<179> ma destinée m'ait forcé de vivre loin de votre cour, elle n'a pu assurément rien diminuer des sentiments qui m'attacheront à vous jusqu'au dernier jour de ma vie.
Non seulement je vous envoie, Sire, cette Histoire, mais je ferai tenir aussi à V. M. la tragédie de Sémiramis, que j'avais faite pour la dauphine qui nous a été enlevée. Je n'ai pu vous donner la Pucelle; il faudrait pour cela user de violence, et la violence n'est bonne qu'avec les pandours et les hussards. C'est malgré moi que je ne remets pas entre vos mains tout ce que j'ai pu jamais faire; il est juste que l'homme de la terre le plus capable d'en juger en soit le possesseur. Je ne crois pas que dorénavant ma santé me permette de travailler beaucoup; je suis tombé enfin dans un état auquel je ne crois pas qu'il y ait de ressource. J'attends la mort patiemment; et, si V. M. veut le permettre, j'aurai soin que tous mes manuscrits vous soient fidèlement remis après ma mort, et V. M. en disposera comme elle voudra. C'est déjà pour moi une idée bien consolante de penser que tout ce qui m'a occupé pendant ma vie ne passera que dans les mains du grand Frédéric.
Je sais que V. M. a ordonné au sieur Thieriot de lui envoyer toutes les éditions qu'il aura pu recouvrer; mais elles sont toutes si informes et si fautives, qu'il n'y en a aucune que je puisse adopter. Celle des Ledet est une des plus mauvaises; et surtout leur sixième volume serait punissable, si on savait en Hollande punir la licence des libraires.
V. M. ne sera peut-être pas fâchée d'apprendre que les armes du Roi mon maître, et ses succès en Flandre, ont prévenu de nouvelles prévarications de la part des libraires hollandais. Un secrétaire, que malheureusement madame du Châtelet m'avait donné elle-même, avait pris la peine de transcrire, à Bruxelles, plusieurs de mes lettres et de celles de madame du Châtelet, plusieurs même de V. M., et les avait mises en dépôt chez une marchande de Bruxelles, nommée Desvignes, qui demeure à l'enseigne du Ruban-bleu. Cette femme en avait