405. A VOLTAIRE.
Potsdam, 5 mai 1767.
J'aurais cru, pendant les troubles qui désolaient l'Europe, que la terre de Ferney et la ville de Genève étaient l'arche où quelques justes furent préservés des calamités publiques. Mais, il faut l'avouer, il n'est aucun lieu où l'inquiétude des hommes et l'enchaînement fatal des causes ne puissent amener ce fléau.152-a Je plains les citoyens de la Rome calviniste de se trouver réduits à la dure nécessité d'abandonner leur patrie, ou de renoncer aux priviléges de leur liberté. Ils ont affaire à trop forte partie, et les Français les traitent à la rigueur. Lentulus,152-b qui a fait un tour en sa patrie, s'était proposé de passer chez vous, si ce cordon impénétrable ne l'en eût empêché. Voilà comme tout se dénature par les lois de la vicissitude.
La ville de Jérusalem, bâtie par le peuple de Dieu, est possédée par les Turcs; le Capitole, cet asile des nations, ce lieu auguste où s'assemblait un sénat maître de l'univers, est maintenant habité par des récollets; et Ferney, douce et agréable retraite philosophique, sert de quartier général aux troupes françaises. Mais vous adoucirez ces guerriers farouches, comme Orphée, votre devancier, apprivoisa les tigres et les lions.
Il est fâcheux que vous soyez assujetti, comme le reste des êtres, aux infirmités de l'âge; il faudrait que les corps joints à des âmes privilégiées comme la vôtre en fussent exempts. Les arts et la société de notre petite contrée regretteront à jamais votre perte. Ce ne sont pas de celles qu'on répare facilement; aussi votre mémoire ne périra-t-elle pas parmi nous.
Vous pouvez vous servir de nos imprimeurs selon vos désirs. Ils<153> jouissent d'une liberté entière; et comme ils sont liés avec ceux de Hollande, de France et d'Allemagne, je ne doute pas qu'ils n'aient des voies pour faire passer les livres où ils le jugent à propos.
Voilà pourtant un nouvel avantage que nous venons d'emporter en Espagne : les jésuites sont chassés de ce royaume. De plus, les cours de Versailles, de Vienne et de Madrid ont demandé au pape la suppression d'un nombre considérable de couvents. On dit que le saint-père sera obligé d'y consentir, quoique en enrageant. Cruelle révolution! A quoi ne doit pas s'attendre le siècle qui suivra le nôtre! La cognée est mise à la racine de l'arbre : d'une part, les philosophes s'élèvent contre les absurdités d'une superstition révérée; d'une autre, les abus de la dissipation forcent les princes à s'emparer des biens de ces reclus, les suppôts et les trompettes du fanatisme. Cet édifice, sapé par ses fondements, va s'écrouler; et les nations transcriront dans leurs annales que Voltaire fut le promoteur de cette révolution qui se fit au dix-neuvième153-a siècle dans l'esprit humain.
Qui aurait dit, au douzième siècle, que la lumière qui éclairerait le monde viendrait d'un petit bourg suisse, nommé Ferney? Tous les grands hommes communiquent leur célébrité aux lieux qu'ils habitent et au temps où ils fleurissent.
On m'écrit de Paris qu'on m'enverra les Scythes. Je suis bien sûr que cette pièce sera intéressante et pathétique : heureux talents, qui font le charme de toutes vos tragédies! J'ai vu des tragédies et des panégyriques du jeune poëte dont vous me parlez; il a du feu, et versifie bien. Je vous suis obligé de son Épître, que vous voulez me communiquer. On m'a envoyé le Bélisaire de Marmontel.153-b Il faut que<154> la Sorbonne ait été de bien mauvaise humeur pour condamner l'envie que l'auteur a de sauver Cicéron et Marc-Aurèle. Je soupçonnerais plutôt que le gouvernement a cru apercevoir quelques allusions du règne de Justinien à celui de Louis XV, et que, pour chagriner l'auteur, il a lâché contre lui la Sorbonne, comme un mâtin accoutumé d'aboyer contre qui on l'excite.
Conservez-vous toutefois, et ménagez votre vieillesse dans votre quartier général de Ferney. Souvenez-vous qu'Archimède, pendant qu'on donnait l'assaut à la ville qu'il défendait, résolvait tranquillement un problème; et soyez persuadé que le roi Hiéron s'intéressait moins à la conservation de son géomètre que moi à celle du grand homme que le cordon des troupes françaises entoure.
152-a Amener le fléau de la guerre. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 35.)
152-b Robert-Scipion baron de Lentulus, général prussien. Voyez t. IV, p. 176, et t. XI, p. 110.
153-a Au dix-huitième. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 38.)
153-b Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, Paris, 10 février 1767. Celle que Marmontel écrivit au Roi, Paris, janvier 1767, en lui envoyant son Bélisaire, se trouve dans les Œuvres complètes de cet auteur, Paris, 1819, t. III, 1re partie, p. 301. Quant à la réponse de Frédéric à cette lettre, voici ce que Marmontel dit, dans le huitième livre de ses Mémoires : « Je redoutais les allusions, les applications malignes, et l'accusation d'avoir pensé à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi faible et trompé. Il n'y avait, malheureusement, que trop d'analogie d'un règne à l'autre; le roi de Prusse le sentit si bien, que, lorsqu'il eut reçu mon livre, il m'écrivit, de sa main, au bas d'une lettre de son secrétaire de Catt : Je viens de lire le début de votre Bélisaire; vous êtes bien hardi! »