434. DU MÊME.
Ferney, 1er mars 1771.
Sire, il n'est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs sans vous soumettre l'ouvrage dans lequel je prends cette liberté; j'envoie donc à V. M. l'Épître contre Mustapha. Je suis toujours acharné contre Mustapha et Fréron. L'un étant un infidèle, je suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures; et l'autre étant un sot et très-mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes justiciables.
Il n'y a rien, à mon gré, de si étonnant, depuis les aventures de Rossbach et de Lissa, que de voir mon impératrice envoyer du fond du Nord quatre flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d'une pareille entreprise, il aurait compté son voyage des Alpes pour bien peu de chose.
Je haïrai toujours les Turcs oppresseurs de la Grèce, quoiqu'ils<211> m'aient demandé depuis peu des montres de ma colonie. Quels plats barbares! Il y a soixante ans qu'on leur envoie des montres de Genève, et ils n'ont pas su encore en faire; ils ne savent pas même les régler.
Je suis toujours très-fâché que V. M., et l'Empereur, et les Vénitiens, ne se soient pas entendus avec mon impératrice pour chasser ces vilains Turcs de l'Europe; c'eût été la besogne d'une seule campagne; vous auriez partagé chacun également. C'est un axiome de géométrie que, ajoutant choses égales à choses égales, les touts sont égaux; ainsi vous seriez demeurés précisément dans la situation où vous êtes.
Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus raisonnable que celle de 1756, qui n'avait pas le sens commun; mais je laisse là ma politique, qui n'en a pas davantage, pour dire à V. M. que j'espère faire ma cour après Pâques, dans mon ermitage, aux princes de Suède vos neveux, dont tout Paris est enchanté. On parle beaucoup plus d'eux que du parlement. Deux princes aimables font toujours plus d'effet que cent quatre-vingts pédants en robe.
On m'a dit que d'Argens est mort;211-a j'en suis très-fâché; c'était un impie très-utile à la bonne cause, malgré tout son bavardage.
A propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous votre protection. On me reprochera peut-être de n'être pas plus attaché à Ganganelli qu'à Mustapha; je répondrai que je le suis à Frédéric le Grand et à Catherine la Surprenante.
Daignez, Sire, me conserver vos bontés pour le temps qui me reste encore à faire de mauvais vers en ce monde.
Le vieux ermite des Alpes.
211-a Le marquis d'Argens était mort le 12 janvier.