375. DU MÊME.
Château de Tournay, par Genève, 21 avril 1760.
Sire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint : « Sacrée Majesté, n'êtes-vous pas lasse d'avoir troublé le monde? faut-il encore désoler un pauvre moine dans sa cellule? » Je suis le moine, mais vous n'avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu'après sa mort on avait trouvé les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci dans sa cassette? Si en effet on les y avait trouvées, cela<86> ne prouverait-il pas au contraire qu'il les avait gardées fidèlement, qu'il ne les avait communiquées à personne, et qu'un libraire en aurait abusé, ce qui aurait disculpé des personnes qu'on a peut-être injustement accusées? Suis-je d'ailleurs obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées? Quel intérêt ai-je à parler mal de lui? que m'importent sa personne et sa mémoire? en quoi ai-je pu lui faire tort en disant à V. M. qu'il avait gardé fidèlement votre dépôt jusqu'à sa mort? Je ne songe moi-même qu'à mourir, et mon heure approche; mais ne la troublez pas par des reproches injustes, et par des duretés qui sont d'autant plus sensibles, que c'est de vous qu'elles viennent.
Vous m'avez fait assez de mal; vous m'avez brouillé pour jamais avec le roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions; vous m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison; et ensuite, en m'honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans qu'à tâcher, quoique inutilement, de vous servir, sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser?
Le plus grand mal qu'aient fait vos œuvres, c'est qu'elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie, répandus dans toute l'Europe : « Les philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble. Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ; il appelle à sa cour un homme qui n'y croit point, et il le maltraite. Il n'y a nulle humanité dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les autres. »
Voilà ce que l'on dit, voilà ce qu'on imprime de tous côtés; et, pendant que les fanatiques sont unis, les philosophes sont dispersés et malheureux; et, tandis qu'à la cour de Versailles et ailleurs on m'accuse de vous avoir encouragé à écrire contre la religion chré<87>tienne, c'est vous qui me faites des reproches, et qui ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques! Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice; j'en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d'avoir à souffrir, et surtout de souffrir par vous; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur dont votre position n'est peut-être pas susceptible, et que la philosophie seule pourrait vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de sagesse que vous avez en vous; fonds admirable, mais altéré par les passions inséparables d'une grande imagination, un peu par l'humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme, enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses piquantes; plaisir indigne de vous, d'autant plus que vous êtes plus élevé au-dessus d'eux par votre rang et par vos talents uniques. Vous sentez sans doute ces vérités.
Pardonnez à ces vérités que vous dit un vieillard qui a peu de temps à vivre. Et il vous les dit avec d'autant plus de confiance, que, convaincu lui-même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être soupçonné par vous de se croire exempt de torts, pour se mettre en droit de se plaindre de quelques-uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous pouvez avoir faites autant que des siennes, et il ne veut plus songer qu'à réparer, avant sa mort, les écarts funestes d'une imagination trompeuse, en faisant des vœux sincères pour qu'un aussi grand homme que vous soit aussi heureux et aussi grand en tout qu'il doit l'être.