145. DE VOLTAIRE.
(La Haye) 7 octobre 1740.
Sire, j'oubliai de mettre dans mon dernier paquet à Votre Majesté la lettre du sieur Beck, sur laquelle il m'a fallu revenir à la Haye. Je suis bien honteux de tant de discussions dont j'importune V. M. pour une affaire qui devait aller toute seule. J'ai fait connaissance avec un jeune homme fort sage, qui a de l'esprit, des lettres et des mœurs. C'est le fils de l'infortuné M. Luiscius,35-c Son père n'a eu, je crois, d'autre défaut que de ne pas faire assez de cas d'une vie qu'il avait vouée au service de son maître. Le fils me sert dans ma petite négociation avec toute la sagacité et la discrétion imaginables. Je prends la liberté d'assurer à V. M. que si elle veut prendre ce jeune homme à son service pour lui servir de secrétaire, en cas qu'elle en ait be<36>soin, ou si elle daigne l'employer autrement et le former aux affaires, ce sera un sujet dont V. M. sera extrêmement contente. Je vous suis trop attaché, Sire, pour vous parler ainsi de quelqu'un qui ne le mériterait pas; il est déjà instruit des affaires, malgré sa jeunesse; il a beaucoup travaillé sous son père, et plus d'un secret d'État est entre ses mains. Plus je le pratique, plus je le reconnais prudent et discret. V. M. ne se repentira pas d'avoir pris le baron de Schmettau; je crois que, dans un goût différent, elle sera tout aussi contente, pour le moins, du jeune Luiscius. Je suis comme les dévots qui ne cherchent qu'à donner des âmes à Dieu. J'attends que j'aie bien mis toutes les choses en train pour quitter le champ de bataille, et m'en retourner auprès de mon autre monarque, à Bruxelles.
Je suis, en attendant, dans votre palais, où M. de Raesfeld36-a m'a donné un appartement sous le bon plaisir de V. M. Votre palais de la Haye est l'emblème des grandeurs humaines.
Sur des planchers pourris, sous des toits délabrés,
Sont des appartements dignes de notre maître;
Mais malheur aux lambris dorés
Qui n'ont ni porte ni fenêtre!
Je vois dans un grenier les armures antiques,
Les rondaches et les brassards,
Et les charnières des cuissards
Que portaient aux combats vos aïeux héroïques.
Leurs sabres tout rouilles sont rangés dans ces lieux,
Et les bois vermoulus de leurs lances gothiques,
Sur la terre couchés, sont en poudre comme eux.
Il y a aussi des livres que les rats seuls ont lus depuis cinquante ans, et qui sont couverts des plus larges toiles d'araignées de l'Europe, de peur que les profanes n'en approchent.
Si les pénates de ce palais pouvaient parler, ils vous diraient sans doute :
<37>Se peut-il que ce roi, que tout le monde admire,
Nous abandonne pour jamais,
Et qu'il néglige son palais,
Quand il rétablit son empire?
Je suis, etc.
35-c Abraham-George Luiscius, précédemment envoyé prussien à la Haye; Voltaire en parle dans la Vie privée du roi de Prusse. A Amsterdam, 1784, in-12, p. 9. Voyez ses Œuvres. édit. Beuchot, t. XL, p. 44. Voyez aussi t. I, p. 200 de notre édition.
36-a Jean-Pierre de Raesfeld, envoyé de Prusse à la Haye de 1739 à 1741.