Un laurier manque encor sur le front de Voltaire.
Après tant d'ouvrages parfaits,
Avec l'Europe je croirais,
Si par une habile manœuvre,
Ses soins nous ramènent la paix,
Que ce sera son vrai chef-d'œuvre.a
Voilà ce que je pense avec toute l'Europe. Virgile a fait d'aussi beaux vers que vous, mais il n'a jamais fait de paix. Ce sera un avantage que vous gagnerez sur tous vos confrères du Parnasse, si vous réussissez.
Je ne sais qui m'a trahi,b et qui s'est avisé de donner au public des rapsodies qui étaient bonnes pour m'amuser, et qui n'ont jamais été faites à intention d'être publiées. Après tout, je suis si accoutumé à des trahisons, à de mauvaises manœuvres, à des perfidies, que je serais bien heureux que tout le mal qu'on m'a fait, et que d'autres projettent encore de me faire, se bornât à l'édition furtive de ces vers. Vous savez mieux que je ne le puis dire que ceux qui écrivent pour le public doivent respecter ses goûts et même ses préjugés. Voilà ce qui a donné des nuances différentes aux auteurs, selon les siècles dans lesquels ils ont écrit, et pourquoi les hommes même les plus supérieurs à leur temps n'ont pas laissé de s'imposer le joug de la mode. Pour moi, qui ai voulu être poëte incognito, on me traduit malgré moi devant le public, et je jouerai un sot rôle. Qu'importe? je le leur rendrai bien.
Vous me parlez des détails d'une affaire qui ne sont jamais venus
a Nous avons imprimé une autre leçon de ces vers t. XII, p. 146.
b D'après la lettre du marquis d'Argens à Frédéric, du 18 mai 1760, et le travail de M. Sainte-Beuve que nous avons cité t. XIX, p. 189, on ne peut presque pas douter que Voltaire lui-même ne fût l'auteur de cette trahison. Ce qui témoigne encore contre lui, c'est le ton frivole de toutes celles de ses lettres où il parle de cette odieuse affaire, p. e. à Darget, du 7 janvier, à Thieriot, du 18 février, et à d'Alembert, du 20 avril 1760. Voyez enfin ci-dessus, p. 41 et 42, le post-scriptum de la lettre de Frédéric à Voltaire, du 18 avril 1759.