265. DE VOLTAIRE.
Compiègne, 26 juin 1750.
Ainsi dans vos galants écrits,
Qui vont courant toute la France,
Vous flattez donc l'adolescence
De ce d'Arnaud que je chéris,
Et lui montrez ma décadence.286-b
Je touche à mes soixante hivers;
Mais si tant de lauriers divers
Ombragent votre jeune tête,
Grand homme, est-il donc bien honnête
De dépouiller mes cheveux blancs
De quelques feuilles négligées,
Que déjà l'Envie et le Temps
Ont, de leurs détestables dents,
Sur ma tête à demi rongées?
Quel diable de Marc-Antonin!
Et quelle malice est la vôtre!
Egratignez-vous d'une main,
Lorsque vous protégez de l'autre?
Croyez, s'il vous plaît, que mon cœur,
En dépit de mes onze lustres,
Sent encor la plus noble ardeur
Pour le premier des rois illustres.
Bientôt nos beaux jours sont passés;
L'esprit s'éteint, le temps l'accable;
Les sens languissent émoussés,
Comme des convives lassés
Qui sortent tristement de table.
Mais le cœur est inépuisable,
Et c'est vous qui le remplissez.
Je ne suis à Compiègne, Sire, que pour demander au plus grand roi du Midi la permission d'aller me mettre aux pieds du plus grand roi du Nord; et les jours que je pourrai passer auprès de Frédéric le Grand seront les plus beaux de ma vie. Je pars de Compiègne après-demain. Je suis exact; je compte les heures, elles seront longues de Compiègne à Sans-Souci. Il y a cent mille sots qui ont été à Rome cette année; s'ils avaient été des hommes, ils seraient venus voir vos miracles.
Clèves, 2 juillet.
Sire, j'avais envoyé ma lettre à votre chancelier de Clèves, et j'arrive aussitôt qu'elle; je la rouvre pour remercier encore V. M. Je <288>suis arrivé me portant très-mal. En vérité, je vais à votre cour comme les malades de l'antiquité allaient au temple d'Esculape.
Ici j'acquiers un double grade;
Je suis de Votre Majesté
Et le sujet, et le malade.
Je fais ma cour à la naïade
De ce beau lieu peu fréquenté;
De son onde je bois rasade.
La nymphe, pleine de bonté,
A mes yeux a daigné paraître;
Elle m'a dit : « Ce lieu champêtre
Pourrait te donner la santé;
Mais vole auprès du Roi mon maître;
Il donne l'immortalité. »
J'y vole, Sire; j'arriverai mort ou vif. Je pars d'ici le 5; mon misérable état, et plus encore mon carrosse cassé, me retiennent trois jours.
Je supplie V. M. d'avoir la bonté d'envoyer l'ordre pour le Vorspann au commandant de Lippstadt, et de daigner me recommander à lui. C'est une chose affreuse pour un malade français, qui n'a que des domestiques français, de courir la poste en Allemagne. Érasme s'en plaignait il y a deux cents ans. Ayez pitié de votre malade errant.
Je recachette ma lettre, et je renouvelle à V. M. mon profond respect, et ma passion de voir encore ce grand homme.
286-b Voyez, t. XIV, p. 110 et 111, les Vers (de Frédéric) à d'Arnaud, dont il est question dans cette lettre. Marmontel raconte, dans les Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (vers la fin du quatrième livre), qu'il était chez Voltaire lorsque Thieriot apporta à celui-ci l'Épître de Frédéric à d'Arnaud-Baculard. Voltaire lut un moment en silence et d'un air de pitié : mais quand il en fut aux vers où Frédéric donne à entendre que Voltaire est à son couchant et d'Arnaud à son aurore, il se mit en fureur, et s'écria : « J'irai, oui, j'irai lui apprendre à se connaître en hommes! » Dès ce moment, son voyage à Berlin fut décidé.