255. A VOLTAIRE.268-a
Potsdam, 20 février 1750.
La nuit compagne du repos,
De son crêp couvrant la lumière,
Avait jeté sur ma paupière
Ses plus léthargiques pavots;
Mon âme était appesantie,
Et ma pensée anéantie,
Lorsqu'un songe, d'un vol léger,
Me fit passer comme un éclair
Aux bords fleuris de l'Élysée.
Là, sous un berceau toujours vert,
Je vis l'ombre immortalisée
De l'aimable Césarion.
Dans la plus vive émotion,
Je m'élançai soudain vers elle :
« O ciel! est-ce toi que je vois,
Disais-je, ami tendre et fidèle,
Toi, que j'ai pleuré tant de fois,
Toi, de qui la perte cruelle
M'est encor récente et nouvelle? »
Là, dans ces transports véhéments,
Je vole à ses embrassements;
Mais trois fois cette ombre si chère,
Telle qu'une vapeur légère,
Semble s'échapper à mes sens.
« Le destin, qui de nous décide,
Défend à tous ses habitants,
Dit-il, d'approcher des vivants;
Mais j'ose te servir de guide,
C'est tout ce que je peux pour toi.
Vers ces demeures fortunées
Où les vertus sont couronnées
Je vais te mener; viens, suis-moi. »
Là, sous d'ombrages admirables
De myrtes mêlés de lauriers,
Je vis des plus fameux guerriers
Les fantômes incomparables :
« De ces illustres meurtriers
Fuyons, me dit-il, au plus vite;
Des beaux esprits cherchons l'élite. »
Plus loin, sous un bois d'oliviers
Entremêlés de peupliers,
Je vis Virgile avec Homère;
Tous deux paraissaient en colère.
Je vis Horace qui grondait,
Et Sophocle qui murmurait.
Une ombre qui de notre sphère
Dans ces lieux descendit naguère
Tous quatre les entretenait;
Et j'entendis qu'elle contait
Qu'en ce monde certain Voltaire
De cent piques les surpassait.
C'était la divine Émilie,
Qui jusque dans ces lieux portait
L'image de ce qu'en sa vie
Le plus tendrement elle aimait.
Mais ces morts, entrant en furie,
Sentaient encor la jalousie,
Qui lutine les beaux esprits.
Ils avisèrent par folie
De venger leur gloire avilie;
Ils appelèrent à grands cris
Un monstre qu'on nomme l'Envie,
Sèche et décrépite harpie,
Qui hait la gloire et les écrits
De tous les nourrissons chéris
De Mars, d'Apollon, de Minerve.
« Allez, dirent-ils, à Paris,
Sur ce Voltaire et sur sa verve
Exercez toutes vos noirceurs;
Complotez, tramez des horreurs,
Allez soulever le Parnasse,
Que le moindre scribe croasse,
Envenimez les rimailleurs.
Il est coupable, il nous surpasse,
Punissez-le de son audace;
Que sans cesse en butte à vos traits,
Il déteste tous ses succès;
Embouchez le sifflet funeste,
Et, soutenant nos intérêts,
Faites surtout tomber Oreste. »
Le monstre partit à l'instant;
Et moi, soudain tressaillissant,
D'abord je m'éveille, et mon songe
Dans l'obscurité se replonge.
Voilà ce que je songeais dernièrement, et je pensais me ranger du parti de ces bons poëtes trépassés. Ils n'ont pas tort d'être de maumaise humeur : vous abusez trop étrangement du privilége de grand génie. Vous allez à la gloire par autant de chemins qui y mènent; vous me revenez comme ce conquérant qui croyait n'avoir rien fait tant qu'il restait encore une partie du monde à conquérir. Vous venez d'entamer les États de Molière; si vous le voulez fort, sa petite province sera dans peu conquise. Je vous remercie de ce nouvel Harpagon,270-a qui est selon moi une comédie de mœurs; si vous l'aviez faite plus longue, il y aurait eu apparemment plus d'intérêt.
Voyez combien je vous ménage : je ne vous importune point pour vous voir à présent; j'attends que Flore ait embelli ces climats, et que Pomone nous annonce d'abondantes moissons, pour vous prier d'entreprendre ce voyage : j'attends que mes lauriers aient poussé de nouvelles branches pour vous en couronner. Au moins souvenez-<271>vous qu'après le duc de Richelieu, personne n'a des droits plus incontestables sur vous que votre tudesque confrère en Apollon. Vale.
268-a Le texte de cette lettre, qui se trouve déjà dans notre t. XI, p. 172-175, est tiré des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1750, t. III, p. 223-228.
270-a Voyez t. XI, p. 175.