128. A VOLTAIRE.
Charlottenbourg, 24 juin 1740.9-a
Mon cher ami, celui qui vous rendra cette lettre de ma part est l'homme de ma dernière Épître.9-b Il vous rendra du vin de Hongrie à la place de vos vers immortels,9-c et ma mauvaise prose au lieu de votre admirable philosophie. Je suis accablé et surchargé d'affaires; mais, dès que j'aurai quelques moments de loisir, vous recevrez de moi les mêmes tributs que par le passé, et aux mêmes conditions. Je suis à la veille d'un enterrement, d'une augmentation, de beaucoup de voyages, et de soins auxquels mon devoir m'engage. Je vous demande excuse si ma lettre, et celle que vous avez reçue il y a trois semaines, se ressentent de quelque pesanteur; ce grand travail finira, et alors mon esprit pourra reprendre son élasticité naturelle.
Vous, le seul dieu qui m'inspirez,
Voltaire, en peu vous me verrez,
Libre de soins, d'inquiétudes,
Chanter vos vers et mes plaisirs;
Mais, pour combler tous mes désirs,
Venez charmer nos solitudes.
C'est en tremblant que ma muse me dicte ce dernier vers; et je sais trop que l'amitié doit céder à l'amour.
Adieu, mon cher Voltaire; aimez-moi toujours un peu. Dès que je pourrai faire des odes et des Épîtres, vous en aurez les gants. Mais il faut avoir beaucoup de patience avec moi, et me donner le temps de me traîner lentement dans la carrière où je viens d'entrer. Ne m'oubliez pas, et soyez sûr que, après le soin de mon pays, je n'ai rien de plus à cœur que de vous convaincre de l'estime avec laquelle je suis votre, etc.
9-a Le 21 juin 1740. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 111.) Cette date-ci est évidemment la vraie, car l'enterrement du roi défunt, dont il est parlé dans la lettre, eut lieu le 22, à Potsdam.
9-b Discours sur la Fausseté, t. XI, p. 91-97; il se termine par ce vers : Allez, voyez Camas, vous direz le contraire.
9-c Épître LX. Au roi de Prusse Frédéric le Grand, en réponse à une lettre dont il honora l'auteur, à son avénement à la couronne. Voyez Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XIII, p. 138-140.