<109>Pour vos Genevois, depuis que vous y êtes, ils sont non seulement mécroyants, ils sont encore devenus tous de beaux esprits. Ils font des conversations entières en antithèses et en épigrammes. C'est un miracle par vous opéré. Qu'est-ce que ressusciter un mort, en comparaison de donner de l'imagination à qui la nature en a refusé? En France, aucun conte de balourdise qui ne roule sur un Suisse; en Allemagne, quoique nous ne passions pas pour les plus découplés, nous plaisantons cependant la nation helvétique. Vous avez tout changé. Vous créez des êtres où vous résidez; vous êtes le Prométhée de Genève. Si vous étiez demeuré ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité qui préside aux choses de la vie n'a pas voulu que nous jouissions de tant d'avantages.
A peine aviez-vous quitté votre patrie, que la belle littérature y tomba en langueur; et je crains que la géométrie n'étouffe en ce pays le peu de germe qui pouvait reproduire les beaux-arts. Le bon goût fut enterré à Rome dans le tombeau de Virgile, d'Ovide et d'Horace; je crains que la France, en vous perdant, n'éprouve le sort des Romains.
Quoi qu'il arrive, j'ai été votre contemporain. Vous durerez autant que j'ai à vivre, et je m'embarrasse peu du goût, de la stérilité ou de l'abondance de la postérité.
Adieu; cultivez votre jardin,a car voilà ce qu'il y a de plus sage.
a « Mais il faut cultiver notre jardin. »Candide, Œuvres de Voltaire, édition Beuchot. t. XXXIII, p. 344.