440. AU MÊME.

Potsdam, 29 juin 1771.

Ce poëte empereur si puissant, qui domine
Sur les Mandchoux et sur la Chine,
Est bien plus avisé que moi.
Si le démon des vers le presse et le lutine,
Des chants que son conseil juge dignes d'un roi
Il restreint sagement la course clandestine
Aux bornes des Etats qui vivent sous sa loi.
Moi, sans écouter la prudence,
Les esquisses légers de mes faibles crayons,
Je les dépêche tous pour ces heureux cantons
Où le plus bel esprit de France,
Le dieu du goût, le dieu des vers,
Naguère a pris sa résidence.
C'est jeter par extravagance
Une goutte d'eau dans les mers.

Mais cette goutte d'eau rapporte des intérêts usuraires : une lettre de votre part, et un volume de Questions encyclopédiques. Si le peuple était instruit de ces échanges littéraires, il dirait que je jette un morceau de lard après un jambon; et, quoique l'expression soit triviale, il aurait raison.

On n'entend guère parler ici du pape; je le crois perpétuellement en conférence avec le cardinal de Bernis, pour convenir du sort de ces bons pères jésuites. En qualité d'associé de l'ordre, j'essuierais une <224>banqueroute de prières, si Rome avait la cruauté de les supprimer. On n'entend pas non plus des nouvelles du Turc; on ne sait à quoi Sa Hautesse s'occupe; mais je parierais bien que ce n'est pas à grand' chose. La Porte vient pourtant, après bien des remontrances, de relâcher M. Obreskoff,224-a ministre de la Russie, détenu contre le droit des gens, dont cette puissance barbare n'a aucune connaissance. C'est un acheminement à la paix qui va se conclure pour le plus grand avantage et la plus grande gloire de votre impératrice.

Je vous félicite du nouveau ministre224-b dont le Très-Chrétien a fait choix. On le dit homme d'esprit; en ce cas, vous trouverez en lui un protecteur déclaré. S'il est tel, il n'aura ni la faiblesse ni l'imbécillité de rendre Avignon au pape. On peut être bon catholique, et néanmoins dépouiller le vicaire de Dieu de ces possessions temporelles qui distraient trop des devoirs spirituels, et qui font souvent risquer le salut.

Quelque fécond que ce siècle soit en philosophes intrépides, actifs et ardents à répandre des vérités, il ne faut point s'étonner de la superstition dont vous vous plaignez en Suisse; ses racines tiennent à tout l'univers; elle est la fille de la timidité, de la faiblesse et de l'ignorance. Cette trinité domine aussi impérieusement dans les âmes vulgaires qu'une autre trinité dans les écoles de théologie. Quelles contradictions ne s'allient pas dans l'esprit humain! Le vieux prince d'Anhalt-Dessau, que vous avez vu, ne croyait point en Dieu; mais, allant à la chasse, il rebroussait chemin, s'il lui arrivait de rencontrer trois vieilles femmes; c'était un mauvais augure. Il n'entreprenait rien un lundi, parce que ce jour était malheureux. Si vous lui en demandiez la raison, il l'ignorait.224-c Vous savez ce qu'on rapporte de<225> Hobbes : incrédule le jour, il ne couchait jamais seul la nuit, de peur des revenants.

Qu'un fripon se propose de tromper les hommes, il ne manquera pas de dupes. L'homme est fait pour l'erreur; elle entre comme d'elle-même dans son esprit; et ce n'est que par des travaux immenses qu'il découvre quelques vérités.225-a Vous, qui en êtes l'apôtre, recevez les hommages du petit coin de mon esprit purifié de la rouille superstitieuse, et déséborgnez mes compagnons. Pour les aveugles, il faut les envoyer aux Quinze-Vingts. Éclairez encore ce qui est éclairable; vous semez dans des terres ingrates, mais les siècles futurs feront une riche récolte de ces champs. Le Philosophe de Sans-Souci salue l'ermite de Ferney.


224-a Voyez t. VI, p. 37.

224-b Le duc d'Aiguillon, qui fut nommé ministre des affaires étrangères le 6 juin 1771.

224-c La superstition populaire attribuait à ce même prince d'Anhalt un pouvoir surnaturel. Voyez t. XIX, p. 182 de notre édition. Voyez aussi t. I, p. 215 et suivantes; t. III, p. 181 et suivantes; t. XVI. p. 92 et 159; et t. XX, p. 125 et 147.

225-a Voyez t. VIII, p. 33-50.