349. AU MÊME.
Breslau, 12 mars 1759.
Il faut avouer que vos mois ne ressemblent pas aux semaines du prophète Daniel;30-a ses semaines sont des siècles, et vos mois des jours.
J'ai reçu cette ode30-b qui vous a si peu coûté, qui est très-belle, et qui certainement ne vous fera pas déshonneur. C'est le premier moment de consolation que j'ai eu depuis cinq mois. Je vous prie de la faire imprimer, et de la répandre dans les quatre parties du monde. Je ne tarderai pas longtemps à vous en témoigner ma reconnaissance.
Je vous envoie une vieille Épître30-c que j'ai faite il y a un an; et comme il y est parlé de vous, c'est à vous à vous défendre, si vous croyez qu'on le puisse. Ce sont de mauvais vers, mais je suis persuadé que ce sont des vérités qu'ils disent. Je pense au moins ainsi.<31> Plus on vieillit, et plus on se persuade que Sa sacrée Majesté le Hasard fait les trois quarts de la besogne de ce misérable univers, et que ceux qui pensent être les plus sages sont les plus fous de l'espèce à deux jambes et sans plumes dont nous avons l'honneur d'être.31-a
On peut en conscience me pardonner et des solécismes, et de mauvais vers, dans le tumulte et parmi les soins et les embarras dont je suis sans cesse environné.
Vous voulez savoir ce que Néaulme imprime; vous me le demandez, à moi, qui ne sais pas si Néaulme est encore au monde, qui n'ai pas mis depuis près de trois ans le pied à Berlin, qui ne sais que des nouvelles de Fermor, de Daun, de Soubise, de Lantingshausen, et d'une espèce d'hommes dont vous vous souciez très-peu, et dont je serais bien aise de ne pas être obligé de m'informer.
Adieu; vivez heureux, et maintenez la paix dans votre seigneurie suisse, car la guerre de la plume et de l'épée n'ont que rarement d'heureux succès. Je ne sais quel sera mon sort cette année; en cas de malheur, je me recommande à vos prières, et je vous demande une messe pour tirer mon âme du purgatoire, s'il y en a un dans l'autre monde qui soit pire que la vie que je mène en celui-ci.
30-a Daniel, chap. IX, v. 24-27. Voyez t. XVIII, p. 33 et 110.
30-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 460-466.
30-c Voyez notre t. XII, p. 64-79.
31-a Voyez t. XIX, p. 64 et 176. Frédéric écrivait à Voltaire, le 26 décembre 1737 (t. XXI, p. 145) : « Le hasard est un mot vide de sens. »