388. AU MÊME.

Potsdam, 7 août 1766.

Mon neveu114-a m'a écrit qu'il se proposait de visiter, en passant, le philosophe de Ferney. Je lui envie le plaisir qu'il a eu de vous entendre. Mon nom était de trop dans vos conversations; et vous aviez tant de matières à traiter, que leur abondance ne vous imposait pas la nécessité d'avoir recours au Philosophe de Sans-Souci pour fournir à vos entretiens.

Vous me parlez d'une colonie de philosophes qui se proposent de s'établir à Clèves. Je ne m'y oppose point; je puis leur accorder tout ce qu'ils demandent, au bois près, que le séjour de leurs compatriotes a presque entièrement détruit dans ces forêts, toutefois à condition qu'ils ménagent ceux qui doivent être ménagés, et que, en imprimant, ils observent de la décence dans leurs écrits.

<115>La scène qui s'est passée à Abbeville est tragique; mais n'y a-t-il pas de la faute de ceux qui ont été punis? Faut-il heurter de front des préjugés que le temps a consacrés dans l'esprit des peuples? et, si l'on veut jouir de la liberté de penser, faut-il insulter à la croyance établie? Quiconque ne veut point remuer est rarement persécuté. Souvenez-vous de ce mot de Fontenelle : « Si j'avais la main pleine de vérités, je penserais plus d'une fois avant de l'ouvrir. »

Le vulgaire ne mérite pas d'être éclairé; et, si votre parlement a sévi contre ce malheureux jeune homme115-a qui a frappé le signe que les chrétiens révèrent comme le symbole de leur salut, accusez-en les lois du royaume. C'est selon ces lois que tout magistrat fait serment de juger; il ne peut prononcer la sentence que selon ce qu'elles contiennent; et il n'y a de ressource pour l'accusé qu'en prouvant qu'il n'est pas dans le cas de la loi.

Si vous me demandiez si j'aurais prononcé un arrêt aussi dur, je vous dirais que non, et que, selon mes lumières naturelles, j'aurais proportionné la punition au délit. Vous avez brisé une statue, je vous condamne à la rétablir; vous n'avez pas ôté le chapeau devant le curé de la paroisse qui portait ce que vous savez, eh bien, je vous condamne à vous présenter quinze jours consécutifs sans chapeau à l'église; vous avez lu les ouvrages de Voltaire; oh çà, monsieur le jeune homme, il est bon de vous former le jugement; pour cet effet, on vous enjoint d'étudier la Somme de saint Thomas et le guide-âne de monsieur le curé. L'étourdi aurait peut-être été puni plus sévèrement de cette manière qu'il ne l'a été par les juges; car l'ennui est un siècle, et la mort un moment.115-b

Que le ciel ou la destinée écarte cette mort de votre tête, et que vous éclairiez doucement et paisiblement ce siècle que vous illustrez!<116> Si vous venez à Clèves, j'aurai encore le plaisir de vous revoir, et de vous assurer de l'admiration que votre génie m'a toujours inspirée. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.


114-a Le prince héréditaire de Brunswic. Voyez t. XII, p. 25.

115-a Le chevalier de La Barre.

115-b Gresset dit, dans son Épître VI, A ma sœur, sur ma convalescence, v. 92 :
     

La douleur est un siècle, et la mort un moment.