216. DU MÊME.
Lille, 16 novembre 1743.
Est-il vrai que dans votre cour
Vous avez placé, cet automne,
Dans les meubles de la couronne.
La peau de ce fameux tambour
Que Zisca fit de sa personne?
La peau d'un grand homme enterré
D'ordinaire est bien peu de chose;
Et, malgré son apothéose,
Par les vers il est dévoré.
Du destin de la tombe noire
Le seul Zisca fut préservé;
Grâce à son tambour conservé,
Sa peau dure autant que sa gloire.
C'est un sort assez singulier.
Ah! chétifs mortels que nous sommes!
Pour sauver la peau des grands hommes,
Il faut la faire corrover.
O mon roi! conservez la vôtre;
Car le bon Dieu, qui vous la fit.
Ne saurait vous en faire une autre
Dans laquelle il mît tant d'esprit.
Il n'est pas infiniment respectueux de pousser un grand roi de questions; mais on en usait ainsi avec Salomon, et il faut bien, Sire, que le Salomon du Nord s'accoutume à éclairer son monde.
S. M. me permettra donc que j'ose lui demander encore ce que c'est qu'un arc trouvé à Glatz.171-a V. M. me dira peut-être qu'il faut m'adresser à Jordan; mais ce Jordan, Sire, est un paresseux, tout aimable qu'il est; et vous avez plus tôt réglé quatre ou cinq provinces, et fait deux cents vers et quatre mille doubles croches, qu'il n'a écrit une lettre.
J'arrive à Lille, qui est une ville dans le goût de Berlin, mais où je ne reverrai ni l'opéra ni la copie de Titus. V. M., et la Reine-mère, et madame la princesse Ulrique, ne se remplacent point. Je n'ai pas encore l'armée de trois cent mille hommes avec laquelle je devais enlever la princesse, mais, en récompense, le roi de France en a davantage. On compte actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides; ce sont trois cent mille chiens de chasse qu'on a peine à retenir; ils jappent, ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux Anglais et à leurs pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en vérité, montre une ardeur incroyable. Heureusement encore votre ami de Strasbourg171-b ne fera plus semblant de commander les armées, et l'Empereur, appuyé de V. M. et de la France, pourra bientôt donner des opéras à Munich.
Comme j'ai osé faire force questions à V. M., je lui ferai un petit conte, mais c'est en cas qu'elle ne le sache pas déjà.
<172>Il y a quelques mois que madame Adélaïde, troisième fille du Roi mon maître, ayant treize louis d'or dans sa poche, se releva pendant la nuit, s'habilla toute seule, et sortit de sa chambre. Sa gouvernante s'éveilla, lui demanda où elle allait. Elle lui avoua ingénument qu'elle avait ordonné à un palefrenier de lui tenir deux chevaux prêts pour aller commander l'armée et secourir l'Empereur; mais, si elle apprend que V. M. s'en mêle, elle dormira tranquillement désormais.
Au moment où j'ai l'honneur d'écrire à V. M., nos troupes sont en marche pour aller prendre le Vieux-Brisach. A l'égard des troupes de comédiens, j'apprends une singulière anecdote dans cette ville de Lille; c'est que, tandis qu'elle fut assiégée par le duc de Marlborough, on y joua la comédie tous les jours, et que les comédiens y gagnèrent cent mille francs. Avouez, Sire, que voilà une nation née pour le plaisir et pour la guerre.
Titus prie toujours V. M. pour ce pauvre Courtils qui est à Spandow, sans nez.172-a
Je suis pour jamais aux pieds de Votre Humanité, etc.
171-a C'était, selon les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1743, no 128, 24 octobre, l'arc de Valaska, ancienne princesse païenne du comté de Glatz.
171-b Voyez t. XIV, p. 185, et ci-dessus, p. 153.
172-a Ce malheureux, enfermé à Spandow en 1730 pour avoir pris part à un complot de désertion, ne fut relâché que le 7 juillet 1749. Les dominicains de Halberstadt le recueillirent. Voyez Fassmann, Leben Friedrich Wilhelms I, t. I, p. 1010 et 1011, et Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, par J.-D.-E. Preuss, t. I, p. 151, no 386.