455. A VOLTAIRE.
Potsdam, 1er novembre 1772.
Vous saurez que, ne me faisant jamais peindre, ni mes portraits ni mes médailles ne me ressemblent. Je suis vieux, cassé, goutteux, suranné, mais toujours gai et de bonne humeur. D'ailleurs les médailles attestent plutôt les époques qu'elles ne sont fidèles aux ressemblances.
Je n'ai pas seulement acquis un abbé, mais bien deux évêques,250-a et une armée de capucins dont je fais un cas infini depuis que vous êtes leur protecteur.
Je trouve, il est vrai, le poëte de la Confédération impertinent d'avoir osé se jouer de quelques Français passés en Pologne. Il dit pour son excuse qu'il sait respecter ce qui est respectable, mais qu'il croit qu'il lui est permis de badiner de ces excréments des nations, des Français réformés par la paix, et qui, faute de mieux, allaient faire le métier de brigands en Pologne, dans l'association confédérale.
Je crois qu'il y a des Français qui gardent le silence, et qui ont un grand crédit au sérail; mais mes nouvelles de Constantinople m'apprennent que le congrès de paix se renoue, et reprend avec plus de vivacité que le précédent; ce qui me fait craindre que mon coquin de poëte, qui fait le voyant, n'ait raison.
J'ai lu les beaux vers que vous avez faits pour le roi de Suède. Ils ont toute la fraîcheur de vos ouvrages qui parurent au commencement de ce siècle. Semper idem : c'est votre devise. Il n'est pas donné à tout le monde de l'arborer.
Comment pourrais-je vous rajeunir, vous qui êtes immortel! Apollon vous a cédé le sceptre du Parnasse, il a abdiqué en votre faveur. Vos vers se ressentent de votre printemps, et votre raison, de votre<251> automne. Heureux qui peut ainsi réunir l'imagination et la raison! Cela est bien supérieur à l'acquisition de quelques provinces dont on n'aperçoit pas l'existence sur le globe,251-a et qui, des sphères célestes, paraîtraient à peine comparables à un grain de sable.
Voilà les misères dont nous autres politiques nous nous occupons si fort. J'en ai honte. Ce qui doit m'excuser, c'est que, lorsqu'on entre dans un corps, il faut en prendre l'esprit. J'ai connu un jésuite qui m'assurait gravement qu'il s'exposerait au plus cruel martyre, ne pût-il convertir qu'un singe. Je n'en ferais pas autant; mais quand on peut réunir et joindre des domaines entrecoupés, pour faire un tout de ses possessions, je ne connais guère de mortels qui n'y travaillassent avec plaisir. Notez toutefois que cette affaire-ci s'est passée sans effusion de sang, et que les encyclopédistes ne pourront déclamer contre les brigands mercenaires,251-b et employer tant d'autres belles phrases dont l'éloquence ne m'a jamais touché. Un peu d'encre, à l'aide d'une plume, a tout fait; et l'Europe sera pacifiée, au moins des derniers troubles. Quant à l'avenir, je ne réponds de rien. En parcourant l'histoire, je vois qu'il ne s'écoule guère dix ans sans qu'il n'y ait quelques guerres. Cette fièvre intermittente251-c peut être suspendue, mais jamais guérie. Il faut en chercher la raison dans l'inquiétude naturelle à l'homme. Si l'un n'excite des troubles, c'est l'autre; et une étincelle cause souvent un embrasement général.
Voilà bien du raisonnement; je vous donne de la marchandise de mon pays. Vous autres Français, vous possédez l'imagination; les Anglais, à ce que l'on dit, la profondeur; et nous autres, la lenteur, avec ce gros bon sens qui court les rues. Que votre imagination reçoive ce bavardage avec indulgence, et qu'elle permette à ma pesante raison d'admirer le phénix de la France, le seigneur de Ferney, et de<252> faire des vœux pour ce même Voltaire que j'ai possédé autrefois, et que je regrette tous les jours, parce que sa perte est irréparable.
250-a Celui de Warmie (Ignace Krasicki, t. XX, p. XI et XII, et 199-202), et celui de Culm.
251-a Sur le globe général. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 170.)
251-b Voyez ci-dessus, p. 176 et 222.
251-c Ci-dessus, p. 206, Frédéric appelle la guerre « cette fièvre intermittente des rois. »