84. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
27 juin 1767.
Madame ma sœur,
Si mon suffrage peut être de quelque poids, j'ose vous dire, madame, que vous avez pris un très-bon parti d'aller à la campagne et de vous distraire. Dans nos afflictions, le secours que nous tirons de la philosophie est de nous montrer la nécessité du mal et l'inutilité du remède; au lieu que les objets différents attirent notre attention, et la détournent de l'objet de notre douleur; et le temps achève de nous calmer. Ceci ne fait pas, à la vérité, le panégyrique de notre raison; mais l'homme est plus sensible que raisonnable.a Je me représente en imagination V. A. R. à Pillnitz; je crois la voir promener dans ces belles allées, et jouir des jolies situations des entours. Cette vie champêtre est, selon moi, préférable à la cohue des plus grandes villes; on y voit encore les images de l'ancienne innocence, de la simplicité de nos aïeux, et l'on y trouve la liberté, sans laquelle il n'y a point de bonheur. Ce sont ces agréments dont je viens de parler qui m'attachent à Sans-Souci. V. A. R., pour s'amuser, voudrait en faire l'antre de Trophonius. Ah! madame, si j'étais prophète, je ne voudrais pronostiquer que de bonnes choses, ou je ne voudrais pas m'en mêler. Je ne courrais certainement pas les rues comme je ne sais quel Ézéchiel, qui annonçait au peuple des vengeances célestes, et qui faisait mille sottises; je n'imiterais pas saint Bernard, qui promettait le royaume de Jérusalem aux fous qui allèrent se faire égorger. Le cerveau d'un homme inspiré doit être étrangement agité; je n'ai jamais eu l'honneur d'éprouver cette sensation; je m'en tiens au terre à terre, à combiner, à conjecturer, à me tromper comme un autre. Cependant je ne crois pas m'être trompé, madame, en ce que
a Voyez t. XIV, p. 73; t. XVII, p. 173; t. XVIII, p. 181 et 208; et t. XIX, p. 49.