537. A VOLTAIRE.411-b
(Potsdam) 10 janvier 1776.
Votre lettre m'est venue bien à propos. Les gazetiers nous avaient tous alarmés par les nouvelles qu'ils débitaient de votre maladie. Je suis charmé qu'ils aient menti sur ce sujet comme selon leur coutume. Le dernier accident qui vous est arrivé vous oblige à vous ménager dorénavant plus que par le passé. Je pense qu'il faudrait se contenter d'un repas par jour; dîner à midi, pour laisser à l'estomac<412> le temps d'achever sa digestion avant les heures du sommeil. J'ai reçu du Grand Seigneur un présent de baume de la Mecque; il est de la première main. Si votre médecin juge que l'usage de ce baume vous puisse être utile, je vous en enverrai très-volontiers une fiole.412-a Voici le livre que vous me demandez; le traducteur se plaint de l'obscurité de son original; il a eu toutes les peines du monde à deviner le sens de quelques passages. Messieurs nos académiciens se mettent à traduire; en quoi ils me font plaisir, parce qu'ils me mettent en état de lire des ouvrages des anciens qui jusqu'ici ont été ou mal traduits, ou traduits en vieux français, ou point du tout. Les livres sont les hochets de ma vieillesse, et leur lecture, le seul plaisir dont je jouisse. J'avoue que, excepté la Libye, peu d'États peuvent se vanter de nous égaler en fait de sable; cependant nous défrichons, cette année, soixante et seize mille arpents de prairies; ces prairies nourriront sept mille vaches, ce fumier engraissera et corrigera notre sable, et les moissons en vaudront mieux. Je sais qu'il n'est pas donné aux hommes de changer la nature des choses; mais je pense que, à force d'industrie et de travail, on parvient à corriger un terrain stérile, et qu'on peut en faire une terre médiocre; et voilà de quoi nous contenter.
J'ai lu à l'abbé Pauw votre lettre; il a été pénétré des choses obligeantes que vous écrivez sur son sujet; il vous estime et vous admire, mais je crois qu'il ne changera pas d'opinion au sujet des Chinois; il dit qu'il en croit plus l'ex-jésuite Parennin, qui a été dans ce pays-là, que le Patriarche de Ferney, qui n'y a jamais mis les pieds. Vous voudrez bien que je garde la neutralité, et que j'abandonne les Chinois et leur cause aux avocats qui plaident pour et contre eux. L'empereur de la Chine ne se doute certainement pas que sa nation va être jugée en dernier ressort en Europe, et que des personnes qui n'ont jamais mis le pied à Pékin décideront de la réputation de son<413> empire. Il faut l'avouer, les Européens sont plus curieux que les habitants des autres parties de notre globe; ils vont partout, ils veulent tout savoir, ils veulent convertir tous les peuples chez lesquels ils pénètrent, et ils apprécient le mérite de chaque province.
J'attends avec impatience les ouvrages que vous voulez bien m'envoyer. Vous savez le cas que je fais de tout ce qui part de votre plume; mais j'avoue en même temps mon extrême ignorance sur les mœurs des peuples du Mogol, du Japon et de la Chine; j'ai borné mon attention à l'Europe; cette connaissance est d'un usage journalier et nécessaire. Ce que je pourrais ramasser d'érudition sur le Mogol, l'Arabie, et le Japon, serait l'objet d'une vaine curiosité. Je ne connais de l'empereur de la Chine que les mauvais vers qu'on lui attribue; s'il n'a pas de meilleurs poëtes à Pékin, personne n'apprendra cette langue pour pouvoir lire de pareilles poésies; et tant que la fatalité ne fera pas naître le génie d'un Voltaire dans ce pays-là, je m'embarrasserai peu du reste. Vivez donc, mon cher marquis, mon cher intendant, pour soulager le pays de Gex, pour donner un exemple à votre patrie d'un gouvernement philosophique, et pour la satisfaction de tous ceux qui s'intéressent vivement comme moi à la conservation du Protée de Ferney. Vale.
411-b Œuvres posthumes, t. IX, p. 310-313.
412-a Voyez t. XX, p. 160 et suivantes.