<198> revenu de Lunéville à cet ancien Cirey, où vous m'avez donné tant de marques de vos bontés; où nous avons vu votre ambassadeur Keyserlingk, dont nous déplorons la mort, et qui vous aimait si véritablement; où nous avons vos portraits en toile et en or, et où nous parlons tous les jours des espérances que vous donniez en ce temps-là, et que vous avez tant passées depuis. Enfin, Sire, le courrier qui s'était chargé de votre paquet ne l'a rendu ni à Lunéville, ni à Cirey. Je le fais chercher partout, et, en attendant, je vous expose ma douleur. Il n'y a pas d'apparence que le paquet soit perdu. Mais il y a eu tant de contre-temps, que probablement je ne l'aurai de plus de quinze jours. Soit prose, soit vers, je sens bien la perte que j'ai faite.
J'ai appris que V. M. n'abandonnait pas tout à fait la poésie, et que, en se donnant à l'histoire, elle se prêtait encore aux fictions. Vous mettez à vous instruire et à instruire les hommes un temps que d'autres perdent à suivre des chiens qui courent après un renard ou un cerf. Vous avez envoyé à M. de Maupertuis des vers charmants.a Je vous assure qu'il n'y a aucun de nos ministres qui pût répondre en vers à V. M., et que tous les conseils des rois de l'Europe, pétris ensemble, ne pourraient pas seulement vous fournir une ode, à moins que mylord Chesterfield ne fût du conseil d'Angleterre; encore ne vous donnerait-il que des vers anglais, dont V. M. ne se soucie guère. Pour moi, Sire, qui aime passionnément vos vers, et qui n'en fais plus guère, je me borne à la prose, en qualité de chétif historiographe; je compte les pauvres gens qu'on a tués dans la dernière guerre, et je dis toujours vrai, à plusieurs milliers près. Je démolis les villes de la barrière hollandaise; je donne une vingtaine de batailles qui m'ennuient beaucoup; et, quand tout cela sera fait, je n'en ferai rien paraître, car, pour donner une histoire, il faut que les gens qui peuvent vous démentir soient morts. J'ai vu un temps
a Épître à Maupertuis, t. XI, p. 56-63.