282. DU MÊME.
A ce qu'on appelle le Marquisat, 5 juin 1751.
Du fond du désert que j'habite,
J'écris à mon héros errant,308-a
Vous courez, Sire, et je médite;
Mais vous pensez plus en courant
Que moi dans mon logis d'ermite.
D'un œil surpris, d'un œil jaloux,
L'Europe entière vous observe.
Vous courez; mais Mars et Minerve
Voyagent en poste avec vous.
Je songe, dans mon ermitage,
A faire encore un peu d'usage
De mon esprit trop épuisé;
A goûter, sans être blasé,
Ce qui reste de ce breuvage;
A m'armer pour le long voyage
Dont m'avertit mon corps usé;
A voir d'un œil apprivoisé
La fin de mon pèlerinage.
Mais, hélas! il est plus aisé
D'être ermite que d'être sage.
La plupart des gens ne sont ni l'un ni l'autre. On court, on aime les grandes villes, comme si le bonheur était là. Sire, croyez-moi, j'étais fait pour vous; et, puisque je vis seul quand vous n'êtes plus à Potsdam, apparemment que je n'y étais venu que pour vous; ceci soit dit en passant.
J'envoie à V. M. ce Dialogue de Marc-Aurèle.308-b J'ai tâché de l'écrire <309>à la manière de Lucien. Ce Lucien est naïf, il fait penser ses lecteurs, et on est toujours tenté d'ajouter à ses Dialogues. Il ne veut point avoir d'esprit. Le défaut de Fontenelle est qu'il en veut toujours avoir; c'est toujours lui qu'on voit, et jamais ses héros; il leur fait dire le contraire de ce qu'ils devraient dire; il soutient le pour et le contre; il ne veut que briller. Il est vrai qu'il en vient à bout; mais il me semble qu'il fatigue à la longue, parce qu'on sent qu'il n'y a presque rien de vrai dans tout ce qu'il vous présente. On s'aperçoit du charlatanisme, et il rebute. Fontenelle me paraît dans cet ouvrage le plus agréable joueur de passe-passe que j'aie jamais vu. C'est toujours quelque chose, et cela amuse.
Je joins à Marc-Aurèle deux rogatons que V. M. n'a peut-être pas vus, parce qu'ils sont imprimés à la suite d'un grimoire sur le carré des distances, lequel n'est point du tout amusant.
Mais, en récompense des chiffons que j'envoie, j'attends le sixième chant de votre Art;309-a j'attends le toit du temple de Mars. C'est à vous seul à bâtir ce temple, comme c'était à Ovide de chanter l'amour, et à Horace de donner la Poétique. Sire, faites des revues, des ports, des heureux :
Sous vos aimables lois je me flatte de l'être.
Aux yeux de l'avenir vous serez un grand roi,
Et, grâce à votre gloire, on voudra me connaître.
On dira quelque jour, si l'on parle de moi :
Voltaire avait raison de choisir un tel maître.
308-a Frédéric partit, le 31 mai, de Potsdam pour Magdebourg, Minden, Bielefeld. Emden et Wésel, et, cette tournée militaire et administrative achevée, il revint à Potsdam, Je 23 juin.
308-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 359. C'est le même Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet qu'on a placé, par méprise, parmi les Œuvres posthumes de Frédéric II. A Berlin, 1788, t. VI, p. 139-138. Voyez notre t. XIV, p. II et III.
309-a Le poëme de l'Art de la guerre.