvelles d'Enghien. J'espère que vous y jouirez d'un repos parfait, et que l'ennui, ce dieu lourd et pesant, n'osera point passer par les bras d'Émilie pour aller jusqu'à vous. Ne m'oubliez point, mon cher ami, et soyez persuadé que mon<343> éloignement ne fait qu'augmenter l'impatience de vous voir et de vous embrasser. Adieu.
Mes compliments à la marquise et au duc qu'Apollon dispute à Bacchus.343-a
95. AU MÊME.
Königsberg, 9 août 1739.
Sublime auteur, ami charmant,
Vous dont la source intarissable
Nous fournit si diligemment
De ce fruit rare, inestimable,
Que votre muse hardiment,
Dans un séjour peu favorable,
Fait éclore à chaque moment;
Au fond de la Lithuanie,
J'ai vu paraître, tout brillant,
Ce rayon de votre génie
Qui confond, dans la tragédie,
Le fanatisme, en se jouant.
J'ai vu de la philosophie,
J'ai vu le baron voyageur,
Et j'ai vu la pièce accomplie
Où les ouvrages et la Vie
De Molière vous font honneur.343-b
A la France, votre patrie,
Voltaire, daignez épargner
Les frais que pour l'Académie
Sa main a voulu destiner.
En effet, je suis sûr que ces quarante têtes qui sont payées pour penser, et dont l'emploi est d'écrire, ne travaillent pas la moitié autant que vous. Je suis certain que, si l'on pouvait apprécier la valeur des pensées, toutes celles de cette nombreuse société, prises ensemble, ne tiendraient pas l'équilibre aux vôtres. Les sciences sont pour tout le monde, mais l'art de penser est le don le plus rare de la nature.
Cet art fut banni de l'école,
Des pédants il est inconnu.
Par l'inquisition frivole
L'usage en serait défendu,
Si le pouvoir saint de l'étole
S'était à ce point étendu.
Du vulgaire la troupe folle
A penser juste a prétendu;
Du vil flatteur l'encens vendu
En a parfumé son idole;
Et l'ignorant a confondu
Le froid non-sens d'une parole,
Et l'enflure de l'hyperbole,
Avec l'art de penser, cet art si peu connu.
Entre cent personnes qui croient penser, il y en a une à peine qui pense par elle-même. Les autres n'ont que deux ou trois idées, qui roulent dans leur cerveau sans s'altérer et sans acquérir de nouvelles formes; et le centième pensera peut-être ce qu'un autre a déjà pensé; mais son génie, son imagination ne sera pas créatrice. C'est cet esprit créateur qui sait multiplier les idées, qui saisit les rapports entre des choses que l'homme inattentif n'aperçoit qu'à peine, c'est cette force du bon sens qui fait, selon moi, la partie essentielle de l'homme de génie.
<345>Ce talent précieux et rare
Ne saurait se communiquer;
La nature en paraît avare.
Autant que l'on a pu compter,
Tout un siècle elle se prépare
Lorsqu'elle nous le veut donner.
Mais vous le possédez, Voltaire,
Et ce serait vous ennuyer
Qu'apprécier et calculer
L'héritage de votre père.
Trois sortes d'ouvrages me sont parvenus de votre plume, en six semaines de temps. Je m'imagine qu'il y a quelque part en France une société choisie de génies égaux et supérieurs, qui travaillent tous ensemble, et qui publient leurs ouvrages sous le nom de Voltaire, comme une autre société en publie sous le nom de Trévoux. Si cette supposition est sensée, je me fais trinitaire, et je commencerai à voir jour à ce mystère que les chrétiens ont cru jusqu'à présent sans le comprendre.
Ce qui m'est parvenu de Mahomet me paraît excellent. Je ne saurais juger de la charpente de la pièce, faute de la connaître; mais la versification est, à mon avis, pleine de force, et semée de ces portraits et caractères qui font faire fortune aux ouvrages d'esprit.
Vous n'avez pas besoin, mon cher Voltaire, de l'éloquence de M. de Valori; vous êtes dans le cas qu'on ne saurait détruire ni augmenter votre réputation.
Vainement l'envieux, desséché de fureur,
L'ennemi des humains, qu'afflige leur bonheur,
Cet insecte rampant qui naît avec la gloire,
Dont le toucher impur salit souvent l'histoire,
Sur vos vers immortels répandant ses poisons,
De vos lauriers naissants retarde les moissons.
Votre âme, à tous les arts par son penchant formée,
Par vingt ans de travaux fonda sa renommée;
Sous les yeux d'Émilie, élève de Newton,
Vous effacez de Thou, vous surpassez Maron.
En tout genre d'écrits, en toute carrière,
C'est le même soleil et la même lumière.
Cet esprit, ces talents, ces qualités du cœur,
Peuvent plus sur mes sens que tout ambassadeur.346-a
Je suis avec une estime parfaite, mon cher Voltaire, etc.
Si vous voyez le duc d'Aremberg, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que deux lignes françaises de sa main me feraient plus de plaisir que mille lettres allemandes dans le style des chancelleries.346-b
96. DE VOLTAIRE.
(Bruxelles) 12 août 1739.
Monseigneur, j'ai pris la liberté d'envoyer à Votre Altesse Royale le second acte de Mahomet, par la voie des sieurs David Girard et compagnie. Je souhaite que les Musulmans réussissent auprès de V. A. R., comme ils font sur la Moldavie. Je ne puis au moins mieux prendre mon temps pour avoir l'honneur de vous entretenir sur le chapitre de ces infidèles, qui font plus que jamais parler d'eux.
Je crois à présent V. A. R. sur les bords où l'on ramasse ce bel ambre dont nous avons, grâce à vos bontés, des écritoires, des sonnettes, des boîtes de jeu. J'ai tout perdu au brelan quand j'ai joué<347> avec de misérables fiches communes; mais j'ai toujours gagné quand je me suis servi des jetons de V. A. R.
C'est Frédéric qui me conduit,
Je ne crains plus disgrâce aucune;
Car il préside à ma fortune,
Comme il éclaire mon esprit.
Je vais prier le bel astre de Frédéric de luire toujours sur moi pendant un petit séjour que je vais faire à Paris avec la marquise, votre sujette. Voilà une vie bien ambulante pour des philosophes; mais notre grand prince, plus philosophe que nous, n'est pas moins ambulant. Si je rencontre dans mon chemin quelque grand garçon haut de six pieds, je lui dirai : Allez vite servir dans le régiment de mon prince. Si je rencontre un homme d'esprit, je lui dirai : Que vous êtes malheureux de n'être point à sa cour!
En effet, il n'y a que sa cour pour les êtres pensants; V. A. R. sait ce que c'est que toutes les autres; celle de France est un peu plus gaie depuis que son roi a osé aimer.347-a Le voilà en train d'être un grand homme, puisqu'il a des sentiments. Malheur aux cœurs durs! Dieu bénira les âmes tendres. Il y a je ne sais quoi de réprouvé à être insensible; aussi sainte Thérèse définissait-elle le diable, le malheureux qui ne sait point aimer.
On ne parle à Paris que de fêtes, de feux d'artifice; on dépense beaucoup en poudre et en fusées. On dépensait autrefois davantage en esprit et en agréments; et, quand Louis XIV donnait des fêtes, c'était les Corneille, les Molière, les Quinault, les Lulli, les Le Brun, qui s'en mêlaient. Je suis fâché qu'une fête ne soit qu'une fête passagère, du bruit, de la foule, beaucoup de bourgeois, quelques diamants, et rien de plus; je voudrais qu'elle passât à la postérité. Les Romains, nos maîtres, entendaient mieux cela que nous; les amphi<348>théâtres, les arcs de triomphe, élevés pour un jour solennel, nous plaisent et nous instruisent encore. Nous autres, nous dressons un échafaud dans la place de Grève, où, la veille, on a roué quelques voleurs; on tire des canons de l'hôtel de ville. Je voudrais qu'on employât plutôt ces canons-là à détruire cet hôtel de ville, qui est du plus mauvais goût du monde, et qu'on mît, à en rebâtir un beau, l'argent qu'on dépense en fusées volantes. Un prince qui bâtit fait nécessairement fleurir les autres arts; la peinture, la sculpture, la gravure, marchent à la suite de l'architecture. Un beau salon est destiné pour la musique, un autre pour la comédie. On n'a à Paris ni salle de comédie, ni salle d'opéra; et, par une contradiction trop digne de nous, d'excellents ouvrages sont représentés sur de très-vilains théâtres. Les bonnes pièces sont en France, et les beaux vaisseaux en Italie.
Je n'entretiens V. A. R. que de plaisirs, tandis qu'elle combat sérieusement Machiavel pour le bonheur des hommes; mais je remplis ma vocation, comme mon prince remplit la sienne; je peux tout au plus l'amuser, et il est destiné à instruire la terre.
Je suis, etc.
97. A VOLTAIRE.
Aux haras de Prusse (Trakehnen), 15 août 1739.
Enfin, hors du piége trompeur,
Enfin, hors des mains assassines
Des charlatans que notre erreur
Nourrit souvent pour nos ruines,
Vous quittez votre empoisonneur.
Du Tokai, des liqueurs divines
<349>Vous serviront de médecines,
Et je serai votre docteur.
Soit, j'y consens, si par avance,
Voltaire, de ma conscience
Vous devenez le directeur.
Je suis bien aise d'apprendre que le vin de Hongrie est arrivé à Bruxelles. J'espère apprendre bientôt de vous-même que vous en avez bu, et qu'il vous a fait tout le bien que j'en attends. On m'écrit que vous avez donné une fête charmante, à Enghien,349-a au duc d'Aremberg, à madame du Châtelet, et à la fille du comte de Lannoi; j'en ai été bien aise, car il est bon de prouver à l'Europe, par des exemples, que le savoir n'est pas incompatible avec la galanterie.
Quelques vieux pédants radoteurs,
Dans leurs taudis toujours en cage,
Hors du monde et loin de nos mœurs,
Effarouchaient, d'un air sauvage,
Ce peuple fou,349-b léger, volage,
Qui turlupine les docteurs.
Le goût ne fut point l'apanage
De ces misérables rêveurs
Qui cherchent les talents du sage
Dans les rides de leurs visages,
Et dans les frivoles honneurs
D'un in-folio de cent pages.
Le peuple, fait pour les erreurs,
De tout savant crut voir l'image
Dans celle de ces plats auteurs.
Bientôt, pour le bien de la terre,
<350>Le ciel daigna former Voltaire;
Lors, sous de nouvelles couleurs,
Et par vos talents ennoblie,
Reparut la philosophie.
En pénétrant les profondeurs
Que Newton découvrit à peine,
Et dont cent auteurs à la gêne
En vain furent commentateurs,
En suivant les divines traces
De ces esprits universels,
Agents sacrés des immortels,
Vos mains sacrifièrent aux Grâces,
Vos fleurs parèrent leurs autels.
Pesants disciples des Saumaises,
Disséqueurs de graves fadaises,
Suivez ces exemples charmants;
Quittez la région frivole
Dont l'air empesé de l'école
A proscrit tous les agréments.
J'attends avec bien de l'impatience les actes suivants de Mahomet. Je m'en rapporte bien à vous, persuadé que cette tragédie singulière et nouvelle brillera de charmes nouveaux.
Ta muse, en conquérant, asservit l'univers;
La nature a payé son tribut à tes vers.
L'Amérique et l'Europe ont servi ton génie;
L'Afrique était domptée, il te fallait l'Asie.350-a
Dans ses fertiles champs cours moissonner des fleurs,
Au Théâtre français combattre les erreurs,
Et frapper nos bigots, d'une main indirecte,
Sur l'auteur insolent d'une infidèle secte.
On m'avait dit que je trouverais la défaite de Machiavel dans les
<351>Notes politiques d'Amelot de La Houssaye, et dans la traduction du chevalier Gordon. J'ai lu ces deux ouvrages judicieux et excellents dans leur genre; mais j'ai été bien aise de voir que mon plan était tout à fait différent du leur. Je travaillerai à l'exécuter dès que je serai de retour. Vous serez le premier qui lirez l'ouvrage, et le public ne le verra pas, à moins que vous ne l'approuviez. J'ai cependant travaillé autant que me l'ont pu permettre les distractions d'un voyage, et ce tribut que la naissance est obligée de payer, à ce que l'on dit, à l'oisiveté et à l'ennui.
Je serai le 18 à Berlin, et je vous enverrai de là ma Préface de la Henriade, afin d'obtenir le sceau de votre approbation.
Adieu, mon cher Voltaire; faites, s'il vous plaît, mes assurances d'estime à la marquise du Châtelet; grondez un peu, je vous prie, le duc d'Aremberg de sa lenteur à me répondre. Je ne sais qui de nous deux est le plus occupé, mais je sais bien qui est le plus paresseux.
Je suis avec toute l'affection possible, mon cher Voltaire, etc.
98. DE VOLTAIRE.
Bruxelles, 1er septembre 1739.
Ce nectar jaune de Hongrie
Enfin dans Bruxelle est venu;
Le duc d'Aremberg l'a reçu
Dans la nombreuse compagnie
Des vins dont sa cave est fournie;
Et quand Voltaire en aura bu
<352>Quelques coups avec Émilie,
Son misérable individu
Dans son estomac morfondu
Sentira renaître la vie;
La Faculté, la pharmacie,
N'auront jamais tant de vertu.
Adieu, monsieur de Superville;
Mon ordonnance est du bon vin,
Frédéric est mon médecin,
Et vous m'êtes fort inutile.
Adieu; je ne suis plus tenté
De vos drogues d'apothicaire,
Et tout ce qui me reste à faire,
C'est de boire à votre santé.
Monseigneur, c'est M. Schilling352-a qui m'apprit, il y a quelques jours, la nouvelle du débarquement de ce bon vin dans la cave du patron de cette liqueur; et M. le duc d'Aremberg nous donnera ce divin tonneau à son retour d'Enghien; mais la lettre de V. A. R., datée du 26 juin, et rendue par ledit M. Schilling, vaut tout le canton de Tokai.
O prince aimable et plein de grâce!
Parlez; par quel art immortel,
Avec un goût si naturel,
Touchez-vous la lyre d'Horace
De ces mains dont la sage audace
Va confondre Machiavel?
Le ciel vous fit expressément
Pour nous instruire et pour nous plaire.
O monarques que l'on révère!
Grands rois, tâchez d'en faire autant;
Mais, hélas! vous n'y pensez guère.
Et avec toutes ces grâces légères dont votre charmante lettre est pleine, voilà M. Schilling qui jure encore que le régiment de V. A. R. <353>est le plus beau régiment de Prusse, et par conséquent le plus beau régiment du monde; carOmne tulit punctum......353-a est votre devise.
V. A. R. va visiter ses peuples septentrionaux; mais elle échauffera tous ces climats-là, et je suis sûr que, quand j'y viendrai (car j'irai sans doute, je ne mourrai point sans lui avoir fait ma cour), je trouverai qu'il fait plus chaud à Remusberg qu'à Frascati. Les philosophes auront beau prétendre que la terre s'est approchée du soleil, ils feront de vains systèmes, et je saurai la vérité du fait.
V. A. R. me dit qu'il lui a fallu lire bien des livres pour son Antimachiavel; tant mieux, car elle ne lit qu'avec fruit; ce sont des métaux qui deviendront or dans votre creuset. Il y a des Discours politiques de Gordon, à la tête de sa traduction de Tacite, qui sont bien dignes d'être vus par un lecteur tel que mon prince; mais, d'ailleurs, quel besoin Hercule a-t-il de secours pour étouffer Antée ou pour écraser Cacus?
Je vais vite travailler à achever le petit tribut que j'ai promis à mon unique maître; il aura, dans quinze jours, le second acte de Mahomet; le premier doit lui être parvenu par la même voie des sieurs Girard et compagnie.
On a achevé une nouvelle édition de mes ouvrages en Hollande; mais V. A. R. en a beaucoup plus que les libraires n'en ont imprimé. Je ne reconnais plus d'autre Henriade que celle qui est honorée de votre nom et de vos bontés; ce n'est pas moi, sûrement, qui ai fait les autres Henriades. Je quitte mon prince pour travailler à Mahomet, et je suis, etc., etc.
<354>99. A VOLTAIRE.
Potsdam, 9 septembre 1739.
Mon cher ami, j'ai reçu deux de vos lettres à la fois, auxquelles je vous réponds, savoir celles du 12 d'août et du 17. J'ai très-bien reçu de même le second acte de Mahomet, qui me paraît fort beau, mais, à vous parler franchement, moins travaillé, moins fini que le premier. Il y a cependant un vers, dans le premier acte, qui m'a fait naître un doute : je ne sais si l'usage veut qu'on dise écraser des étincelles; j'ai cru qu'il fallait dire éteindre ou étouffer des étincelles.354-a
Souvenez-vous, je vous prie, de ce beau vers :
Et vers la vérité le doute les conduit.354-bToujours sais-je bien que mes sens sont affectés d'une manière bien plus aimable par les magnifiques vers de vos Musulmans que par les massacres que ces barbares font à Belgrad de nos pauvres Allemands.
Quand, de soufre enflammés, deux nuages affreux,
Obscurcissant les cieux et menaçant la terre,
Agités par les vents dans leur cours orageux,
De leurs flancs entr'ouverts vomissant le tonnerre,
D'un choc impétueux se frappent dans les airs,
Semblent nous abîmer aux gouffres des enfers,
La nature frémit; ce bruit épouvantable
Paraît dans le chaos plonger les éléments,
Et du monde ébranlé les fondements durables
Craignent, en tressaillant, pour ses derniers moments.
Ainsi, quand le démon, altéré de carnage,
Sous ses drapeaux sanglants rassemble les humains;
Que la destruction, la mort, l'aveugle rage,
<355>Des vaincus, des vainqueurs a fixé les destins,
De haine et de fureur follement animées,
S'égorgent de sang-froid deux puissantes armées;
La terre de leur sang s'abreuve avec horreur,
L'enfer de leurs succès empoisonne la source,
Le ciel au loin gémit du cri de leur clameur,
Et les flots pleins de morts interrompent leur course.
Ciel! d'où part cette voix de valneus, de trépas?
O ciel! quoi! de l'enfer un monstre abominable
Traîne ces nations dans l'horreur des combats,
Et dans le sang humain plonge leur bras coupable!
Quoi! l'aigle des Césars, vaincu des Musulmans,
Quitte d'un vol hâté ces rivages sanglants!
De morts et de mourants les plaines sont couvertes;
Le trépas, qui confond toutes les nations,
Dans ce climat fatal, de leurs communes pertes
Assemble avidement les cruelles moissons.
Fatale Moldavie! ô trop funestes rives!
Que de sang des humains répandu sur vos bords,
Rougissant de vos eaux les ondes fugitives,
Au loin porte l'effroi, le carnage et les morts!
Du trépas dévorant vos plaines empestées
D'un mal contagieux déjà sont infectées.
Par quel monstre inhumain, par quels affreux tyrans
Ces douces régions sont-elles désolées,
Et tant de légions de braves combattants
Sur l'autel de la mort sont-elles immolées?
Tel que le mont Athos, qui, du fond des enfers
S'élevant jusqu'aux cieux, au-dessus des nuages,
Contemple avec mépris les aquilons altiers
A l'entour de ses pieds rassembler les orages :
Tel, en sa grandeur vaine, au-dessus des humains,
Un monarque indolent maîtrise les destins;
Du fardeau de l'Etat il charge son ministre,
D'un foudre destructeur il arme ses héros;
<356>L'autre, au fond d'un sérail signant l'ordre sinistre,
De sang-froid de la guerre allume les flambeaux.
Monarques malheureux, ce sont vos mains fatales
Qui nourrissent les feux de ces embrasements;
La Haine, l'Intérêt, déités infernales,
Précipitent vos pas dans ces égarements.
Accablés sous le poids de nombreuses provinces,
Vous en voulez encor ravir à d'autres princes!
Payez de votre sang les frais de votre orgueil;
Laissez le fils tranquille, et le père à ses filles;
Qu'ainsi que les succès, les malheurs et le deuil
Ne touchent de l'Etat que vos seules familles.
Ce globe spacieux qu'enferme l'univers,
Ce globe, des humains la commune patrie,
Où cent peuples nombreux, de cent climats divers,
Ne forment, rassemblés, qu'une ample colonie,
Distingués par leurs traits, par leurs religions,
Leurs coutumes, leurs mœurs et leurs opinions,
Du ciel, qui les forma sur un même modèle,
Reçurent tous des cœurs, et c'était pour s'aimer.
Détestez, insensés, votre rage cruelle;
L'amour ne pourra-t-il jamais vous désarmer?
De leur destin cruel mon âme est attendrie;
Et d'un sort si funeste aveugles artisans,
Dieu! quel acharnement! avec quelle furie
Les voit-on retrancher la trame de leurs ans!
Européens, Chinois, habitants de l'Afrique,
Et vous, fiers citoyens des bords de l'Amérique,
Mon cœur, également ému de vos malheurs,
Condamne les combats, déplore les misères
Où vous plongent sans fin vos barbares fureurs,
Et je ne vois en vous que mon sang et mes frères.
Que l'univers enfin, dans les bras de la paix,
Réprouvant ses erreurs, abandonne les armes;
<357>Et que l'ambition, les guerres, les procès,
Laissent le genre humain sans trouble et sans alarmes.
Qu'ils descendent des cieux pour remplir leurs désirs,
Ces volages enfants, les Ris et les Plaisirs,
Le Luxe fortuné, la prodigue Abondance,
Et tous ces arts heureux par qui furent polis Memphis,
Athènes, Rome, et Paris, et Florence,
Dont même, à votre tour, vous fûtes ennoblis.
Venez, arts enchanteurs, par vos heureux prestiges,
Étaler à nos yeux vos charmes tout-puissants;
Des sujets de terreur, par vos nouveaux prodiges,
Se changent en vos mains, et plaisent à nos sens.
Tels, des gouffres profonds, inconnus du tonnerre,
Où mille affreux rochers se cachent sous la terre,
Où roulent en grondant des orageux torrents,
Des hommes ont tiré, guidés par l'industrie,
Ces métaux précieux, ces riches diamants,
Compagnons fastueux des grandeurs de la vie.
Ainsi, possédant l'art des magiques accords,
Voltaire sait orner des fleurs qu'il fait éclore
Ces tragiques sujets, ces carnages, ces morts,
Que, sans ces traits savants, l'œil délicat abhorre.
C'est là qu'on peut souffrir ces massacres affreux.
Les malheurs des humains ne plaisent qu'en ces jeux
Où des auteurs divins tracent à la mémoire
Les règnes détestés de barbares tyrans,
D'un illustre courroux la malheureuse histoire,
Où les crimes des morts corrigent les vivants.
Poursuivez donc ainsi, fiers enfants de Solime,
A nous faire admirer vos triomphes heureux;
Et bientôt, surpassant Mithridate et Monime,357-a
Au Théâtre français attirez tous nos vœux.
Allez donc sur les pas de César et d'Alzire,357-b
<358>Sous le nom de Zopire,358-a à Paris vous produire,
Sans avoir des rivaux moins craints, moins redoutés,
Mais plus sûrs du bonheur de toucher et de plaire.
Je vois déjà briller l'éclat de vos beautés,
Couronnés des lauriers que vous cueillit Voltaire.
Je vous envoie, en même temps, la Préface de la Henriade.358-b Il faut sept années pour la graver; mais l'imprimeur anglais assure qu'il l'imprimera de manière qu'elle ne le cédera en rien à la beauté de son Horace latin. Si vous trouvez quelque chose à changer ou à corriger dans cette Préface, il ne dépendra que de vous de le faire. Je ne veux point qu'il s'y trouve rien qui soit indigne de la Henriade ou de son auteur. Je vous prie cependant de me renvoyer l'original, ou de le faire copier, car je n'en ai point d'autre.
Après un petit voyage de quelques jours, qui me reste à faire, je me mettrai sérieusement en devoir de combattre Machiavel. Vous savez que l'étude veut du repos, et je n'en ai aucun depuis trois mois; j'ai même été obligé de quitter trois fois la plume, n'ayant pas le temps d'achever cette lettre; et, l'ouvrage que je me suis proposé de faire demandant du jugement et de l'exactitude, je l'ai réservé pour mon loisir dans ma retraite philosophique.
Je vous vois avec plaisir mener une vie presque tout aussi errante que la mienne. Thieriot m'avertit de votre arrivée à Paris; j'avoue que, si j'avais le choix des fêtes que célèbrent les Français d'aujourd'hui, et de celles qu'on célébrait du temps de Louis XIV, je serais pour celles où l'esprit a plus de part que la vue; mais je sais bien que je préférerais à toutes ces brillantes merveilles le plaisir de m'entretenir deux heures avec vous ....
On m'interrompt encore; au diable les fâcheux!358-c
<359>Me voici de retour. Vous me parlez de grands hommes et d'engagements; on vous prendrait pour un enrôleur. Vous sacrifiez donc aussi aux dieux de notre pays? Si l'on est à Paris dans le goût des plaisirs, et qu'on se trompe quelquefois sur le choix, on est ici dans le goût des grands hommes; on mesure le mérite à la toise, et l'on dirait que quiconque a le malheur d'être né d'un demi-pied de roi moins haut qu'un géant ne saurait avoir du bon sens, et cela fondé sur la règle des proportions. Pour moi, je ne sais ce qui en est; mais, selon ce qu'on dit, Alexandre n'était pas grand, César non plus; le prince de Condé, Turenne, mylord Marlborough, et le prince Eugène que j'ai vu,359-a tous héros à juste titre, brillaient moins par l'extérieur que par cette force d'esprit qui trouve des ressources en soi-même dans les dangers, et par un jugement exquis qui leur faisait toujours prendre avec promptitude le parti le plus avantageux.
J'aime cependant cette aimable manie des Français; j'avoue que j'ai du plaisir à penser que quatre cent mille habitants d'une grande ville ne pensent qu'aux charmes de la vie, sans en connaître presque les désagréments; c'est une marque que ces quatre cent mille hommes sont heureux.
Il me semble que tout chef de société devrait penser sérieusement à rendre son peuple content, s'il ne le peut rendre riche; car le contentement peut fort bien subsister sans être soutenu par de grands biens. Un homme, par exemple, qui se trouve dans un spectacle, à une fête, dans un endroit où une nombreuse assemblée de monde lui inspire une certaine satisfaction, un homme, dans ces moments-là, dis-je, est heureux, et il s'en retourne chez lui l'imagination remplie d'agréables objets qu'il laisse régner dans son âme. Pourquoi donc ne point s'étudier davantage à procurer au public de ces moments agréables qui répandent des douceurs sur toutes les amertumes<360> de la vie, ou qui du moins leur procurent quelques moments de distraction de leurs chagrins? Le plaisir est le bien le plus réel de cette vie; c'est donc assurément faire du bien, et c'est en faire beaucoup, que de fournir à la société les moyens de se divertir.
Il paraît que le monde se met assez en goût des fêtes, car, jusqu'au voisinage de la Nouvelle-Zemble et des mers hyperborées, on ne parle que de réjouissances. Les nouvelles de Pétersbourg ne sont remplies que de bals, de festins et de fêtes qu'ils y font à l'occasion du mariage du prince de Brunswic.360-a Je l'ai vu à Berlin, ce prince de Brunswic, avec le duc de Lorraine;360-b et je les ai vus badiner ensemble d'une manière qui ne sentait guère le monarque. Ce sont deux têtes que je ne sais quelle nécessité ou quelle providence paraît destiner à gouverner la plus grande partie de l'Europe.
Si la Providence était tout ce qu'on en dit, il faudrait que les Newton et les Wolff, les Locke, les Voltaire, enfin les êtres qui pensent le mieux, fussent les maîtres de cet univers; il paraîtrait alors que cette sagesse infinie, qui préside à tous les événements, par un choix digne d'elle, place dans ce monde les êtres les plus sages d'entre les humains pour gouverner les autres : mais, de la manière que les choses vont, il paraît que tout se fait assez à l'aventure. Un homme de mérite n'est point estimé selon sa valeur; un autre n'est point placé dans un poste qui lui convient; un faquin sera illustré, et un homme de bien languira dans l'obscurité; les rênes du gouvernement d'un empire seront commises à des mains novices, et des hommes experts seront éloignés des charges. Qu'on me dise là-dessus tout ce qu'on voudra, on ne pourra jamais m'alléguer une bonne raison de cette bizarrerie des destins.
Je suis fâché que ma destinée ne m'ait point placé de manière que je puisse vous entretenir tous les jours, que je puisse bégayer<361> quelques mots de physique à madame la marquise du Châtelet, et que le pays des arts et des sciences ne soit pas ma patrie. Peut-être que ce petit mécontentement de la Providence a causé mes plaintes, peut-être que mes doutes se montrent avec trop de témérité; mais je ne pense point cependant que ce soit tout à fait sans raison.
Dites, je vous prie, à la belle Émilie que j'étudierai, cet hiver, cette partie de la philosophie qu'elle protége, et que je la prie d'échauffer mon esprit d'un rayon de son génie.
Ne m'oubliez point, mon cher Voltaire; que les charmes de Paris, vos amis, les sciences, les plaisirs, les belles, n'effacent point de votre mémoire une personne qui devrait y être conservée à perpétuité. Je crois y mériter une place par l'estime et l'amitié avec laquelle je suis à jamais, mon cher Voltaire, etc.
100. DE VOLTAIRE.
Paris, septembre 1739.
Monseigneur, j'ai reçu à Paris les deux plus grandes consolations dont j'avais besoin dans cette ville immense, où règnent le bruit, la dissipation, l'empressement inutile de chercher ses amis qu'on ne trouve point; où l'on ne vit que pour soi-même;361-a où l'on se trouve tout d'un coup enveloppé dans vingt tourbillons plus chimériques que ceux de Des Cartes, et moins faits pour conduire au bonheur que les absurdités cartésiennes ne font connaître la nature. Mes deux consolations, monseigneur, sont les deux lettres dont V. A. R. m'a honoré, du 9 et du 15 août, qui m'ont été renvoyées à Paris. Il a<362> fallu d'abord, en arrivant, répondre à beaucoup d'objections que j'ai trouvées répandues à Paris contre les découvertes de Newton. Mais ce petit devoir dont je me suis acquitté ne m'a point fait perdre de vue ce Mahomet dont j'ai déjà eu l'honneur d'envoyer les prémices à V. A. R. Voici deux actes à la fois. Si j'avais attendu que cela fût digne de vous être présenté, j'aurais attendu trop longtemps. Je les envoie comme une preuve de mon empressement à vous plaire; et, pour meilleure preuve, je vais les corriger. V. A. R. verra si les horreurs que le fanatisme entraîne y sont peintes d'un pinceau assez ferme et assez vrai. Le malheureux Séide, qui croit servir Dieu en égorgeant son père, n'est point un portrait chimérique. Les Jean Châtel, les Clément, les Ravaillac, étaient dans ce cas, et ce qu'il y a de plus horrible, c'est qu'ils étaient tous dans la bonne foi. N'est-ce donc pas rendre service à l'humanité de distinguer toujours, comme j'ai fait, la religion de la superstition? et méritais-je d'être persécuté pour avoir toujours dit, en cent façons différentes, qu'on ne fait jamais de bien à Dieu en faisant du mal aux hommes? Il n'y a que les suffrages, les bontés et les lettres de V. A. R. qui me soutiennent contre les contradictions que j'ai essuyées dans mon pays. Je regarde ma vie comme la fête de Damoclès chez Denys. Les lettres de V. A. R. et la société de madame la marquise du Châtelet sont mon festin et ma musique.
Mais de la persécution
Le fer, suspendu sur ma tête,
Corrompt les plaisirs de la fête
Que, dans le palais d'Apollon,
Le divin Frédéric m'apprête.
Sans cela, ma muse, enhardie
Par vos héroïques chansons,
Prendrait une nouvelle vie,
Et, suivant de loin vos leçons,
Aux concerts de votre harmonie
<363>Oserait mêler quelques sons.
Mais quoi! sous la serre cruelle
De l'impitoyable vautour,
Voit-on la tendre Philomèle
Chanter les plaisirs et l'amour?
A peine suis-je arrivé à Paris, qu'on a été dire à l'oreille d'un grand ministre que j'avais composé l'histoire de sa vie, et que cette histoire critique allait paraître dans les pays étrangers. Cette calomnie a été bientôt confondue, mais elle pouvait porter coup. V. A. R. sait ce que c'est que le pouvoir despotique, et elle n'en abusera jamais; mais elle voit quel est l'état d'un homme qu'un seul mot peut perdre. C'est continuellement ma situation. Voilà ce que m'ont valu vingt années consumées à tâcher de plaire à ma nation, et quelquefois peut-être à l'instruire. Mais, encore une fois, V. A. R. m'aime, et je suis bien loin d'être à plaindre; elle daigne faire graver la Henriade; quel mal peut-on me faire qui ne soit au-dessous d'un tel honneur? Je viens d'acheter un Machiavel complet, exprès pour être plus au fait de la belle réfutation que j'attends avec ce que vous allez en écrire; je ne crois pas qu'il y en ait jamais de meilleure réfutation que votre conduite. Les hommes semblent tous occupés à présent à se détruire, et, depuis le Mogol jusqu'au détroit de Gibraltar, tout est en guerre; on croit que la France dansera aussi dans cette vilaine pyrrhique. C'est dans ce temps que V. A. R. enseigne la justice, avant d'exercer sa valeur. M'est-il permis de lui demander quand je serai assez heureux pour voir ces leçons d'équité et de sagesse?
J'ai vu les fusées volantes qu'on a tirées à Paris avec tant d'appareil; mais je voudrais toujours qu'on commençât par avoir un hôtel de ville, de belles places, des marchés magnifiques et commodes, de belles fontaines, avant d'avoir des feux d'artifice. Je préfère la magnificence romaine à des feux de joie; ce n'est pas que je condamne ceux-ci, à Dieu ne plaise qu'il y ait un seul plaisir que je désapprouve!<364> mais, en jouissant de ce que nous avons, je regrette un peu ce que nous n'avons pas.
V. A. R. sait sans doute que Bouchardon et Vaucanson font des chefs-d'œuvre, chacun dans leur genre. Rameau travaille à mettre à la mode la musique italienne. Voilà des hommes dignes de vivre sous Frédéric; mais je les défie d'en avoir autant d'envie que moi.
Je suis, avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, de V. A. R., etc.
101. A VOLTAIRE.
Remusberg, 10 octobre 1739.
Mon cher ami, j'avais cru avec le public que vous aviez reçu le meilleur accueil du monde de tout Paris, qu'on s'empressait de vous rendre des honneurs et de vous faire des civilités, et que votre séjour dans cette ville fameuse ne serait mêlé d'aucune amertume. Je suis fâché de m'être trompé sur une chose que j'avais fort souhaitée; et il paraît que votre sort et celui de la plupart des grands hommes est d'être persécutés pendant leur vie, et adorés comme des dieux après leur mort. La vérité est que ce sort, quelque brillant qu'il vous peigne l'avenir, vous offre le seul temps dont vous pouvez jouir sous une face peu agréable. Mais c'est dans ces occasions où il faut se munir d'une fermeté d'âme capable de résister à la peur et à tous les fâcheux accidents qui peuvent arriver. La secte des stoïciens ne fleurit jamais davantage que sous la tyrannie des méchants empereurs. Pourquoi? Parce que c'était alors une nécessité, pour vivre tranquille, de savoir mépriser la douleur et la mort.
<365>Que votre stoïcisme, mon cher Voltaire, aille au moins à vous procurer une tranquillité inaltérable. Dites avec Horace : In virtute mea involvo.365-a Ah! s'il se pouvait, je vous recueillerais chez moi; ma maison vous serait un asile contre tous les coups de la fortune, et je m'appliquerais à faire le bonheur d'un homme dont les ouvrages ont répandu tant d'agréments sur ma vie.
J'ai reçu les deux nouveaux actes de Zopire. Je ne les ai lus qu'une fois; mais je vous réponds de leur succès. J'ai pensé verser des larmes en les lisant; la scène de Zopire et de Séide, celle de Séide et de Palmire, lorsque Séide s'apprête à commettre le parricide, et la scène où Mahomet, parlant à Omar, feint de condamner l'action de Séide, sont des endroits excellents. Il m'a paru, à la vérité, que Zopire venait se confesser exprès sur le théâtre pour mourir en règle, que le fond du théâtre ouvert et fermé sentait un peu la machine; mais je ne saurais en juger qu'à la seconde lecture. Les caractères, les expressions des mœurs, et l'art d'émouvoir les passions, y font connaître la main du grand, de l'excellent maître qui a fait cette pièce; et, quand même Zopire ne viendrait pas assez naturellement sur le théâtre, je croirais que ce serait une tache qu'on pourrait passer sur le corps d'une beauté parfaite, et qui ne serait remarquée que par des vieillards qui examinent avec des lunettes ce qui ne doit être vu qu'avec saisissement et senti qu'avec transport.
Vos fêtes de Paris n'ont satisfait que votre vue; pour moi, je serais pour les fêtes dont l'esprit et tous nos sens peuvent profiter. Il me semble qu'il y a de la pédanterie en savoir et en plaisir; que de choisir une matière pour nous instruire, un goût pour nous divertir, c'est vouloir rétrécir la capacité que le Créateur a donnée à l'esprit humain, qui peut contenir plus d'une connaissance, et c'est<366> rendre inutile l'ouvrage d'un Dieu qui paraît épicurien, tant il a eu soin de la volupté des hommes.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Et les plaisirs de toute espèce;
..........................................
Tout honnête homme a de tels sentiments,366-a
C'est Moïse apparemment qui dit cela. Si ce n'est lui, c'est toujours un homme qui serait meilleur législateur que ce Juif imposteur, et que j'estime plus mille fois que toute cette nation superstitieuse, faible et cruelle.
Nous avons eu ici mylord Baltimore et M. Algarotti,366-b qui s'en retournent en Angleterre. Ce lord est un homme très-sensé, qui possède beaucoup de connaissances, et qui croit, comme vous, que les sciences ne dérogent point à la noblesse, et ne dégradent point un rang illustre.
J'ai admiré le génie de cet Anglais comme un beau visage à travers d'un voile. Il parle très-mal français, mais on aime pourtant à l'entendre parler; et l'anglais, il le prononce si vite, qu'il n'y a pas moyen de le suivre. Il appelle un Russien un animal mécanique; il dit que Pétersbourg est l'œil de la Russie, avec lequel elle regarde les pays policés; que si on lui éborgnait cet œil, elle ne manquerait pas de retomber dans la barbarie dont elle n'est guère sortie. Il est grand partisan de la soleil, et je ne le crois pas trop éloigné des dogmes de Zoroastre touchant cette planète. Il a trouvé ici des gens avec lesquels il pouvait parler sans contrainte, ce qui m'a fait composer l'Épître ci-jointe,366-c que je vous prie de corriger impitoyablement.
<367>Le jeune Algarotti, que vous connaissez, m'a plu on ne saurait davantage. Il m'a promis de revenir ici aussitôt qu'il lui serait possible. Nous avons bien parlé de vous, de géométrie, de vers, de toutes les sciences, de badineries, enfin de tout ce dont on peut parler. Il a beaucoup de feu, de vivacité et de douceur, ce qui m'accommode on ne saurait mieux. Il a composé une cantate qu'on a mise aussitôt en musique, et dont on a été très-satisfait. Nous nous sommes séparés avec regret, et je crains fort de ne revoir de longtemps dans ces contrées d'aussi aimables personnes.
Nous attendons, cette semaine, le marquis de La Chétardie, duquel il faudra prendre encore un triste congé. Je ne sais ce que c'est que ce M. Valori; mais j'en ai ouï parler comme d'un homme qui n'avait pas le ton de la bonne compagnie. Monsieur le cardinal aurait bien pu se passer de nous envoyer cet homme et de nous ôter La Chétardie, qui est, en tout sens, un très-aimable garçon.
Soyez sûr qu'ici, à Remusberg, nous nous embarrassons aussi peu de guerre que s'il n'y en avait point dans le monde. Je travaille actuellement à Machiavel, interrompu quelquefois par des importuns dont la race n'est pas éteinte, malgré les coups de foudre que leur lança Molière. Je réfute Machiavel chapitre par chapitre; il y en a quelques-uns de faits, mais j'attends qu'ils soient tous achevés pour les corriger. Alors vous serez le premier qui verrez l'ouvrage, et il ne sortira de mes mains qu'après que le feu de votre génie l'aura épuré.
J'attends vos corrections sur la Préface de la Henriade, afin d'y changer ce que vous avez trouvé à propos; après quoi la Henriade volera sous la presse.
J'ai fait construire une tour au haut de laquelle je placerai un observatoire. L'étage d'en bas devient une grotte; le second, une salle pour des instruments de physique; le troisième, une petite imprimerie. Cette tour est attachée à ma bibliothèque par le moyen d'une<368> colonnade au haut de laquelle règne une plate-forme. Je vous en envoie le dessin pour vous amuser, en attendant que l'on construise l'hôtel de ville et les marchés de Paris.
J'attends de vos nouvelles avec beaucoup d'impatience, et je vous prie de me croire de vos amis autant qu'il est possible de l'être.
Césarion ne veut pas que je sois son interprète; il aime mieux vous écrire lui-même.
Quoique rien ne saurait être ajouté aux sentiments de tendresse et à mon parfait attachement pour vous, monsieur, il est pourtant hors de doute que, s'il avait plu à mon auguste maître de vous les dépeindre, vous en auriez été convaincu d'une manière bien plus agréable. Je suis en savoir comme une jeune beauté passée qui doit la plupart de ses charmes à ses ajustements. Déshabillée, vous déplairait-elle? Je pense que non, et j'ose hardiment vous faire voir toute nue l'amitié avec laquelle je serai toute ma vie, monsieur, tout à vous, et votre, etc., DE KEYSERLINGK.
Faites agréer, je vous en supplie, mes assurances de respect à madame la marquise. Je serais au comble de mes souhaits, si, à la suite de mon adorable maître, je pouvais me transporter à Paris, pendant que madame du Châtelet, M. le prince de Nassau, et vous, monsieur, contribuez à en embellir le séjour. Mais, monsieur, jugez-moi, s'il vous plaît, par vous-même : seriez-vous disposé à quitter madame la marquise pour venir nous trouver à Remusberg?
<369>102. DE VOLTAIRE.
Paris, 18 octobre 1739.
Monseigneur, je renvoie à Votre Altesse Royale le plus grand monument de vos bontés et de ma gloire. Je n'ai de véritable gloire que du jour que vous m'avez protégé, et vous y avez mis le comble par l'honneur que vous daignez faire à la Henriade. Deux véritables amis que j'ai dans Paris ont lu ce morceau de prose, qui vaut mieux que tous mes vers. Ils ont été prêts à verser des larmes, quand ils ont vu qu'à peine il y a une ligne de votre main qui ne parte d'un cœur né pour le bonheur des hommes, et d'un esprit fait pour les éclairer. Ils ont admiré avec quelle énergie V. A. R. écrit dans une langue étrangère. Ils ont été étonnés du goût singulier qu'elle a pour des choses dont tant de nos princes ont si peu de connaissance. Tout cela les frappait, sans doute; mais les sentiments d'humanité qui régnent dans cet ouvrage ont enlevé leur âme. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de garder le secret sur cette Préface; mais le garder sur le prince adorable qui pense avec tant de grandeur et avec tant de bonté, cela est impossible; ils sont trop émus; il faut qu'ils disent avec moi :
Ne verrons-nous jamais ce divin Marc-Aurèle,
Cet ornement des arts et de l'humanité,
Cet amant de la vérité,
Qui chez les rois chrétiens n'a point eu de modèle,
Et qui doit en servir dans la postérité?
Je n'ai rien fait de nouveau depuis les deux derniers actes de Mahomet. Me voici les mains vides devant mon maître; mais il faut qu'il me pardonne. Tous mes maux m'ont repris. Si mes ennemis, qui m'ont persécuté, savaient ce que je souffre, je crois qu'ils seraient honteux de leur haine et de leur envie; car comment envier un homme dont presque toutes les heures sont marquées par des tour<370>ments? et pourquoi haïr celui qui n'emploie les intervalles de ses souffrances qu'à se rendre moins indigne de plaire à ceux qui aiment les arts et les hommes? Madame du Châtelet ne part pour les Pays-Bas que vers le commencement de novembre, et je ne crois pas que ma santé pût me permettre de l'accompagner, quand même elle partirait plus tôt. Je relis Machiavel dans le peu de temps que mes maux et mes études me laissent. J'ai la vanité de penser que ce qui aura le plus révolté dans cet auteur, c'est le chapitre de la Crudeltà,370-a où ce monstre ingénieux et politique ose dire : Deve per tanto un principe non si curare dell' infamia di crudele; mais surtout le chapitre XVIII : In che modo i principi debbiano osservare la fede. Si j'osais dire mon sentiment devant V. A. R., qui est assurément le juge-né de ces matières par son cœur, par son esprit et par son rang, je dirais que je ne trouve ni raison ni esprit dans ce chapitre. Ne voilà-t-il pas une belle preuve qu'un prince doit être un fripon, parce qu'Achille a été nourri, selon la Fable, par un animal moitié bête et moitié homme! Encore si Ulysse avait eu un renard pour précepteur, l'allégorie aurait quelque justesse; mais qu'en conclure pour Achille, qui n'est représenté que comme le plus impétueux et le moins politique des hommes?
Dans le même chapitre, il faut être un perfide, perchè gli uomini sono tristi; et, le moment d'après, il dit : Sono tanto simplici gli uomini, .... che colui che inganna troverà sempre chi si lascerà ingannare.
Il me semble que le docteur du crime méritait de tomber ainsi en contradiction.
Je n'ai point encore eu les Notes d'Amelot de La Houssaye; mais quel commentaire faut-il à mon prince pour démêler le faux et pour confondre l'injuste? Béni soit le jour où ses aimables mains auront achevé un ouvrage dont dépendra le bonheur des hommes, et qui devra être le catéchisme des rois!
<371>Je ne sais pas comment, dans ce catéchisme, le manifeste de l'Empereur contre son général371-a et contre son plénipotentiaire371-b serait reçu; mais ce n'est pas à moi à porter mes vues si haut :
................Pastorem, Tityre, pingues
Pascere oportet oves, nec regum bella referre.371-c
J'ai reçu ici une visite du fils de M. Gramkan,371-d qui me paraît un jeune homme de mérite, digne de vous servir et d'entendre V. A. R.
Je n'entends plus parler du voyage que M. de Keyserlingk devait faire à Paris, et j'ai peur de partir sans avoir vu celui avec qui j'aurais passé les jours entiers à parler d'un prince qui fait honneur à l'humanité. Madame du Châtelet a écrit à V. A. R.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
103. DU MÊME.
(Paris) novembre 1739.
Brûlez votre vaisseau, vagabond Baltimore,
Qui, du détroit du Sund au rivage du Maure,
Du Bengale au Pérou, fendez le sein des mers.
<372>Vous, jeune citoyen de ce plat372-a univers,
Vous, de nouveaux plaisirs et de science avide,
Élève de Socrate, et d'Horace, et d'Euclide,
Cessez, Algarotti, d'observer les humains,
Les Phrynés de Venise et les Gitons de Rome,
Les théâtres français, les tables des Germains,
Les ministres, les rois, les héros et les saints;
Ne vous fatiguez plus, ne cherchez plus un homme;
Il est trouvé. Le ciel, qui forma ses vertus,
Le ciel au haut du mont Rémus
A placé mon héros, l'exemple des vrais sages;
Il commande aux esprits, il est roi sans pouvoir.
Au pied du mont Rémus finissez vos voyages;
L'univers n'est plus rien, vous n'avez rien à voir.
Ciel! quand arriverai-je à la montagne auguste
Où règne un philosophe, un bel esprit, un juste,
Un monarque fait homme, un dieu selon mon cœur?
Mont sacré d'Apollon, double front du Parnasse,
Olympe, Sinaï, Thabor, disparaissez.
Oui, par ce mont Rémus vous êtes effacés
Autant que Frédéric efface
Et les héros présents, et tous les dieux passés.
J'en demande pardon, monseigneur, à Sinaï et à Thabor; la verve m'a emporté; j'ai dit plus que je ne devais dire. D'ailleurs, les foudres et les tonnerres du mont Sinaï n'ont point de rapport à la vie philosophique qu'on mène au mont Rémus, et la transfiguration du Thabor n'a rien à démêler avec l'uniformité de votre charmant caractère. Enfin, que V. A. R. pardonne à l'enthousiasme; n'est-il pas permis d'en avoir un peu quand on vient de lire la belle Épître dont votre muse française a régalé mylord Baltimore?
Je vois que mon prince a mis encore la connaissance de la langue <373>anglaise dans ses trésors. Dulces sermones cujuscunque linguae.373-a Je crois que ce lord Baltimore aura été bien surpris de voir un prince allemand écrire en vers français à un Anglais; mais que voulez-vous? je suis encore plus surpris que lui. Je n'entends rien à ce prodige de la nature. Comment se peut-il faire, encore une fois, qu'on écrive si bien dans la langue d'un pays où l'on n'a jamais été? Pour Dieu! monseigneur, dites donc votre secret.
J'enverrais bien aussi des vers à V. A. R., si j'osais; elle aurait le cinquième acte de Mahomet; mais c'est qu'il n'est pas encore transcrit, et, pour les quatre premiers, ils sont actuellement repolis. Si votre beau génie a été un peu content de cette faible ébauche, j'ose espérer qu'elle aura encore la même indulgence pour l'ouvrage achevé. Elle ne trouvera plus certaines répétitions, certains vers lâches et décousus, qui sont des pierres d'attente. Elle verra l'amour paternel et le secret de la naissance des enfants de Zopire jouer un rôle plus grand et bien plus intéressant; Zopire, près d'être assassiné par ses enfants mêmes, n'adresse au ciel ses prières que pour eux, et il est frappé de la main de son fils, tandis qu'il prie les dieux de lui faire connaître ce fils même. Le fanatisme est-il peint à votre gré? ai-je assez exprimé l'horreur que doivent inspirer les Ravaillac, les Poltrot, les Clément, les Felton, les Salcède, les Aod, j'ai pensé dire les Judith? En effet, monseigneur, quel bon roi serait à l'abri d'un assassinat, si la religion enseignait à tuer un prince qu'on croit ennemi de Dieu?
Voilà la première tragédie où l'on ait attaqué la superstition. Je voudrais qu'elle pût être assez bonne pour être dédiée à celui de tous les princes qui distingue le mieux le culte de l'Être infiniment bon, et l'infiniment détestable fanatisme.
Je viens de voir d'autres ouvrages sur des matières bien différentes, mais plus dignes de V. A. R. C'est un cours de géométrie, par<374> M. Clairaut; c'est un jeune homme qui fit un ouvrage sur les courbes, à l'âge de quatorze ans, et qui a depuis peu, comme le sait V. A. R., mesuré la terre sous le cercle polaire. Il traite les mathématiques comme Locke a traité l'entendement humain; il écrit avec la méthode que la nature emploie; et, comme Locke a suivi l'âme dans la situation de ses idées, il suit la géométrie dans la route qu'ont tenue les hommes pour découvrir par degrés les vérités dont ils ont eu besoin. Ce sont donc, en effet, les besoins que les hommes ont eus de mesurer qui sont chez Clairaut les vrais maîtres de mathématiques. L'ouvrage n'est pas près d'être fini; mais le commencement me paraît de la plus grande facilité, et par conséquent très-utile.
Mais, monseigneur, le plus utile de ces ouvrages, c'est celui que j'attends d'une main faite pour rendre les hommes heureux.
Je vais, moi chétif, me rendre aux Eléments de Newton, dont on demande à Paris une nouvelle édition; mais ce travail sera pour Bruxelles. Je pars, je suis Émilie et madame la duchesse de Richelieu à Cirey; de là je vais en Flandre, etc.
104. A VOLTAIRE.
Remusberg, 6 novembre 1739.
Mon cher ami, j'ai été aussi mortifié de l'état infirme de votre santé que j'ai été réjoui par la satisfaction que vous me témoignez de ma Préface. J'en abandonne le style à la critique de tous les Zoïles de l'univers; mais je me persuade en même temps qu'elle se soutiendra, puisqu'elle ne contient que des vérités, et que tout homme qui pense sera obligé d'en convenir.
<375>Cette réfutation de Machiavel, à laquelle vous vous intéressez, est achevée. Je commence à présent à la reprendre par le premier chapitre, pour corriger et pour rendre, si je le puis, cet ouvrage digne de passer à la postérité. Pour ne vous point faire attendre, je vous envoie quelques morceaux de ce marbre brut, qui ne sont pas encore polis.
J'ai envoyé, il y a huit jours, l'Avant-propos à la marquise; vous recevrez tous les chapitres corrigés et dans leur ordre, lorsqu'ils seront achevés. Quoique je ne veuille point mettre mon nom à cet ouvrage, je voudrais cependant, si le public en soupçonnait l'auteur, qu'il ne pût me faire du tort. Je vous prie, par cette considération, de me faire l'amitié de me dire naturellement ce qu'il y faut corriger. Vous sentez que votre indulgence, en ce cas, me serait préjudiciable et funeste.
Je m'étais ouvert à quelqu'un du dessein que j'avais de réfuter Machiavel; ce quelqu'un m'assura que c'était peine perdue, puisque l'on trouvait, dans les Notes politiques d'Amelot de La Houssaye sur Tacite, une réfutation complète du Prince politique. J'ai donc lu Amelot et ses Notes, mais je n'y ai point trouvé ce qu'on m'avait dit; ce sont quelques maximes de ce politique dangereux et détestable qu'on réfute, mais ce n'est pas l'ouvrage en corps.
Où la matière me l'a permis, j'ai mêlé l'enjouement au sérieux, et quelques petites digressions dans les chapitres qui ne présentaient rien de fort intéressant au lecteur. Ainsi les raisonnements, qui n'auraient pas manqué d'ennuyer par leur sécheresse, sont suivis de quelque chose d'historique, ou de quelques remarques un peu critiques, pour réveiller l'attention du lecteur. Je me suis tu sur toutes les choses où la prudence m'a fermé la bouche, et je n'ai point permis à ma plume de trahir les intérêts de mon repos.
Je sais une infinité d'anecdotes sur les cours de l'Europe, qui auraient à coup sûr diverti mes lecteurs; mais j'aurais composé une<376> satire d'autant plus offensante, qu'elle eût été vraie; et c'est ce que je ne ferai jamais. Je ne suis point né pour chagriner les princes, je voudrais plutôt les rendre sages et heureux. Vous trouverez donc dans ce paquet cinq chapitres de Machiavel, le plan de Remusberg, que je vous dois depuis longtemps, et quelques poudres qui sont admirables pour vos coliques. Je m'en sers moi-même, et elles me font un bien infini. Il les faut prendre le soir, en se couchant, avec de l'eau pure.
Adieu, cher ami toujours malade et toujours persécuté; je vous quitte pour reprendre mon ouvrage, et noircir le caractère infâme et scélérat de l'avocat du crime, de la même plume qui fit l'éloge de l'incomparable auteur de la Henriade; mais elle confondra plus facilement le corrupteur du genre humain qu'elle n'a pu louer le précepteur de l'humanité. C'est une chose fâcheuse pour l'éloquence que, lorsqu'elle a de grandes choses à dire, elle soit toujours inférieure à son sujet.
Mes amitiés à la marquise, mes compliments à vos amis, qui doivent être les miens, puisqu'ils sont dignes d'être les vôtres. Je suis avec toute l'amitié et la tendresse possibles, mon cher Voltaire, etc.
105. AU MÊME.
Berlin, 4 décembre 1739.
Mon cher ami, vous me promettez votre nouvelle tragédie tout achevée; je l'attends avec beaucoup de curiosité et d'impatience. J'étais déjà charmé de ce premier feu qu'avait jeté votre génie immortel, et je juge de Zopire achevé par la belle ébauche que j'en ai vue. C'est<377> un saint Jean qui promet beaucoup de l'ouvrage qui va le suivre. Je serais content, et très-content, si de ma vie j'avais fait une tragédie comme celle des Musulmans, sans correction; mais il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Athènes.377-a
Je vous soumets les douze premiers chapitres de mon Antimachiavel, qui, quoique je les aie retouchés, fourmillent encore de fautes. Il faut que vous soyez le père putatif de ces enfants, et que vous ajoutiez à leur éducation ce que la pureté de la langue française demande pour qu'ils puissent se présenter au public. Je retoucherai, en attendant, les autres chapitres, et les pousserai à la perfection que je suis capable d'atteindre. C'est ainsi que je fais l'échange de mes faibles productions contre vos ouvrages immortels, à peu près comme les Hollandais, qui troquent des petits miroirs et du verre contre l'or des Américains; encore suis-je bien heureux d'avoir quelque chose à vous rendre.
Les dissipations de la cour et de la ville, des complaisances, des plaisirs, des devoirs indispensables, et quelquefois des importuns, me distraient de mon travail; et Machiavel est souvent obligé de céder la place à ceux qui pratiquent ses maximes, et que je réfute, par conséquent. Il faut s'accommoder à ces bienséances qu'on ne saurait éviter, et, quoi qu'on en ait, il faut sacrifier au dieu de la coutume, pour ne point passer pour singulier ou pour extravagant.
Ce M. de Valori,377-b si longtemps annoncé par la voix du public, si souvent promis par les gazettes, si longtemps arrêté à Hambourg, est arrivé enfin à Berlin. Il nous fait beaucoup regretter La Chétardie. M. de Valori nous fait apercevoir tous les jours ce que nous avons perdu au premier. Ce n'est à présent qu'un cours théorique des guerres du Brabant, des bagatelles et des minuties de l'armée française; et je vois sans cesse un homme qui se croit vis-à-vis de l'ennemi<378> et à la tête de sa brigade. Je crains toujours qu'il ne me prenne pour une contrescarpe ou pour un ouvrage à cornes, et qu'il ne me livre malhonnêtement un assaut. M. de Valori a presque toujours la migraine; il n'a point le ton de la société; il ne soupe point; et l'on dit que le mal de tête lui fait trop d'honneur de l'incommoder, et qu'il ne le mérite point du tout.
Nous venons de faire ici l'acquisition d'un très-habile homme. Il s'appelle Célius;378-a il est habile physicien, et très-renommé pour les expériences. On lui donne pour vingt mille écus d'instruments. Il achèvera, cette année, un ouvrage qui lui fera beaucoup d'honneur; c'est une machine mécanique qui démontre parfaitement tous les mouvements des étoiles et des planètes, selon le système de Newton. Vous ne connaissez peut-être pas non plus un jeune homme qui commence à paraître; il se nomme Lieberkühn.378-a C'est un génie admirable pour les mécaniques. Il a fait, par l'optique, des découvertes étonnantes, et il pousse son art à un point de perfection qui surpasse tout ce qu'on a vu avant lui. Il reviendra ici cet automne, après avoir vu Paris. Il a passé trois années à Londres, et il a été très-estimé de tous les savants d'Angleterre. Je vous parlerai plus en détail sur son chapitre, lorsque je l'aurai vu après son retour.
Je suis ravi de voir de ces heureuses productions de ma patrie; ce sont comme des roses qui croissent parmi les ronces et les orties; ce sont comme des bluettes de génie qui se font jour à travers des cendres où malheureusement les arts sont ensevelis. Vous vivez en France dans l'opulence de ces arts; nous sommes ici indigents de science, ce qui fait peut-être que nous estimons plus le peu que nous avons.
Vous trouverez peut-être que je bavarde beaucoup; mais souvenez-vous qu'il y a quatre semaines que je ne vous ai écrit, et que les pluies ne sont jamais plus abondantes qu'après une grande stérilité.
<379>Je vous suis à Cirey, mon cher Voltaire, et je partage avec vous vos chagrins comme vos plaisirs. Profitez des plaisirs de ce monde autant que vous le pouvez; c'est ce qu'un homme sage doit faire. Instruisez-nous, mais que ce ne soit pas aux dépens de votre santé et de votre vie.
Quand est-ce que les Voltaire et les Émilie voyageront vers le Nord? Je crains fort que ce phénomène, quoique impatiemment attendu, n'arrive pas sitôt. Il ne sera pas dit cependant que je mourrai avant de vous avoir vu; dussé-je vous enlever, j'en tenterai l'aventure. Avouez que vous seriez bien étonné, si vous entendiez arriver de nuit, à Cirey, des gens masqués, des flambeaux, un carrosse, et tout l'appareil d'un enlèvement. Cette aventure ressemblerait un peu à celle de la Pentecôte,379-a à la différence près qu'on ne vous ferait d'autre mal que de vous séparer d'Émilie; j'avoue que ce serait beaucoup. Il me semble que ni vous ni cette Émilie n'êtes point nés pour la chicane, et que, tant que Paris se trouvera sur la route de la marquise, son affaire pourrait bien être jugée par contumace.
Le pauvre Césarion, accablé de goutte, n'a pas levé son piquet de Remusberg, et, quoique je le revendique sans cesse, son mal ne veut point encore me le renvoyer. Il vous aime comme un ami, et vous estime comme un grand homme. Souffrez que je lui serve d'organe, et que je vous exprime ce que les douleurs et l'impuissance dans laquelle il se trouve l'empêchent de vous dire lui-même.
Je ne vous parle point des riens de la ville, des nouvelles frivoles du temps et des bagatelles du jour, qui ne méritent pas de sortir de notre horizon. Je ne devrais vous parler que de vous-même ou de la marquise, mais je craindrais d'ennuyer en faisant ou le miroir ou l'écho de ce que l'on doit admirer en vous. Faites, s'il vous plaît,<380> mes compliments à la marquise, et soyez persuadé que je vous aime et vous estime autant qu'il est possible, étant à jamais, etc.
106. DE VOLTAIRE.
(Bruxelles) 28 décembre 1739.
Monseigneur, que souhaiter à Votre Altesse Royale, cette année? Elle a tout ce qu'un prince doit avoir, et plus qu'un particulier qui aurait sa fortune à faire par ses talents. Non, monseigneur, je ne fais point de souhaits pour vous; j'en fais, si vous le permettez, pour moi; et ces souhaits, vous en savez le but, ut videam salutare meum. Je fais encore un souhait pour le public; c'est qu'il voie la réfutation que mon prince a faite du corrupteur des princes. Je reçus, il y a quelques jours, à Bruxelles, les douze premiers chapitres; j'avais déjà dévoré les derniers que j'avais reçus en France. Monseigneur, il faut, pour le bien du monde, que cet ouvrage paraisse; il faut que l'on voie l'antidote présenté par une main royale. Il est bien étrange que des princes qui ont écrit n'aient pas écrit sur un tel sujet. J'ose dire que c'était leur devoir, et que leur silence sur Machiavel était une approbation tacite. C'était bien la peine que Henri VIII d'Angleterre écrivît contre Luther; c'était bien à l'enfant Jésus que Jacques Ier devait dédier un ouvrage! Enfin, voici un livre digne d'un prince, et je ne doute pas qu'une édition de Machiavel, avec ce contre-poison à la fin de chaque chapitre, ne soit un des plus précieux monuments de la littérature. Il y a très-peu de ce qu'on appelle des fautes contre l'usage de notre langue; et V. A. R. me permettra de m'acquitter de ma charge de mettre des points sur les i. Si V. A. R. daigne con<381>descendre à la prière que je lui fais, si elle donne son trésor au public, je lui demande en grâce qu'elle me permette de faire la préface, et d'être son éditeur. Après l'honneur qu'elle me fait de faire imprimer la Henriade, elle ne pouvait plus m'en faire d'autre qu'en me confiant l'édition de l'Antimachiavel. Il arrivera que ma fonction sera plus belle que la vôtre; la Henriade peut plaire à quelques curieux, mais l'Antimachiavel doit être le catéchisme des rois et de leurs ministres.
Vous me permettrez, monseigneur, de dire que, selon les remarques de madame du Châtelet, oserais-je ajouter, selon les miennes, il y a quelques branches de ce bel arbre qu'on pourrait élaguer, sans lui faire de tort. Le zèle contre le précepteur des usurpateurs et des tyrans a dévoré votre âme généreuse; il vous a emporté quelquefois. Si c'est un défaut, il ressemble bien à une vertu. On dit que Dieu, infiniment bon, hait infiniment le vice; cependant, quand on a dit à Machiavel honnêtement d'injures, on pourrait, après cela, s'en tenir aux raisons. Ce que je propose est aisé, et je le soumets à votre jugement. J'attendrai les ordres précis de mon maître, et je conserverai le manuscrit jusqu'à ce qu'il permette que j'y touche et que j'en dispose.
Ce sera dorénavant V. A. R. qui m'enverra des productions françaises; je ne suis plus qu'un serviteur inutile; je reçois, et je ne donne rien. Je raccommode un peu le Machiavel de l'Asie; je rabote Mahomet, dont vous avez vu les commencements informes. Je ne continuerai point ici l'Histoire du Siècle de Louis XIV; j'en suis un peu dégoûté, quoique je me sois proposé de l'écrire tout entière dans le style modéré dont V. A. R. a pu voir l'échantillon. D'ailleurs, je suis ici sans mes manuscrits et sans mes livres. Je vais me remettre un peu à la physique. Que ne puis-je être avec les Célius et les hommes de mérite que votre réputation attire déjà dans vos États!
On m'avait dit que le ministre tant annoncé était digne de dîner<382> et de souper; mais je vois bien qu'il n'est digne que de dîner. J'ai reçu une lettre d'Algarotti, datée de Londres, du 1er octobre; elle m'a attendu trois mois à Bruxelles. Ce M. Algarotti est encore tout étonné de ce qu'il a vu à Remusberg. Ah! quel prince est ça! dit-il; il ne revient pas de sa surprise. Et moi, monseigneur, et moi, pourquoi ne suis-je pas Algarotti? Pourquoi M. du Châtelet n'est-il pas Baltimore? Si je n'étais auprès d'Émilie, je mourrais de n'être pas auprès de vous.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
107. A VOLTAIRE.
Berlin, 6 janvier 1740.
Mon cher Voltaire, si j'ai différé de vous écrire, c'était seulement pour ne point paraître les mains vides devant vous. Je vous envoie par cet ordinaire cinq chapitres de l'Antimachiavel, et une Ode sur la Flatterie,382-a que mon loisir m'a permis de faire. Si j'avais été à Remusberg, il y aurait longtemps que vous auriez eu jusqu'à la lie de mon ouvrage; mais, avec les dissipations de Berlin, il n'est pas possible de cheminer vite.
L'Antimachiavel ne mérite point d'être annoncé sous mon nom au roi de France. Ce prince a tant de bonnes et de grandes qualités, que mes faibles écrits seraient superflus pour les développer. De plus, j'écris librement, et je parle de la France comme de la Prusse, de l'Angleterre, de la Hollande, et de toutes les puissances de l'Europe. Il est bon que l'on ignore le nom d'un auteur qui n'écrit que pour<383> la vérité, et qui par conséquent ne donne point d'entraves à ses pensées. Lorsque vous verrez la fin de l'ouvrage, vous conviendrez avec moi qu'il est de la prudence d'ensevelir le nom de l'auteur dans la discrétion de l'amitié.
Je ne suis point intéressé; et, si je puis servir le public, je travaillerai sans attendre de lui ni récompense ni louange, comme ces membres inconnus de la société qui sont aussi obscurs qu'ils lui sont utiles.383-a
Après mon semestre de cour viendra mon semestre d'étude. Je compte embrasser dans quinze jours cette vie sage et paisible qui fait vos délices; et c'est alors que je me propose de mettre la dernière main à mon ouvrage, et de le rendre digne des siècles qui s'écouleront après nous. Je compte la peine pour rien, car on n'écrit qu'un temps; mais je compte l'ouvrage que je fais pour beaucoup, car il me doit survivre. Heureux les écrivains qui, secondés d'une belle imagination, et toujours guidés par la sagesse, peuvent composer des ouvrages dignes de l'immortalité! Ils feront plus d'honneur à leur siècle que les Phidias, les Praxitèle et les Zeuxis n'en ont fait au leur. L'industrie de l'esprit est bien préférable à l'industrie mécanique des artistes. Un seul Voltaire fera plus d'honneur à la France que mille pédants, mille beaux esprits manqués, et mille grands hommes d'un ordre inférieur.
Je vous dis des vérités que je ne saurais m'empêcher de vous écrire, comme vous ne pourriez vous empêcher de soutenir les principes de la pesanteur ou de l'attraction. Une vérité en vaut une autre, et elles méritent toutes d'être publiées.
Les dévots suscitent ici un orage épouvantable contre ceux qu'ils nomment mécréants. C'est une folie de tous les pays que celle du faux zèle; et je suis persuadé qu'elle fait tourner la cervelle des plus rai<384>sonnables, lorsqu'une fois elle a trouvé le moyen de s'y loger. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que, quand cet esprit de vertige s'empare d'une société, il n'est permis à personne de rester neutre; on veut que tout le monde prenne parti, et s'enrôle sous la bannière du fanatisme. Pour moi, je vous avoue que je n'en ferai rien, et que je me contenterai de composer quelques psaumes pour donner bonne opinion de mon orthodoxie. Perdez de même quelques moments, mon cher Voltaire, et barbouillez d'un pinceau sacré l'harmonie de quelques-unes de vos mélodieuses rimes. Socrate encensait les pénates; Cicéron, qui n'était pas crédule, en faisait autant. Il faut se prêter aux fantaisies d'un peuple futile, pour éviter la persécution et le blâme; car, après tout, ce qu'il y a de plus désirable en ce monde, c'est de vivre en paix. Faisons quelques sottises avec les sots pour arriver à cette situation tranquille.
On commence à parler de Bernard et de Gresset comme auteurs de grands ouvrages; on parle de poëmes qui ne paraissent point,384-a et de pièces que je crois destinées à mourir incognito avant d'avoir vu le jour.384-b Ces jeunes poëtes sont trop paresseux pour leur âge; ils veulent cueillir des lauriers sans se donner la peine d'en chercher; la moindre moisson de gloire suffit pour les rassasier. Quelle différence de leur mollesse à votre vie laborieuse! Je soutiens que deux ans de votre vie en valent soixante de celle des Gresset et des Bernard. Je vais même plus loin, et je soutiens que douze êtres pensants, et qui pensent bien, ne fourniraient point à votre égal, dans un temps donné. Ce sont là de ces dons que la Providence ne communique qu'aux grands génies. Puisse-t-elle vous combler de tous ses biens, c'est-à-dire, vous fortifier la santé, afin que le monde entier puisse jouir longtemps de vos talents et de vos productions!<385> Personne, mon cher Voltaire, n'y prend autant d'intérêt que votre ami, qui est et qui sera toujours avec toute l'estime qu'on ne saurait vous refuser, etc.
108. AU MÊME.
Berlin, 10 janvier 1740.
Pour avoir illustré la France,
Un vieux prêtre ingrat t'en bannit;
Il radote dans son enfance.
C'est bien ainsi que l'on punit,
Mais non pas que l'on récompense.
J'ai lu le Siècle de Louis le Grand; si ce prince vivait, vous seriez comblé d'honneurs et de bienfaits. Mais, dans le siècle où nous sommes, il paraît que le bon goût ainsi que le vieux cardinal sont tombés en enfance. Mylord Chesterfield disait que, l'année 25, le monde était devenu fou; je crois qu'en l'année 40 il faudra le mettre aux Petites-Maisons. Après les persécutions et les chagrins que l'on vous suscite, il n'est plus permis à personne d'écrire; tout sera donc criminel, tout sera donc condamnable; il n'y aura plus d'innocence, plus de liberté pour les auteurs. Je vous prie cependant, par tout le crédit que j'ai sur vous, par la divine Émilie, d'achever, pour l'amour de votre gloire, l'histoire incomparable dont vous m'avez confié le commencement.
Laisse glapir tes envieux,
Laisse fulminer le saint-père,
Ce vieux fantôme imaginaire,
Idole de nos bons aïeux,
Et qui des intérêts des cieux
<386>Se dit ici-bas le vicaire,
Mais qu'on ne respecte plus guère.
Laisse en propos injurieux,
Dans leur humeur atrabilaire,
Hurler les bigots furieux;
Méprise la folle colère
De l'héritier octogénaire
Des Mazarins, des Richelieux,
De ce doyen machiavéliste,
De ce tuteur ambitieux,
Dans ses discours adroit sophiste,
Qui suit l'intérêt à la piste
Par des détours fallacieux,
Et qui, par l'artifice, pense
De s'emparer de la balance
Que soutinrent ces fiers Anglais
Qui, pour tenir l'Europe libre,
Ont maintenu dans l'équilibre
L'Autrichien et le Français.
Ecris, honore ta patrie
Sans bassesse et sans flatterie,
En dépit des fougueux accès
De ce vieux prélat en furie,
Que l'ignorance et la folie
Animent contre tes succès.
Qu'imposant silence aux miracles,
Louis détruise les erreurs;
Qu'il abolisse les spectacles
Qu'à Saint-Médard des imposteurs
Présentent à leurs sectateurs;386-a
Mais qu'il n'oppose point d'obstacles
A ces esprits supérieurs,
De l'univers législateurs,
Dont les écrits sont les oracles
<387>Des beaux esprits et des docteurs.
O toi, le fils chéri des Grâces,
L'organe de la vérité!
Toi, qui vois naître sur tes traces
L'indépendante liberté!
Ne permets point que ta sagesse,
Craignant l'orage et les hasards,
Préfère à l'instinct qui te presse
L'indolente et molle paresse
Et des Gressets, et des Bernards.
Quand même la bise cruelle
De son souffle viendrait faner
Les fleurs, production nouvelle,
Dont Flore peut se couronner,
Le jardinier toujours fidèle,
Loin de se laisser rebuter,
Va de nouveau pour cultiver
Une fleur plus tendre et plus belle.
C'est ainsi qu'il faut réparer
Le dégât que cause l'orage;
Voltaire, achève ton ouvrage,
C'est le moyen de te venger.
Le conseil vous paraîtra intéressé; j'avoue qu'il l'est effectivement, car j'ai trouvé un plaisir infini à la lecture de l'Histoire de Louis XIV, et je désire beaucoup de la voir achevée. Cet ouvrage vous fera plus d'honneur, un jour, que la persécution que vous souffrez ne vous cause de chagrin. Il ne faut pas se rebuter si aisément. Un homme de votre ordre doit penser que l'Histoire de Louis XIV imparfaite est une banqueroute dans la république des lettres. Souvenez-vous de César, qui, nageant dans les flots de la mer, tenait ses Commentaires d'une main sur sa tête, pour les conserver à la postérité.387-a
Comme vous parlez de mes faibles productions, après n'avoir dit <388>qu'un mot de vos ouvrages immortels!388-a Je dois cependant vous rendre compte de mes études. L'approbation que vous donnez aux cinq chapitres de Machiavel que je vous ai envoyés m'encourage à finir bientôt les quatre derniers chapitres. Si j'avais du loisir, vous auriez déjà tout l'Antimachiavel, avec des corrections et des additions; mais je ne puis travailler qu'à bâtons rompus.
Très-occupé pour ne rien faire,
Le temps, cet être fugitif,
S'envole d'une aile légère;
Et l'âge pesant et tardif
Glace ce sang bouillant et vif
Qui, dans ma jeunesse première,
Me rendait vigilant, actif.
On m'ennuie en cérémonie;
L'ordre pédant, la symétrie,
Tiennent, en ce séjour oisif,
Lieu des plaisirs de cette vie,
Et nous encensent sur l'autel
Des grandeurs et de la folie.
Ce sacrifice ponctuel
Rendant mon âme appesantie,
Et par les respects assoupie,
Incapable, en ce temps cruel,
De me frotter à Machiavel,
J'attends que, fuyant cette rive,
Je revole à cet heureux bord
Où la nature plus naïve,
Où la gaîté bien moins craintive,
Loin des richesses et de l'or,
Trouvent une grâce plus vive
Dans la liberté, ce trésor,
Que dans la grandeur excessive
Des fortunes qu'offre le sort.
Les chapitres de Machiavel sont copiés par un de mes secrétaires.<389> Il s'appelle Gaillard; sa main ressemble beaucoup à celle de Césarion. Je voudrais que ce pauvre Césarion fût en état d'écrire; mais la goutte l'attaque impitoyablement dans tous ses membres; depuis deux mois il n'a presque point eu de relâche.
Malgré ses cuisantes douleurs,
La Gaîté, le front ceint de fleurs,
A l'entour de son lit folâtre;
Mais la Goutte, cette marâtre,
Change bientôt les ris en pleurs.
Dans un coin, venant de Cythère,
Tristement regardant sa mère,
On voit le tendre Cupidon;
Il pleure, il gémit, il soupire
De la perte que son empire
Fait du pauvre Césarion;
Et Bacchus, vidant son flacon,
Répand des larmes de Champagne
Qu'un si vigoureux champion
Sorte boiteux de la campagne.
Momus se rit de leurs clameurs :
Voilà, messieurs les imposteurs,
Disait-il à ces dieux volages,
Voilà, dit-il, de vos ouvrages!
Ne faites plus tant les pleureurs,
Mais désormais soyez plus sages.
Je crois que messieurs les Lapons nous ont fait la galanterie de nous envoyer quelques zéphyrs échappés de leurs cavernes; en vérité, nous nous en serions très-bien passés. Je vais écrire à Algarotti pour qu'il nous envoie quelques rayons du soleil de sa patrie, car la nature aux abois paraît avoir un besoin indispensable d'un petit détachement de chaleur pour lui rendre la vie. Si ma poudre pouvait vous rendre la santé, je donnerais dès ce moment la préférence au dieu d'Épidaure sur celui de Delphes. Pourquoi ne puis-je contribuer à votre satisfaction comme à votre santé? Pourquoi ne puis-je<390> vous rendre aussi heureux que vous méritez de l'être? Les uns, dans ce monde, ont le pouvoir sans la volonté, et les autres la volonté sans le pouvoir. Contentez-vous, mon cher Voltaire, de cette volonté et de tous les sentiments d'estime avec lesquels je suis, etc.
109. DE VOLTAIRE.
Bruxelles, 26 janvier 1740.
Monseigneur, j'ai reçu vos chapitres de l'Antimachiavel et votre Ode sur la Flatterie, et votre lettre en vers et en prose que l'abbé de Chaulieu ou le comte Hamilton vous ont sûrement dictée. Un prince qui écrit contre la flatterie est aussi étrange qu'un pape qui écrirait contre l'infaillibilité. Louis XIV n'eût jamais envoyé une pareille ode à Despréaux, et je doute que Despréaux en eût envoyé autant à Louis XIV. Toute la grâce que je demande à V. A. R., c'est de ne pas prendre mes louanges pour des flatteries. Tout part du cœur chez moi, approbation de vos ouvrages, remercîments de vos bontés; tout cela m'échappe, il faut que vous me le pardonniez.
Je ne suis pas tout à fait exilé, comme on l'a mandé.
Ce vieux madré de cardinal,
Qui vous escroqua la Lorraine,
N'a point de son pays natal
Exclu ma muse un peu hautaine;
Mais son cœur me veut quelque mal :
J'ai berné la pourpre romaine;
Du théâtre pontifical
J'ai raillé la comique scène;
C'est un crime bien capital,
Qui longue pénitence entraîne.
<391>Le fait est pourtant que personne n'a parlé de Rome avec plus de ménagement. Apparemment qu'il n'en fallait point parler du tout. Il y a dans toute cette persécution un excès de ridicule et de radotage qui fait que j'en ris au lieu de m'en plaindre.
Quand je vois, d'un côté, la cacade devant Danzig, l'incertitude dans mille démarches, une guerre heureuse par hasard, entreprise malgré soi, et à laquelle on a été forcé par la reine d'Espagne, la marine négligée pendant dix ans, les rentes viagères abolies et volées malgré la foi publique; et que, de l'autre, je vois le salon d'Hercule, que le bonhomme regarde comme son apothéose, je m'écrie :
Le bon Hercule de Fleury,
Petit prêtre nonagénaire,
En Hercule s'est fait portraire,
De quoi chacun est ébahi;
Car on sait que le fils d'Alcmène
Près de sa maîtresse fila,
Mais jamais il ne radota
Que sur les rives de la Seine.
Je sais bien que par tout pays on voit de pareilles misères, et même de plus grandes; je sais bien que se tenir chez soi tranquillement et mettre en prison ses généraux qui ont fait ce qu'ils ont pu, et ses plénipotentiaires qui ont fait une paix nécessaire et ordonnée;391-a je sais bien, dis-je, que cela ne vaut pas mieux. Tutto 'l mondo è fatto come la nostra famiglia. Je conclus que, puisque le monde est ainsi gouverné, il faut que l'Antimachiavel paraisse; il faut un Hippocrate en temps de peste. J'ai le chapitre XXIII; mais je n'ai pas le chapitre XXII, et V. A. R. n'a pas apparemment encore travaillé au chapitre XXIV. Je ne sais si elle dira quelques petits mots sur le projet de cacciare i barbari d'Italia; il me semble qu'il y a actuellement tant d'honnêtes étrangers en Italie, qu'il paraîtrait assez incivil de les vouloir chasser.<392> Le cardinal Albéroni avait un beau projet : c'était de faire un corps italique à peu près sur le modèle du corps germanique. Mais, quand on fait de ces projets-là, il ne faut pas être seul de sa bande, ou bien on ressemble à l'abbé de Saint-Pierre.
V. A. R. a grande raison de trouver les Gresset et les Bernard des paresseux; je leur dirais avec l'autre,392-a au lieu de, Vade, piger, ad formicam, Vade, piger, ad Federicum. Cependant voilà Gresset qui se pique d'honneur, et qui donne une tragédie dont on m'a dit beaucoup de bien; Bernard me récita à Paris un chant de son Art d'aimer, qui me paraît plus galant que celui d'Ovide.
Pour moi, monseigneur, je n'ose vous envoyer le cinquième acte de Mahomet, tant j'en suis mécontent; mais je vous enverrai, si cela vous amuse, la comédie de la Dévote,392-b et ensuite, pour varier, je supplierai instamment V. A. R. de jeter les yeux sur la Métaphysique de Newton, que je compte mettre au-devant d'une nouvelle édition qu'on va faire de mes Éléments.
Je n'ai pas encore eu la consolation de voir mes ouvrages imprimés correctement; je pourrais profiter de mon séjour à Bruxelles pour en faire une édition; mais Bruxelles est le séjour de l'ignorance. Il n'y a pas un bon imprimeur, pas un graveur, pas un homme de lettres; et, sans madame du Châtelet, je ne pourrais parler ici de littérature. De plus, ce pays-ci est pays d'obédience; il y a un nonce du pape, et point de Frédéric.
Madame du Châtelet vous présente ses respects. Permettez, monseigneur, que je joigne mes compliments de condoléance à vos jolis vers sur la goutte de M. de Keyserlingk. Je ne me porte guère mieux que lui, mais l'espérance de voir un jour V. A. R. me soutient. Je suis, etc.
<393>110. A VOLTAIRE.
Berlin, 3 février 1740.
Mon cher ami, je vous aurais répondu plus tôt, si la situation fâcheuse où je me trouve me l'avait permis. Malgré le peu de temps que j'ai à moi, j'ai pourtant trouvé le moyen d'achever l'ouvrage sur Machiavel, dont vous avez le commencement. Je vous envoie par cet ordinaire la fin de mon ouvrage, en vous priant de me faire part de la critique que vous en ferez. Je suis résolu de revoir et de corriger sans amour-propre tout ce que vous jugeriez indigne d'être présenté au public. Je parle trop librement de tous les princes pour permettre que l'Antimachiavel paraisse sous mon nom. Ainsi j'ai résolu de le faire imprimer, après l'avoir corrigé, comme l'ouvrage d'un anonyme. Faites donc main basse sur toutes les injures que vous trouverez superflues, et ne me passez point de fautes contre la pureté de la langue. J'attends avec impatience la tragédie de Mahomet, achevée et retouchée. Je l'ai vue dans son crépuscule; que ne sera-t-elle point en son midi! Vous voilà donc revenu à votre physique, et la marquise à ses procès. En vérité, mon cher Voltaire, vous êtes déplacés tous les deux. Nous avons mille physiciens en Europe, et nous n'avons point de poëte ni d'historien qui approche de vous. On voit en Normandie cent marquises plaider, et pas une qui s'applique à la philosophie. Retournez, je vous prie, à l'Histoire de Louis XIV, et faites venir de Cirey vos manuscrits et vos livres, pour que rien ne vous arrête. Valori dit qu'on vous a exilé de France, comme ennemi de la religion romaine, et j'ai répondu qu'il en avait menti. Je voudrais que le vieux machiavéliste relié dans la pourpre romaine vous assignât Berlin pour le lieu de votre exil.393-a
<394>Mes désirs sont pour Remusberg, comme les vôtres pour Cirey. Je languis d'y retourner saluer mes pénates. Le pauvre Césarion est toujours malade; il ne peut vous répondre.
Presque trois mois de maladie
Valent un siècle de tourments;
Par les maux son âme engourdie
Ne voit, ne connaît plus que la douleur des sens.
Les charmants accords de ta lyre,
Mélodieux, forts et touchants,
Ont sur ses esprits plus d'empire
Qu'Hippocrate, Galien, et leurs médicaments.
Mais, quelque dieu qui nous inspire,
Tout en est vain sans la santé;
Quand le corps souffre le martyre,
L'esprit ne peut non plus écrire
Que l'aigle s'envoler, privé de liberté.
Consolez-nous, mon cher Voltaire, par vos charmants ouvrages; vous m'accuserez d'en être insatiable, mais je suis dans le cas de ces personnes qui, ayant beaucoup d'acide dans l'estomac, ont besoin d'une nourriture plus fréquente que les autres.
Je suis bien aise qu'Algarotti ne perde point le souvenir de Remusberg. Les personnes d'esprit n'y seront jamais oubliées, et je ne désespère pas de vous y voir. Nous avons vu ici un petit ours en pompons; c'est une princesse russe, qui n'a de l'humanité que l'ajustement; elle est petite-fille du prince Cantemir.394-a
Rendez, s'il vous plaît, ma lettre à la marquise, et soyez persuadé que l'estime que j'ai pour vous ne finira jamais.
<395>111. DE VOLTAIRE.
Le 23 février 1740.
Monseigneur, je ne reçus que le 20 le paquet de Votre Altesse Royale, du 3, dans lequel je vis enfin la corniche de l'édifice où chaque souverain devrait souhaiter d'avoir mis une pierre.
Vous me permettez, vous m'ordonnez même de vous parler avec liberté, et vous n'êtes pas de ces princes qui, après avoir voulu qu'on leur parlât librement, sont fâchés qu'on leur obéisse. J'ai peur, au contraire, que dorénavant votre goût pour la vérité ne soit mêlé d'un peu d'amour-propre.
J'aime et j'admire tout le fond de l'ouvrage, et je pars de là pour dire hardiment à V. A. R. qu'il me paraît qu'il y a quelques chapitres un peu longs; transverso calamo signum395-a y remédiera bien vite, et cet or en filière, devenu plus compacte, en aura plus de poids et de brillant.
Vous commencez la plupart des chapitres par dire ce que Machiavel prétend dans son chapitre que vous réfutez; mais, si V. A. R. a intention qu'on imprime le Machiavel et la réfutation à côté, ne pourra-t-on pas, en ce cas, supprimer ces annonces dont je parle, lesquelles seraient absolument nécessaires, si votre ouvrage était imprimé séparément? Il me semble encore que quelquefois Machiavel se retranche dans un terrain, et V. A. R. le bat dans un autre; au troisième chapitre, par exemple, il dit ces abominables paroles : « Si ha a notare, che gli uomini si debbono o vezzeggiare o spegnere, perchè si vendicano delle leggieri offese; delle gravi non possono. »
V. A. R. s'attache à montrer combien tout ce qui suit de cet oracle de Satan est odieux. Mais le maudit Florentin ne parle que de l'utile.<396> Permettriez-vous qu'on ajoutât à ce chapitre un petit mot pour faire voir que Machiavel même ne devait pas regarder ces menaces comme justifiées par l'événement? Car, de son temps même, un Sforce, usurpateur, avait été assassiné dans Milan; un autre usurpateur du même nom était à Loches, dans une cage de fer; un troisième usurpateur, notre Charles VIII, avait été obligé de fuir de l'Italie, qu'il avait conquise; le tyran Alexandre VI mourut empoisonné de son propre poison; César Borgia fut assassiné. Machiavel était entouré d'exemples funestes au crime. V. A. R. en parle ailleurs; voudrait-elle en parler en cet endroit? n'est-ce pas la place véritable? Je m'en rapporte à vos lumières.
C'est à Hercule à dire comme il faut s'y prendre pour étouffer Antée.
Je présente à mon prince ce petit projet de préface que je viens d'esquisser. S'il lui plaît, je le mettrai dans son cadre; et, après les derniers ordres que je recevrai, je préparerai tout pour l'édition du livre qui doit contribuer au bonheur des hommes.
M. de Valori me fait bien de l'honneur de croire qu'on me traite comme Socrate et comme Aristote, et qu'on me persécute pour avoir soutenu la vérité contre la folle superstition des hommes. Je tâcherai de me conduire de façon que je ne sois point le martyr de ces vérités dont la plupart des hommes sont fort indignes. Ce serait vouloir attacher des ailes au dos des ânes, qui me donneraient des coups de pied pour récompense.
Je fais copier le Mahomet que V. A. R. demande. Je ne sais si cette pièce sera jamais représentée; mais que m'importe? C'est pour ceux qui pensent comme vous que je l'ai faite, et non pour nos badauds qui ne connaissent que des intrigues d'amour, baptisées du nom de tragédie.
Je crois que V. A. R. aura incessamment celle de Gresset; on dit qu'il y a de très-beaux vers.
<397>Madame la marquise du Châtelet vous fait bien sa cour. Elle abrége tout Wolffius; c'est mettre l'univers en petit.
J'aime mieux voir le monde dans une sphère de deux pieds de diamètre que de voyager de Paris à Quito et à Pékin.
Ma mauvaise santé ne m'a pas permis d'achever encore le précis de la métaphysique de Newton, et les nouveaux Éléments où je travaille. Je souffre les trois quarts du jour, et l'autre quart je fais bien peu de besogne. Dès que je serai quitte de cette métaphysique, et que j'aurai un peu de relâche à mes maux, soyez très-sûr, monseigneur, que j'obéirai à vos ordres, et que j'achèverai le Siècle de Louis XIV; il me plaît en ce qu'il a quelque air de celui que vous ferez naître. Pour le siècle du cardinal, je n'y toucherai pas. C'est assez qu'il vive un siècle entier. Il n'y a pas longtemps qu'un neveu de Chauvelin écrivit à cet ambitieux solitaire que notre cardinal dépérissait, et qu'il mettait du rouge pour cacher le livide de son teint. Le cardinal, qui le sut, fit frotter ses joues par ce neveu, et lui montra que son rouge venait de sa santé.
La malheureuse goutte ne quittera-t-elle point M. de Keyserlingk? Je suis, etc.
112. A VOLTAIRE.
Berlin, 26 février 1740.
Mon cher Voltaire, je ne puis répondre qu'en deux mots à la lettre la plus spirituelle du monde, que vous m'avez écrite. La situation où je me trouve me rétrécit si fort l'esprit, que je perds presque la faculté de penser.
<398>Aux portes de la mort, un père à l'agonie,
Assailli de cruels tourments,
Me présente Atropos prête à trancher sa vie.
Cet aspect douloureux est plus fort sur mes sens
Que toute ma philosophie.
Tel que d'un chêne énorme un faible rejeton
Languit, manquant de séve et de sa nourriture,
Quand des vents furieux l'arbre souffrant l'injure
Sèche du sommet jusqu'au tronc :
Ainsi je sens en moi la voix de la nature
Plus éloquente encor que mon ambition;
Et, dans le triste cours de mon affliction,
De mon père expirant je crois voir l'ombre obscure;
Je ne vois que la sépulture,
Et le funeste instant de sa destruction.
Oui, j'apprends, en devenant maître.
La fragilité de mon être;
Recevant les grandeurs, j'en vois la vanité.
Heureux, si j'eus vécu sans être transplanté
De ce climat doux et tranquille
Où prospérait ma liberté
Dans ce terrain scabreux, raboteux, difficile,
De machiavélisme infecté!
Loin des folles grandeurs de la cour, de la ville,
De l'éblouissante clarté
Du trône et de la majesté,
Loin de tout cet éclat fragile,
Je leur eus préféré mon studieux asile,
Mon aimable repos et mon obscurité.
Vous voyez, par ces vers, que le cœur est plein de ce dont la bouche abonde; je suis sûr que vous compatissez à ma situation, et que vous y prenez une véritable part. Envoyez-moi, je vous prie, votre Dévote, votre Mahomet, et généralement tout ce que vous croyez capable de me distraire. Assurez la marquise de mon estime,<399> et soyez persuadé que, dans quelque situation que le sort me place, vous ne verrez d'autre changement en moi que quelque chose de plus efficace, réuni à l'estime et à l'amitié que j'ai et que j'aurai toujours pour vous. Vale.
Je pense mille fois à l'endroit de la Henriade qui regarde les courtisans de Valois :399-a
Ses courtisans en pleurs, autour de lui rangés, etc.J'enverrai dans peu la Henriade en Angleterre pour la faire imprimer. Tout est achevé et réglé pour cet effet.
113. DE VOLTAIRE.
Bruxelles, 10 mars 1740.
Quoi! tout prêt à tenir les rênes d'un empire,
Vous seul vous redoutez ce comble des grandeurs
Que tout l'univers désire!
Vous ne voyez qu'un père, et vous versez des pleurs!
Grand Dieu! qu'avec amour l'univers vous contemple,
Vous qui du seul devoir avez rempli les lois,
Vous si digne du trône, et peut-être d'un temple,
Aux fils des souverains vous immortel exemple,
Vous qui serez un jour l'exemple des bons rois!
Hélas! si votre père, en ces moments funestes.
Pouvait lire dans votre cœur,
Dieu! qu'il remercierait les puissances célestes!
A ses derniers moments quel serait son bonheur!
<400>Qu'il périrait content de vous avoir fait naître!
Qu'en vous laissant au monde, il laisse de bienfaits!
Qu'il se repentirait .... Mais j'en dis trop peut-être;
Je vous admire, et je me tais.
Je ne m'attendais pas, monseigneur, à cette lettre du 26 février, que j'ai reçue le 9 mars; celle-ci partira lundi 14, parce que ce sera le jour de la poste d'Amsterdam.
J'ignore actuellement votre situation, mais je ne vous ai jamais tant aimé et admiré. Si vous êtes roi, vous allez rendre beaucoup d'hommes heureux; si vous restez prince royal, vous allez les instruire. Si je me comptais pour quelque chose, je désirerais, pour mon intérêt, que vous restassiez dans votre heureux loisir, et que vous pussiez encore vous amuser à écrire de ces choses charmantes qui m'enchantent et qui m'éclairent. Étant roi, vous n'allez être occupé qu'à faire fleurir les arts dans vos États, à faire des alliances sages et avantageuses, à établir des manufactures, à mériter l'immortalité. Je n'entendrai parler que de vos travaux et de votre gloire; mais probablement je ne recevrai plus de ces vers agréables, ni de cette prose forte et sublime qui vous donnerait bien une autre sorte d'immortalité, si vous vouliez. Un roi n'a que vingt-quatre heures dans la journée; je les vois employées au bonheur des hommes, et je ne vois pas qu'il puisse y avoir une minute de réservée pour le commerce littéraire dont V. A. R. m'a honoré avec tant de bonté. N'importe; je vous souhaite un trône, parce que j'ai l'honnêteté de préférer la félicité de quelques millions d'hommes à la satisfaction de mon individu.
J'attends toujours vos derniers ordres sur le Machiavel; je compte que vous ordonnerez que je fasse imprimer la traduction de La Houssaye à côté de votre réfutation. Plus vous allez réfuter Machiavel par votre conduite, plus j'espère que vous permettrez que l'antidote préparé par votre plume soit imprimé.
<401>J'ai eu l'honneur d'envoyer Mahomet à V. A. R. On transcrit cette Dévote; si elle vient dans un temps où elle puisse amuser V. A. R., elle sera fort heureuse, sinon elle attendra un moment de loisir pour être honorée de vos regards.
J'ai une singulière grâce à demander à V. A. R. : c'est, tout franc, qu'elle me loue un peu moins dans la Préface qu'elle a daigné faire à la Henriade. Vous m'allez trouver bien insolent de vouloir modérer vos bontés, et il serait plaisant que Voltaire ne voulût pas être loué par son prince. Je veux l'être, sans doute, j'ai cette vanité au plus haut degré; mais je vous demande en grâce de me permettre de retrancher quelques choses que je sens bien que je ne mérite guère. Je suis comme un courtisan modéré (si vous en trouvez) qui vous dirait : Donnez-moi un peu de grandeur, mais ne m'en donnez pas trop, de peur que la tête ne me tourne.
Je remercie du fond de mon cœur V. A. R. d'avoir changé l'idée d'une gravure contre celle d'une belle impression; cela sera mieux, et je jouirai plus tôt de l'honneur inestimable que vous daignez me faire. Je ne me promets point une vie aussi longue que le serait l'entreprise d'une gravure de la Henriade. J'emploierai bientôt le temps que la nature veut encore me laisser à achever le Siècle de Louis XIV.
Madame du Châtelet a écrit à V. A. R. avant que j'eusse reçu votre lettre du 26; elle est devenue toute leibnizienne; pour moi, j'arrange les pièces du procès entre Newton et Leibniz, et j'en fais un petit précis401-a qui pourra, je crois, se lire sans contention d'esprit.
Grand prince, je vous demande mille pardons d'être si bavard dans le temps que vous devez être très-occupé. Roi ou prince, vous êtes toujours mon roi, mais vous avez un sujet fort babillard. Je suis, etc.
<402>114. A VOLTAIRE.
Berlin, 18 mars 1740.
Mon cher Voltaire, vous m'avez obligé véritablement par votre sincérité, et par les remarques que vous m'aidez à faire sur ma réfutation. Vous deviez vous attendre naturellement à recevoir du moins quelques chapitres corrigés, et c'était bien mon intention; mais je suis dans une crise si épouvantable, qu'il me faut plutôt penser à réfuter Machiavel par ma conduite que par mes écrits. Je vous promets cependant de tout corriger dès que j'aurai quelques moments dont je pourrai disposer. A peine ai-je pu parcourir le Prophète fanatique de l'Asie. Je ne vous en dis point mon sentiment, car vous savez qu'on ne saurait juger d'ouvrages d'esprit qu'après les avoir lus à tête reposée.
Je vous envoie quelques petites bagatelles en vers,402-a pour vous prouver que je remplis, en me délassant avec Calliope, le peu de vide qu'ont à présent mes journées.
Je suis très-satisfait de la résolution dans laquelle je vous vois d'achever le Siècle de Louis XIV. Cet ouvrage doit être entier pour la gloire de notre siècle, et pour lui donner un triomphe parfait sur tout ce que l'antiquité a produit de plus estimable.
On dit que votre cardinal éternel deviendra pape; il pourrait, en ce cas, faire peindre son apothéose au dôme de l'église de Saint-Pierre, à Rome. Je doute, à la vérité, de ce fait, et je m'imagine que le timon du gouvernement de France vaut bien les clefs moitié rouillées de saint Pierre. Machiavel pourrait bien le disputer à saint Paul, et M. de Fleury pourrait trouver plus convenable à sa gloire de du<403>per les cabinets des princes, composés de gens d'esprit, que d'en imposer à la canaille superstitieuse et orthodoxe de l'Église catholique.
Vous me ferez grand plaisir de m'envoyer votre Dévote et votre Métaphysique. Je n'aurai peut-être rien à vous rendre; mais je me fonde sur votre générosité, et j'espère que vous voudrez bien me faire crédit pour quelques semaines; après quoi Machiavel, et peut-être encore quelques autres riens, pourront m'acquitter envers vous.
Voici une lettre de Césarion, dont la santé se fortifie de jour en jour. Nous parlons tous les jours de nos amis de Cirey; je les vois en esprit, mais je ne les vois jamais sans souhaiter quelque réalité à ce rêve agréable, dont l'illusion me tient même lieu de plaisir.
Adieu, mon cher Voltaire; faites une ample provision de santé et de force; soyez-en aussi économe que je suis prodigue envers vous des sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels vous me trouverez toujours votre, etc.
115. AU MÊME.
Berlin, 23 mars 1740.
Ne crains point que les dieux, ni le sort, ni l'empire,
Me fassent pour le sceptre abandonner la lyre;
Que d'un cœur trop léger, et d'un esprit coquet,
Je préfère aux beaux-arts l'orgueil et l'intérêt.
Je vois des mêmes yeux l'ambition humaine
Qu'au conseil de Priam on vit la belle Hélène.
L'appareil des grandeurs ne peut me décevoir,
Ni cacher la rigueur d'un sévère devoir.
Les beaux-arts ont pour moi l'attrait d'une maîtresse :
La triste royauté, de l'hymen la rudesse.
<404>J'aurais su préférer l'état heureux d'amant
A celui qu'un époux remplit si tristement;
Mais le fil dont Clotho traça les destinées,
Ce fil lia nos mains du sort prédestinées;
Ainsi, de mes destins n'étant point artisan,
Je souscris à ses lois, et je suis le torrent.
Mon amitié n'est point semblable au baromètre,
Qu'un air rude ou plus doux fait monter ou décraître.
Un vain nom peut flatter ces esprits engagés
Dans la vulgaire erreur des faibles préjugés;
Mais le mortel sensé, que la raison éclaire,
Au ciel des immortels n'oubliera point Voltaire;
Dépouillant la grandeur, l'ennui, la royauté,
Chérira tes écrits tant que, sa liberté
Excitant de tes chants l'harmonieux ramage,
Ta voix l'éveillera par un doux gazouillage;
Et, quittant les Walpols, les Birons, les Fleurys.
Ira, pour respirer, dans ces prés si fleuris
Où les bords fortunés du fécond Hippocrène
De son feu languissant ranimeront la veine.
C'est bien ainsi que je l'entends, et, quel que puisse être mon sort, vous me verrez partager mon temps entre mon devoir, mon ami et les arts. L'habitude a changé l'aptitude que j'avais pour les arts en tempérament. Quand je ne puis ni lire ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac qui meurent d'inquiétude, et qui mettent mille fois la main à la poche, lorsqu'on leur a ôté leur tabatière. La décoration de l'édifice peut changer, sans altérer en rien les fondements ni les murs; c'est ce que vous pourrez voir en moi, car la situation de mon père ne nous laisse aucune espérance de guérison. Il me faut donc préparer à subir ma destinée.
La vie privée conviendrait mieux à ma liberté que celle où je dois me plier. Vous savez que j'aime l'indépendance, et qu'il est bien dur d'y renoncer pour s'assujettir à un pénible devoir. Ce qui me con<405>sole est l'unique pensée de servir mes concitoyens et d'être utile à ma patrie. Puis-je espérer de vous voir, ou voulez-vous cruellement me priver de cette satisfaction? Cette idée consolante règne dans mon esprit, comme celle du Messie régnait chez la nation hébraïque.
Je corrigerai encore la Préface de la Henriade; mais vous ne trouverez pas mauvais que j'y laisse des vérités qui ne ressemblent à des louanges que parce que bien des gens les prodiguent mal à propos. Je change actuellement quelques chapitres du Machiavel, mais je n'avance guère, dans la situation où je suis. Mahomet, que j'admire, tout fanatique qu'il est, doit vous faire beaucoup d'honneur. La conduite de la pièce est remplie de sagesse; il n'y a rien qui choque la vraisemblance ni les règles du théâtre; les caractères sont parfaitement bien soutenus. La fin du troisième acte et le quatrième entier m'ont ému jusqu'à me faire répandre des larmes. Comme philosophe, vous savez persuader l'esprit; comme poëte, vous savez toucher le cœur; et je préférerais presque ce dernier talent au premier, puisque nous sommes tous nés sensibles, mais très-peu raisonnables.
Vous m'envoyez une écritoire,
Mais c'est le moins lorsqu'on écrit;
Pour mon plaisir et pour ma gloire,
Il eût fallu, Voltaire, y joindre votre esprit.
Je vous en fais mes remercîments, ainsi qu'à la marquise, à laquelle je vous prie d'offrir cette boîte travaillée à Berlin, et d'une pierre qu'on trouve à Remusberg. Comme je crains, mon cher ami, que vous n'ayez plus de moi la mémoire aussi fraîche qu'à Cirey, je vous envoie mon portrait, qui, je l'espère, ne quittera jamais votre doigt.
Si je change de condition, vous en serez instruit des premiers. Plaignez-moi, car je vous assure que je suis effectivement à plaindre; aimez-moi toujours, car je fais plus de cas de votre amitié que de vos respects. Soyez persuadé que votre mérite m'est trop connu<406> pour ne vous pas donner, en toutes les occasions, des marques de la parfaite estime avec laquelle je serai toujours votre, etc.
116. DE VOLTAIRE.
Bruxelles, 6 avril 1740.
Monseigneur, j'ai reçu le paquet du 18 mars, dont Votre Altesse Royale m'a honoré. Vous êtes fait assurément pour les choses uniques, et c'en est une que, dans la crise où vous avez été, vous ayez pu faire des choses qui demandent le plus grand recueillement d'esprit. Tout ce que vous dites sur la patience est d'un grand héros et d'un grand génie; c'est une des plus belles choses que vous ayez daigné m'envoyer. En vous remerciant, monseigneur, des bonnes leçons que je vois là pour moi,
Je la dois, sans doute, exercer,
Cette vertu de patience;
Les dévots ont su m'y forcer;
Quand on a pu les courroucer,
Il faut en faire pénitence.
Ces messieurs, prêchant la douceur,
Imitent fort bien le Seigneur :
Ils sont friands de la vengeance.
La traduction de l'ode Rectius vives, Licini, fait voir qu'il y a des Mécènes qui sont eux-mêmes des Horaces. Vous n'avez pas voulu rendre exactement :
Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda
Sobrius aula.
<407>Vous sentez si bien ce qui est propre à notre langue, et les beautés de la latine, que vous n'avez pas traduit obsoleti tecti, qui serait très-bas en français.
Loin de la grandeur fastueuse,
La frugale simplicité
N'en est que plus délicieuse.
Ces expressions sont bien plus nobles en français; elles ne peignent pas comme le latin, et c'est là le grand malheur de notre langue, qui n'est pas assez accoutumée aux détails. Au reste, nous faisons médiocrité de cinq syllabes; si vous voulez absolument n'en mettre que trois, quatre, les princes sont les maîtres.407-a
La fin de l'Épître à M. Jordan407-b est un engagement de rendre les hommes heureux; vous n'avez pas besoin de le promettre; j'en crois votre caractère, sans avoir besoin de votre parole.
Voici quelques pièces, moitié prose, moitié vers, pour payer mon tribut à celui qui m'enrichit toujours. L'Épître à M. de Maurepas, l'un de nos secrétaires d'État, est bien pour V. A. R. autant que pour lui, car il me semble que c'est bien là le goût de V. A. R. de protéger également tous les arts, et je suis bien sûr que si quelqu'un avait fait le livre édifiant de Marie Alacoque,407-c vous ne lui donneriez point l'archevêché de Sens pour récompense, avec cent mille livres de rente, tandis qu'on laisse dans la misère des hommes de vrais talents.
<408>Je ne sais si V. A. R. aura reçu certaine écritoire envoyée à Wésel par la poste, cachetée aux armes de la princesse de La Tour, et adressée à M. le général Borcke, ou au commandant de Wésel, pour faire tenir en diligence. V. A. R. m'a envoyé de quoi boire, et moi, je prends la liberté d'envoyer de quoi écrire.
Donner un cornet pour du vin
N'est pas grande reconnaissance;
Mais ce cornet fera, je pense,
Eclore quelque œuvre divin
Qui vaudra tous les vins de France.
Je me flatte que V. A. R. me pardonne ces excessives libertés. J'attends ses derniers ordres sur la réfutation du docteur des ministres; il y a très-peu de chose à réformer, et je crois toujours qu'il est avantageux pour le genre humain que cet antidote soit public.
Je fais transcrire mon petit exposé de la métaphysique de Newton et de Leibniz. Le paquet sera gros; puis-je l'adresser à Wésel? J'attends vos ordres, auxquels je me conformerai toute ma vie, car vous savez que Minerve, Apollon et la Vertu m'ont fait votre sujet. Madame du Châtelet aura l'honneur d'envoyer à V. A. R. quelque chose qui la dédommagera de l'ennui que je pourrai lui causer. Je suis, etc.
117. A VOLTAIRE.
Berlin, 15 avril 1740.
Mon cher Voltaire, votre Dévote est venue le plus à propos du monde. Elle est charmante, les caractères bien soutenus, l'intrique bien conduite, le dénoûment naturel. Nous l'avons lue, Césarion et<409> moi, avec beaucoup de plaisir, et souhaitant beaucoup de la voir représenter ici en présence de son auteur, de cet ami que nous désirons tant de voir. Mon amphibie vous fait des compliments de ce que, tout malade que vous êtes, vous travaillez plus et mieux que tant d'auteurs pleins de santé. Je ne conçois rien à votre être très-particulier, car, chez nous autres mortels, l'esprit souffre toujours des langueurs du corps; la moindre chose me rend incapable de penser. Mais votre esprit, supérieur à ses organes, triomphe de tout. Puisse-t-il triompher de la mort même!
Vous lirez, s'il vous plaît, un petit conte assez mal tourné que je vous envoie, et une Épître409-a où je me suis avisé de parler très-sérieusement à une sorte de gens qui ne sont guère d'humeur à régler leur conduite sur la morale des poëtes. Machiavel suivra quand il pourra; vous voudrez bien attendre que j'aie le temps d'y mettre la dernière main.
Le monde est si tracassier ici, si inquiet, si turbulent, qu'il n'est presque pas possible d'échapper à ce mal épidémique; tout ce que je puis faire quelquefois, c'est de rimer des sottises. Je m'attends de me trouver bientôt dans une assiette plus tranquille; je reprendrai des occupations plus sérieuses, et qui demandent de la réflexion. A présent, voilà une malheureuse suite de fêtes qu'il faut essuyer, malgré que l'on en ait, et des discours très-inconséquents qu'il faut entendre et même applaudir. Je fais ce manége à contre-cœur, haïssant tout ce qui est hypocrisie et fausseté.
Algarotti m'écrit que Pine n'a pas encore achevé son impression de Virgile, et que la Henriade serait pendue au croc, en attendant l'Énéide. J'en ai fort grondé, car il me semble que
Virgile, vous cédant la place
Qu'il obtint jadis au Parnasse,
<410>Vous devait bien le même honneur
Chez maître Pine, l'imprimeur.
Vous voyez, mon cher Voltaire, la différence qu'il y a entre les décrets d'Apollon et les fantaisies d'un imprimeur. Je soutiens la gloire de ce dieu en accélérant la publication de votre ouvrage. J'espère de réduire bientôt les caprices de cet Anglais en satisfaisant son avidité intéressée.
Assurez, je vous prie, la marquise du Châtelet de mes attentions. Ménagez la santé d'un homme que je chéris, et n'oubliez jamais que, étant mon ami, vous devez apporter tous vos soins à me conserver le bien le plus précieux que j'aie reçu du ciel. Donnez-moi bientôt des nouvelles de votre convalescence, et comptez que, de toutes celles que je puis recevoir, celles-là me seront les plus agréables. Adieu; je suis tout à vous.
Voici un petit paquet que Césarion vous envoie. J'espère que son souvenir ne vous sera pas indifférent, et que vous apprendrez avec plaisir que sa santé se fortifie de jour en jour.410-a
118. DE VOLTAIRE.
(Bruxelles) avril 1740.
Monseigneur, votre idée m'occupe le jour et la nuit. Je rêve à mon prince comme on rêve à sa maîtresse.
Tempus erat, quo prima quies mortalibus aegris
Incipit, et dono divum gratissima serpit.
In somnis, ecce, ante oculos pulcherrimus heros
Visus adesse mihi........410-b
<411>Je vous ai vu sur un trône d'argent massif que vous n'aviez point fait faire, et sur lequel vous montiez avec plus d'affliction que de joie,
Plus frappé de la triste vue
D'un père expirant devant vous
Que de la brillante cohue
Qui s'empressait à vos genoux.
Beaucoup de courtisans qui avaient négligé de venir voir Son Altesse Royale à Remusberg venaient en foule saluer Sa Majesté à Berlin.
Je remarquais tout l'étalage
Et l'air de ces nouveaux venus;
Ce sont seigneurs de haut lignage,
Car ils descendent de Janus,
Ayant tous un double visage.
Ils pourraient même venir aussi, par femmes, du prophète Élisée, qui, au rapport de la très-sainte Écriture,411-a avait un esprit double, de quoi plusieurs prêtres ont hérité aussi bien qu'eux.
Plein de douceur et de prudence,
Mon grand prince avec complaisance
Voyait près de son trône admis
Ceux qui, par pure obéissance,
Jadis furent ses ennemis.
Ils éprouvent tous sa clémence;
Mais il distinguait ses amis,
Ils éprouvent sa bienfaisance.
Les Antonins, les Titus, les Trajan, les Julien, descendaient du ciel pour voir ce triomphe.
Tous ces héros du nom romain
N'ont plus qu'un mépris souverain
Pour la malheureuse Italie;
Ils s'étonnent que leur génie
Ne se retrouve qu'à Berlin.
<412>Il ne tenait qu'à eux d'être à l'élection d'un pape;412-a mais les cardinaux et le Saint-Esprit ne sont pas faits pour les Titus et les Marc-Aurèle. La Vérité, que ces héros aiment, n'est guère au conclave; elle était près de ce trône d'argent.
Mon héros, d'un air de franchise,
L'y fit asseoir à son côté;
Elle était honteuse et surprise
De se voir tant de liberté.
Elle sait bien que le trône n'est guère plus sa place que le conclave, et qu'à cette pauvre exilée n'appartient pas tant d'honneur. Mais Frédéric la rassurait comme une personne de sa connaissance.
Le Florentin Machiavel,
Voyant cette fille du ciel,
S'en retourna tout au plus vite
Au fond du manoir infernal,
Accompagné d'un cardinal,
D'un ministre et d'un vieux jésuite.
Mais Frédéric ne voulut pas que Machiavel eût osé paraître devant lui sans faire amende honorable au genre humain en la personne de son protecteur. Il le fit mettre à genoux;
Et l'Italien confondu
Fit sa pénitence publique,
En avouant que la vertu
Est la meilleure politique.
Toutes les Vertus se mirent alors à caresser le vainqueur de Machiavel.
La sage Libéralité,
Qui récompense avec justice,
Enchaînait avec fermeté
La folle Prodigalité
<413>Et la méprisable Avarice.
Le Devoir, le Travail sévère,
Semblaient régner dans ce séjour;
Mais les Jeux, l'Amour et sa mère
N'étaient point bannis de la cour.
Pour tous également affable,
Il les embrassait tour à tour;
Il savait maîtriser l'Amour,
Et rendre le Travail aimable.
Cependant Mars et la Politique montraient le plan de Berg et de Juliers, et mon héros tirait son épée, prêt à la remettre dans le fourreau pour le bonheur de ses sujets et pour celui du monde; les Beaux-Arts venaient de tous côtés rendre hommage à leur protecteur; la Musique, la Peinture, l'Éloquence, l'Histoire, la Physique, travaillaient sous ses yeux; il présidait à tout, et semblait né pour tous ces arts, comme pour celui de gouverner et de plaire. Un théâtre s'élevait, une académie se formait, non pas telle que celle des jetonniers français,
Ces gens doctement ridicules,
Parlant de rien, nourris de vent,
Et qui pèsent si gravement
Des mots, des points et des virgules.
C'était une académie dans le goût de celle des sciences et de la Société de Londres. Enfin, tout ce qu'il y a de bon, de beau, de vrai, de juste, d'aimable, était rassemblé sur ce trône. Je n'ai point oublié mon songe comme ce fou de la sainte Écriture,413-a qui menaçait de faire mourir ses conseillers d'État, s'ils ne devinaient son rêve qu'il avait oublié. Je m'en souviens très-bien, et il ne me faut ni Daniel ni Joseph pour l'expliquer.
Non, non, ce n'est point un mensonge
Qui trompa mon cœur enchanté;
<414>Chez tous les autres rois mon rêve est un vain songe;
Chez vous, mon rêve est vérité.
Dans ma dernière lettre, j'avais déjà reproché à mon souverain d'avoir fait médiocrité de quatre syllabes; médiocrité est de cinq, et mon prince l'avait fait de quatre; énorme faute, et l'une des plus grandes qu'il fera jamais.
119. A VOLTAIRE.
Berlin, 26 avril 1740.
Mon cher Voltaire, les galions de Bruxelles m'ont apporté des trésors qui sont pour moi au-dessus de tout prix. Je m'étonne de la prodigieuse fécondité de votre Pérou, qui paraît inépuisable. Vous adoucissez les moments les plus amers de ma vie. Que ne puis-je contribuer également à votre bonheur! Dans l'inquiétude où je suis, je ne me vois ni le temps, ni la tranquillité d'esprit pour corriger Machiavel. Je vous abandonne mon ouvrage, persuadé qu'il s'embellira entre vos mains; il faut votre creuset pour séparer l'or de l'alliage.
Je vous envoie une Épître sur la nécessité de cultiver les arts;414-a vous en êtes bien persuadé, mais il y a bien des gens qui pensent différemment. Adieu, mon cher Voltaire; j'attends de vos nouvelles avec impatience; celles de votre santé m'intéressent autant que celles de votre esprit. Assurez la marquise de mon estime, et soyez persuadé qu'on ne saurait être plus que je ne le suis, votre, etc.
<415>120. AU MÊME.
Remusberg, 3 mai 1740.
Mon cher Voltaire, il faut avouer que vos rêves valent les veilles de beaucoup de gens d'esprit, non point parce que je suis le sujet de vos vers, mais parce qu'il n'est guère possible de dire de plus jolies choses et de plus galantes sur un plus mince sujet.
Ce dieu du goût dont tu peignis le temple,
Voulant lui-même éclairer l'univers,
Et nous donner son immortel exemple,
A, sous ton nom, sans doute, fait ces vers.
Je le crois effectivement, et c'est vous qui nous abusez.
L'aimable, le divin Voltaire
Ecrit, mais il ne fait pas tout;
L'on assure qu'au dieu du goût
Il ne sert que de secrétaire.
Dites-nous un peu si c'est la vérité, et comment votre état vous permet d'accorder415-a tant d'imagination et tant de justesse, tant de profondeur et tant de légèreté,
Tant de savoir, tant de génie,
Melpomène avec Uranie,
Euclide armé de son compas,
Et les Grâces qui, sur tes pas,
S'empressent autour d'Émilie,
Les Ris badins, les Ris moqueurs.
Avec les doctes profondeurs
De l'immense philosophie.
Ce sera, je crois, une énigme pour les siècles futurs, et le désespoir de ceux qui voudront être savants et aimables après vous.
<416>Votre rêve, mon cher Voltaire, quoique très-avantageux pour moi, m'a paru porter le caractère véritable des rêves, qui ne ressemblent jamais parfaitement à la vérité. Il y manque beaucoup de choses pour l'accomplir, et il me semble qu'un esprit prophétique aurait pu y ajouter ceci :
L'ange protecteur de Berlin,
Voulant y porter la science,
Chercha, parmi le genre humain,
Un sage en qui sa confiance
Des beaux-arts remît le destin.
Il ne chercha point dans la France
Ce radoteur, vieille Eminence,
Qu'un peuple rongé par la faim,
Ou quelque auteur manquant de pain,
Assez grossièrement encense;
Mais, loin de ce prélat romain,
Il trouva l'aimable Voltaire,
Que Minerve même instruisait,
Tenant en ses mains notre sphère,
Qui sagement examinait,
Et tout rigidement pesait
Au poids que, d'une main sévère,
La V érité lui fournissait.
Ah! dit l'ange, c'est mon affaire.
Si l'esprit, ainsi qu'autrefois,
Sur le trône élevait les rois,
La Prusse te verrait naguère
Revêtu de ce caractère;
Mais de plus indulgentes lois
Aux sots donnent les mêmes droits.
D'où vient que ces faveurs insignes
Ne sont jamais pour les plus dignes?416-a
Cet ange, ou ce génie de la Prusse, n'en resta pas là; il voulait,<417> à quelque prix que ce fût, vous engager à vous mettre à la tête de cette nouvelle Académie dont le rêve fait mention. Je lui dis que nous n'en étions pas encore où nous en croyions être;
Car que peut une académie
Contre l'appât de la beauté?
Le poids seul que donne Émilie
Entraîne tout de son côté.
L'ange tenait ferme; il prétendait prouver que le plaisir de connaître était préférable à celui de jouir.
Mais finissons, ceci suffit;
Car Despréaux sagement dit
Qu'un bavard qui prétend tout dire,
Franc ignorant dans l'art d'écrire,
Lasse un lecteur qu'il étourdit.417-a
Du génie heureux de la Prusse, je passe à l'ange gardien de Remusberg, dont la protection s'est manifestée dans le terrible incendie qui a réduit en cendres la plus grande partie de la ville. Le château a été sauvé; cela n'est point étonnant, votre portrait y était enfermé.
Ce palladium le sauva
D'une affreuse flamme en furie,
Ondoyante, ardente ennemie,
Qui bientôt le bourg consuma;
Car au château l'on conserva,
Et toujours l'on y révéra,
De vous l'image tant chérie.
Mais le Troyen qui négligea
D'un dieu la céleste effigie
Vit sa négligence punie;
Bientôt le Grégeois apporta
La semence de l'incendie
Par lequel Ilion brûla.
<418>Ce palladium est placé dans le sanctuaire du château, dans la bibliothèque, où les sciences et les arts lui tiennent compagnie, et lui servent de cadre;
Et les sages de tous les temps,
Les beaux esprits et les savants
L'honorent dans cette chapelle;
De ses ouvrages excellents
On voit le monument fidèle,
De ses écrits tous les fragments;
Et la Henriade immortelle
D'une foule de courtisans,
Tous animés de même zèle,
Reçoit les hommages fervents.
En vérité, sainte Marie,
Lorette et tous vos ornements,
La pompe de vos sacrements,
Vos prêtres et leur momerie,
Ne valent pas assurément
Ce culte exempt de flatterie,
Sans faste et sans hypocrisie,
Ce culte de nos sentiments,
Qui sur l'autel du vrai mérite,
Le discernement à sa suite,
Offre le plus pur des encens.
Je vous prie de critiquer et mes vers, et ma prose; je corrige tout à mesure que je reçois vos oracles. Pour vous fournir nouvelle matière à correction, je vous envoie un conte418-a dont mon séjour de Berlin m'a fourni le sujet. Le fond de l'histoire est véritable; j'ai cru devoir l'ajuster. Le fait est qu'un homme nommé Kirch, astronome de profession, et, je crois, un peu astrologue par plaisir, est mort d'apoplexie; un ministre de la religion réformée,418-b de ses amis, vint voir<419> ses sœurs, toutes deux astronomes, et leur conseilla de ne point enterrer leur frère, parce qu'il y avait beaucoup d'exemples de personnes que l'on avait enterrées avant que leur trépas fût avéré; et, par le conseil de cet ami, les sœurs crédules du mort419-a attendirent trois semaines avant que de l'enterrer, jusqu'à ce que l'odeur du cadavre les y força, malgré les représentations du ministre, qui s'attendait tous les jours à la résurrection de M. Kirch. J'ai trouvé l'histoire si singulière, qu'elle m'a paru mériter la peine d'être mise dans un conte. Je n'ai eu d'autre objet en vue que celui de m'égayer; et, s'il est trop long, vous n'en attribuerez la raison qu'à l'intempérance de ma verve.
Que ma bague, mon cher Voltaire, ne quitte jamais votre doigt. Ce talisman est rempli de tant de souhaits pour votre personne, qu'il faut de nécessité qu'il vous porte bonheur; j'y contribuerai toujours autant qu'il dépendra de moi, vous assurant que je suis inviolable-ment votre, etc.
Faites, s'il vous plaît, mes compliments à votre aimable marquise.419-b
<420>121. DE VOLTAIRE.
(Bruxelles, mai 1740.)
Monseigneur,
On vous dit à Ruppin rendu,
Sauvé de la foule importune
Du courtisan trop assidu,
Et des attraits de la Fortune,
Entre les bras de la Vertu.
Les gazettes disent que V. A. R. y fait faire un manége; apparemment qu'il y aura une place pour le cheval Pégase, qui me paraît un des chevaux de votre écurie que vous montez le plus souvent. Vous vous étonnez, monseigneur, que ma faible santé m'ait laissé assez de forces pour faire quelques ouvrages médiocres; et moi, je suis bien plus surpris que la situation où vous avez été si longtemps ait pu vous laisser dans l'esprit assez de liberté pour faire des choses si singulières. Faire des vers quand on n'a rien à faire ne m'effraye point; mais en faire de si bons, et dans une langue étrangère, quand on est dans une crise si violente, cela est fort au-dessus de mes forces.
Tantôt votre muse badine
Dans un conte folâtre, et rit;
Tantôt sa morale divine
Eclaire et forme notre esprit.
Je vois là votre caractère;
Vous êtes fait assurément
Pour l'agréable et pour le grand,
Pour nous gouverner, pour nous plaire;
Il est gens dans le ministère
De qui je n'en dirais pas tant.
<421>Je n'ai point ici les ouvrages de Boileau; mais je me souviens qu'il traduisit, en deux vers,421-a le vers d'Horace :
Tantalus a labris sitiens fugientia captat
Flumina.421-b
Vous, le Boileau des princes, vous le traduisez en un seul;421-c eh! tant mieux; cela en est bien plus fort et plus énergique. J'aime à vous voir imperatoriam gravitatem.
Ce n'est pas là le style qu'en général on reproche aux Allemands. Or, à présent que j'ai eu l'honneur de vous prouver en passant que vous aviez ce petit avantage sur Boileau, il n'est plus surprenant que je vous dise, monseigneur, en toute humilité, qu'il y a dans votre Épître plusieurs vers que je serais bien glorieux d'avoir faits. V. A. R. entend l'art de s'exprimer autant que celui d'être heureux dans toutes les situations. On dit ici Sa Majesté entièrement rétablie. Les vœux de votre cœur vertueux sont exaucés.
Vous direz toujours comme Horace :
Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.421-dLes plaisirs, l'amitié, l'étude,
Vous suivront dans la solitude.
Du haut du mont Rémus vous instruirez les rois;
Le véritable trône est partout où vous êtes.
Les arts et les vertus, dans vos douces retraites,
<422>Parlent par votre bouche, et nous donnent des lois;
Vous régnez sur les cœurs, et surtout sur vous-même.
Faut-il à votre front un autre diadème?
A la laide coquette il faut des ornements,
A tout petit esprit des dignités, des places;
Le nain monte sur des échasses;
Que de nains couronnés paraissent des géants!
Du nom de héros on les nomme;
Le sot s'en éblouit, l'ambitieux les sert,
Le sage les évite, il n'aime qu'un grand homme;
Ce grand homme est à Remusberg.
J'ai fait partir, monseigneur, pour cette délicieuse retraite un gros paquet qui vaut mieux que tout ce que je pourrais envoyer à V. A. R. C'est la philosophie leibnizienne d'une Française devenue Allemande par son attachement à Leibniz, et bien plus encore par celui qu'elle a pour vous.
Voici le temps où j'aurais une grande envie de voir un second tome des sentiments d'un certain membre du parlement d'Angleterre422-a sur les affaires de l'Europe; il me semble que celles d'Angleterre, de Suède et de Russie méritent bien l'attention de ce digne citoyen. Voilà la Suède, de menaçante qu'elle était autrefois, devenue mesurée; la voilà embarrassée de sa liberté, et indécise entre l'argent d'Angleterre et celui de France, comme l'âne de Buridan entre deux mesures d'avoine. Mais le citoyen dont je parle ne me donnera-t-il aucune permission sur l'Antimachiavel? S'il veut en gratifier le public, il y a si peu de chose à faire, il n'y a plus que la besogne d'éditeur; votre génie a fait tout ce qu'il faut. Le reste ne peut s'ajuster que quand on confrontera le texte de Machiavel pour le mettre vis-à-vis de la réponse, afin d'en faire un volume qui ne soit pas trop gros.
J'attends vos ordres pour tout, excepté pour vous admirer.
<423>Il est bien douloureux que la goutte prenne à la main de M. de Keyserlingk, quand il est près de donner de ses nouvelles.
Ce Keyserlingk charmant, l'honneur de votre empire,
A dès longtemps gagné mon cœur;
Je sens à la fois sa douleur
Et le chagrin de ne pouvoir le lire.
Souffrez, monseigneur, que la Henriade vous remercie encore de l'honneur que vous lui faites. Elle dit humblement avec Stace :
Nec tu divinam Aeneida tenta,Sed longe sequere, et vestigia semper adora.423-a
Je ne suis point si difficile;
Ce serait pour moi trop d'honneur,
Si je marchais après Virgile,
Chez mon prince et chez l'imprimeur.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
122. A VOLTAIRE.
Remusberg, 18 mai 1740.
Je vois dans vos discours la puissante évidence,
Et, d'un autre côté, la brillante apparence;
Par tous deux ébranlé, séduit également,
Je demeure indécis dans mon aveuglement.
L'homme est né pour agir,423-b il est libre, il est maître;
Mais ses sens limités ne sauraient tout connaître.
<424>Ses organes grossiers confondent les objets;
L'atome n'est point vu de ses yeux imparfaits,
Et les trop vastes corps à ses regards échappent;
Les tubes vainement dans les cieux les rattrapent.
Pour tout connaître, enfin, nous ne sommes pas faits;
Mais devinons toujours, et soyons satisfaits.
Voilà tout le jugement que je puis faire entre la marquise et M. de Voltaire. Quand je lis votre Métaphysique, je m'écrie, j'admire, et je crois. Lorsque je lis les Institutions physiques de la marquise, je me sens ébranlé, et je ne sais si je me suis trompé ou si je me trompe.424-a En un mot, il faudrait avoir une intelligence aussi supérieure aux vôtres que vous êtes au-dessus des autres êtres pensants, pour dire qui de vous a deviné le mot de l'énigme. J'avoue humblement que je respecte beaucoup la raison suffisante, mais que je la croirais d'un usage infiniment plus sûr, si nos connaissances étaient aussi étendues qu'elle l'exige. Nous n'avons que quelques idées des attributs de la matière et des lois de la mécanique; mais je ne doute point que l'éternel Architecte n'ait une infinité de secrets que nous ne découvrirons jamais, et qui par conséquent rendent l'usage de la raison suffisante insuffisant entre nos mains. J'avoue, d'un autre côté, que ces êtres simples qui pensent me paraissent bien métaphysiques, et que je ne comprends rien au vide de Newton, et très-peu à l'espace de Leibniz. Il me paraît impossible aux hommes de raisonner sur les attributs et sur les actions du Créateur, sans dire des pauvretés. Je n'ai de Dieu aucune autre idée que d'un Être souverainement bon.
Je ne sais pas si sa liberté implique contradiction avec la raison suffisante, ou si des lois coéternelles à son existence rendent ses actions nécessaires et assujetties à leur détermination; mais je suis très-<425>convaincu que tout est assez bien dans ce monde, et que si Dieu avait voulu faire de nous des métaphysiciens, il nous aurait assurément communiqué des lumières et des connaissances infiniment supérieures aux nôtres.
Il est fâcheux pour les philosophes qu'ils soient obligés de rendre raison de tout. Il faut qu'ils imaginent, lorsqu'ils manquent d'objets palpables. Avec tout cela, je suis obligé de vous dire que je suis très-satisfait de votre Traité de métaphysique. C'est le Pitt ou le grand Sancy,425-a qui, dans leur petit volume, renferment des trésors immenses. La solidité du raisonnement et la modération de vos jugements devraient servir d'exemple à tous les philosophes et à tous ceux qui se mêlent de discuter des vérités. Le désir de s'instruire paraît leur objet naturel, et le plaisir de se chicaner en devient trop souvent la suite malheureuse.
Je voudrais bien me trouver dans la situation paisible et tranquille où vous me croyez. Je vous assure que la philosophie me paraît plus charmante et plus attrayante que le trône; elle a l'avantage d'un plaisir solide; elle l'emporte sur les illusions et les erreurs des hommes; et ceux qui peuvent la suivre dans le pays de la vertu et de la vérité sont très-condamnables de l'abandonner pour celui des vices et des prestiges.
Sorti du palais de Circé,
Loin des cris de la multitude,
Je me croyais débarrassé
Des périls au sein de l'étude;
Plus qu'alors je suis menacé
D'une triste vicissitude,
Et par le sort je suis forcé
D'abandonner ma solitude.
C'est ainsi que dans le monde les apparences sont fort trompeuses. Pour vous dire naturellement ce qui en est, je dois vous avertir que<426> le langage des gazettes est plus menteur que jamais, et que l'amour de la vie et l'espérance sont inséparables de la nature humaine; ce sont là les fondements de cette prétendue convalescence, dont je souhaiterais beaucoup de voir la réalité. Mon cher Voltaire, la maladie du Roi est une complication de maux dont les progrès nous ôtent tout espoir de guérison; elle consiste dans une hydropisie et une étisie formelle dans tout le corps. Les symptômes les plus fâcheux de cette maladie sont des vomissements fréquents qui affaiblissent beaucoup le malade. Il se flatte, et croit se sauver par les efforts qu'il fait de se montrer en public. C'est là ce qui trompe ceux qui ne sont pas bien informés du véritable état des choses.
On n'a jamais ce qu'on désire;
Le sort combat notre bonheur;
L'ambitieux veut un empire,
L'amant veut posséder un cœur;
Un autre après l'argent soupire,
Un autre court après l'honneur.
Le philosophe se contente
Du repos, de la vérité;
Mais dans cette si juste attente
Il est rarement contenté.
Ainsi, dans le cours de ce monde,
Il faut souscrire à son destin;
C'est sur la raison que se fonde
Notre bonheur le plus certain.
Ceint du laurier d'Horace, ou ceint du diadème,
Toujours d'un pas égal tu me verras marcher,
Sans me tourmenter ni chercher
Le repos souverain qu'au fond de mon cœur même.
C'est la seule chose qui me reste à faire, car je prévois avec trop de certitude qu'il n'est plus en mon pouvoir de reculer; c'est en regrettant mon indépendance que je la quitte; et, déplorant mon heu<427>reuse obscurité, je suis forcé de monter sur le grand théâtre du monde.
Si j'avais cette liberté d'esprit que vous me supposez, je vous enverrais autre chose que de mauvais vers; mais apprenez que ce ne sont pas là les derniers, et que vous êtes encore menacé d'une nouvelle Épître. Encore une Épître! direz-vous. Oui, mon cher Voltaire, encore une Epître; il en faut passer par là.
A propos de vers, j'ai vu une tragédie de Gresset, intitulée Édouard. La versification m'en a paru heureuse, mais il m'a semblé que les caractères étaient mal peints. Il faut étudier les passions pour les mettre en action; il faut connaître le cœur humain, afin qu'en imitant son ressort, l'automate du théâtre ressemble et agisse conformément à la nature. Gresset n'a point puisé à la bonne source, autant qu'il me paraît. Les beautés de détail peuvent rendre sa tragédie supportable à la lecture; mais elles ne suffisent pas pour la soutenir à la représentation.
Autre est la voix d'un perroquet,
Autre est celle de Melpomène.
Celui qui a lâché ce lardon à Gresset n'a pas mal attrapé ses défauts. Il y a je ne sais quoi de mou et de languissant dans le rôle d'Edouard, qui ne peut guère inspirer que de l'ennui à l'auditeur.
Ennuyé des longueurs du sieur Pine, j'ai pris la résolution de faire imprimer la Henriade sous mes yeux. Je fais venir exprès la plus belle imprimerie à caractères d'argent qu'on puisse trouver en Angleterre. Tous nos artistes travaillent aux estampes et aux vignettes. Quoi qu'il en coûte, nous produirons un chef-d'œuvre digne de la matière qu'il doit présenter au public.
Je serai votre Renommée;
Ma main, de sa trompette armée,
Publiera dans tout l'univers
Vos vertus, vos talents, vos vers.
<428>Je crains que vous ne me trouviez aujourd'hui, sinon le plus importun, au moins le plus bavard des princes. C'est un des petits défauts de ma nation que la longueur; on ne s'en corrige pas si vite. Je vous en demande excuse, mon cher Voltaire, pour moi et pour mes compatriotes. Je suis cependant plus excusable qu'eux, car j'ai tant de plaisir à m'entretenir avec vous, que les heures me paraissent des moments. Si vous voulez que mes lettres soient plus courtes, soyez moins aimable, ou, selon le paragraphe 12 de Leibniz, cela implique contradiction; donc, etc.
Aimez-moi toujours un peu, car je suis jaloux de votre estime, et soyez bien persuadé que vous ne pouvez faire moins sans beaucoup d'ingratitude pour celui qui est avec admiration votre, etc.
123. DE VOLTAIRE.
(Bruxelles) 1er juin 1740.
Monseigneur, ma destinée est de devoir à Votre Altesse Royale le rétablissement de ma santé; il y a près d'un mois qu'on m'empêche d'écrire; mais enfin l'envie d'écrire à mon souverain m'a rendu des forces. Il fallait que je fusse bien mal, pour que les vers que je reçus de Berlin, datés du 26 avril, ne pussent ranimer mon corps en échauffant mon âme. Cette Epître sur la nécessité de remplir le vide de l'âme par l'étude est, je crois, le meilleur ouvrage de vers qui soit sorti de mon Marc-Aurèle moderne.
C'est ainsi qu'à Berlin, à l'ombre du silence,
Je consacrais mes jours aux dieux de la science.428-a
<429>Toute cette fin-là est achevée, et le reste de la pièce brille partout d'étincelles d'imagination. Votre raison a bien de l'esprit; mais il y a encore un de vos enfants qui m'intéresse davantage; c'est la réfutation de Machiavel. Je viens de la relire; je puis encore une fois assurer V. A. R. que c'est un ouvrage nécessaire au genre humain. Je ne vous cacherai point qu'il y a des répétitions, et que c'est le plus bel arbre du monde qu'il faut élaguer. Je vous dis la vérité, grand prince, comme vous méritez qu'on vous la dise, et j'espère que, quand vous serez un jour sur le trône, vous trouverez des amis qui vous la diront. Vous êtes fait pour être unique en tout genre, et pour goûter des plaisirs que les autres rois sont faits pour ignorer. M. de Keyserlingk vous avertira quand, par hasard, vous aurez passé une journée sans faire des heureux; et le cas arrivera rarement. Pour moi, je mettrai, en attendant, les points et les virgules à l'Antimachiavel. Je vais profiter de la permission que V. A. R. m'a donnée. J'écris aujourd'hui à un libraire de Hollande, en attendant qu'il y ait à Berlin une belle imprimerie, et une belle manufacture de papier qui fournisse toute l'Allemagne. Je viens d'apprendre, dans le moment, qu'il y a quelques anciennes brochures imprimées contre le Prince de Machiavel. On m'a fait connaître le titre de trois : la première est Antimachiavel; la seconde, Discours d'État contre Machiavel; la troisième, Fragments contre Machiavel.
Je serais bien aise de les voir, afin d'en parler, s'il en est besoin, dans ma préface; mais ces ouvrages sont probablement fort mauvais, puisqu'ils sont difficiles à trouver; cela ne retardera en rien l'impression du plus bel ouvrage que je connaisse. Que vous y faites un portrait vrai des Français et du gouvernement de France! Que le chapitre sur les puissances ecclésiastiques est intéressant et fort! La comparaison de la Hollande avec la Russie, les réflexions sur la vanité des grands seigneurs qui font les souverains en miniature, sont des morceaux charmants. Je vais, dans l'instant, en achever la quatrième<430> lecture, la plume à la main. Cet ouvrage réveille bien en moi l'envie d'achever l'Histoire du Siècle de Louis XIV; je suis honteux de faire tant de choses frivoles, quand mon prince m'enseigne à en faire de solides.
Que dira de moi V. A. R.? On va jouer une tragédie nouvelle de ma façon,430-a à Paris, et ce n'est point Mahomet; c'est une pièce toute d'amour, toute distillée à l'eau rose des dames françaises. Voilà pourquoi je n'ai pas osé en parler encore à V. A. R. Je suis honteux de ma mollesse; cependant la pièce n'est point sans morale, elle peint les dangers de l'amour, comme Mahomet peint les dangers du fanatisme. Au reste, je compte corriger encore beaucoup ce Mahomet, et le rendre moins indigne de vous être dédié. Je vais refondre toute la pièce. Je veux passer ma vie à me corriger, et à mériter les bonnes grâces de mon adorable souverain et d'Émilie. V. A. R. a dû recevoir un peu de philosophie de ma part, et beaucoup de la sienne. Madame du Châtelet est ce que je voudrais être, digne de votre cour.
Je suis avec un profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.
124. DU MÊME.
Bruxelles (4 ou 5 juin) 1740.
Lorsque autrefois notre bon Prométhée
Eut dérobé le feu sacré des cieux,
Il en fit part à nos pauvres aïeux;
La terre en fut également dotée,
<431>Tout eut sa part; mais le Nord amortit
Ces feux sacrés que la glace couvrit
Goths, Ostrogoths, Cimbres, Teutons, Vandales,
Pour réchauffer leurs espèces brutales,
Dans des tonneaux de cervoise et de vin
Ont recherché ce feu pur et divin;
Et la fumée épaisse, assoupissante,
Rabrutissait leur tête non pensante;
Rien n'éclairait ce sombre genre humain.
Christine vint, Christine l'immortelle
Du feu sacré surprit quelque étincelle;
Puis, avec elle emportant son trésor,
Elle s'enfuit loin des antres du Nord,
Laissant languir dans une nuit obscure
Ces lieux glacés où dormait la nature.
Enfin mon prince, au haut du mont Rémus,
Trouva ce feu que l'on ne cherchait plus.
Il le prit tout; mais sa bonté féconde
S'en est servi pour éclairer le monde,
Pour réunir le génie et le sens,
Pour animer tous les arts languissants;
Et de plaisir la terre transportée
Nomma mon roi le second Prométhée.
Cette petite vérité allégorique vient de naître, mon adorable monarque, à la vue du dernier paquet de V. A. R., dans lequel vous jugez si bien la métaphysique, et où vous êtes si aimable, si bon, si grand, en vers et en prose. Vous êtes bien mon Prométhée; votre feu réveille les étincelles d'une âme affaiblie par tant de langueurs et de maux; j'ai souffert un mois sans relâche. Je surpris, il y a quelques jours, un moment pour écrire à V. A. R., et mes maux furent suspendus. Mais je ne sais si ma lettre sera parvenue jusqu'à vous; elle était sous le couvert des correspondants du sieur David Girard; ces correspondants se sont avisés de faire banqueroute; j'ai l'honneur même d'être compris dans leur mésaventure, pour quelques effets que je leur avais confiés; mais mon plus précieux effet, c'est ma <432>correspondance avec Marc-Aurèle. S'il n'y a point de lettre perdue, ils peuvent perdre tout ce qui m'appartient, sans que je m'en plaigne.
J'avais l'honneur, dans cette lettre, de dire à V. A. R. que je suis sur le point de rendre public ce catéchisme de la vertu, et cette leçon des princes dans laquelle la fausse politique et la logique des scélérats sont confondues avec autant de force que d'esprit. J'ai pris les libertés que vous m'avez données; j'ai tâché d'égaler à peu près les longueurs des chapitres à ceux de Machiavel; j'ai jeté quelques poignées de mortier dans un ou deux endroits d'un édifice de marbre. Pardonnez-moi, et permettez-moi de retrancher ce qui se trouve, au sujet des disputes de religion, dans le chapitre XXI.
Machiavel y parle de l'adresse qu'eut Ferdinand d'Aragon de tirer de l'argent de l'Église sous le prétexte de faire la guerre aux Maures, et de s'en servir pour envahir l'Italie. La reine d'Espagne vient d'en faire autant. Ferdinand d'Aragon poussa encore l'hypocrisie jusqu'à chasser les Maures pour acquérir le nom de bon catholique, fouiller impunément dans les bourses des sots catholiques, et piller les Maures en vrai catholique. Il ne s'agit donc point là de disputes de prêtres et des vénérables impertinences des théologiens de parti, que vous traitez ailleurs selon leur mérite.
Je prends donc, sous votre bon plaisir, la liberté d'ôter cette petite excrescence à un corps admirablement conformé dans toutes ses parties. Je ne cesse de vous le dire, ce sera là un livre bien singulier et bien utile.
Mais quoi! mon grand prince, en faisant de si belles choses, V. A. R. daigne faire venir des caractères d'argent d'Angleterre, pour faire imprimer cette Henriade! Le premier des beaux-arts que V. A. R. fait naître est l'imprimerie. Cet art, qui doit faire passer vos exemples et vos vertus à la postérité, doit vous être cher. Que d'autres vont le suivre, et que Berlin va bientôt devenir Athènes! Mais enfin le<433> premier qui va fleurir y renaît en ma faveur; c'est par moi que vous commencez à faire du bien.
Je suis votre sujet, je le suis, je veux l'être.433-a
Je ne dépendrai plus des caprices d'un prêtre.
Non, à mes vœux ardents le ciel sera plus doux;
Il me fallait un sage, et je le trouve en vous.
Ce sage est un héros, mais un héros aimable;
Il arrache aux bigots leur masque méprisable;
Les arts sont ses enfants, les vertus sont ses dieux.
Sur moi, du mont Rémus, il a baissé les yeux;
Il descend avec moi dans la même carrière,
Me ranime lui seul des traits de sa lumière.
Grands ministres courbés du poids des petits soins,
Vous qui faites si peu, qui pensez encor moins,
Rois, fantômes brillants qu'un sot peuple contemple,
Regardez Frédéric, et suivez son exemple.
Oserai-je abuser des bontés de V. A. R. au point de lui proposer une idée que vos bienfaits me font naître?
V. A. R. est l'unique protecteur de la Henriade. On travaille ici très-bien en tapisserie; si vous le permettiez, je ferais exécuter quatre ou cinq pièces d'après les quatre ou cinq morceaux les plus pittoresques dont vous daignez embellir cet ouvrage : la Saint-Barthélémy, le temple du Destin, le temple de l'Amour, la bataille d'Ivry, fourniraient, ce me semble, quatre belles pièces pour quelque chambre d'un de vos palais, selon les mesures que V. A. R. donnerait; je crois qu'en moins de deux ans cela serait exécuté. Je prévois que le procès de madame du Châtelet, qui me retient à Bruxelles, durera bien trois ou quatre années. J'aurai sûrement le temps de servir V. A. R. dans cette petite entreprise, si elle l'agrée. Au reste, je prévois que si V. A. R. veut faire un jour un établissement de tapisserie dans son Athènes, elle pourra aisément trouver ici des ouvriers. Il me semble<434> que je vois déjà tous les arts à Berlin, le commerce et les plaisirs florissants; car je mets les plaisirs au rang des plus beaux arts.
Madame du Châtelet a reçu la lettre de V. A. R., et va bientôt avoir l'honneur de lui répondre. En vérité, monseigneur, vous avez bien raison de dire que la métaphysique ne doit brouiller personne. Il n'appartient qu'à des théologiens de se haïr pour ce qu'ils n'entendent point. J'avoue que je mets volontiers à la fin de tous les chapitres de métaphysique cet Net cet L des sénateurs romains, qui signifiaient non tiquet, et qu'ils mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n'avaient pas assez expliqué la cause. A l'égard de la géométrie, je crois que, hors une quarantaine de théorèmes qui sont le fondement de la saine physique, tout le reste ne contient guère que des vérités difficiles, sèches et inutiles. Je suis bien aise de n'être pas tout à fait ignorant en géométrie; mais je serais fâché d'y être trop savant, et d'abandonner tant de choses agréables pour des combinaisons stériles. J'aime mieux votre Antimachiavel que toutes les courbes qu'on carre ou qu'on ne carre point. J'ai plus de plaisir à une belle histoire qu'à un théorème qui peut être vrai sans être beau.
Comptez, monseigneur, que je mets encore les belles Épîtres au rang des plaisirs préférables à des sinus et à des tangentes. Celle sur la Fausseté434-a me charme et m'étonne; car enfin, quoique vous vous portiez mieux que moi, quoique vous soyez dans l'âge où le génie est dans sa force, vos journées ne sont pas plus longues que les nôtres. Vous êtes sans doute occupé des plans que vous tracez pour le bien de l'espèce humaine; vous essayez vos forces en secret pour porter ce fardeau brillant et pénible qui va tomber sur votre tête; et, avec cela, mon Prométhée est Apollon tant qu'il veut.
Que ce M. de Camas est heureux de mériter et de recevoir de pareils éloges!434-b Ce que j'aime le plus dans cet art, à qui vous faites tant<435> d'honneur, c'est cette foule d'images brillantes dont vous l'embellissez; c'est tantôt le vice qui est un océan immense et plein d'orages, c'est
Un monstre couronné de qui les sifflements
Ecartent loin de lui la vérité si pure.
Surtout je vois partout des exemples tirés de l'histoire, je reconnais la main qui a confondu Machiavel.
Je ne sais, monseigneur, si vous serez encore au mont Rémus, ou sur le trône, quand cet Antimachiavel paraîtra. Les maladies de l'espèce de celle du Roi sont quelquefois longues. J'ai un neveu que j'aime tendrement, qui est dans le même cas absolument, et qui dispute sa vie depuis six mois.
Quelque chose qui arrive, rien ne pourra augmenter les sentiments du respect, de la tendre reconnaissance avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
100-a Allusion aux voyages dont il a été fait mention t. II, p. 39, t. III, p. 28, et t. XI, p. 57.
100-b Vers de Scarron, dans le Virgile travesti, liv. I.
101-a Après ce vers on lit dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 307, celui-ci :
Éloigné du monde et du bruit,
101-b Allusion aux chagrins domestiques que Frédéric eut en 1730, et dont il parle dans la Vie de son père, mais avec les plus grands ménagements. Voyez t. I, p. 201. Voyez aussi Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung, par J.-D.-E. Preuss, p. 73-121.
103-a La défense du poëme héroïque (par Desmarets), Paris, 1674, in-4, p. 38, dialogue III.
11-a Rheinsberg, 4 novembre 1736. (Variante des Œuvres posthumes. t. VIII, p. 235. Dans la traduction allemande de ce recueil, t. V III, p. 9, cette lettre est aussi datée de Rheinsberg, mais du 9 novembre.)
111-a Voyez ci-dessus, p. 47.
114-a Deuxième Discours sur l'Homme, par Voltaire, v. 102. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot. t. XII, p. 60.
12-a La Henriade, chant II, v. 109 et 110. Voyez aussi t. XVII, p. 303.
128-a Voyez t. X, p. 10 et 159.
129-a De bons matériaux pour l'érection d'un élégant édifice, construit par quelque architecte fameux. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 315.)
129-b Voyez t. XIV, p. 29-33.
13-a Qu'une nation depuis longtemps en possession du bon goût ne reconnaît point, etc. ( Variante des Œuvres posthumes, t. XIII. p. 226.)
131-a Voyez t. XVII, p. 36.
132-a La phrase commençant par « Vous recevrez, » omise dans l'édition de Kehl, est tirée des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 275 et 276.
132-b La fin de cette phrase, depuis « par là, » omise dans l'édition de Kehl, est également tirée des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 276.
135-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes. t. VIII, p. 316-319.
135-b La Bulle du pape, t. XIV. p. 172-177.
136-a Voyez ci-dessus, p. 48, 78 et 107.
137-a La tragédie de Mérope, à laquelle Frédéric fait allusion ci-dessus, p. 93.
139-a Se conduire. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXIV, p. 173.)
139-b La Henriade, chant I, v. 37.
139-c L. c., v. 177-182.
14-a Saevius ventis agitatur ingens
Pinus...................................
Odes
, liv. II, ode 10. v. 9 et 10.141-a Le 1er janvier 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII. p. 337.) Dans la traduction allemande de ce recueil, t. VIII, p. 115, cette lettre est datée du 25 décembre 1737.
141-b Lettre de Don Quichotte au chevalier des Cygnes. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 324.)
147-a Qui, avec Césarion, me joindront le 15 de janvier. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 334.)
148-a La phrase qui commence par « Si je ne trouve pas, » omise dans l'édition de Kehl, est tirée des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 337.
149-a Dans l'édition de Kehl, cette lettre est datée du 14 janvier 1737; dans les Œuvres posthumes, t. X, p. 146-148, elle est sans date. Nous donnons le texte de l'édition de Kehl. et tirons la date de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 127.
15-a Voltaire dit dans son Épître à madame la marquise du Châtelet, en tète de sa tragédie d'Alzire : « La rouille de l'envie, l'artifice des intrigues, le poison de la calomnie, l'assassinat de la satire (si j'ose m'exprimer ainsi), déshonorent, parmi les hommes, une profession qui par elle-même a quelque chose de divin. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. IV, p. 152.
15-b Vertu qu'ils n'ont jamais pratiquée, et se disent ministres d'un Dieu de paix, qu'ils servent, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 229.)
150-a Cet alinéa, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 148.
151-a Voyez t. XIV, p. 23-28.
154-a Virgile, Énéide, liv. VI, v. 823.
155-a Voyez t. XIV, p. 34-37.
155-b Voyez t. XVII, p. 307-309.
156-a Horace, Art poétique, v. 309.
156-b Voyez t. XIV, p. 38-42.
157-a Apologie des bontés de Dieu. Voyez ci-dessus, p. 96.
158-a L'Iliade, traduite par Houdard de La Motte, chant XVII, vers 645-647 de l'original.
159-a Genèse, chap. XXXII, v. 20.
159-b Horace, Épîtres, liv. II, ép. 2. v. 200.
16-a Satire X, v. 43 et 44.
16-b Deux hommes qui méritent également le nom de célèbres. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 230.)
161-a Voyez ci-dessus, p. 114.
165-a Le 26 janvier 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 344.)
166-a Une souveraine. (Variante des Œuvres posthumes. t. VIII, p. 339.) Ce mot souverain ou souveraine fait allusion à la czarine Anne Iwanowna.
167-a Voyez la pièce intitulée La Mort de mademoiselle Le Couvreur, dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot. t. XII, p. 29-31.
168-a Frédéric rappelle probablement les paroles que Darius, vaincu et poursuivi par Alexandre, adressa à ses amis : « Fides vestra et constantia, ut regem me esse credam, facit. » Voyez Quinte-Curce, livre V, ch. 8.
170-a Ces cinq vers, omis dans l'édition de Kehl, sont tirés des Œuvres posthumes, t. X, p. 117. Il en est de même des trente-six vers qui viennent après l'alinéa suivant. Voyez l. c., p. 117-119.
171-a Une vanité. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 119.)
173-a Agrippine dit à Néron, dans le Britannicus de Racine, acte V, scène VI :
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
173-b Et n'ont d'autre but que celui d'assouvir leurs passions déréglées; d'ailleurs, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 122.)
174-a Les Œuvres posthumes, t. X, p. 122, donnent ces quatre premiers vers comme suit :
Ton cœur, depuis longtemps à la vertu docile,
Trouva dans la sagesse une douceur utile;
Il sut l'art d'enchaîner tous ces tyrans fougueux,
Implacables bourreaux des humains malheureux.
175-a On connaît la tradition relative à l'anneau qui inspirait à Charlemagne une si vive passion pour ceux qui le portaient.
L'anneau merveilleux d'Angélique, qui la rendait invisible, est connu par le Roland amoureux du Bojardo, et par le Roland furieux de l'Arioste.
175-b Voyez t. XIV, p. 54.
176-a La Mort de Pompée, acte III, scène III.
176-b Ce sont les noms de personnages dans les tragédies de P. Corneille, Héraclius, Sertorius, Polyeucte et Théodore.
177-a Le 20 février 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 361.)
178-a De donner quatre côtés à un triangle, en tant que triangle, et comme il lui est impossible de faire que le passé, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 348.)
179-a La liberté d'agir d'une manière diamétralement opposée à ce qu'il a une fois voulu. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 348.)
179-b La Henriade, chant VII, v. 289-292.
18-a Et plus vertueux. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 233.)
181-a Cette misérable créature aura seule le droit, etc. (Variante des Œuvres posthumes. t. VIII, p. 351.)
182-a Ce 11o article, omis dans l'édition de Kehl, se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 334.
184-a Voyez t. X, p. 110.
185-a Voyez t. IV, p. 14; t. VIII, p. 316; et t. XIX, p. 118 et 119.
186-a Voyez t. XV, p. 150, et t. XVI, p. 174
186-b Premier Discours sur l'Homme, De l'Égalité des conditions; deuxième Discours, De la Liberté; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII.
186-c Le prophète Daniel, ch. II.
187-a Voyez l'Assemblée des dieux, par Lucien.
187-b Jean de Launoy, docteur en théologie, mort en 1678, et surnommé le Dénicheur de saints, a prouvé que c'est à tort que nombre de personnages ont été canonisés par l'Eglise.
188-a De bégayer. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 95.)
189-a Monsieur, vos ouvrages sont sans prix. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 242, où cette lettre est datée du 26 février 1737.) Voyez ci-dessus, p. 20 et 99.
19-a La Henriade. chant III. v. 41. Frédéric a aussi inséré ce vers dans sa lettre à Darget, du 31 juillet 1752. Voyez t. XX, p. 38.
19-b Épître LV. Au Prince royal de Prusse. De l'usage de la science dans les princes. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 127.
190-a Épître sur la Fermeté et sur la Patience, t. XIV, p. 43-49.
190-b Je me sais mauvais gré. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 245.)
191-a Exode, chap. XXXIV, v. 33-35.
194-a Troisième Discours sur l'Homme. De l'Envie.
194-b Virgile, Bucoliques, églogue X, v. 1 et 2.
199-a Avec ses belles phrases. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXIV, p. 242.)
20-a Ce buste formait une pomme de canne en or. (Note de l'édition de Kehl.)
200-a Horace, Epîtres, liv. II, ép. 1, Ad Augustum, v. 3 et 4.
200-b Le 17 mars 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 369.)
202-a Voyez t. XI, p. 165.
203-a Marquard-Louis de Printzen, né en 1675, mort le 8 novembre 1725, fut deux fois en mission extraordinaire en Russie, de 1698 à 1699, et en 1700. Ses dépêches sont conservées aux archives royales de l'État; mais la relation citée par Frédéric ne s'y trouve pas. Le czar Pierre lui-même avait été à Berlin en 1697. Voyez t. I, p. 120.
204-a Voyez, t. XX, p. I et II, et 1-12.
205-a Voyez t. XX, p. 320.
205-b Échouer. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 367.)
206-a Voyez t. XVI, p. 170.
208-a Voltaire dit dans l'Épître à M. le duc de Sully (1720) :
Et reçut ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance.
209-a Voyez t. VII, p. 25.
209-b Ou que des flegmes, des flatuosités, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 125.)
210-a Voyez t. XIV, p. 16-19.
210-b Cet alinéa, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 126.
213-a Voyez t. XII, p. 64-79, Épître sur le Hasard, et t. XVIII, p. 213.
213-b Antoine Furetière (mort en 1688), Dictionnaire universel français. Nouvelle édition. A la Haye, 1727, in-folio, article Céphalopharingien.
216-a Voyez t. VIII, p. I et II, et p. 1-32.
218-a Voyez t. XIV, p. 50 et 51.
221-a Voyez t. XIV, p. 196.
222-a Essais de Montaigne, livre II, chap. 12 : « Cette phantaisie (du pyrrhonisme, de douter de tout) est plus sûrement conçue par interrogation : Que sçay-je? comme je la porte à la devise d'une balance. » Voyez t. XIV, p. 20.
223-a François Girardon, célèbre sculpteur, né en 1630, mourut le même jour que Louis XIV, le 1er septembre 1715.
223-b La marquise du Châtelet.
224-a Il se peut que cette lettre n'ait été écrite qu'après la revue à laquelle Frédéric fait allusion dans le sixième alinéa.
224-b Quatrième Discours sur l'Homme. De la Modération en tout. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 71.
224-c L. c., p. 76.
225-a Frédéric séjourna à Berlin du 27 mai au 11 juin 1738, pour passer en revue avec son régiment. Voyez sa correspondance avec Suhm et avec Camas, t. XVI, p. 386 et 164. Voyez aussi t. XIV, p. 61.
225-b Allusion à ces vers du septième Discours sur l'Homme : Quand l'ennemi divin des scribes et des prêtres...
L'Homme-Dieu, etc.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. XII, p. 97.225-c Frédéric veut dire le septième Discours sur l'Homme. Sur la vraie Vertu.
226-a La Henriade, chant III, v. 199 et 200.
226-b Mort le 5 juin 1738. Voyez t. XVI, p. IX, X, et 127-136, et ci-dessus, p. 16.
227-a Voyez t. XVI, p. 161, 162, 163, 165 et 171.
228-a Saint Jean, chap. III, v. 30.
228-b Voltaire écrit à d'Alembert, le 6 décembre 1757 : « Le roi de Prusse a obtenu ce qu'il a toujours désiré, de battre les Français, de leur plaire, et de se moquer d'eux. »
229-a Voyez t. XIV, p. 52-55.
229-b L. c, p. 61-68.
229-c Voyez t. XI, p. 77-79.
23-a Cette lettre est datée du 14 décembre 1737 dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 323, et du 3 décembre 1736 dans la traduction allemande du même recueil, t. VIII, p. 24.
23-b Cette dissertation est une lettre adressée au P. Tournemine en 1735, et se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LII, p. 123.
23-c Voyez t. XVI, p. 129, et t. XIX, p. 175.
230-a La Figure de la terre. Paris, 1738. Voyez la lettre de Frédéric à Maupertuis, du 20 juin de la même année, t. XVII, p. 373.
231-a Algernon Sidney, ardent républicain, fut décapité à Londres, en 1683, à cause de ses Discourses concerning government.
231-b Voyez t. X, p. 159, et t. XVII, p. 229.
232-a Que l'Italie a produits depuis le renouvellement des sciences. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 309.)
232-b Je crains le vif-argent, je crains le laboratoire, et tout ce que, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 370.)
233-a Dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 371, ce vers est attribué à Boileau, de qui il n'est pourtant pas. Voyez t. XVIII, p. 147. Voyez aussi t. XVII, p. 342, et t. XIX, p. 403.
233-b Voyez t. X, p. 109.
233-c ... Qu'à son auteur. Le titre m'en a paru assez singulier, et il paraît bien que ce livre le tient de la libéralité du libraire. Un habile, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 372.)
234-a La Henriade, chant VII, v. 376.
235-a Voltaire n'a rien changé à ces deux vers, qui terminent sa tragédie.
235-b Les alinéa précédents, à partir des mots « Serait-il permis, » manquent dans l'édition de Kehl. Nous les tirons des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 374 et 375.
236-a Allusion à la colère d'Achille.
236-b Cet alinéa, omis dans l'édition de Kehl, se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VIII. p. 375 et 376.
236-c Si jamais on vous enlève, comptez que ce sera moi qui ferai le rôle de Paris. Soyez persuadé de tous les sentiments avec lesquels je suis votre très-fidèle ami. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 376.)
238-a Cinquième Discours sur l'Homme. Sur la nature du Plaisir. Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XII, p. 81.
239-a Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 86 et 87, note 8.
239-b Le 21 juillet 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 8.)
24-a Épître à madame la marquise du Châtelet. Sur la Philosophie de Newton. Cette Épître ne fut imprimée qu'en 1738, en tête des Eléments de la Philosophie de Newton. On la trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 123.
24-b Essais, livre Ier. ch. 19 : Que philosopher c'est apprendre a mourir.
240-a Cet alinéa, omis dans l'édition de Kehl, se trouve dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 5 et 6.
240-b Je demande de vos nouvelles à tous ceux qui viennent de la Hollande; tous ceux à qui j'ai parlé m'entretiennent des libelles infâmes dont vos compatriotes vous persécutent, et de l'ingratitude de votre nation, qui souffre qu'on couvre d'opprobres un homme qui fait honneur à sa patrie, et qui doit un jour rendre illustre le siècle dans lequel il a vécu. J'ai soutenu votre cause à Brunswic, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 6.)
242-a Voyez, relativement aux Réflexions politiques (de M. Dutot) sur les finances et le commerce, 1738, deux vol. in-12, les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXVII, p. 536 et suivantes.
242-b L. c., t. V, p. 100 : A M. le marquis Scipion Maffei, auteur de la Mérope italienne et de beaucoup d'autres ouvrages célèbres. Maffei composa sa Mérope en 1713, à l'âge de trente-huit ans.
242-c Voyez t. XII, p. 68.
242-d Voyez t. VIII, p. 1-32.
244-a Voyez t. I, p. 189.
244-b Voyez t. XI, p. 62.
245-a La Fontaine, Fables, liv. I, fable 12.
246-a Voyez t. I, p. 140; t. VIII, p. 171 et 322; et t. XV, p. 13.
246-b François-Etienne de Lorraine, qui succéda à Jean-Gaston, grand-duc de Toscane, le 9 juillet 1737. Voyez t. II, p. 13.
247-a Boileau, Art poétique, chant III, v. 48.
247-b Voyez t. VIII, p. 30.
248-a Virgile, Bucoliques, églogue VI, v. 3 et 4.
249-a Sixième Discours sur l'Homme. Sur la nature de l'Homme. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 88.
250-a Allusion au passage du septième Discours sur l'Homme mentionné plus haut, p. 225.
250-b La première lettre de Frédéric à Chrétien Wolff est datée du 23 mai 1740. Voyez t. XVI, p. 195.
252-a Sixième Discours sur l'Homme. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 94. Boileau dit dans l'Art poétique, chant I, v. 63 :
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
252-b Voyez t. XVI, p. 140; t. XVII, p. 9; et ci-dessus, p. 150, 151, 155 et 165.
253-a Saint Luc, chap. II, v. 30. Voyez ci-dessus, p. 47 et 111.
258-a M. de Torcy vous aura dit. (Variante de l'édition Beuchot, t. LIII, p. 239.)
258-b Les Mémoires de M. de ... (Torcy) pour servir à l'histoire des négociations depuis le traité de Ryswyk jusqu'à la paix d'Utrecht n'ont paru qu'en 1756, à la Haye ( Paris), trois volumes in-12. L'auteur, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, était neveu du grand Colbert et ministre d'Etat sous Louis XIV. Voyez t. II, p. xv de notre édition.
M. de Pontchartrain était chancelier en 1699.
259-a Voyez t. IV, p. 124, et t. VIII, p. 135.
259-b Voyez t. XI, p. 57.
26-a Leyde, où Voltaire arriva vers la fin de décembre 1736.
26-b Le Traité de métaphysique. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXVII. p. 277-343.
26-c Ovide dit, dans les Tristes, liv. Ier, élégie 1re :
Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbem.
260-a Saint Luc, chap. XXIII, v. 34.
260-b Voyez t. XVII, p. 3.
262-a Deutéronome, chap. XXXI, v. 19, et chap. XXXII, v. 46.
263-a A MM. de l'Académie des sciences qui ont été sous l'équateur et au cercle polaire mesurer des degrés de latitude. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 430.
265-a Quatrième Discours sur l'Homme. De la Modération en tout. Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XII, p. 71.
266-a Ce dialogue est intitulé Dissertation sur l'innocence des erreurs de l'esprit. Voyez t. VIII, p. II, et p. 33-50.
267-a Voyez t. XVI, p. 163 et 171; et ci-dessus, p. 227.
267-b Il s'agit d'une plume d'ambre envoyée à madame du Châtelet, et qu'elle avait cassée.
268-a Donat en parle dans sa Vita Virgilii, chap. XVI.
269-a Si cette pièce n'est pas celle dont Voltaire fait l'éloge dans sa lettre du 1er janvier 1789, en en citant les deux premiers vers, et que nous avons imprimée t. X, p. 61-67, sous le titre d'Épître à mon frère de Prusse, nous avouons ne pas la connaître.
27-a Horace, Odes. liv. IV, ode 8, v. 11 et 12.
271-a Boileau, Art poétique, chant I, v. 7.
274-a Le 1er décembre 1738. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 30.)
274-b Très-digne de la Divinité. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 25.)
274-c Cinquième Discours sur l'Homme. Œuvres de Voltaire, t. XII, p. 84.
275-a Voyez ci-dessus, p. 234.
276-a Voyez t. X, p. 65-67, et les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 81 et suivantes.
278-a Le fier Athos. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 156.) Frédéric dit dans son Épître sur la Fermeté et sur la Patience, t. XIV, p. 49 :
C'est ainsi que l'Athos, de sa cime exhaussée,
Contemple avec mépris la vague courroucée, etc.
283-a Le 10 janvier 1739. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 37.)
285-a Les cinq alinéa qui commencent par « Il paraît » sont traduits en allemand dans la septième des Briefe zur Beförderung der Humanität, par Herder, qui était grand admirateur des ouvrages et de l'humanité de Frédéric.
286-a De sa foi philosophique. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 35.)
288-a Zulime.
289-a Cette brochure, intitulée Le Préservatif, n'était pas de Mouhi, mais de Voltaire lui-même : elle se trouve dans l'édition Beuchot, t. XXXVII, p. 545-568.
289-b Mémoire du sieur de Voltaire. L. c., t. XXXVIII, p. 299-326. Il existe une seconde rédaction de cet écrit, sous le titre de Mémoire sur la Satire, l. c., p. 327-352.
29-a Le poëme héroïque d'Alaric, ou Rome vaincue, par George de Scudéry, 1654, commence en effet ainsi :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre,
Qui sur le Capitole osa porter la guerre, etc.
290-a Ces vers sont omis dans toutes les éditions; mais ils se trouvent dans l'autographe de cette lettre, conservé à Saint-Pétersbourg.
290-b Exode, chap. XIII, v. 2.
291-a Frédéric veut parler de Louis XIII, qui, par les lettres patentes du 10 février 1638, mit la France sous la protection de la sainte Vierge. Voyez t. XVI, p. 231.
291-b Voyez t. XIV. p. 76-80.
293-a Ces quarante-six vers, omis dans l'édition de Kehl, se trouvent dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 37-39.
293-b Voltaire écrit au marquis d'Argens, le 2 janvier 1739 : « Il (J.-B. Rousseau) a fait une Ode à la Postérité, mais la postérité n'en saura rien. »
293-c Voyez t. XIX, p. 421.
293-d Voyez t. IX, p. 79.
294-a Guillaume IV Charles-Henri-Friso, prince d'Orange et stadhouder des Pays-Bas, naquit en 1711, et mourut en 1751. Il était cousin de Frédéric par sa femme, la princesse Anne, fille de George II, roi d'Angleterre. Voyez t. XVI, p. 222, et ci-dessus, p. 251.
295-a Léopold-Philippe, duc d'Aremberg, d'Arschot et de Croy, naquit à Mons en 1690. En 1737, il fut nommé feld-maréchal et général en chef des armées de l'Empereur dans les Pays-Bas. Il mourut en 1754, dans son château d'Hervelé. près de Louvain. Son corps fut transporté à Enghien. Voyez t XVII, p. 30, et t. III. p. 140, 146 et 156.
296-a Berlin, 2 février 1739. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 50.)
296-b J'aime mieux être malade de corps que d'être perclus d'esprit. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 44)
297-a Voyez t. XI, p. 117.
297-b Dans sa lettre à Voltaire, du 22 mars 1739, Frédéric reconnaît lui-même que cet article de physique renferme des erreurs.
298-a Les deux alinéa qui commencent par « J'ai donné » sont omis dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 45-47.
299-a Voyez t. VIII, p. II-IV.
30-a M. de Suhm. Voyez t. XVI, p. XI, et p. 273 et suivantes.
300-a Voyez t. XIV, p. 76.
302-a M. Euler; mais ce n'est pas à cette hypothèse de bouteilles, c'est à une fort belle formule pour la propagation du son, que l'Académie donna le prix. (Note de l'édition de Kehl.)
302-b Virgile, Énéide, liv. IV, v. 340 et 341.
304-a L'abbé Desfontaines.
304-b Thieriot.
304-c Personnage ridicule des Femmes savantes, de Molière.
305-a Odes, livre I, ode 24, v. 19.
309-a Les dernières lignes de cet alinéa, depuis « et les vérités, » sont omises dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 140.
309-b Le passage qui commence par les mots « et le triomphe » est également tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 141.
310-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 124. Voyez ci-dessus, p. 24.
311-a Cette phrase manque dans l'édition de Kehl; mais elle se trouve dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 50 et 51.
312-a Stances irrégulières sur la Tranquillité. Voyez t. XI, p. 71.
312-b Voyez t. XVI, p. 402, et t. XIX, p. 449.
313-a Premier Discours de Voltaire sur l'Homme. Sur l'Égalité des conditions. Voyez ci-dessus, p. 186.
315-a Les Stances sur la Tranquillité ont été tout à fait changées depuis : dans la rédaction envoyée à Voltaire en 1739, on lit vers la fin :
Qu'en vain les aveugles mortels,
Volages et changeants, charmés de l'inconstance.
Conservent leurs beaux jours avec impatience :
Que leurs esprits légers et superficiels
Abandonnent des biens réels
Pour l'appât décevant d'une folle espérance,
Et qu'importuns aux dieux, aux pieds des saints autels.
Par des vœux incertains, absurdes et contraires.
Ils croient réformer, stupides téméraires,
Les oracles des immortels :
Pour moi, etc.
317-a La Henriade, chant VIII, v. 205 et suivants.
317-b L. c., chant X, v. 107.
317-c Virgile, Géorgiques, livre IV, v. 6 et 7.
318-a La Henriade, chant I, v. 385.
318-b L. c., chant VI, v. 75.
318-c Horace, Art poétique, v. 361.
319-a La Henriade, chant VII, v. 199-206.
319-b Voltaire écrit à Thieriot, le 21 juin 1741 : « Les vers qui regardent le roi de Prusse, et qui sont en manuscrit à quelques exemplaires de la Henriade, ne sont plus convenables. Ils n'étaient faits que pour un prince philosophe et pacifique, et non pour un roi philosophe et conquérant. »
32-a Le baron de Chambrier, envoyé de Prusse à Paris. Voyez t. III, p. 44 et t. XIX. p. 15 et suivantes.
321-a Virgile, Bucoliques, églogue IX, v. 28.
321-b Allusion à l'Énéide, liv. X, v. 901 :
.....Nec sic ad proelia veni.
321-c Virgile, Bucoliques, églogue I, v. 72.
322-a Enéide, liv. IX, v. 641.
322-b Horace, Odes, livre I, ode 24, v. 19 et 20. Voyez ci-dessus, p. 305.
324-a II Rois, chap. II, v. 13.
326-a Le cardinal de Fleury.
326-b Voyez t. II, p. 112; t. III, p. 23, 26, 33 et 34; et t. XVI, p. 160.
326-c Voyez t. XI, p. 80.
327-a Le 1er juin 1739. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 56.)
327-b Voyez t. VII, p. 4, 9 et 11; t. XI, p. 43; et ci-dessus, p. 47 et 51.
329-a Virgile, Bucoliques, églogue I, v. 6.
33-a Le 16 janvier 1737. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 240.)
330-a Horace, Odes, liv. I, ode 1, v. 2.
331-a Exode, chap. XXXIII, v. 11.
332-a Ouvrage perdu. On a cru pendant un temps que ce titre était le titre primitif de Micromégas; mais ce dernier conte n'a paru qu'en 1752, et c'est d'ailleurs une tout autre composition.
334-a J'envoie par le lieutenant Schilling, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 59.) Voyez t. XVII, p. 30.
335-a Le cardinal de Fleury.
343-a Le duc d'Aremberg. Voyez ci-dessus, p. 334.
343-b Les ouvrages de Voltaire auxquels Frédéric fait allusion dans ces huit derniers vers sont : 1o Le Fanatisme, ou Mahomet le Prophète; 2o les Eléments de la Philosophie de Newton; 3o le Voyage du baron de Gangan; 4o la Vie de Molière, avec de petits sommaires de ses pièces.
346-a Ces quatre derniers vers sont tirés des Œuvres posthumes, t. IX, p. 65.
346-b Voyez ci-dessus, p. 295, 334 et 343, et plus bas, p. 351. Nous n'avons pu réussir à nous procurer la correspondance de Frédéric avec le duc d'Aremberg.
347-a Allusion aux relations de Louis XV avec la comtesse Louise-Julie de Mailli-Nesle. Voyez t. XII, p. 68, et t. XVII, p. 36.
349-a Voltaire écrit à Helvétius, le 6 juillet 1739 : « Je suis actuellement avec madame du Châtelet à Enghien, chez M. le duc d'Aremberg, à sept lieues de Bruxelles. Je joue beaucoup au brelan; mais nos chères études n'y perdent rien. Il faut allier le travail et le plaisir. » Voyez la lettre de la marquise du Châtelet à Frédéric, du 1er août 1739, t. XVII, p. 30.
349-b Cet auteur fou, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 67.) La traduction allemande, t. VIII, p. 284, porte : Das Volk der Thoren, etc.
350-a L'Amérique désigne Alzire, l'Afrique Zulime, et l'Asie Mahomet, tragédies de Voltaire.
352-a Voyez ci-dessus, p. 334.
353-a Horace, Art poétique, v. 343.
354-a Voltaire a fait cette correction.
354-b Voyez ci-dessus, p. 234 et 275.
357-a Personnages principaux de Mithridate, tragédie de Racine.
357-b Personnages de la Mort de César et d'Alzire, tragédies de Voltaire.
358-a Personnage de la tragédie de Mahomet.
358-b Voyez t. VIII, p. II-IV, et p. 51-63.
358-c Dans les Fâcheux de Molière, acte I, scène XI, Éraste s'écrie :
Cinquante fois au diable les fâcheux!
359-a Frédéric fit sous ce grand capitaine la campagne du Rhin, en 1734. Voyez t. I, p. 191 à 193; t. XVI, p. 141-143; et t. XI, p. 77 et 98.
36-a Le Traité de métaphysique.
36-b Voyez t. X, p. 12, et t. XVIII, p. 22 et 109.
360-a Antoine-Ulric, beau-frère de Frédéric. Voyez t. XVI, p. 407.
360-b Voyez t. XVI, p. 282, et ci-dessus, p. 246.
361-a Où l'on ne vit pas pour soi-même. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXIV, p. 444.)
365-a
Odes
, liv. III, ode 29, v. 54 et 55 :..........Mea
Virtute me involvo.
Odes
, acte XX, scène XXX.366-a
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
366-b Voyez t. XVIII, p. I-IV, et p. 3 et suivantes.
366-c Épître à mylord Baltimore, sur la Liberté; t. XIV, p. 81-87.
37-a Le 23 janvier 1737. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 242.)
37-b La Mule du pape (1733); Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 19.
37-c La Défense du Mondain, ou l'Apologie du luxe (1737), commence par ces vers : A table hier, par un triste hasard,
J'étais assis près d'un maître cafard, etc.
L. c.
, t. XIV, p. 135.37-d L. c., t. XIV, p. 137 et 138.
370-a Chapitre XVII.
371-a Le feld-maréchal-général comte de Seckendorff. Voyez t. II, p. 7.
371-b Le feld-maréchal-général comte de Neipperg. Voyez t. II, p. 7.
371-c Quum canerem reges et proelia, Cynthius aurem
Vellit, et admonuit : Pastorem, Tityre, pinguis
Pascere oportet ovis, deductum dicere carmen.
Bucoliques
, églogue VI, v. 3-5.371-d Probablement Grumbkow.
372-a Allusion aux voyages de Maupertuis à Tornéa, et de La Condamine au Pérou, pour déterminer la figure de la terre. Voltaire date aussi une de ses lettres à Maupertuis : « Bruxelles, 29 août 1740, la troisième année depuis la terre aplatie. »
373-a Docte sermones utriusque linguae.
Odes
, liv. III, ode 8, v. 5.377-a Voyez t. XX, p. 320, et ci-dessus, p. 205.
377-b Voyez t. XVII, p. vi, et p. 347-352.
378-a Voyez t. XVIII, p. 8 et 68.
379-a Voyez la pièce intitulée La Bastille. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 3. Les Mémoires de la Bastille disent que Voltaire y entra le 17 mai 1717; c'était le lendemain de la Pentecôte.
382-a Voyez t. X, p. 19-24.
383-a Frédéric fait peut-être allusion aux francs-maçons, dont il faisait partie. Voyez t. XVI, p. 221, et t. XVII, p. 313.
384-a L'Art d'aimer, par Bernard. Voyez t. X, p. 9 et 74, et t. XVIII, p. 11. Pierre-Joseph Bernard naquit en 1710, et mourut en 1775.
384-b Édouard III, tragédie de Gresset. Voyez t. XX, p. I et II, p. 1-12, et ci-dessus, p. 84.
386-a Le diacre Pâris, mort en 1727, était janséniste, et non jésuite comme nous l'avons dit t. I, p. 241. Il était regardé comme un saint par son parti, et l'on croyait généralement que des miracles avaient lieu sur son tombeau. Le concours augmentait, les miracles redoublaient, et il fallut enfin fermer le cimetière de Saint-Médard. Voyez t. XVI, p. 104, et t. XIX, p. 179.
387-a Plutarque, Vie de Jules César, chap. XLIX, et Suétone, même sujet, chap. LXIV, parlent tous deux de papiers, sans mentionner expressément les Commentaires.
388-a Comment vous parler de mes faibles productions, après vous avoir parlé de vos ouvrages immortels? (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 88.)
39-a Voyez t. XIV, p. 4-6.
391-a Allusion aux comtes de Seckendorff et de Neipperg. Voyez ci-dessus, p. 371.
392-a Salomon, Proverbes, chap. VI, v. 6.
392-b Comédie en cinq actes, plus connue sous le titre de La Prude. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. V, p. 349.
393-a Les trois dernières lignes de cet alinéa, depuis « Je voudrais, » omises dans l'édition de Kehl, sont tirées des Œuvres posthumes, t. IX, p. 93.
394-a Démétrius Cantemir, prince de Moldavie, mort en 1723.
395-a Horace, Art poétique. v. 447.
399-a Henri III, assassiné par Jacques Clément. Voyez la Henriade, chant V, v. 335 et suivants.
4-a Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen, auch allen Dingen überhaupt. La première édition de cet ouvrage de Wolff parut en 1720, la huitième en 1741.
4-b Pensées sur la Henriade. A Londres, 1728.
40-a Voyez t. VII, p. 3-10, et t. XVII, p. 11.
401-a La Métaphysique, formant la première partie des Eléments de la philosophie de Newton. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXVIII, p. 11-67.
402-a L'Épitre sur la Fermeté et sur la Patience, retouchée; voyez ci-dessus, p. 190 et 194. La même pièce fut communiquée par l'Auteur au colonel de Camas, le 28 mars 1740. Voyez t. XVI, p. 192.
407-a Frédéric ne savait pas le latin; peut-être Césarion était-il l'auteur de la traduction critiquée par Voltaire; car Maupertuis, en louant, dans son Éloge de Keyserlingk, le talent de cet ami du Roi pour la poésie, rappelle ses traductions de quelques odes d'Horace en vers français. En 1738, le comte de Manteuffel avait traduit l'ode d'Horace Justum ac tenacem propositi virum, que Frédéric avait désiré lire en français, l'ayant trouvée citée dans un de ses livres. Voyez Gottsched und seine Zeit, par M. Danzel. Leipzig. 1848, p. 27.
407-b Voyez t. XIV, p. 57-60, et t. XVII, p. 69-71.
407-c La Vie de Marguerite-Marie Alacoque, religieuse de la Visitation de Sainte-Marie du monastère de Paray-le-Monial, en Charolais, par Languet, évêque de Soissons. Paris, 1729, in-4. L'auteur de cet ouvrage, entre autres absurdités, va jusqu'à mettre dans la bouche de Jésus-Christ quatre vers pour Marie Alacoque.
409-a Le Faux Pronostic, conte, t. XIV, p. 178-180, et l'Épître sur la Gloire et l'Intérêt, t. X, p. 79-90.
41-a Virgile, Bucoliques, églogue III, v. 86.
410-a Ce post-scriptum, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 146.
410-b Virgile, Énéide, liv. II, v. 268-271.
411-a II Rois, chap. II, v. 9-14.
412-a Clément XII était mort le 6 février 1740, et Benoît XIV fut élu le 17 août suivant.
413-a Daniel, chap. II. v. 3 et 5.
414-a Voyez t. XIV, p. 94-101.
415-a Et comment votre être aussi singulier qu'accompli a pu accorder, etc. (Variante des Œuvres posthumes. t. IX, p. 99.)
416-a Ces huit derniers vers, omis dans l'édition de Kehl, se trouvent dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 101.
417-a Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Art poétique
, chant I, v. 63.418-a Le Miracle manqué. Voyez t. XI, p. 116-121.
418-b Un ministre de la religion prétendue réformée. (Variante de la copie fournie par la Bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg.)
419-a Par le conseil de ce crédule ami, les sœurs du mort, etc. (Variante de la copie de Saint-Pétersbourg.)
419-b Toute la fin de cette lettre, depuis le vers :
D'une foule de courtisans,
42-a Voltaire parle de la fameuse chanson adressée par Henri IV à Gabrielle d'Estrées, et commençant par le vers :
Charmante Gabrielle, etc.
421-a Boileau dit dans sa quatrième Satire, A M. l'abbé Le Vayer, v. 64 :
A grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
Dites-moi, pauvre esprit, âme basse et vénale,
Ne vous souvient-il point du tourment de Tantale,
Qui, dans le triste état où le ciel l'a réduit,
Meurt de soif au milieu d'un fleuve qui le suit? etc.
421-b Horace, Satires, liv. I, sat. 1, v. 68 et 69.
421-c Voyez l'Épître sur la Gloire et l'Intérêt, t. X, p. 89.
421-d Voyez ci-dessus, p. 159.
422-a Voyez ci-dessus, p. 216, 242 et 243.
423-a La Thébaïde, poëme héroïque de Stace, livre XII, vers 816 et 817.
423-b Voyez t. X, p. 110, et ci-dessus, p. 184.
424-a Dans sa lettre à madame du Châtelet, du 19 mai 1740, Frédéric fait l'éloge de ces Institutions physiques, qu'il critique sévèrement dans sa lettre à Jordan, du 24 septembre. Voyez t. XVII, p. 42 et 43, et p. 77.
425-a Deux diamants très-connus. (Note de l'édition de Kehl.)
428-a Voyez t. XIV, p. 100.
430-a Zulime, représentée sur le Théâtre français le 8 juin 1740.
433-a Réminiscence du Cinna de Corneille, acte V, scène dernière.
434-a Voyez t. XI, p. 91-97.
434-b L. c., p. 97.
44-a Horace, Odes, livre II, ode 4, v. 22-24.
46-a Tacite, Annales, liv. II, chap. 13.
47-a Psaume XLI, v. 4 et 11, selon la Vulgate. (Psaume XLII, v. 4 et 11, selon la traduction de Luther.)
47-b Saint Luc. chap. II, v. 30. Voyez t. XIX, p. 180.
47-c On voit par la lettre de Frédéric, du 6 mars 1737, que ces vers faisaient partie d'une épigramme, d'ailleurs inconnue, qu'il avait faite sur M. La Croze.
47-d Voyez t. XVIII, p. 62, et t. XIX, p. 72.
48-a Les mots le sujet, qui se trouvent dans l'édition de Kehl, t. LXIV, p. 54, sont omis dans celle de M. Beuchot, t. LII, p. 419.
48-b Voyez t. XVI, p. 278.
49-a Satire VIII, v. 247-250.
5-a Les éditeurs de Kehl avaient omis le nom de Lefranc, que M. Beuchot a rétabli.
50-a La Henriade, chant Ier, v. 367 et 368.
51-a Ce n'est pas dans la Bibliothèque française, mais dans les Mémoires de Trévoux (octobre 1735, p. 1913), que se trouve la Lettre du R. P. de Tournemine sur la nature de l'âme.
53-a Lévitique, chap. XXVI, v. 1.
53-b Défense du Mondain. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 138.
54-a Virgile, Énéide, liv. I, v. 21.
54-b Livre III, v. 113-118.
55-a La bulle Unigenitus, publiée au mois de septembre 1713.
56-a Voyez t. VII, p. 37-42.
59-a Eilhardus Lubinus, professeur à Rostock, mort en 1621, doit être l'auteur de cette anecdote. Voyez, Bekmann, Historische Beschreibung der Chur und Mark Brandenburg. Berlin, 1751, in-fol., t. I, p. 422-432.
60-a M. de Suhm. Voyez ci-dessus, p. 30.
60-b La Henriade, chant II, v. 70.
60-c Tout cet alinéa, que nous tirons de l'édition de Berlin, t. VIII, p. 260, est altéré et tronqué dans celle de Kehl, t. LXIV, p. 80.
61-a L'Ode sur L'Oubli. Voyez ci-dessus, p. 39.
66-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 262-264.
66-b Denys, ayant fait lire un poëme de sa façon, demanda l'avis de Philoxène, qui répondit que l'ouvrage ne valait rien. Le tyran envoya le poëte aux carrières; mais bientôt il l'invita de nouveau. A souper, nouvelle lecture; Philoxène se lève, et, pour toute réponse : « Que l'on me reconduise, dit-il, aux carrières. »
66-c Vers de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. LI, p. 206, et t. LII, p. 223.
68-a Ruppin, 20 mai 1737. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 272.) Quant au nom d'Amalthée, voyez t. XVI, p. 360.
68-b Ces six vers, omis dans l'édition de Kehl, sont tirés des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 265. Quant à celui qui les termine, voyez t. XVI, p. 278, et ci-dessus, p. 48.
7-a Cette lettre, datée de Paris dans toutes les éditions, doit avoir été écrite à Cirey, où Voltaire se trouvait alors. M. Beuchot est de la même opinion. Voyez, son édition des Œuvres de Voltaire, t. LII, p. 262.
70-a Je trouve qu'il est divisible (l'expérience le prouve); mais je ne saurais dire qu'il est divisible à l'infini. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 267.)
71-a Henri IV dit dans la Henriade, chant II, v. 30-32 :
J'ai vu nos citoyens s'égorger avec zèle,
Et, la flamme à la main, courir dans les combats
Pour de vains arguments qu'ils ne comprenaient pas.
73-a Horace. Odes, livre I, ode 3.
76-a Géorgiques, livre II, v. 490-492.
77-a Voyez t. XVI, p. 251 et suivantes.
81-a Voyez t. XVI, p. 364 et 365.
82-a La Fontaine, Fables, liv. III, fable IV.
84-a Chez nous. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII. p. 284.) Voyez t. I, p. XLIII, et t. XI, p. 33.
85-a Voyez t. XIV, p. 82.
85-b Tusculanes, livre I, ch. 8, d'après la traduction de Bouhier et d'Olivet. Paris. 1737, t. I, p. 67.
86-a « Du seul M. Leibniz nous ferons plusieurs savants. »Éloge de Leibniz.
90-a Horace, Odes, liv. IV, ode 12, v. 28. Voyez t. XIX, p. 331.
92-a Nom sous lequel J.-B. Rousseau est désigné dans l'Épître de Voltaire sur la Calomnie.
95-a Voyez la lettre de Frédéric à Suhm, du 27 juillet 1787, t. XVI, p. 364 et 365.
95-b M. Jean-Gotthilf Vockerodt. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVII. p. 346.
96-a Voyez t. XIV, p. III et IV, 7-11, 12-15, et 16-19.
96-b Madame de Wreech. Voyez t. XVI, p. V et VI, et 7-20.
98-a Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.
Satire X
, v. 141 et 142.99-a Le 20 septembre. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 311.)
I-a Voyez t. VII de notre édition, p. 57-77, l'Éloge de Voltaire; t. XV, p. 214-216, le célèbre Portrait; et, t. VIII, p. 51-63, l'Avant-propos sur la Henriade. Les volumes X, XI, XII, XIII et XIV renferment trente-trois poésies adressées par Frédéric à Voltaire. On trouve, t. XVI, p. 54 et 123, les premiers témoignages de la haute estime que le Prince royal avait pour l'illustre poête, et qu'il exprima ailleurs, avant d'entrer en correspondance avec lui.
II-a Voyez les lettres de d'Alembert à Frédéric, du 8 juin 1780, du 11 mai 1781, du 13 décembre 1782, du 16 février et du 28 avril 1783.
II-b En même temps que l'édition in-8, on fit à Kehl, sur le même plan, une édition en quatre-vingt-douze volumes in-12. Nous ne tirons parti que de l'édition in-8.
IV-a Ce sont les numéros 264, 267, 273, 275, 338, 343, 362, 363, 370 et 381, et le numéro 367 de notre édition.
IX-a Les numéros 326, 330, 331, 333 et 342, auxquels nous croyons devoir ajouter le no 262, qu'on peut considérer comme inédit.
IX-b Les numéros 219 et 342. Pour le numéro 219, la copie venue de Saint-Pétersbourg nous a donné les vingt-sept vers inédits qui précèdent la lettre, et les trois premiers alinéa en prose. La fin de la pièce est tirée de l'édition de Kehl.
IX-c Les numéros 326, 330, 331 et 333. Nous donnons deux leçons du numéro 328 (du 16 mars 1753) : une copie de la minute autographe de Frédéric conservée aux archives du Cabinet, parmi les papiers de l'abbé de Prades, qui avait transcrit la lettre; et cette lettre même, telle qu'elle a été envoyée; nous tirons celle-ci des Œuvres de Voltaire, t. LVI, p. 291.
IX-d Les numéros 309 et 305. Ils étaient déjà imprimés dans le Supplément, t. II, p. 385 et 383.
IX-e Le numéro 262.
IX-f Les numéros 327, 332 et 335.
IX-g Le numéro 321.
IX-h Le numéro 334.
IX-i Les numéros 266, 280, 284, 306, 340, 347, 351 et 378.
IX-k Le numéro 324.
IX-l Le numéro 329.
V-a Voyez les deux lettres de Frédéric à Jordan, du mois de juin 1738 et du 3 août 1739, t. XVII, p. 57 et 61. Voltaire écrit à Frédéric, le 27 mars 1759 : « Je reçois la lettre dont Votre Majesté m'honore, écrite le 2 mars de la main de votre secrétaire, mon compatriote suisse (de Catt), signée Federic. »
V-b Frédéric écrit a Voltaire, le 3 janvier 1778 : « Je fais copier mes lettres, parce que ma main commenée à devenir tremblante, et que, écrivant d'un très-petit caractère, cela pourrait fatiguer vos yeux. »
VI-a Ces dix-huit lettres portent dans notre édition les numéros 19 et 34; 146, 153, 481, 483, 519, 532, 535, 537, 560, 563, 569, 407 et 387; enfin 390, 395 et 415.
VI-b Voyez les Œuvres posthumes, t. IX, p. 93 et 120-125; t. X, p. 21, 24, 30, 62, 63 et 75; t. IX, p. 150, 156-158, 161 et 162, 173, 232, 298 et 299, 334, 335, 336 et 338; et t. X, p. 90 et 91.
VII-a Ce sont : 1o p. 377-381, cinq lettres des années 1751 et 1752 (numéros 277, 311, 313, 315 et 314 de notre édition); 2o p. 383-388, cinq lettres des années 1751 et 1762 (numéros 305, 309, 291, 316 et 319 de notre édition).
VII-b Ce sont les deux lettres du 11 janvier et du 20 février r 750, p. 360-366 du Supplément (numéros 252 et 255 de notre édition), tirées des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, Au donjon du château, Avec privilége d'Apollon, MDCCL, t. III, p. 212 et 223; elles sont imprimées t. XI, p. 164 et 172 de notre édition. Huit autres lettres, publiées avec quelques variantes dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, de 1750, et répétées dans notre t. XI, mais omises dans le Supplément, se trouvent aussi, d'après le texte primitif de l'édition de Kehl, dans notre recueil de la correspondance de Frédéric avec Voltaire, sous les numéros 223, 225, 226, 229, 231, 238, 250 et 253.
VIII-a Le numéro 369 de notre édition.
VIII-b Les numéros 372 et 313 de notre édition, qui ne se trouvent ni dans celle de Kehl, ni dans celle de Bâle.
VIII-c Le numéro 328(b) de notre édition.