X. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC D'ALEMBERT. (1746 - 30 SEPTEMBRE 1783.) PREMIÈRE PARTIE. (1746 - 15 DÉCEMBRE 1774)[Titelblatt]
<402><403>1. DE D'ALEMBERT.
(1746.)
L'amour de Votre Majesté pour les lettres, et les bontés dont elle comble ceux qui les cultivent, me font espérer qu'elle voudra bien me permettre de lui dédier ma dissertation sur la cause des vents,403-a que l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin vient d'honorer du prix.403-b Quelque flatté que je sois du suffrage de cet illustre corps, la protection d'un prince aussi éclairé que Frédéric le Grand, et d'un monarque aussi admiré dans toute l'Europe, me toucherait encore infiniment davantage; et j'avouerai, Sire, que le principal motif qui m'a soutenu et animé dans mon travail a été le désir que j'avais de le rendre digne de vous. Si V. M., sensible à mes efforts, m'accorde la permission de faire paraître cet ouvrage sous ses auspices, je regarderai cette grâce comme le plus précieux avantage et comme la récompense la plus gracieuse.
Je suis avec un très-profond respect,
Sire,
de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
d'Alembert.403-c
2. DU MÊME.
(Novembre 1746.)
Sire,
Mon entrée dans une académie que Votre Majesté a rendue florissante, et le suffrage public dont un corps si illustre vient d'honorer cet ouvrage,404-a sont les titres sur lesquels j'ose m'appuyer pour vous faire hommage de mon travail. J'ai cru que ces titres me suffiraient auprès d'un prince qui favorise les sciences, et qui se plaît même à les cultiver. La protection que vous leur accordez, Sire, est d'autant plus flatteuse, qu'elle est éclairée. Comme V. M. sait animer les talents par son exemple, elle sait aussi les discerner par ses propres lumières; le vrai mérite l'intéresse, parce qu'elle en connaît le prix, et qu'elle contribue trop à la gloire de l'humanité pour ne pas aimer tout ce qui en fait l'honneur. Elle appelle de toutes parts ceux qui se distinguent dans la noble carrière des lettres; elle les rassemble autour de son trône; et, pour mettre le comble aux bienfaits qu'elle répand sur eux, elle y joint une récompense supérieure à toutes les autres, sa faveur et sa bienveillance. Ainsi ce même Frédéric qui, dans une seule campagne, remporte trois grandes victoires, soumet un royaume, et fait la paix, augmente encore le petit nombre des monarques philosophes, des princes qui ont connu l'amitié, des conquérants qui ont éclairé leurs peuples, et les ont rendus heureux. Tant de qualités, Sire, vous ont à juste titre mérité le nom de Grand404-b dès les premières années de votre règne; vous l'avez en même<405> temps reçu de vos sujets, des étrangers et de vos ennemis; et les siècles futurs, d'accord avec le vôtre, admireront également en vous le souverain, le sage et le héros. Puis-je me flatter, Sire, que, parmi les acclamations de toute l'Europe, V. M. entendra ma faible voix, et que, au milieu de sa gloire, elle ne dédaignera point l'hommage d'un philosophe? Si cet hommage ne répond pas à la grandeur de son objet, il a du moins les principales qualités qui peuvent le rendre digne de vous; il est juste, il est libre, et je ne pouvais le mieux placer qu'à la tête d'un livre dont toutes les pages sont consacrées à la vérité.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
3. DU MÊME.
(1751.)
Sire,
Votre Majesté a bien voulu recevoir mes premiers hommages dans un temps où elle était principalement connue par des victoires. La philosophie, plus sensible au bonheur des hommes que frappée de ce qui les éblouit, pardonne aux conquérants le mal qu'ils font à leurs ennemis, à proportion du bien qu'ils font à leurs sujets. Tout ce que V. M. a exécuté, depuis six années de paix, pour le bonheur de ses peuples, pour la réformation de la justice, pour le progrès des sciences<406> et du commerce, tout cela, Sire, a convaincu l'Europe entière que vous savez aussi bien régner que vaincre. J'ai consacré l'un de mes ouvrages à Frédéric conquérant; c'est à Frédéric roi que je présente celui-ci.406-a
Je suis, etc.
4. A D'ALEMBERT.
Potsdam, 2 juillet 1754.
Le plaisir et la satisfaction de donner des marques de mon estime à un homme de mérite ont été les seuls motifs qui m'ont porté à vous donner la pension dont je vous ai gratifié.406-b Je n'exige rien de vous que la continuation de l'attachement que vous me témoignez dans votre lettre. Il sera toujours précieux aux yeux de celui qui sait penser, et dont l'âme, dégagée des préjugés ordinaires, sait apprécier l'attachement d'un philosophe qui l'est par sentiment, et non par intérêt et par vanité. Je serai toujours charmé de vous voir, dès que vos affaires vous permettront de venir. Je vous recevrai comme quelqu'un comme vous doit être reçu, et vous vous convaincrez par vous-même de l'estime que j'ai pour les gens d'un vrai mérite, et des marques de considération que je leur donne.406-c Sur ce, etc.
<407>5. DE D'ALEMBERT.
Paris, 16 juillet 1754.
Sire,
La lettre dont Votre Majesté vient de m'honorer ajouterait encore à ma reconnaissance, s'il était possible qu'elle augmentât. Vos bienfaits m'ont honoré bien au delà de ce que j'aurais osé attendre, et m'ont rendu beaucoup plus riche que je n'avais besoin de l'être; mais, quand j'aurais à me plaindre de l'injustice du sort ou de celle des hommes, ces bienfaits, Sire, auraient suffi pour m'en consoler. Je regarderai comme le plus heureux moment de ma vie celui où il me sera permis enfin d'aller témoigner par moi-même à V. M. les sentiments tendres et respectueux dont je suis pénétré pour elle; et je n'oublierai rien pour hâter ce moment que mon cœur désire. Mon amour-propre le redouterait peut-être, si vos bontés, Sire, ne me répondaient de votre indulgence, et si je ne savais d'ailleurs que je dois ces bontés à ma façon de penser bien plus qu'à mes faibles talents. C'est aussi principalement, Sire, par cette façon de penser, par ma reconnaissance et mon attachement inviolable, que je suis jaloux de conserver l'estime de V. M.; et j'ose me flatter de n'avoir point le malheur de la perdre en me laissant voir tel que je suis. Je suis avec le plus profond respect, etc.
<408>6. DU MÊME.
Paris, 11 mars 1760.
Sire,
J'ai trop bonne opinion de ma patrie pour imaginer qu'elle me fasse un crime de la reconnaissance; mais, dût-il m'en arriver des malheurs que je ne dois ni prévoir, ni craindre, je cède à un sentiment plus fort que moi. Je supplie donc V. M. de recevoir mes très-humbles et très-respectueux remercîments pour la belle Épître dont elle vient de m'honorer.408-a Mon amour-propre, Sire, en est si flatté, et à si juste titre, que mes éloges doivent être suspects; cependant, ma vanité mise à part, il ne me paraît pas possible d'exprimer avec plus de force et de noblesse des vérités importantes au genre humain, et malheureusement trop peu connues de ceux qui devraient en être les plus puissants défenseurs.
Les circonstances présentes, et mon respect pour les occupations de V. M., ne me permettent pas de lui en dire davantage. Puissions-nous, Sire, pour le repos de l'humanité et pour le bien de la philosophie, qui a si grand besoin de vous, jouir bientôt de cette paix si désirée! Elle me procurera le seul bonheur que je souhaite, celui d'aller mettre aux pieds de V. M. ma profonde vénération et mon attachement inviolable. Cette prose, Sire, ne vaut pas les vers de V. M.; mais les sentiments qu'elle exprime sont simples et vrais comme elle.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<409>7. DU MÊME.
Paris, 22 décembre 1760.
Sire,
J'ai respecté, comme je le devais, les grandes et glorieuses occupations de V. M. durant cette campagne; et c'est par ce motif que je n'ai pas cru devoir l'importuner même de ma reconnaissance. V. M. vient d'y acquérir de nouveaux droits par la belle écritoire de porcelaine qu'elle a bien voulu me donner; je l'ai reçue, Sire, le 15 août,409-a jour dont les généraux autrichiens, malgré leurs épées bénites, se souviendront aussi longtemps que moi. L'usage le plus digne que je pusse faire d'un pareil présent, ce serait de l'employer, Sire, à écrire l'histoire de V. M.; mais cet ouvrage est réservé à une plume plus éloquente que la mienne.
Puissé-je, Sire, voir arriver bientôt le moment auquel j'aspire, celui de mettre aux pieds de V. M. mes profonds respects, mon admiration, ma reconnaissance éternelle, et l'attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, etc.
8. DU MÊME.
Paris, 20 février 1761.
Sire,
Je dois de nouveaux remercîments à Votre Majesté pour la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Cette lettre, Sire, en me flat<410>tant infiniment, m'inquiète néanmoins et m'afflige par le peu d'espérance qu'elle me donne d'une paix prochaine, que toutes sortes de raisons me font désirer. Plût à Dieu que cette paix dépendît de moi! Elle serait bientôt faite, Sire, à la satisfaction de V. M. et à celle de la France, car je n'ai pu m'accoutumer encore à regarder vos intérêts comme séparés. Puisse la campagne qui va commencer bientôt être la dernière de cette guerre affreuse, et mettre fin aux maux de l'humanité!
Je suis avec le plus profond respect,410-a etc.
9. DU MÊME.
Paris, 27 mai 1762.
Sire,
« Votre Majesté est bien ingrate d'avoir tant maltraité ses maîtres, » disait le général suédois Rehnsköld au czar Pierre, après avoir été bien battu.410-b Permettez-moi d'adresser à V. M. la moitié de ce reproche, et de lui dire aussi qu'elle est bien ingrate de maltraiter comme elle le fait,410-c je ne dis pas son maître, je ne dis pas même son disciple, mais celui de tous les géomètres qui lit et qui admire le plus vos ouvrages, en dépit de la géométrie et de vos bons mots. Il est vrai,<411> Sire, car ces géomètres ont un orgueil de Lucifer, que je me tiens bien pour aussi maltraité que Rehnsköld, mais non pas pour aussi battu; et j'ajouterai, en mettant le comble à l'orgueil, que, pour l'honneur de V. M. même, je serais bien fâché de l'avoir été. Non, Sire, un poëte qui pense autant que vous, et qui prend la peine d'exprimer en beaux vers ce qui ne perdrait rien à être dit en prose, n'empêchera jamais le sévère compas des géomètres de percer d'outre en outre des rimailleurs qui suent sang et eau pour nous apprendre en cadence qu'il fait jour en plein midi. Ce sont là les hommes à qui j'en veux, et avec qui je ne me réconcilierai pas en vous lisant.
Je crois donc sans peine ce que V. M. a eu la bonté de me faire dire, qu'elle n'a voulu que s'égayer un moment aux dépens des enfants d'Archimède, et surtout aux miens; et je le lui pardonne de tout mon cœur, en considérant qu'il est dans le monde des gens plus considérables que nous, qui calculent encore plus mal, et dont V. M. sait encore mieux se moquer. Aussi je soupçonne que ces messieurs-là en sont un peu plus fâchés que moi; et je trouverais assez que V. M. a de quoi rire, si par contre-coup mon pauvre pays n'avait pas de quoi pleurer.
L'apologie que fait V. M. de la poésie pastorale411-a me paraît bien naturelle dans un prince qui mène depuis six ans une vie aussi champêtre; jamais souverain n'eut autant de droit que vous d'en prendre le parti. Pour moi, Sire, qui n'ai pas eu l'honneur, comme V. M. et César, de passer avec les moutons les nuits d'été à la belle étoile, je ne puis prendre le même plaisir aux productions moutonnières en tout sens des faiseurs d'églogues modernes. Je suis bien honteux, pardonnez-moi cette citation, de ressembler au philosophe Zadig, qui ne s'intéresse au mouton que quand il est tendre;411-b et ce qui me<412> fâche encore pour les moutons, c'est d'avoir vu le berger Fontenelle, qui dans sa jeunesse les a tant caressés,412-a en revenir à Zadig dans sa vieillesse.
V. M., j'en conviens encore, est plus en état que personne d'expliquer, à propos de l'Ode, ce que c'est qu'un beau désordre,412-b elle qui a mis si souvent les armées de ses ennemis dans un désordre qu'elle a dû trouver magnifique. Mais, Sire, un géomètre qui a eu l'avantage de voir les convulsions des jansénistes,412-c et l'honneur de s'en moquer, n'est pas plus disposé à faire grâce à celles de la pythonisse et de la plupart de nos faiseurs d'odes; et je ne croirai jamais, quoi que vous en disiez, qu'il ait fallu se faire fou de sang-froid pour produire des odes comme celles d'Horace, de Rousseau, et de V. M.
Enfin, Sire, dût V. M. me trouver bien opiniâtre dans mes paradoxes, tout ce qu'elle fait en paix et en guerre, depuis vingt-deux ans de règne, me rend plus attaché que jamais à la méthode d'étudier l'histoire à rebours; et je vais parier contre vous que, dans les Mémoires de Brandebourg, la postérité lira l'histoire de Frédéric avant celle de Jean le Cicéron et d'Albert l'Achille. Ce n'est pas ma faute si, en poésie comme en histoire, vos ouvrages et vos actions m'empêchent d'adhérer à vos principes. Quintilien dit que les exemples font plus d'impression que les règles, et V. M. vaut encore mieux à étudier qu'à croire. Mais je m'aperçois que j'abuse de ses bontés et de sa patience, et que, tout en faisant des épigrammes contre la géométrie, elle a cent mille Autrichiens à renvoyer de chez elle, et cent mille Russes à prier de n'y plus revenir. Puisse la paix, Sire, être bientôt faite entre les nations! Celle de la poésie et des géomètres<413> ne sera pas difficile à conclure, surtout si V. M. daigne en être la médiatrice.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
10. DU MÊME.
Paris, 23 décembre 1762.
Sire,
J'ai respecté, suivant la loi que je me suis toujours imposée, les occupations de V. M. durant cette campagne; elles ont d'ailleurs été si brillantes, que je me serais fait un scrupule de les troubler, quelque pressé que je fusse d'arracher bien ou mal les traits dont V. M. me perce impitoyablement dans la charmante Épître qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser.413-a A présent, Sire, que le maréchal Daun vient de terminer ses glorieuses expéditions, ce serait à moi indigne à lui succéder; car le sort de V. M. est d'être toujours en guerre, l'été avec les Autrichiens, l'hiver avec la géométrie. Mais, Sire, puisque la fière et redoutable maison d'Autriche a la modestie de se tenir pour battue, l'humble géométrie ne sera pas plus difficile; elle n'a rien de mieux à faire que d'imiter MM. de Bamberg et de Würzbourg, c'est-à-dire, de payer et de se taire.413-b
Je n'ai presque plus d'espérance de revoir V. M.; je ne sais plus quand finira cette guerre affreuse et destructive. Je sais seulement, et toute l'Europe le sait comme moi, qu'il ne tient pas à V. M. que l'humanité ne respire enfin après tant de malheurs. Mais puisque vos ennemis ne sont point encore las de faire égorger et périr de<414> misère un si grand nombre d'hommes, il me sera du moins permis, à présent que la maison d'Autriche n'est plus notre alliée, de donner un libre cours à mes vœux; de souhaiter à V. M. tous les succès et toute la gloire que méritent sa grandeur d'âme, son courage, ses talents et ses travaux; de souhaiter surtout que sa tranquillité et celle de ses peuples soient bientôt assurées par une paix durable et glorieuse, quand même, au grand scandale de la géométrie, le traité devrait être en vers.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
11. DU MÊME.
Paris, 7 mars 1763.
Sire,
Il m'est donc permis de respirer enfin, après tant de tourments et d'inquiétudes, et de laisser agir en liberté des sentiments si longtemps renfermés et contraints au fond de mon âme. Il m'est permis de féliciter V. M. sur ses succès et sur sa gloire, sans craindre d'offenser personne, sans trouble pour le présent, et sans frayeur pour l'avenir. Que n'a-t-elle pu lire dans mon cœur depuis six ans les mouvements qui l'ont agité, la joie que m'ont causée ses victoires (excepté celle de Rossbach, dont V. M. elle-même m'aurait défendu de me réjouir), et l'intérêt plus vif encore que j'ai pris à ses malheurs, intérêt d'autant plus grand, que je sentais ce que ces malheurs pouvaient coûter un jour à mon pays, et que je plaignais la France, sans oser même le lui dire! Je ne sais si nous traiterons les Autrichiens comme nous avons traité les jésuites; les premiers nous ont fait pour le moins autant<415> de mal que les seconds, et nous ne pouvons pas dire comme les chrétiens que la nouvelle alliance vaut mieux que l'ancienne. Mais enfin ma patrie respire, V. M. est tranquille et au comble de la gloire; je ne veux plus de mal à personne. Puissiez-vous, Sire, jouir longtemps de cette paix et de cette gloire si justement acquises! Puissiez-vous montrer encore longtemps à l'Europe l'exemple d'un prince également admirable dans la guerre et dans la paix, grand dans la prospérité et encore plus dans l'infortune, au-dessus de l'éloge et de la calomnie!
Avec quel empressement, Sire, n'irai-je pas exprimer à V. M. ce que ma plume trace ici faiblement, et ce que mon cœur sent bien mieux! Quelle satisfaction n'aurai-je pas de mettre à vos pieds mon admiration, ma reconnaissance, mon profond respect, et mon attachement inviolable! Mais, Sire, je sens que, dans ces premiers moments de repos, V. M., occupée tout entière à essuyer des larmes qu'elle a vues couler malgré elle, aura bien mieux à faire que de converser de philosophie et de littérature. J'attendrai donc son loisir et ses ordres pour aller passer quelque temps auprès d'elle. C'est là, c'est dans ses entretiens que je puiserai les lumières nécessaires pour étendre ces Éléments de philosophie auxquels elle a la bonté de s'intéresser. Ce travail exige de l'encouragement, et c'est auprès de vous seul que la philosophie peut en trouver; car elle n'est pas si heureuse que V. M., elle n'a pas fait la paix avec tous ses ennemis. Ne croyez point, Sire, qu'elle entende assez mal ses intérêts pour vouloir être en guerre avec vous; et que deviendrait-elle, si elle perdait un appui tel que le vôtre? La géométrie suivra son exemple; elle signera sa paix comme les Autrichiens, et avec plus de plaisir qu'eux. Elle se gardera bien surtout de vouloir ôter à V. M. ses hochets,415-a malgré les coups qu'elle en a reçus; elle sait trop bien qu'on ne lui ôte rien sans s'en repentir, et sans être forcé de le lui rendre. Elle ira s'instruire et s'éclairer<416> auprès de vous; elle ira porter à V. M., sans avoir à craindre le reproche de flatterie, les vœux, l'amour et le respect de tous ceux qui cultivent les lettres, et qui ont le bonheur de voir dans le héros de l'Europe leur chef et leur modèle.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
12. A D'ALEMBERT.
Berlin, 14 avril 1763.
Nos campagnes sont finies. Je suis sensible à la part que vous y prenez. La paix est si bien faite, que j'espère n'avoir plus rien à démêler avec la Reine et avec la géométrie. Je vais donc vivre tranquillement avec les Muses, et occupé à réparer les malheurs de la guerre, dont j'ai toujours gémi. Je compte faire en juin ou juillet un petit voyage dans le pays de Clèves. Si vous voulez vous y rendre, je vous ferai marquer le temps précis de mon départ, et je vous ramènerai en toute sûreté à Potsdam. Sur ce, etc.
13. DE D'ALEMBERT.
Paris, 29 avril 1763.
Sire,
Je me rendrai avec empressement à Wésel, au premier avis que Votre Majesté me fera donner de son voyage, et je me félicite d'avance de<417> pouvoir enfin mettre à vos pieds, en toute liberté, des sentiments que je partage avec l'Europe entière. Je ne sais pas si, comme V. M. le prétend, il y a des rois dont les philosophes se moquent; la philosophie, Sire, respecte qui elle doit, estime qui elle peut, et s'en tient là. Mais quand elle pousserait la liberté plus loin, quand elle oserait quelquefois rire en silence aux dépens des maîtres de ce monde, le philosophe Molière dirait à V. M. qu'il y a rois et rois, comme fagots et fagots;417-a et j'ajouterai avec plus de respect et autant de vérité que la philosophie me paraîtrait bien peu philosophe, si elle avait la bêtise de se moquer d'un roi tel que vous. Toute la morale de Socrate n'a pas fait au genre humain la centième partie du bien que V. M. a déjà fait en six semaines de paix. La France, qui s'étonne encore d'avoir été votre ennemie, parle de votre gloire avec admiration, et de votre bienfaisance avec attendrissement. Ne craignez point, Sire, malgré vos bons mots sur les sottises des poëtes, que le poëte philosophe qui vient de faire le traité de Hubertsbourg soit mis par la postérité sur la même ligne que le poëte cardinal417-b qui a fait le traité de Versailles. Il était assez naturel que ce dernier traité donnât à la géométrie un peu d'humeur contre la poésie; vous êtes, Sire, à tous égards, bien propre à les réconcilier ensemble. Permettez-moi cependant d'avouer que si dorénavant la géométrie permet aux poëtes d'emprunter le secours de la Fable, ce ne sera pas quand ils auront à parler de vous.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<418>14. DU MÊME.
Sans-Souci, 6 juillet 1763.
Sire,
J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté le placet et la lettre ci-joints, qu'on m'a instamment supplié de lui remettre moi-même. Comme V. M., toujours guidée par la justice, n'aime point les sollicitations, je me contenterai de l'assurer du respect et de l'attachement du sieur Espérandieu pour sa personne et pour son auguste maison, et du repentir où M. le comte de Schwerin m'a paru être de ses fautes. Je supplie V. M. de vouloir bien me faire remettre sa réponse.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
15. DU MÊME.
Sans-Souci, 15 août 1763, le jour anniversaire
de la bataille de Liegnitz.
Sire,
Mon congé devant expirer dans les premiers jours du mois prochain, et le temps de mon voyage d'Italie étant proche, je prie V. M. de vouloir bien me permettre de repartir bientôt pour la France.
Plus pénétré que jamais d'admiration pour votre personne et de reconnaissance pour vos bontés, je voudrais, Sire, pouvoir raconter à toute l'Europe ce que j'ai eu le bonheur de voir en V. M., un prince supérieur à sa gloire même, un héros philosophe et modeste, un roi digne et capable d'amitié, enfin un véritable sage sur le trône.<419> Ces sentiments, Sire, resteront éternellement gravés dans mon cœur, avec le souvenir de vos bienfaits.419-a
Si V. M. a quelques ordres à me donner, je m'en acquitterai avec le zèle que ces sentiments m'inspirent.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
16. A D'ALEMBERT.
(Sans-Souci, 15 ou 16 août 1763.)
Je suis fâché de voir approcher le moment de votre départ, et je n'oublierai point le plaisir que j'ai eu de voir un vrai philosophe. J'ai été plus heureux que Diogène, car j'ai trouvé l'homme qu'il a cherché si longtemps; mais il part, il s'en va. Cependant je conserverai la place de président de l'Académie, qui ne peut être remplie que par lui. Un certain pressentiment m'avertit que cela arrivera, mais qu'il faut attendre jusqu'à ce que son heure soit venue. Je suis tenté quelquefois de faire des vœux pour que la persécution des élus redouble en certains pays; je sais que ce vœu est en quelque sorte criminel, puisque c'est désirer le renouvellement de l'intolérance, de la tyrannie, et de ce qui tend à abrutir l'espèce humaine. Voilà où j'en suis .... Vous pouvez mettre fin, quand vous le voudrez, à ces souhaits coupables, qui blessent la délicatesse de mes sentiments. Je ne vous presse point, je ne vous importunerai pas, et j'attendrai en silence le moment où l'ingratitude vous obligera de prendre pour<420> patrie un pays où vous êtes déjà naturalisé dans l'esprit de ceux qui pensent, et qui ont assez de connaissances pour apprécier votre mérite.
17. AU MÊME.
(Août 1764.)
J'ai reçu le présent que vous m'avez fait, digne d'un grand philosophe, et que je ne pouvais tenir que de vous en Europe. J'ai compris d'abord que le chapitre de la Liberté était trop libre pour être exposé aux yeux des esclaves du fanatisme. Vous avez très-bien détaillé les absurdités où aboutissent nos raisonnements métaphysiques. Il semble que ce soit une attrape où tout raisonneur se prend. Il n'y a point assez de données en métaphysique; nous créons les principes que nous appliquons à cette science, et ils ne nous servent qu'à nous égarer plus méthodiquement, ce qui me persuade de plus en plus que la façon dont existe l'Être suprême, la création ou l'éternité de cet univers, la nature de ce qui pense en nous, sont des choses qu'il ne nous importe pas de connaître, sans quoi nous les connaîtrions. Pourvu que l'homme sache distinguer le bien et le mal, qu'il ait un penchant déterminé pour l'un et de l'aversion pour l'autre, pourvu qu'il soit assez maître de ses passions pour qu'elles ne le tyrannisent pas, et ne le précipitent point dans l'infortune, c'est, je crois, assez pour le rendre heureux; le reste des connaissances métaphysiques, dont on s'efforce en vain d'arracher le secret à la nature, ne nous serviraient qu'à contenter notre curiosité insatiable, autant qu'elles seraient d'ailleurs inutiles à notre usage. L'homme jouit, il est fait pour cela; que lui faut-il davantage?
<421>Après ce que je viens de dire, vous trouverez peut-être étrange que je vous demande encore quelques éclaircissements touchant la géométrie; mais comme c'est une science qui se trouve plus à la portée de notre compréhension que la métaphysique, je vous prie de m'expliquer comment vous employez l'analyse en géométrie, et en quel cas vous pouvez vous servir de la métaphysique, de même que des cas où l'application en est vicieuse. Souvenez-vous au moins que vous avez un disciple très-ignorant, et que ce n'est qu'en vous rabaissant à l'infini que vous pouvez m'instruire. Ce petit ouvrage augmentera encore les obligations que je vous ai de celui que vous venez de m'envoyer. Ma foi est si aveugle sur les connaissances que vous me communiquez, que si quelqu'un venait à disputer sur ces matières, pour trancher toute difficulté, je lui répondrais comme les disciples de Pythagore : Il l'a dit.
Il est bien fâcheux que l'art des conjectures soit si incertain; j'en ai fait souvent l'expérience. J'ai cru que si je me trompais, c'était ma faute, mais que l'art n'en avait pas moins des règles sûres. J'avais imaginé de m'attacher un certain philosophe qui a beaucoup de mérite, et j'avais raisonné ainsi : Un homme auquel on ne rend pas justice dans sa patrie, et qu'on y persécute même, doit se sentir disposé à chercher un asile où il puisse passer sa vie avec tranquillité. Où le trouvera-t-il, cet asile, que chez un philosophe? Donc ce philosophe persécuté doit nécessairement embrasser ce parti, que la raison et que la justice qu'il se doit à lui-même autorisent, et exigent en quelque manière de lui. Cependant je me suis trompé, et j'ai, depuis, renoncé à tout ce qui est conjecture. J'ai sans doute écrit quelque journal d'événements qui, se confondant dans la foule, seront oubliés bientôt. Qu'est-ce que la relation d'une petite fièvre que l'Europe a eue pendant quelques années, en comparaison de ces grandes maladies qu'elle a faites de siècle en siècle, et qui ont pensé la bouleverser plus d'une fois? Vos ouvrages, mon cher d'Alembert, dureront, quand<422> il ne sera plus question de cette fureur épidémique qui avait gagné les grandes puissances de l'Europe, et dont nous avons pensé être la victime. Ces faits sont récents encore, et ils nous intéresseront jusqu'à ce que nous ayons rebâti les maisons abattues, et réparé les dévastements des incendies. Mais après cela, les choses présentes, l'objet qui frappe actuellement, attirent toute l'attention des hommes, et le passé est mis en oubli; au lieu que quiconque sait éclairer et instruire l'univers devient le précepteur des races futures, et les instruit de siècle en siècle, à mesure qu'il en naît de nouvelles. Voilà la différence de nos travaux; les miens ne dureront qu'un temps, au lieu que les vôtres, semblables aux merveilles d'Égypte, méritent la devise de l'Académie française : A l'éternité. Vos ouvrages ont droit d'y prétendre; pour vous, je vous prie d'y aller le plus tard que vous pourrez. Vous devriez prendre des eaux apéritives, car je ne crois pas que votre estomac souffre; mais je suppose qu'il y a quelque opilation dans les viscères du bas-ventre, qui cause vos incommodités. Si j'étais votre médecin, je vous enverrais à Spa. Vous méritez de jouir longtemps de votre réputation. Je m'intéresse plus que personne à votre existence, et je voudrais y contribuer, si je le pouvais; car que nous restera-t-il, si l'Europe vient à vous perdre? Personne; j'opine donc pour les eaux minérales et pour tous les remèdes doux qui opèrent lentement et sans renverser le tempérament. J'espère et je souhaite d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de votre santé, en vous, etc.422-a
<423>18. DE D'ALEMBERT.
Paris, 17 septembre 1764.
Sire,
L'ouvrage de philosophie que j'ai eu le bonheur de faire par ordre de V. M. m'a procuré de sa part une lettre bien supérieure à mon ouvrage, pleine d'une philosophie qui me remplit d'admiration, et d'une bonté qui me pénètre de reconnaissance. Quelle lettre, Sire! et qu'elle est bien digne du héros et du sage qui l'a écrite, si on en excepte ce qu'elle renferme de trop flatteur pour moi! Elle mériterait d'être signée d'autant de noms de philosophes que les archiducs autrichiens ont de noms de baptême. Mais le nom seul de V. M. équivaut à tous ceux du Lycée et du Portique, et vaut beaucoup mieux que tous ceux du calendrier.
Je me félicite, Sire, de penser comme V. M. sur la vanité et la futilité de la métaphysique; un vrai philosophe, ce me semble, ne doit traiter de cette science que pour nous détromper de ce qu'elle croit nous apprendre, principalement sur ces grandes questions qui, comme dit très-bien V. M., nous importent vraisemblablement si peu, par la raison même qu'elles nous tourmentent si fort en pure perte.
Il n'en est pas ainsi de la géométrie, beaucoup plus certaine, parce que l'objet en est plus terre à terre; c'est une espèce de hochet que la nature nous a jeté pour nous consoler et nous amuser dans les ténèbres. Les questions que V. M. a la bonté de me faire sur l'emploi de l'analyse et de la métaphysique dans cette science demandent du temps pour y répondre avec la clarté qu'elle désire; j'ai déjà jeté sur le papier quelques réflexions que j'aurai l'honneur de lui envoyer le plus tôt qu'il me sera possible, si elles ne me paraissent pas trop peu dignes de lui être présentées. Pythagore, auquel vous me faites<424> l'honneur, Sire, de me comparer, quoique indigne, et avec qui je n'ai rien de commun que de n'oser manger des fèves (à la vérité par de meilleures raisons que lui), ce Pythagore aurait tremblé, s'il eût dû avoir comme moi pour juges de ses écrits Numa, Alexandre et Marc-Aurèle. V. M. prétend que mes rapsodies vivront plus longtemps que les journaux immortels de ses campagnes. J'ai lu, je ne sais en quel endroit, que César annonçait la même chose à un philosophe de son temps, dont il n'est rien venu jusqu'à nous, tandis que les Commentaires de César, respectés par dix-huit siècles, sont encore lus et admirés de nos jours.
Il est étonnant, Sire, j'en conviens avec regret, que des philosophes méprisés ou persécutés chez eux ne cherchent pas d'asile auprès d'un prince fait pour les consoler, pour les protéger et pour les instruire. V. M. en demande la raison. C'est que, dans le pays que ces philosophes habitent, le climat console de la Sorbonne, et le physique du moral; c'est que ces philosophes ont une santé faible et des amis; c'est qu'ils pensent pour leur patrie comme la femme du médecin malgré lui, qui aime son mari, quoiqu'elle en soit battue, et qui répond assez sottement à ceux qui veulent la séparer de lui : « Je veux qu'il me batte. »424-a
Vous mettez, Sire, le comble à vos bontés pour moi par les détails où vous voulez bien entrer sur ma santé. Elle se rétablit peu à peu, et j'espère qu'elle se conservera par un régime exact, le seul remède auquel j'aie confiance. Toutes les recettes dont j'ai usé d'ailleurs, quoique réputées stomachiques ou stomachales, car leur nom n'est pas plus assuré que leur effet, m'ont fait plus de mal que de bien; mon estomac est de la nature des pédants; il se révolte contre tout ce qui lui est nouveau, médicaments et nourriture. Si j'avais néanmoins le malheur de ne pouvoir me passer de remèdes, j'essayerais des eaux minérales que V. M. me conseille; mais j'aurai recours<425> à la médecine le plus tard que faire se pourra. Je la regarde comme la sœur presque jumelle de la métaphysique par son incertitude; et il me semble qu'elle a l'obligation à la théologie de n'être pas la première des impertinences humaines.
V. M. me permettra-t-elle de profiter de cette occasion pour lui offrir mes vœux sincères à l'occasion du mariage prochain de monseigneur le Prince de Prusse?
D'une tige en héros féconde
Puissent naître à jamais des fils et des neveux
Qui fassent le bonheur du monde!
Ces fils et ces neveux, Sire, n'auront pas à chercher bien loin de chez eux le modèle qu'ils auront à suivre.
Si V. M., qui ne veut point de ministre pour son professeur de belles-lettres, avait moins de répugnance pour la messe que pour la cène, on m'a parlé d'un fort honnête prêtre qui ne dira la messe (supposé qu'il la dise) que pour son plaisir, et qui trouvera très-bon que V. M. ne vienne pas l'entendre. On dit d'ailleurs tout le bien possible de sa capacité, de son caractère et de ses mœurs. En cas qu'il pût convenir à V. M., je lui proposerai la place, avec les avantages considérables qui y sont attachés, et je ne négligerai rien pour l'engager à l'accepter; heureux si le succès répond à mon zèle! Je suis, etc.
<426>19. A D'ALEMBERT.
(Octobre 1764.)
Pour vous montrer ce que je pense sur le sujet de la philosophie, je vous envoie un Avant-propos que je fais mettre à une édition d'extraits philosophiques du Dictionnaire de Bayle.426-a Je serai bien aise de savoir si je suis du même sentiment que vous sur le sujet des choses que j'ai dites. Marquez-moi naturellement, je vous prie, ce que vous en pensez. J'attends avec impatience les explications que je vous ai demandées. Il vous faudra sans doute beaucoup de peine pour baisser les hautes sciences jusqu'à mon ignorance, et je ne connais cependant que vous capable de m'instruire. Je vous annonce pour votre amusement la découverte d'un nouveau satellite vu ici autour de Vénus. On est tout glorieux à Berlin d'avoir découvert une nouvelle étoile. Pour peu que vous en ayez envie, je tâcherai de la faire baptiser en votre nom, et, ne pouvant pas jouir du philosophe attaché à son ingrate patrie, nous jouirons au moins de son simulacre dans le ciel.
Vous me ferez beaucoup de plaisir de m'envoyer le prêtre. Par respect pour l'Être suprême, on ne le chargera pas trop ici du soin de faire un Dieu; on ne lui demandera que de bien connaître la grammaire, en le dispensant de l'Évangile.
Quoique je veuille vous placer dans le ciel, je vous prie très-fort de ne pas vous hâter de vous y rendre. Pour cet effet, je suis toujours de l'opinion des eaux minérales apéritives et des eaux plutoniques, qui seules pourront vous rétablir entièrement.
Je vous remercie de la part que vous prenez au mariage que mon neveu va faire.426-b Je souhaite que les enfants qui en pourront naître<427> aient des philosophes pour précepteurs. Quant à vous, je vois que vous ne voulez recevoir que de loin les hommages des humains; vous agissez envers nous comme les rois de Perse, qui se cachent aux hommes, et vivent dans la retraite, pour se rendre plus vénérables. Je trouve cependant que vous n'avez pas besoin de vous cacher, que bien au contraire vous gagnez à ne pas vous dérober à la communication des hommes. J'ai toujours une grande confiance dans les jansénistes et ceux de leur séquelle. Peut-être me rendront-ils le service de bannir de la France l'homme dont elle tire son plus grand ornement.
20. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 novembre 1764, anniversaire de la bataille de Torgau.
Sire,
J'ai lu avec toute l'attention dont je suis capable l'ouvrage sur lequel V. M. me fait l'honneur de me demander mon avis; j'y ai trouvé cet esprit de justesse et de lumière qui caractérise ses écrits comme sa conversation. Il me semble néanmoins que V. M. pourrait modifier à quelques égards la supériorité qu'elle donne à Bayle et à Gassendi sur Des Cartes et sur Leibniz. Je pense bien comme elle qu'on ne rend pas assez de justice à Gassendi, qui était un esprit très-éclairé, très-cultivé et très-sage; cependant je ne crois pas que ni lui ni Bayle doivent être préférés sans restriction à Des Cartes et à Leibniz, parce que ni Gassendi ni Bayle n'ont fait dans les sciences de ces découvertes proprement dites qui caractérisent l'homme de génie; au lieu que Des Cartes a inventé l'application de l'algèbre à la géométrie,<428> et Leibniz le calcul différentiel. V. M. a sans doute voulu dire que ces deux grands hommes ont moins bien raisonné que Bayle et Gassendi, en les envisageant seulement comme métaphysiciens; et en cela je suis absolument de son avis. Les deux premiers étaient des esprits créateurs, les deux autres des esprits excellents. Mais il n'est pas facile, ce me semble, de régler le rang entre ces deux espèces d'esprits; et je craindrais d'ailleurs que V. M. ne s'attirât de nouveau la France et l'Allemagne sur les bras, si elle paraissait trop rabaisser les héros de ces deux nations en philosophie. A l'égard de Malebranche, je l'abandonne à V. M.; je le crois à tous égards très-inférieur à Bayle et à Gassendi comme philosophe; il me semble même que c'était moins un grand philosophe qu'un excellent écrivain en philosophie. Il a bien démêlé les erreurs ordinaires des sens et de l'imagination, mais il y en a substitué d'autres; je n'ai jamais vu en lui qu'un assez bon démolisseur, mais un mauvais architecte.
J'abandonne aussi à V. M. les avocats, les prédicateurs, et tout ce qui leur ressemble; le bavardage du barreau me paraît insupportable, et les déclamations de la chaire bien ridicules.
V. M. sera bientôt ennuyée d'un autre bavardage, des éclaircissements qu'elle m'a demandés, et que je compte avoir l'honneur de lui envoyer incessamment. J'ai fait mon possible pour répondre à ses désirs. Si elle ne m'entend pas, ce ne sera pas sa faute, mais ou la mienne, ou celle de la matière.
Ce n'est pas la première fois qu'il est question du satellite de Vénus dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et sûrement l'Académie de Berlin ne l'ignore pas. Dès 1645, un mathématicien napolitain, nommé Fontana, prétendit avoir observé quatre fois ce satellite; en 1672 et en 1686, Cassini assura aussi l'avoir vu; M. Short, de la Société royale de Londres, prétendit, en 1740, avoir eu le même avantage; enfin, il y a trois ans qu'en France plusieurs astronomes ont cru l'apercevoir; d'autres ont assuré en même temps qu'ils n'y voyaient<429> rien. V. M. a ignoré cette découverte ou cette vision, parce qu'elle avait alors affaire à d'autres satellites et à d'autres Vénus. Elle me fait trop d'honneur de vouloir faire baptiser en mon nom cette nouvelle planète; je ne suis ni assez grand pour être au ciel le satellite de Vénus, ni assez bien portant pour l'être sur la terre; et je me trouve trop bien du peu de place que je tiens dans ce bas monde, pour en ambitionner une au firmament. Si l'on découvre un jour quelque satellite à Mars, je sais bien quel nom je lui destine, celui du meilleur des généraux de V. M. A l'égard de Mercure, s'il parvient jamais à l'honneur d'un satellite, plus d'un maltôtier ou d'un courtisan nous fournira des noms de reste; mais ce dieu a déjà trop de satellites en terre, pour se soucier d'en avoir ailleurs.
Ce maudit prêtre, dont on m'avait dit tant de bien, aime mieux rester dans je ne sais quel village que d'aller enseigner l'éloquence à des hérétiques. M. l'abbé d'Olivet m'a promis de faire tout ce qui dépendrait de lui pour y suppléer par un autre sujet, et pour répondre aux désirs de V. M.; il ne veut envoyer qu'un maître excellent, et digne de la place importante que V. M. lui destine. S'il n'était question que d'un professeur médiocre, le choix ne nous embarrasserait pas; mais V. M. ne veut pas et ne mérite pas qu'on la trompe.
Je prends la liberté, Sire, de joindre à cette lettre l'écrit que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer; j'y ai fait de légers changements, que je prends aussi la liberté de lui proposer. Ces changements se bornent à une addition d'une demi-ligne, à quelques mots substitués à d'autres, et à quelques retranchements en très-petit nombre, qui, ce me semble, rendront l'ouvrage plus serré, sans lui rien ôter de sa force. J'ai conservé d'ailleurs presque partout les pensées et les expressions; je n'ai peut-être été que trop sacrilége en touchant au reste.
V. M. me compare aux rois de Perse, qui cherchent, pour se faire valoir, à se dérober aux regards humains. Je ne répondrai point à<430> ce qu'elle veut bien me dire d'obligeant à ce sujet; mais je l'assurerai, avec la sincérité qu'elle me connaît, que si les princes ressemblaient à un roi que j'ai eu le bonheur de voir et d'approcher, la philosophie entendrait bien mal ses intérêts en se cachant.
Je suis avec l'admiration, la reconnaissance, l'attachement inviolable et le profond respect qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.
21. A D'ALEMBERT.
J'ai reçu vos remarques, et les changements que vous proposez dans mon Avant-propos, avec bien du plaisir. Je corrigerai les endroits défectueux, et j'éclaircirai mes pensées dans les passages où elles ne sont ni assez lumineuses ni assez nettes. Cependant, quoique vous autres géomètres fêtiez votre Des Cartes pour un nouveau grimoire dont vous lui êtes redevables, et votre Newton pour nous avoir démontré par x plus b l'existence du rien, je confesse que ces génies créateurs peuvent être admirables en algèbre, mais je ne les trouve en aucune manière dignes d'entrer en comparaison avec un raisonneur comme Bayle. Il aurait bien relancé ceux qui lui auraient voulu démontrer l'existence du rien et les facultés occultes que votre rêve-creux d'Anglais a ressuscitées des anciens. Vous voyez donc que Bayle, quoiqu'il ne crée pas d'aussi sublimes absurdités, ne déraisonne au moins jamais; qu'il peut avoir quelques endroits plus faibles que les autres, mais sa dialectique victorieuse ne le quitte jamais, et le suit dans tous ses travaux, comme la seule massue d'Hercule lui suffisait pour exterminer tant de monstres et de brigands. Il n'en est<431> pas ainsi des ouvrages que vous me promettez. Ce sont des fanaux qui m'éclaireront dans les ténèbres de la géométrie, et me donneront une idée de la manœuvre que font vos pilotes pour arriver dans le port des hautes sciences. Je suis, en vérité, tout honteux de ce que vous refusez le baptême et votre nom au satellite de Vénus, qu'on a très-distinctement vu de notre observatoire. Vous aurez malgré cela une place dans le ciel, et, quelle que soit votre modestie, elle ne pourra empêcher votre apothéose; mais je vous conseille de la différer le plus que vous pourrez.
On m'a, pour ainsi dire, presque forcé de prendre la plus maussade créature qui soit dans l'univers pour la mettre dans notre Académie. Il se nomme Lambert, et quoique je puisse attester qu'il n'a pas le sens commun, on prétend que c'est un des plus grands géomètres de l'Europe. Mais comme cet homme ignore les langues des mortels, et qu'il ne parle qu'équations et algèbre, je ne me propose pas de sitôt d'avoir l'honneur de m'entretenir avec lui.431-a En revanche, je suis très-content de M. Toussaint,431-b dont j'ai fait l'acquisition. Sa science est plus humaine que celle de l'autre. Toussaint est un habitant d'Athènes, et Lambert un Caraïbe, ou quelque sauvage des côtes de la Cafrérie. Cependant, jusqu'à M. Euler, toute l'Académie est à genoux devant lui, et cet animal tout crotté du bourbier de la plus crasse pédanterie reçoit ces hommages comme Caligula recueillait ceux du peuple romain, chez lequel il voulait passer pour dieu. Je vous prie que ces petites anecdotes de notre Académie ne sortent pas de vos mains. Il n'en est pas de même de ce corps, qui en peut imposer de loin, si on l'examine en détail; il me paraît que nous avons<432> une idée de perfection dans l'esprit que nous attribuons volontiers aux objets placés dans le lointain, mais dont nous rabattons facilement la plus grande partie dès que la proximité nous permet de scruter ces objets et d'en développer les propriétés. Vous êtes un de ces hommes heureux qui gagnent à mesure qu'on les approfondit davantage; mais il semble que vous vous refusez à l'accroissement de l'estime qu'on ne saurait vous refuser, et que vous vous cachez dans une impasse de Paris pour vous dérober à la gloire. Quoi que vous fassiez, vous ne réussirez pas chez moi. C'est ce que je vous prie de croire, etc.
22. DE D'ALEMBERT.
Paris, 24 janvier 1765.
Sire,
M. Thiébault, qui aura l'honneur de remettre cette lettre à Votre Majesté, est le professeur de grammaire sur lequel V. M. a bien voulu jeter les yeux à ma recommandation. Je supplie très-humblement V. M. de vouloir bien l'honorer de ses bontés et de sa protection; j'ai tout lieu de croire qu'il s'en rendra digne par ses talents, par son caractère et par sa conduite. Dès qu'il a su que V. M. l'avait agréé, il a eu le plus grand empressement d'aller se mettre à ses pieds, et de lui demander ses ordres, dont j'espère qu'il s'acquittera avec tout le zèle et toute la capacité possible.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<433>23. DU MÊME.
Paris, 1er mars 1765.
Sire,
M. Helvétius doit partir incessamment pour aller mettre aux pieds de V. M. son admiration et son profond respect;433-a c'est un hommage, Sire, que tous les philosophes vous doivent, et qu'un philosophe comme lui est bien digne de rendre à un prince tel que vous. J'ose espérer que V. M., en connaissant sa personne, ajoutera encore à l'idée avantageuse qu'elle avait déjà de ses talents et de ses vertus; l'accueil qu'il recevra d'elle le consolera des persécutions que lui ont suscitées des fanatiques qui font à eux tous moins de bonnes actions dans toute leur vie qu'il n'en fait dans un jour, et qui ont trouvé plus court et plus facile de brûler son livre que d'y répondre.
Je ne suis pas, Sire, dans le cas de dire à M. Helvétius ce qu'Ovide disait à ses vers : « Vous irez sans moi, et je ne vous porte point envie; »433-b car j'envie d'autant plus le bonheur dont il va jouir, que je l'ai déjà goûté. Mais ma santé longtemps dérangée et encore chancelante ne me permet pas ce voyage, et je me plains d'elle avec plus de raison que Louis XIV, dans l'Épître de Boileau, ne se plaint de sa grandeur, qui l'empêche de passer le Rhin à la vue de l'ennemi.433-c La privation que mon état me fait éprouver aujourd'hui est la plus fâcheuse diète à laquelle il m'ait condamné; je suis dans une espèce de purgatoire; mais le purgatoire, à ce que dit la Sorbonne, ne doit pas être éternel, et il faudra bien que le mien finisse.
On m'assure que V. M. se porte bien, qu'elle fait des choses admi<434>rables, qu'elle a reçu mon nouvel ouvrage, qu'elle en a paru contente. C'est là ma seule consolation; après le bonheur de voir V. M., celui que je désire le plus est de pouvoir mériter son suffrage et son estime.
Je ne connais de M. Lambert qu'un seul ouvrage, qui est bon, mais qui ne me paraît comparable à aucun de ceux de M. Euler; et si ce dernier est à genoux devant M. Lambert, comme V. M. me fait l'honneur de me l'écrire, il faudra dire de M. Euler ce qu'on a dit de La Fontaine, qu'il fut assez bête pour croire qu'Ésope et Phèdre avaient plus d'esprit que lui. Ce n'est pas que je prétende rien ôter au mérite de M. Lambert, qui doit être très-réel, puisque toute l'Académie en juge ainsi; mais il y a dans les sciences plus d'une place honorable, comme il y a, si on en croit l'Évangile, plusieurs demeures dans la maison du Père céleste;434-a et M. Lambert peut être très-digne d'occuper une de ces places. On assure d'ailleurs qu'il a fait plusieurs excellents ouvrages, qui ne me sont point parvenus. Je le trouverais encore assez bien partagé, quand il serait à M. Euler (pour parler mathématiquement) en même proportion que Des Cartes et Newton sont à Bayle, suivant V. M., ou que Bayle est à Des Cartes et Newton, selon un géomètre de votre connaissance, ou, pour employer une comparaison qui ne souffre point de contradicteurs, en même proportion que Marc-Aurèle et Gustave-Adolphe sont à un monarque que je n'ose nommer.
Je prends la liberté, Sire, de recommander de nouveau aux bontés de V. M. M. Thiébault, le professeur de grammaire que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, et qui doit actuellement avoir reçu ses ordres. Elle aura sûrement lieu d'en être contente à tous égards. Je souhaiterais qu'elle le fût de même d'un ouvrage qu'elle recevra bientôt,434-b et dans lequel j'ai tâché de dire la vérité, qui n'était pas trop<435> aisée à dire. C'est une histoire philosophique du désastre que vient d'éprouver en France la vénérable société de Jésus. J'aurais écrit avec plus d'intérêt et de satisfaction l'histoire de V. M.; ses victoires, ses lois, ses ouvrages, sont un objet un peu plus digne de la postérité que l'émigration d'une horde de fanatiques, expulsés par d'autres. Mais, Sire, cet ouvrage ne doit point être fait par une autre main que par la vôtre; c'est aux dieux seuls qu'il appartient de parler dignement d'eux-mêmes.
Je suis avec le plus profond respect et avec des sentiments encore plus chers à mon cœur, etc.
24. A D'ALEMBERT.
Potsdam, 24 mars 1765.
Je vous dois trois lettres, mon cher d'Alembert. L'ouvrage de mon métier, les hémorroïdes et des humeurs goutteuses m'ont empêché de vous répondre plus tôt. Je commence par vous remercier de votre ouvrage sur les hautes sciences, que je trouve admirable, parce que vous avez daigné descendre des régions éthérées pour vous rabaisser jusqu'à la conception des ignorants. J'appelle votre manuscrit mon guide-âne, et je me rengorge de comprendre quelque chose aux mystères que vous autres adeptes cachez à la multitude. Je vous suis très-obligé de l'envoi du grammairien.435-a J'ai cru m'apercevoir que c'est un garçon sage, et qui vaut mieux que l'emploi qu'on lui donne ne lui procurera de moyens de développer ses talents. Je vous envoie<436> en même temps les règlements de mon Académie.436-a Comme le plan en est nouveau, je vous prie de m'en dire votre sentiment avec sincérité.
Nous attendons ici M. Helvétius. Selon son livre, le plus beau jour de notre connaissance sera le premier; mais on dit qu'il vaut infiniment mieux que son ouvrage, qui, quoique rempli d'esprit, ne m'a ni persuadé, ni convaincu. A propos de l'histoire de vos jésuites, dont je vous remercie d'avance, le pape a envoyé une nouvelle bulle par laquelle il confirme leur institut; aussitôt j'en ai fait défendre l'insinuation dans mes États. Oh! que Calvin me voudrait de bien, s'il pouvait être informé de cette anecdote! Mais ce n'est pas pour l'amour de Calvin; c'est pour ne point autoriser encore plus dans le pays une vermine malfaisante, qui tôt ou tard subira le sort qu'elle a eu en France et en Portugal.436-b
Je vis à présent ici dans la plus grande tranquillité. Je m'amuse à corriger des vers que j'ai faits dans des temps de troubles; mais, mesurer des syllabes et clouer une rime au bout est une bien futile occupation, en comparaison de celles de certains grands génies, qui mesurent la vaste étendue de l'espace. Que voulez-vous? Je vous dirai, comme Fontenelle, qu'il faut des hochets pour tout âge. Je suis vieux, j'ai des infirmités, et les vers me font plaisir. Ma philosophie me dit qu'il y a tant de désagréments dans le monde, et si peu de plaisirs, qu'il faut saisir ces derniers où on les trouve; le grand point est d'être heureux, le fût-on en jouant aux poupées; mais on ne l'est guère quand l'estomac digère mal.
Je vous plains sincèrement de souffrir et de languir dans un âge<437> où vous êtes encore dans toute votre force. Je soupçonne qu'il y a quelque opilation dans les viscères du bas-ventre, et j'opine pour les eaux minérales et apéritives. L'estomac est dans le cas des philosophes; on l'accuse souvent de la faute des autres. Il faut que vous fassiez examiner vos urines, et que vous vous tâtiez sous les côtes, pour vous assurer que le foie est en bon état; il faut que les médecins observent si le fiel et la bile font leur devoir en concourant à la digestion; il faut que, sur les symptômes, ils s'assurent si votre mésentère est en bon état, ou si le sang est trop épaissi; car tous ces détails sont nécessaires pour fonder la méthode selon laquelle ils doivent vous traiter. Toutefois prenez de l'exercice, et ne vous en désaccoutumez pas, ou votre mal ira en empirant. Songez qu'il n'y a que vous seul qui souteniez en ce moment la gloire de votre patrie; et comme vous aimez cette ingrate, conservez-vous au moins pour elle.
Croiriez-vous bien que j'ai reçu une lettre de Voltaire? Je lui ai répondu437-a fort obligeamment, mais en même temps j'ai entremêlé quelque chose de l'infâme, ce qui l'empêchera d'abuser de ma lettre.437-b Il crie contre son Dictionnaire philosophique, qu'on imprime en Hollande; mais nous savons à quoi nous en tenir. A propos, on dit que vous avez un monstre dans le Gévaudan; vous verrez que c'est le marquis avec sa capote, qu'on aura pris pour un monstre. On dit qu'il dévore des enfants, et qu'il est fort leste à sauter de branche en branche; cela ne lui ressemble pas; si le monstre dormait, ce ne pourrait être que lui.437-c<438> Nous avons eu ici un prince de Courlande438-a qui a passé vingt ans en Sibérie; par tout ce qu'il en a conté, il n'a donné envie à personne d'y aller, et je crois que vous n'avez pas mal calculé en refusant de vous approcher de ce voisinage.438-b Je me flatte d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de votre santé; personne n'y prend plus de part que moi. Sur ce, etc.
25. AU MÊME.
(Landeck) 20 août 1765.438-c
J'ai été fâché d'apprendre la mortification qu'on vient de vous faire essuyer, et l'injustice avec laquelle on vous a privé d'une pension qui vous revenait de droit. Je me suis flatté que vous seriez assez sensible à cet affront pour ne pas vous exposer à en souffrir d'autres. Nous autres militaires ne sommes pas gens à tendre l'autre joue quand on vient de nous frapper. Ce qu'on appelle honneur dans le monde est sans doute un préjugé; mais il est établi, et c'est par cette règle que l'on juge les actions des hommes. Je vous en dirais bien davantage, si je croyais vous persuader; toutes mes raisons viennent après coup, parce que je remarque que votre parti est pris, et que vous êtes décidé. Ne croyez pas cependant que vos raisons me paraissent aussi bonnes qu'au petit cercle de vos amis qui vous entoure<439> à Paris. J'aime à ergoter contre les géomètres, pour expérimenter si, sans savoir kk plus b, on peut ne pas déraisonner.
Voici donc ce que je vous répondrais, si cette scène se passait en conversation : que depuis longtemps les climats sont considérés comme assez semblables, si on en excepte la ligne et le pôle; que ceux qui vivent dans la zone tempérée n'éprouvent qu'une légère différence de température de l'air. Il y a quelques lieux qui se distinguent, à la vérité, par un air malsain, comme Mantoue, Pesth en Hongrie, Ostende en Flandre; mais certainement l'air de Berlin n'a jamais passé pour malsain; il est même si favorable aux Français, que plusieurs réfugiés de cette nation sont morts après avoir passé quatre-vingt-dix ans, de sorte que le climat peut servir d'excuse honnête, mais non pas de raison. Votre second argument a quelque chose de plus plausible; il est dans l'ordre de la nature que je meure avant vous, et je ne puis pas vous garantir le contraire. Mais qui vous dit que je ne saurais mettre votre fortune à l'abri des caprices de la postérité? Cela se peut, et cela est très-faisable. Voilà ma réfutation; je la trouve victorieuse, je m'élève déjà un trophée pour avoir vaincu un grand géomètre, le tout en pure perte, parce que je n'ai pas le don de convaincre.
Mais parlons d'autres choses. Vous me demandez mon sentiment sur votre Histoire des jésuites; je vous avoue qu'il y reste quelque chose à désirer. Je m'attendais à voir en abrégé l'histoire de l'établissement de cet ordre, et surtout les règles de leur institut; je croyais y trouver les progrès que cet ordre a faits dans le monde, la politique qui a présidé à son établissement et à son extinction, les noms des plus célèbres de leur corps, comment la doctrine du régicide a pris naissance chez eux, les meurtres sacrés dont ils ont été les auteurs, leurs querelles avec les jansénistes, leur conduite en Portugal, et enfin ce qui a donné lieu à leur bannissement de France. Le plan que vous vous êtes proposé est différent de celui-ci. Vous<440> avez heurté les jésuites et les jansénistes en même temps;440-a ils ont crié, et ils ont cru devoir intéresser le trône dans cette querelle. Le ministère peut avoir de l'humeur de ce que vous avez découvert ses vues cachées; car M. de Choiseul, ayant eu la hardiesse d'attaquer les jésuites et de les chasser de France, ne manquera pas de courage, s'il en trouve l'occasion, pour détruire les autres cuculatis; mais peut-être s'en cache-t-il, et ne veut-il pas qu'on avertisse la milice tonsurée de l'étendue de ses vues. Voilà ce que je pense sur toute cette affaire.
Je suis ici aux eaux, à me baigner quatre heures par jour,440-b et il se peut bien que je raisonne en l'air sur les vues de vos ministres, que je ne connais ni ne veux connaître. Je suis à présent disciple de Thalès et de Buffon : dans le bain je considère l'eau comme le principe de toutes choses; et si l'eau m'a fait mal penser, prenez-vous-en à cet élément. Celle de la Seine est si mauvaise, que vous devriez la prendre en aversion; beaucoup de médecins la croient très-malfaisante pour l'estomac, au lieu que notre eau de Berlin est très-pure et bienfaisante. Je n'en dirai pas davantage, et je me contente, en vous assurant de mon estime, de prier Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
<441>26. DE D'ALEMBERT.
Paris, 28 octobre 1765.
Sire,
Tandis que Votre Majesté se plongeait dans les eaux de Landeck, j'ai vu de près celles du Styx; une inflammation d'entrailles m'avait mis un pied dans la barque, dirai-je fatale ou favorable? Je touchais sans regret au terme des maux de la vie, et j'avais déjà prié M. Watelet441-a d'assurer V. M. que je mourrais plein de reconnaissance, de respect et d'attachement pour elle. Enfin, Sire, le nautonier des sombres bords, après avoir hésité quelques jours, m'a déclaré qu'il ne voulait pas encore de moi. Je ne sais quand il lui plaira de me recevoir tout à fait; mais je me traîne encore, ce me semble, à une assez petite distance du rivage dont il me repousse; ma santé est plus languissante que jamais; j'ai des maux de tête presque continuels, et le sommeil, qui m'avait quitté, ne revient point, ce qui me rend incapable de toute application.
A la tristesse que mon état me cause se joint la crainte d'avoir déplu à V. M. en n'acceptant pas les dernières offres pleines de bonté qu'elle a daigné me faire. Je la prie d'être bien persuadée que je lui ai dit la vérité pure en l'assurant que l'affaiblissement de ma santé et de mes forces, devenu plus grand encore par ma dernière maladie, est la seule cause qui m'attache, non à une patrie qui ne veut pas l'être, mais au climat où je suis né. J'ajoute que si quelque chose pouvait me dédommager de ce que je perds en restant en France, du bonheur et de la paix dont je jouirais auprès de V. M., c'est l'intérêt que mes amis et le publie même m'ont marqué lorsque j'étais entre la vie et la mort; cet intérêt m'a fait voir que l'estime des hon<442>nêtes gens ne tenait pas à une misérable pension qu'on continue à me refuser, et à laquelle je ne pense plus depuis longtemps.
Je vois, par le jugement que V. M. a porté de mon ouvrage sur les jésuites, qu'elle y aurait désiré plus de détails. Mais des différents détails où j'aurais pu entrer à ce sujet, quelques-uns, ce me semble, sont assez connus, comme ce qui regarde leur doctrine, leur institut, leur politique, leurs écrivains; quelques autres auraient été dangereux à développer, par exemple, les ressorts secrets qui ont accéléré la destruction de cette société dangereuse. Je n'ai donc pas cru, Sire, devoir m'étendre sur les détails de la première espèce, et j'ai été forcé de passer légèrement sur les autres, en me bornant à les indiquer aux lecteurs qui, comme V. M., savent entendre à demi-mot. Il m'a paru plus utile, surtout pour le bien de la France, de faire ce que personne n'avait encore osé, de rendre également odieux et ridicules les deux partis, et surtout les jansénistes, que la destruction des jésuites avait déjà rendus insolents, et qu'elle rendrait dangereux, si la raison ne se pressait de les remettre à leur place.
On m'assure que V. M. se porte bien, que les eaux lui ont parfaitement réussi, et que, tandis qu'elle croyait ne philosopher qu'avec Thalès, Hippocrate était de la conversation, pour le bien de vos sujets. Le rétablissement de votre santé, Sire, me console du dépérissement de la mienne; un héros, un roi philosophe est bien plus nécessaire au monde que moi. Puisse-t-il au moins m'être permis par ma frêle et languissante machine d'aller encore une fois mettre aux pieds de V. M. les sentiments que je lui dois, que ses vertus, ses grandes actions et ses bienfaits ont gravés dans mon cœur, et qui ne finiront qu'avec ma vie!
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<443>27. A D'ALEMBERT.
23 novembre 1765.
Je vois par votre lettre que votre esprit est aussi malade que votre corps, ce qui cause une double souffrance. Je ne me mêle de guérir ni l'un ni l'autre, parce que les géomètres ont un tempérament à eux, et une façon de penser bien plus élevée que les autres hommes. Si j'avais à parler à quelque littérateur, je lui dirais qu'en aucun pays les pensions n'ont décidé du mérite; qu'Ovide, tout exilé qu'il était, balance à présent et surpasse en réputation le tyran qui l'opprima; que si les richesses donnaient des talents, personne n'en aurait plus que C..., P..., et leurs semblables; et qu'ainsi ce littérateur ferait bien de croire que le mérite, le talent, et la réputation qui les suit, tiennent à l'homme et non aux décorations. Mon littérateur se consolerait, il se ferait admirer comme auparavant, et il serait heureux. Ce raisonnement, n'étant pas soutenu de kk plus b, ne peut se présenter en cet état vis-à-vis des hautes sciences; toutefois il est fondé sur un calcul très-juste, sur un parallèle des dons de la nature et de ceux de la fortune, sur une idée nette de ce qui doit attirer l'estime des hommes et de ce qui la mérite le plus, sur une comparaison qui doit consoler un grand homme de l'injustice qu'il souffre, en se rappelant que d'autres grands hommes ont été encore plus infortunés. J'avoue que j'aurais dû citer, préférablement à Ovide, Galilée et Socrate; mais comme il n'est question que de jésuites et non d'antipodes, que vous n'empêchez pas les sculpteurs d'orner d'images vos autels, et qu'on ne vous donne point de ciguë à boire, j'ai mieux aimé parler d'un auteur qui réjouit le monde que de ceux qui, à ce qu'ils prétendent, l'ont éclairé.
Si j'avais à traiter ce sujet avec quelque militaire, je lui dirais : Souvenez-vous de Caïus Marius, qui ne fut jamais plus grand, qui ne<444> fit jamais paraître plus de courage, que lorsque, proscrit et abordé sur les rivages africains, il répondit à un officier du préteur qui lui faisait dire de se retirer : « Dis-lui que tu as vu Caïus Marius assis sur les ruines de Carthage. »444-a C'est dans le malheur qu'il faut du courage. J'endoctrinerais mon militaire de toute la morale stoïque; mais qu'est-ce que la morale? La mode malheureusement en est passée; notre siècle a la rage des courbes, et tous ces calculs ingénieusement imaginés ne valent pas, à mon sens, des principes de conduite qui répriment les passions effrénées, et par lesquels les hommes peuvent jouir du faible degré de bonheur que comporte leur nature.
Je ne finirais point sur cet article, si je voulais répéter ce qu'on a dit; toutefois je suis persuadé que vous prendrez votre parti sur ce qui vient de vous arriver, et que vous ne voudrez pas donner à vos ennemis la joie de soupçonner qu'ils vous tuent par leurs persécutions. Je serai charmé de vous revoir, en quelque occasion que ce soit, et j'espère que le temps, ce grand maître, passera son éponge sur le passé, et vous fera recouvrer votre santé, votre gaîté et votre repos. Sur ce, etc.
28. DE D'ALEMBERT.
Paris, 19 mai 1766.
Sire,
Je ne perds point de temps pour apprendre à Votre Majesté que M. de la Grange a reçu ses offres avec autant de respect que de reconnaissance; qu'il se tient trop heureux d'avoir mérité les bontés<445> d'un prince tel que vous, et d'être à portée de les mériter encore davantage par ses travaux; qu'il a demandé au roi de Sardaigne son souverain la permission d'accepter ces offres; que le roi de Sardaigne lui a promis de lui faire donner incessamment sa réponse, et a bien voulu lui faire espérer que sa demande ne serait point rejetée. Je crois donc, Sire, que M. de la Grange ne tardera pas à venir remplacer M. Euler;445-a et j'ose assurer V. M. qu'il le remplacera très-bien pour les talents et le travail, et que d'ailleurs, par son caractère et sa conduite, il n'excitera jamais dans l'Académie la moindre division ni le moindre trouble. Je prends la liberté de demander à V. M. ses bontés particulières pour cet homme d'un mérite vraiment rare, et aussi estimable par ses sentiments que par son génie supérieur. Je me tiens trop heureux d'avoir pu réussir dans cette négociation, et procurer à V. M. et à son Académie un si excellent sujet. Cet événement répand dans mon âme une satisfaction dont je n'ai pas joui depuis longtemps, et je suis sûr que mon estomac s'en ressentira. Je pourrai me flatter enfin d'avoir fait une chose agréable à V. M., honorable pour ses États, avantageuse pour son Académie, et d'avoir par là donné à V. M. de nouvelles marques des sentiments de reconnaissance, d'attachement inviolable et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
<446>29. DU MÊME.
Paris, 26 mai 1766.
Sire,
Toutes les lettres que je reçois de M. de la Grange m'assurent de la ferme résolution où il est de profiter des offres également honorables et avantageuses que V. M. veut bien lui faire. S'il n'est pas encore parti de Turin pour se rendre auprès de V. M., ce n'est ni sa faute, ni la mienne; c'est celle des ministres du roi de Sardaigne, qui, n'osant pas lui refuser absolument son congé, cherchent à le lui différer, dans l'espérance qu'il changera d'avis; mais il me mande que son parti est pris et inébranlable. Je ne doute point que si V. M. juge à propos de faire demander au roi de Sardaigne même le congé de M. de la Grange, il ne l'obtienne sur-le-champ, et ne se mette incessamment en route; en ce cas, V. M. voudrait bien donner ses ordres pour les frais de son voyage. Il est bien singulier que M. Euler, comblé de biens par V. M., lui et sa famille, ait obtenu son congé si aisément après vingt-six ans de séjour, et que M. de la Grange, dont on ne juge pas à propos d'assurer la fortune dans son pays, soit obligé de solliciter comme une grâce la permission d'aller jouir ailleurs de la justice qu'un grand roi lui rend.
V. M. désire un astronome; je crois que M. de Castillon y serait très-propre, d'autant qu'il pourrait former monsieur son fils au même travail, et le mettre en état de lui succéder, si le cas l'exigeait. Mais il serait nécessaire que V. M. donnât ses ordres pour remettre l'observatoire en état; car il en avait grand besoin, au moins quand je l'ai vu, il y a environ trois ans. Mais je m'aperçois, Sire, peut-être un peu tard, que je fais ici ou parais faire le rôle de président de l'Académie, qui n'en saurait avoir de plus digne et de plus éclairé que son protecteur même, et qui n'a besoin, pour obtenir ce qui est juste, que de le proposer à ce grand roi.
<447>Monseigneur le prince de Brunswic est ici, estimé, aimé et recherché de tout le monde. Il a été aux Académies; j'ai eu l'honneur de lire un mémoire en sa présence à l'Académie des sciences; il fut hier à l'Académie française, et je crois qu'il n'a pas été mécontent de la manière dont il y a été reçu. Tout le monde s'empresse tant à l'avoir, que je n'ai pu jouir que quelques moments de l'honneur de l'entretenir, et de l'assurer de mon respectueux attachement pour son auguste maison, et pour un oncle plus auguste encore qu'il a le bonheur d'avoir.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
P. S. J'aurais une grâce, Sire, à demander à V. M.; ce serait de permettre que M. de la Grange passât par Paris pour aller à Berlin. Il est vrai que son voyage en serait un peu plus long; mais, indépendamment du plaisir que j'aurais à le voir, je pourrais le mettre au fait de plusieurs choses concernant l'Académie, dont il est bon qu'il soit instruit pour pouvoir être plus utile dans la place qu'il va occuper, et qu'il remplira certainement avec succès.
30. DU MÊME.
Paris, 11 juillet 1766.
Sire,
M. de la Grange a dû écrire il y a déjà quelque temps à Votre Majesté pour lui témoigner sa profonde reconnaissance, et la disposition où il est d'accepter les offres que V. M. veut bien lui faire. Je m'étonne que la permission qu'il attend du roi de Sardaigne soit si<448> lente à venir; mais la cour de Turin, V. M. le sait mieux que personne, n'est pas prompte à se déterminer. Je serais cependant d'autant plus charmé de voir M. de la Grange à Berlin, qu'il y remplacerait très-bien M. Euler, et qu'il serait beaucoup plus utile à l'Académie que moi. Ce n'est point fausse modestie, c'est la pure vérité qui me fait parler ainsi : M. de la Grange est jeune, et je suis presque vieux; son ardeur est naissante, et la mienne décline; il se lève, enfin, et je suis prêt à me coucher.
On dit que V. M. désire aussi un astronome. Si elle n'en a besoin que d'un, et qu'elle n'ait pas d'autres vues sur M. de Castillon, je le crois très-propre à bien remplir cette place, par l'étude particulière qu'il a faite de l'astronomie et de l'optique. Il me semble, au reste, que l'observatoire de l'Académie aurait besoin de réparations et d'améliorations, du moins s'il est encore en l'état où je l'ai vu il y a trois ans. Quoi qu'il en soit, j'attends les ordres ultérieurs de V. M. au sujet de l'astronome, si elle en a quelques-uns à me donner. Je me flatte qu'elle rend justice à mon zèle et au désir que j'ai d'être utile à l'Académie. C'est pour cette raison que je propose M. de Castillon.
Monseigneur le prince héréditaire de Brunswic est parti avec l'estime générale et l'éloge de tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître; je crois qu'il doit être content de l'accueil qu'il a reçu; il en était assurément bien digne. Nous avons ici un prince de Deux-Ponts, qui n'est pas à beaucoup près si recherché, quoiqu'il ait eu l'honneur de commander cette brillante armée de l'Empire qui s'est tant distinguée dans la dernière guerre, et qui dispute cet honneur aux Suédois.
Je ne sais si j'ai eu l'honneur de parler à V. M. d'un Abrégé de l'Histoire ecclésiastique, imprimé à Berne. (Ce lieu d'impression est bien choisi, et me rappelle une chanson qui commençait ainsi : « Bernons Bernis, puisqu'il nous berne. ») Cet ouvrage est très-édifiant, et la préface surtout bien digne d'être lue; elle me paraît de main de maître,<449> et, quel que soit l'auteur, il mérite bien des remercîments de la part de la raison.
Je suis avec le plus profond respect, et avec tous les sentiments de reconnaissance et d'attachement inviolable que je conserverai jusqu'au tombeau, etc.
P. S. Je reçois, Sire, en ce moment, une lettre de M. Bitaubé,449-a qui me paraît pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., et bien résolu de faire tous ses efforts pour les mériter de plus en plus.
31. A D'ALEMBERT.
Le 26 juillet 1766.
Le sieur de la Grange doit arriver à Berlin; il a obtenu le congé qu'il sollicitait, et je dois à vos soins et à votre recommandation d'avoir remplacé dans mon Académie un géomètre borgne par un géomètre qui a ses deux yeux, ce qui plaira surtout fort à la classe des anatomistes. La modestie avec laquelle vous vous comparez au sieur de la Grange élève votre mérite au lieu de le rabaisser, et ne me fera pas prendre le change sur ma façon de penser et sur l'estime que j'ai pour vous. Notre Académie est assez fournie à présent de sujets. Nous avons le sieur Castillon et son fils, qui observent le ciel. On fait des réparations au bâtiment de l'Académie, de même qu'à son observatoire. M. Euler, qui aime à la folie la grande et la petite Ourse, s'est approché du nord pour les observer plus à son aise. Un vaisseau qui portait ses x, z, et son kk, a fait naufrage; tout a été<450> perdu, et c'est dommage, parce qu'il y aurait eu de quoi remplir six volumes in-folio de mémoires chiffrés d'un bout à l'autre, et l'Europe sera vraisemblablement privée de l'agréable amusement que cette lecture lui aurait donné. Tandis que M. Euler tire vers le nord, mon neveu voyage vers le sud;450-a il trouve que la nation française est la plus civile et la plus galante de l'Europe; et, pour vous parler en votre style, ce prince trouve que votre politesse redouble pour les étrangers en raison inverse du carré des maux qu'on vous a faits.
Vous me parlez d'un Abrégé chronologique de l'Histoire de l'Église, que je ne connais point.450-b Je lis rarement des préfaces; cependant j'ai ouï dire que l'auteur de celle-là était aussi effronté qu'insolent, qu'il a eu l'impertinence de prouver par un factum que Jean le Blanc n'était que Jean-Farine.450-c
On dit qu'on est toujours en train de brûler les livres en France. C'est une ressource en cas de grand hiver; si le bois manque, les livres ne manqueront pas, pourvu qu'on ne brûle que l'écriture, et non les auteurs, ce qui deviendrait trop sérieux; et je me mettrais de mauvaise humeur, si l'on dressait des bûchers pour de certains philosophes auxquels je m'intéresserai toujours. Sur ce, etc.
<451>32. DE D'ALEMBERT.
Paris, 12 septembre 1766.
Sire,
M. de la Grange est arrivé ici le 2 de ce mois, suivant la permission que V. M. lui a donnée de passer par Paris; je l'ai vu tous les jours, et je l'ai trouvé plein de reconnaissance des bontés de V. M., et bien empressé de répondre aux justes idées qu'elle a conçues de lui. Votre Académie, Sire, acquiert en lui non seulement un très-grand géomètre, égal pour le moins à ce que l'Europe possède aujourd'hui de meilleur en ce genre, mais un vrai philosophe, dans tous les sens possibles de ce mot, supérieur aux préjugés et aux superstitions des hommes, sans ambition, sans intrigue, n'aimant que le travail et la paix, du caractère le plus doux et le plus sociable. Il m'a prié, Sire, de demander à V. M. une grâce qu'il lui sera sûrement facile d'obtenir. M. Euler était directeur de la classe de mathématiques; il paraîtrait assez naturel que M. de la Grange succédât à cette place, puisque V. M. l'appelle pour remplacer M. Euler, qu'il est certainement bien en état de remplacer. Cependant, si V. M. a d'autres vues par rapport à cette place de directeur, M. de la Grange, très-content des quinze cents écus que V. M. veut bien lui donner, n'insistera point sur cet objet; il prie seulement V. M. de vouloir bien nommer le directeur avant son arrivée, afin que la cour de Turin, qui n'a pas voulu le retenir, et qui est pourtant fâchée de l'avoir perdu, ne s'imagine pas que M. de la Grange, en arrivant à Berlin, ait commencé par essuyer un dégoût apparent. Il importe, Sire, à l'avantage des sciences et des lettres, que V. M. protége, de ne pas laisser le plus petit sujet de triomphe contre elles à ceux qui les négligent, et qui voudraient bien qu'elles ne trouvassent pas dans les États d'un grand roi l'honneur et l'asile qu'elles méritent.
<452>Je compte, Sire, que M. de la Grange sera à Berlin vers le 15 d'octobre; son arrivée ne sera point retardée par un voyage très-court que des raisons d'amitié vraiment respectables l'obligent à faire à Londres, parce que M. de la Grange prendra le temps de ce voyage sur celui qu'il me destinait, et que V. M. lui avait permis de me donner, et parce que, d'ailleurs, le trajet de Londres à Berlin par mer sera beaucoup plus court, moins embarrassant et moins dispendieux que le voyage par terre de Paris à Berlin, que la difficulté des chemins, l'incommodité des voitures et l'ignorance de la langue auraient rendu long et difficile.
M. de la Grange m'a parlé, Sire, d'un autre excellent sujet dont il croit que V. M. pourrait faire aisément l'acquisition pour son service militaire, et même, comme par surcroît, pour son Académie. Il se nomme M. le chevalier Daviet de Foncenex, homme de condition et de beaucoup de mérite, surtout dans la partie de l'artillerie et du génie; M. de la Grange est persuadé qu'il serait propre à former en ce genre une excellente école. Il est actuellement sur mer, employé dans la marine du roi de Sardaigne, où il est peu satisfait de son traitement; il sera de retour au mois de novembre. V. M. pourrait s'informer de cet officier par quelqu'un des officiers piémontais qui sont à son service; car M. de la Grange ne voudrait pas lui écrire directement pour cet objet, par des raisons que V. M. comprendra facilement; mais il me paraît persuadé que V. M. ferait en M. de Foncenex une excellente acquisition.
Permettez-moi, Sire, de me féliciter d'avoir enfin pu donner à V. M. des marques de mon attachement et de mon zèle, en procurant à son Académie un sujet qui y sera bien plus utile que moi, et qui est destiné à lui faire le plus grand honneur par ses travaux et ses talents. Mon peu de santé a presque éteint le peu d'ardeur et de génie que la nature m'avait donnés, et il faut que je songe à faire retraite; mais ce qui ne s'éteindra jamais en moi, ce sont les senti<453>ments de reconnaissance, d'admiration, d'attachement inviolable et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
33. DU MÊME.
Paris, 14 septembre 1766.
Sire,
Ce sera M. de la Grange qui aura l'honneur de remettre à Votre Majesté cette lettre; j'ai tout lieu de croire, par la connaissance que j'ai de son heureux génie, de son ardeur pour le travail, et de la douceur de son caractère, que V. M. me saura quelque gré d'avoir procuré à son Académie un savant de son mérite. Je ne crains point d'assurer que sa réputation, déjà très-grande, ira toujours croissant, et que les sciences, Sire, vous auront une éternelle obligation de l'état aussi honorable qu'avantageux que vous voulez bien lui procurer. Je prends la liberté de mettre sous la protection de V. M. ce digne et respectable philosophe; je n'ai de regret que de ne pouvoir l'accompagner; mais, Sire, une santé très-faible, et qui a besoin des plus grands ménagements, me prive de ce bonheur. Peut-être se raffermira-t-elle, et je profiterai, en ce cas, des premiers moments qu'elle me laissera pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. les sentiments de respect et de reconnaissance que je conserverai toute ma vie pour elle.
On m'a fait part, il y a peu de jours, d'un vrai jugement de Salomon rendu par V. M.; c'est la punition à laquelle elle dit qu'elle aurait condamné les malheureux enfants d'Abbeville,453-a juridiquement<454> égorgés en France pour n'avoir pas ôté leur chapeau devant une procession, et pour avoir chanté des chansons. V. M. aurait avec justice trop mauvaise opinion de la nation française, si je ne l'assurais pas que ce jugement aussi atroce qu'absurde a révolté tous ceux qui n'ont pas perdu en France l'humanité et le sens commun. La philosophie, Sire, a grand besoin de la protection aussi éclairée que puissante que V. M. lui accorde; l'acharnement contre elle est plus grand que jamais de la part des prêtres et des parlements, qui, dans la guerre cruelle qu'ils se font, conviennent de temps en temps de quelques jours de trêve pour tourmenter les sages. Ces parlements, bien indignes de l'opinion favorable que les étrangers en ont conçue, sont encore, s'il est possible, plus abrutis que le clergé par l'esprit intolérant et persécuteur qui les domine. Ce ne sont ni des magistrats, ni même des citoyens, mais de plats fanatiques jansénistes, qui nous feraient gémir, s'ils le pouvaient, sous le despotisme des absurdités théologiques et dans les ténèbres de l'ignorance qu'entraînent la superstition et l'oppression. Je crois, Sire, que le seul parti à prendre pour un philosophe que sa situation empêche de s'expatrier est de céder en partie et de résister en partie à cet abominable torrent, de ne dire que le quart de la vérité, s'il y a trop de danger à la dire tout entière. Ce quart sera toujours dit, et fructifiera, sans nuire à l'auteur; dans des temps plus heureux, les trois autres quarts seront dits à leur tour, ou successivement, ou tout à la fois, s'il n'y a plus de parlements ni de prêtres, ou si les parlements deviennent justes, et les prêtres sages.
Cette lettre, Sire, sera remise à V. M. assez longtemps après sa date, parce que M. de la Grange s'en charge en partant pour Londres. Je me suis privé à regret de quelques jours qu'il me destinait encore, pour qu'il les employât à ce voyage, qui ne retardera point son arrivée à Berlin, parce que la route par mer de Londres à Berlin sera<455> beaucoup plus courte et moins embarrassante qu'elle n'eût été par terre en partant d'ici.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
34. DU MÊME.
Paris, 21 novembre 1766.
Sire,
La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire m'a comblé de la plus vive satisfaction. Je vois que V. M. n'a pas été mécontente des conversations qu'elle a eues avec M. de la Grange, et qu'elle a trouvé que ce grand géomètre était encore, comme j'avais eu l'honneur de le lui dire, un excellent philosophe, et d'ailleurs versé dans la littérature agréable. J'ose assurer V. M. qu'elle sera de plus en plus satisfaite de l'acquisition qu'elle a faite en lui, et qu'elle le trouvera digne de ses bontés par son caractère aussi bien que par ses talents. Il me paraît, Sire, pénétré de reconnaissance de la manière dont V. M. l'a reçu, et enchanté de la conversation qu'elle a bien voulu avoir avec lui; il est bien résolu de faire tous ses efforts pour répondre à l'idée que V. M. a de lui, et dont il est infiniment flatté. M. de la Grange, Sire, remplira cette idée, je ne crois pas rien hasarder en vous l'assurant; il nous effacera tous, ou du moins empêchera qu'on ne nous regrette. Pour moi, je ne suis plus, Sire, qu'un vieil officier réformé en géométrie; ma tête n'est presque plus capable du genre d'application que ce travail exige, et ma santé, quoique passable, ne se soutient un peu que par le repos et le régime. Je ne suis pas sans espérance de revoir un jour V. M., et de mettre de nouveau<456> à ses pieds les sentiments si justes dont je suis pénétré pour elle. V. M. prétend que si je ne me hâte pas, je la trouverai radotante. Je suis bien sûr qu'elle n'est pas faite pour radoter jamais; mais si par malheur cela arrivait, je ne serais pas pour elle un juge fort redoutable, car, pour peu que ma tête s'affaiblisse, elle ne sera pas loin d'en faire autant.
J'ai admiré, Sire, et j'ai fait admirer à nos philosophes de ce pays-ci tout ce que V. M. me fait l'honneur de me dire sur les abus et les atrocités absurdes de la jurisprudence criminelle française, sur le fanatisme égal, quoique opposé, de notre parlement et de nos prêtres, et sur le parti que doit prendre un homme raisonnable au milieu de tant de cervelles échauffées et dérangées. C'est aussi, Sire, celui que je prends; mépriser les fous et honorer les sages, voilà ma devise, et à peu près tout ce que je puis faire pour la raison, à laquelle je ne puis plus guère être utile que par mes vœux en sa faveur. Mais les premiers, Sire, de tous mes vœux, les plus sincères et les plus constants, sont ceux que je fais pour V. M.; leur vivacité est égale à celle des sentiments de respect, d'admiration et de reconnaissance éternelle avec lesquels je suis, etc.
P. S. Je prends la liberté, Sire, de recommander aux bontés de V. M. M. de Castillon; il désirerait obtenir la pension attachée à la place d'astronome dont il fait les fonctions, et je crois que sa demande est juste. V. M. sait que je ne l'ai jamais trompée; c'est ce qui me fait prendre la liberté de lui parler avec tant de confiance.
<457>35. DU MÊME.
Paris, 12 décembre 1766.
Sire,
Votre Majesté recevra incessamment, ou peut-être aura déjà reçu depuis quelques jours une très-faible et très-mince production de son admirateur; c'est un cinquième volume de mes Mélanges de littérature, pour lequel je demande à V. M. les mêmes bontés et la même indulgence dont elle a déjà bien voulu honorer les volumes précédents. Ce volume, Sire, ne contient guère que des choses déjà connues de V. M.; j'y ai pourtant fait quelques changements, non pas toujours pour le mieux, mais pour ne pas trop blesser les charlatans en tout genre qui veulent dominer sur les esprits; j'y ai inséré, avec les additions qui m'ont paru nécessaires pour le public, et les modifications que certaines matières exigeaient, la plus grande partie des éclaircissements que j'ai eu l'honneur de présenter à V. M. sur mes Éléments de philosophie. Il est pourtant certains articles que j'ai cru devoir supprimer, parce que je suis élevé, non comme M. Chicaneau457-a dans la crainte de Dieu et des sergents, mais dans la crainte de Dieu et des prêtres, et des parlements qui ne valent pas mieux.
Je prie très-humblement V. M. de vouloir bien, à ses heures perdues, ou plutôt dans ses instants de délassement (car elle n'a point d'heures à perdre), jeter les yeux sur ce volume, et m'éclairer de ses réflexions et de ses vues; elle trouvera en moi la docilité qu'un philosophe doit à celui qu'il regarde comme son chef et son modèle. Ce qui rend, Sire, ce volume intéressant à mes yeux, c'est l'occasion que j'ai eue d'y exprimer en divers endroits, avec la vérité dont je fais<458> profession, les sentiments éternels d'admiration et de respect dont je suis pénétré pour le héros de ce siècle, sentiments qui ne finiront qu'avec ma vie.
V. M. verra peut-être bientôt naître un nouvel héritier dans son illustre maison; je la prie d'être assurée d'avance de toute la joie que j'en aurai. Cet héritier, Sire, si la destinée vous l'accorde, n'aura pas besoin d'aller chercher bien loin de grands exemples; il les trouvera près de lui, il lira la vie de son grand-oncle, et désespérera de l'égaler.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
36. DU MÊME.
Paris, 6 février 1767.
Sire,
Votre Majesté me rend, je crois, assez de justice pour être persuadée que je ne prendrais jamais la liberté de lui parler d'autres affaires que de celles qui peuvent intéresser les sciences et la littérature; cependant je n'ai pu refuser à M. le prince de Salm, qui m'honore de ses bontés, de faire parvenir à V. M. cette lettre de sa part. Vous jugerez, Sire, si la demande qu'il fait à V. M. est juste, et si elle doit lui accorder son appui en cette occasion; tout ce que je me permettrai de dire, c'est que M. le prince de Salm me paraît digne des bontés de V. M. par ses qualités personnelles et par les sentiments de respect et d'admiration dont je l'ai toujours vu pénétré pour le héros de ce siècle; il joint à ces sentiments celui d'une éternelle reconnaissance pour les bontés dont V. M. l'a déjà honoré.
<459>Je reçois de temps en temps, comme V. M., d'assez violents mémoires contre ...; si cela continue, elle sera bientôt plus digne de pitié que de haine, car on l'écorche sans miséricorde. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que l'auteur de ces mémoires, à chaque coup d'étrivières qu'il donne à la pauvre ..., a peur, dès que le coup est lâché, que la justice ne le lui rende au centuple, et passe sa vie, comme saint Pierre, à renier et à se repentir.459-a
A propos de saint Pierre, on dit que son patrimoine pourrait être bientôt à vendre. V. M. devrait l'acheter; je serais bien flatté de recevoir d'elle un bref d'indulgences, que je me flatte qu'elle ne me refuserait pas. La vérité est que le vicaire de Jésus-Christ est, dit-on, prêt à faire banqueroute, qu'on meurt de faim à Rome, que le saint-père a fait fermer l'Opéra pour apaiser la colère de Dieu, et que les anciens Romains, qui ne demandaient que du pain et des spectacles,459-b trouveraient fort à plaindre les Romains modernes, qui n'ont ni l'un ni l'autre.
M. de Stainville, qui traitait si mal la nation française aux eaux de Spa, comme je l'ai su il y a trois ans de V. M., vient de traiter encore plus mal sa femme, qu'il a fait enfermer, parce qu'elle voulait lui donner pour enfants ceux d'un histrion. Si tous les maris qui sont dans le même cas faisaient autant de train, nos femmes du bel air seraient en effet hors du commerce.
Le père de M. de la Grange est inquiet de ne point recevoir de ses nouvelles; il craint que leurs lettres réciproques ne soient interceptées à Turin. Je prie V. M. d'interposer sa protection auprès du roi de Sardaigne, pour qu'il soit permis à un fils d'écrire à son père; car je ne puis croire que M. de la Grange ait pris V. M. pour Jésus-<460>Christ, et qu'il ait renoncé à son père et à sa mère pour le suivre, suivant la morale de l'Évangile.460-a
M. de Catt remettra à V. M. le mémoire que j'ai lu à l'Académie des sciences le jour où monseigneur le prince héréditaire de Brunswic a assisté à la séance; il roule sur un objet utile, dont je m'occupe autant que ma faible santé me le permet; car j'aurais encore plus de besoin d'un bref de sommeil et de digestion que d'un bref d'indulgences. J'ai bien de la peine à être passablement avec ces deux divinités-là; je dis divinités, parce que le sommeil et la digestion me paraissent les deux vraies divinités bienfaisantes de ce monde. Aussi suis-je bien résolu, suivant le sage conseil de V. M., de ne rien faire qui puisse les troubler; la nature physique ne m'a déjà que trop mal partagé de ce côté-là, sans que j'aie encore la sottise d'y joindre les causes morales, qui achèveraient de tout gâter.
Je ne sais si V. M. a reçu le cinquième volume de mes Mélanges, que j'ai eu l'honneur de lui annoncer dans ma dernière lettre; je la supplie de vouloir bien m'en dire son avis avec sa bonté ordinaire. Voltaire m'en paraît content; mais de quoi il est bien plus charmé, et avec bien plus de raison, ce sont les lettres que V. M. lui écrit; il m'en parle sans cesse, et m'en paraît transporté.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<461>37. DU MÊME.
Paris, 10 février 1767.
Sire,
J'ai eu l'honneur, il y a peu de jours, d'écrire à Votre Majesté une trop longue lettre, par laquelle je crains de lui avoir dérobé des moments précieux et d'avoir abusé de ses bontés. Cette lettre, Sire, sera plus courte, car je ne voudrais pas retomber trop souvent dans la même faute. Je me bornerai à présenter à V. M. la lettre et l'ouvrage ci-joints, de la part d'un des hommes de lettres que j'aime et que j'estime le plus, M. Marmontel,461-a mon confrère à l'Académie française, et un des membres les plus distingués de cette compagnie. L'ouvrage, Sire, me paraît digne d'être lu et jugé par un héros; il contient des maximes importantes, que V. M. met depuis longtemps en pratique; et la récompense la plus flatteuse que l'auteur puisse désirer de son travail, c'est que V. M. l'honore de son suffrage, et qu'elle veuille bien le lui témoigner.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<462>38. DU MÊME.
Paris, 10 avril 1767.
Sire,
C'est avec la plus grande circonspection que j'ose parler à Votre Majesté d'une affaire qui n'est nullement littéraire; mais un homme en place, à qui j'ai des obligations, m'a prié de vouloir bien présenter à V. M. le mémoire ci-joint. Il s'agit d'un Français qu'on dit être plus malheureux que coupable, et à qui il paraît que ses juges mêmes ont rendu bon témoignage. V. M. avait bien voulu abréger de moitié le temps de sa prison; cependant le terme est expiré, et il y est encore, à ce qu'il croit, contre vos ordres. Je suis bien assuré qu'il obtiendra justice, s'il la mérite, et je prie très-humblement V. M. de vouloir bien donner ordre que je sois instruit de ce qu'elle aura prononcé, afin que je puisse en rendre compte aux personnes qui m'ont recommandé cette affaire.
V. M. me fait l'honneur de me dire qu'elle n'est pas du même avis que moi sur certains endroits de mon dernier ouvrage, concernant la poésie et la musique. J'ose me flatter pourtant que si j'avais l'honneur d'avoir sur ces objets un entretien avec elle, elle demeurerait persuadée que je pense comme elle dans le fond, et que je n'en diffère peut-être que par une autre manière de m'exprimer; je serais porté à croire que j'ai tort, si nous différions dans l'essentiel. Par exemple, je me serais joint à V. M. pour me moquer de feu M. Algarotti sur la prétendue peinture de la poussière; il s'en faut bien que je croie la musique capable de tout peindre; je crois seulement et j'ai dit qu'elle peut, par ses sons, nous mettre quelquefois dans une situation semblable à celle où nous mettent certains objets de la vue, et par là nous rappeler l'idée de ces objets.
M. Marmontel sera sûrement très-flatté des observations que V. M.<463> lui envoie sur sa Poétique;463-a il répondra sûrement à V. M. avec plus de satisfaction qu'il ne fera à la Sorbonne sur son Bélisaire. Le pauvre garçon est actuellement aux prises avec elle, pour avoir dit que Trajan, Marc-Aurèle, et les autres Frédérics des siècles passés, qui avaient sur celui de notre siècle le désavantage de n'être pas baptisés, pourraient bien, nonobstant le défaut de ce passe-port, être en paradis avec Caton, Socrate, Aristide, et quelques marauds de cette espèce que le paganisme a produits. Je veux mourir, Sire, si je sais où sont tous ces honnêtes gens; mais je les crois en enfer, s'ils sont en même lieu que les docteurs; les raisonnements qu'ils entendent doivent être un supplice pour eux.
J'ai lu et relu mille fois, Sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, ce que V. M. a bien voulu ajouter de sa main dans la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser. Elle a bien raison de dire qu'on ne conçoit rien aux sottises contradictoires qui abondent dans certains pays, non plus qu'aux belles et importantes querelles de nos pédants en robe avec nos pédants en soutane. Pendant que cette vermine se déchire, toute l'Europe a les yeux sur V. M.; on parle de la Pologne, de Danzig, de dissidents dont je crois que V. M. ne se soucie guère;463-b que sais-je enfin ce qu'on ne dit pas? Mais de quoi vais-je me mêler? Il me semble déjà entendre V. M. qui me répond, comme Achille à Agamemnon :
Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux.463-cJe n'avais pas attendu les ordres de V. M. pour assurer le massif abbé d'Olivet qu'elle connaissait les e muets, et que crêp était sûrement un mot germanisé.463-d Il y a des fautes un peu plus essentielles<464> que celle-là dans la Prosodie de ce gros ex-jésuite; car il a l'honneur de l'être, et je ne conseillerais pas aux étrangers d'ajouter foi à un grand nombre de ses règles.
Monseigneur le prince héréditaire de Brunswic, qui est ici pour quelques jours, y reçoit le même accueil qu'à son premier voyage; et je me flatte que s'il ne nous a pas trouvés fort raisonnables, il nous trouvera du moins fort honnêtes, ou plutôt fort justes à son égard. J'ai eu la satisfaction d'exprimer plus d'une fois à ce prince les sentiments dont je suis pénétré pour V. M., et il pourra l'assurer de la vénération que tous les gens de lettres estimables ont pour elle.
Que V. M., Sire, fasse la guerre ou la paix, ce qui m'intéresse le plus, c'est qu'elle se porte bien, qu'elle continue longtemps à être l'admiration de l'Europe, et qu'elle veuille bien se souvenir quelquefois de la reconnaissance éternelle, de l'attachement inviolable, et du profond respect avec lequel je serai toute ma vie, etc.
39. A D'ALEMBERT.
5 mai 1767.
Il m'est impossible de vous répondre au sujet de ce prisonnier auquel vous vous intéressez, parce que son crime et son nom même me sont inconnus. On a demandé des éclaircissements aux tribunaux d'Emden et de Clèves, dont il faut attendre les rapports, pour savoir de quoi cet homme est accusé. Quoi qu'il en soit, j'ose me flatter que les colléges de justice de mon pays ne portent pas l'oubli des formalités et la précipitation des jugements au même point que vos cours de justice de France; et je ne pense pas qu'un innocent ait<465> été condamné, à moins que durant la guerre il ne se soit passé des choses qui ne sont point parvenues jusqu'à moi.
Vous me pressez de vous dire ce que je pense des additions que vous avez faites à vos Essais de littérature. Il me semble vous avoir écrit que je m'étais instruit dans cette partie de l'ouvrage où vous daignez abaisser la sublime géométrie au niveau de mon ignorance, que j'approuvais beaucoup la sagesse et la circonspection avec laquelle vous avez traité la partie métaphysique, matière délicate et scabreuse, et qu'il me semblait que c'était la seule manière de l'exposer sans soulever contre soi un essaim de docteurs armés d'anathèmes et d'imprécations. La partie qui regarde les beaux-arts est plus libre; il est permis de dire sur le sujet de l'histoire, de la poésie et de la musique tout ce que l'on veut, sans craindre l'inquisition; et comme les goûts sont différents, il serait difficile de trouver deux personnes dont les sentiments fussent d'accord en tout. Pour moi, par exemple, je me suis fait une habitude d'étudier l'histoire en la prenant à ses commencements, et en la suivant jusqu'à nos jours, par la raison qu'on établit des principes avant d'en tirer des conséquences. J'aime dans la poésie tout ce qui parle au cœur et à l'imagination, la politique et la Fable, et je serais fâché qu'on voulût en bannir la mythologie, si féconde en images. Ce n'est pas à dire qu'on abuse d'images usées; mais que de ressources pour un beau génie que ce nombre d'allégories charmantes sous lesquelles les anciens enveloppaient leurs connaissances physiques! Si des barbares, des prêtres fanatiques ont détruit les images des dieux du paganisme, serait-ce à des gens de lettres du dix-huitième siècle à faire main basse sur ce que des siècles où florissaient les arts et le goût ont produit de plus ingénieux? En un mot, le premier devoir du poëte est de plaire; il faut qu'il lui soit libre d'employer tel secours qu'il veut, pourvu qu'il y réussisse.
Je n'ose pas dire que j'aie trouvé quelques sophismes en dialectique dans les pensées d'un grand géomètre sur la musique; mais je<466> pense qu'il y a quelques abus de mots dont la définition, peut-être différente, m'empêche d'être du sentiment de ce grand homme. Il convient que la musique ne peut articuler que les sentiments de l'âme, que par conséquent tout ce qui peut être du ressort des autres sens ne l'est pas de l'acoustique; cependant il exige du compositeur qu'il rende le lever du soleil. Ne serait-ce pas qu'il veut que le musicien exprime cette joie douce et tranquille qu'inspire le lever de l'aurore? Cela se peut; mais de monter des cordes les plus basses de l'instrument aux plus aiguës, et d'en redescendre au gré du géomètre, cela ne peut jamais établir la moindre analogie entre le spectacle d'une belle matinée et les sons articulés. Tenons-nous-en donc en musique à l'expression des affections de l'âme, et gardons-nous de rendre les cris des grenouilles, le croassement des corbeaux, et cent autres sujets dont l'imagination est vicieuse en musique comme en poésie. Toutes les choses de ce monde, ainsi que les arts qui servent à nos plaisirs, ont leurs bornes circonscrites; si nous les étendons au delà de leur sphère, nous les dénaturons au lieu de les perfectionner. Je ne suis qu'un dilettante, et je ne décide point sur des matières qu'à peine il m'est permis d'effleurer; mais vous avez voulu que je vous disse ce que je pense; le voilà.
Pour M. l'abbé d'Olivet, dont je suis le très-humble serviteur, bien loin de lui vouloir du mal de son crêp, ou crêpe, je lui ai la plus grande obligation de ce qu'il m'a cité; depuis, je me crois un auteur fameux, et je prends les airs de suffisance d'un poëte dont il est fait mention dans l'Académie française. Je recommande mes solécismes et mes barbarismes à son indulgence; car dans ce pays-ci on craint plus les censures grammaticales que celles de la Sorbonne et du pape même.
Vivent les philosophes! voilà les jésuites chassés de l'Espagne.466-a Le<467> trône de la superstition est sapé, et s'écroulera dans le siècle futur; toutefois prenez garde qu'il ne vous écrase en tombant; car la chute de tous les trônes du monde ne vaut pas les chagrins et les persécutions qui troublent le bonheur de notre vie. Je vous souhaite un bonheur constant et inaltérable. Sur ce, etc.
40. DE D'ALEMBERT.
Paris, 31 mai 1767.
Sire,
M. Pernety,467-a que Votre Majesté appelle à Berlin, aura l'honneur de lui présenter cette lettre. Il est très-digne par ses talents et ses connaissances de la place que V. M. lui destine, et dans laquelle j'ose promettre à V. M. qu'il se conciliera l'estime générale, et qu'il méritera en particulier celle du grand roi dans les États duquel il va s'établir. Je prends la liberté, Sire, de recommander cet homme de mérite aux bontés de V. M., bien persuadé qu'il s'en rendra digne. Je suis avec le plus profond respect, etc.
41. DU MÊME.
Paris, 3 juillet 1767.
Sire,
J'ose me flatter que Votre Majesté est assez persuadée de mon inviolable attachement pour ne pas douter de ma sensibilité sur la perte<468> qu'elle vient de faire.468-a Tout ce qui intéresse V. M. a des droits sur mon cœur, et ce qui peut augmenter ou altérer son bonheur ne me touche pas moins que ce qui peut contribuer à sa gloire.
Je suis aussi flatté que reconnaissant de tout ce que V. M. veut bien me dire sur mon ouvrage dans la dernière lettre dont elle a daigné m'honorer; je la prie de recevoir mes très-humbles remercîments, et des éloges qu'elle a la bonté de me donner, et des critiques qu'elle veut bien y joindre. Il me semble que dans ce que j'ai dit, ou du moins dans ce que je pense sur la poésie, je ne diffère point réellement de V. M.; je n'ai condamné que celle qui se borne à des mots et à des images usées, celle qui ne contient point des choses, et assurément V. M. est moins faite que personne pour prendre la défense de cette poésie, qui ne ressemble guère à la sienne. A l'égard de la musique, V. M. convient qu'elle peut au moins nous rappeler les objets qui ne sont pas de son ressort, en réveillant en nous, par les sons, des sentiments semblables à ceux que ces objets nous procurent. J'avoue que je vais un peu plus loin, et je ne crois pas mon opinion tout à fait sans fondement; mais l'objet est si métaphysique, et par conséquent si contentieux, que je ne suis point surpris qu'un des plus grands musiciens de l'Europe pense autrement, et que je ne me crois, sur ce point-là surtout, aucunement infaillible.
Je ne sais si l'expulsion des jésuites d'Espagne sera un grand bien pour la raison, tant que l'inquisition et les prêtres gouverneront ce royaume. Je crois aussi que si V M. expulse jamais les jésuites de Silésie, elle n'hésitera pas à en dire la raison à toute l'Europe, et qu'elle ne tiendra pas renfermés dans son cœur les motifs de cette proscription.
On dit que V. M. a eu la bonté d'accorder une enseigne au malheureux jeune homme468-b condamné par nosseigneurs du parlement<469> de Paris, dans le siècle de Frédéric, à être brûlé vif pour avoir chanté des chansons grivoises, et pour avoir oublié de saluer une procession. Je remercie V. M. de cette bonne œuvre, au nom de la philosophie et de l'humanité.
Si V. M. juge à propos de nommer des associés étrangers à l'Académie, je prends la liberté de recommander à ses bontés un homme de mérite, bon géomètre et bon philosophe, M. l'abbé Bossut, correspondant de notre Académie des sciences de Paris, dont il serait membre depuis longtemps, s'il ne demeurait pas en province. Il a remporté deux ou trois prix à notre Académie, et j'ose assurer V. M. qu'il ne déparera pas la liste de Berlin, quand elle jugera à propos d'augmenter le nombre des associés étrangers, qui est à la vérité bien grand dans un sens, mais assez court dans un autre.
Ma santé est toujours flottante, comme l'est actuellement la société jésuitique espagnole; je suis parvenu, à force de régime, à rétablir mon estomac; mais ma tête est presque absolument incapable d'application. Je ne prendrais pas la liberté d'entrer avec V. M. dans ces détails, si elle n'avait la bonté de me les demander. Puisse la destinée ajouter aux fibres de V. M. la force et le ressort qu'elle ôte-aux miennes! Je serai tout consolé.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
42. DU MÊME.
Paris, 15 septembre 1767.
Sire,
Un grammairien philosophe, nommé M. Beauzée, professeur à l'école royale militaire, et qui a beaucoup réfléchi sur la métaphysique<470> générale, qui sert de base à la grammaire, a composé sur ce sujet un ouvrage profond et plein de réflexions qui méritent l'attention des têtes pensantes. Il a désiré, Sire, de faire hommage de son travail à V. M., et m'a prié de le lui faire parvenir. Je l'ai assuré que vous recevriez avec bonté cet hommage, et que vous donneriez même à la lecture de ce livre, tout abstrait qu'il est, le peu de temps que vos importantes occupations peuvent vous laisser.
Permettez-moi, Sire, de profiter de cette occasion pour renouveler à V. M. les sentiments dont je suis pénétré pour elle, et dont je me flatte qu'elle est bien persuadée. J'apprends par les nouvelles publiques que le mariage de madame la princesse Guillelmine avec le prince stadhouder est prêt à se faire,470-a et je prie instamment V. M. d'en recevoir mon très-humble compliment. Tout ce qui intéresse son illustre maison m'est infiniment cher; mais j'ai une satisfaction beaucoup plus vive à l'assurer de l'intérêt que je prends au bonheur et à la gloire de cette maison et de son illustre chef qu'à lui témoigner ma sensibilité sur les événements qui peuvent l'affliger, quoique ma sensibilité pour ces derniers objets ne soit pas moins forte que pour les autres. Je voudrais n'entretenir jamais V. M. que de choses qui pussent lui être douces ou agréables; mais je la supplie de croire que je partage avec la même vivacité tout ce qui peut satisfaire ou troubler son cœur. C'est dans ces sentiments, et avec la plus grande admiration et le plus profond respect, que je serai toute ma vie, etc.
<471>43. DU MÊME.
Paris, 14 décembre 1767.
Sire,
Il y a quelque temps que j'eus l'honneur de recevoir de Votre Majesté une lettre charmante sur la poésie et la musique, lettre pleine de raison, de sel et d'esprit, et que le plus éclairé et en même temps le plus gai des philosophes serait très-flatté d'avoir écrite. J'ai mis plusieurs fois, Sire, la main à la plume, ou, comme disent les pédants, la plume à la main, pour répondre tant bien que mal à cette excellente lettre; mais la plume m'est tombée trois fois des mains; j'ai senti qu'on ne répliquait point par une froide discussion à des raisonnements très-fins et très-justes, soutenus par de bonnes plaisanteries. D'ailleurs, pour tenir tête, Sire, à un adversaire tel que V. M., il faudrait du moins que j'eusse tout entière à ma disposition la pauvre petite tête que Dieu m'a donnée; mais les approches de la mauvaise saison ont encore affaibli le peu qui m'en restait, et, pour peu que cela continue, j'aurai l'honneur de finir par être imbécile. J'espère du moins que si la destinée m'enlève le peu d'esprit qui me reste, elle me laissera toujours un cœur capable de sentir les bontés dont V. M. m'honore, et qui conservera toujours pour elle la plus vive et la plus respectueuse reconnaissance.
Quand V. M. jugera à propos d'augmenter le nombre des associés étrangers de son Académie, je prends la liberté de lui proposer d'avance M. l'abbé Bossut, dont j'ai eu déjà l'honneur de lui parler dans une lettre précédente; c'est un très-bon géomètre, qui a remporté plusieurs prix à l'Académie des sciences de Paris, et ailleurs. J'attendrai les ordres de V. M. pour le proposer à l'Académie, et je ne ferai sur cela que ce qu'elle voudra bien me prescrire. Je compte que V. M. est toujours satisfaite de M. de la Grange, et je me féli<472>cite de plus en plus d'avoir procuré à l'Académie cette excellente acquisition.
Puisque V. M. veut bien me permettre de l'entretenir de ce qui intéresse les membres de cet illustre corps, je prends la liberté de recommander une seconde fois à ses bontés le professeur de Castillon. Il désirerait que V. M. voulût bien lui accorder les appointements de la place d'astronome, pour pouvoir se faire aider dans les calculs et les travaux que cette place exige; ou bien, ce qui reviendrait pour lui à la même grâce, que V. M. voulût bien accorder les appointements et le logement d'observateur à M. son fils, qui est très-capable de remplir cette place. Il me paraît que M. de Castillon s'occupe beaucoup et avec succès de ce qui concerne l'astronomie et l'optique, mais qu'il aurait besoin d'un coopérateur que son peu de fortune l'empêche de se procurer.
Je désirerais beaucoup, si les précieux moments de V. M. le permettaient, savoir ce qu'elle pense de la Grammaire en deux volumes de M. Beauzée, que j'ai eu l'honneur de lui adresser; cet ouvrage est, ce me semble, savant et profond, mais un peu trop scolastique. V. M. doit aussi avoir reçu une pièce intitulée L'Honnête criminel,472-a dont le sujet est intéressant. Si elle daignait me faire part de ses réflexions sur ces deux ouvrages, je les ferais passer aux auteurs, qui certainement en feraient leur profit.
Voilà donc les jésuites chassés de Naples; on dit qu'ils vont l'être bientôt de Parme, et qu'ainsi tous les États de la maison de Bourbon feront maison nette. Il me semble que V. M. a pris à l'égard de cette engeance dangereuse le parti le plus sage et le plus juste, celui de ne point lui faire de mal, et d'empêcher qu'elle n'en fasse. Mais ce parti, Sire, n'est pas fait pour tout le monde; il est plus aisé d'opprimer que de contenir, et d'exercer un acte de violence qu'un acte de jus<473>tice. Cependant la cour de Rome perd insensiblement ses meilleures troupes, et ... ses enfants perdus; il me semble qu'elle replie ses quartiers insensiblement, et qu'elle finira par suivre son armée et par s'en aller comme elle. Bien mal acquis s'en va de même, disait le feu pape Benoît XIV, qui voyait bien, comme on dit, le fond du sac. En attendant, la Sorbonne, qui joue de son reste sans doute, vient de donner une belle censure de Bélisaire; cette censure est un chef-d'œuvre de bêtise et d'absurdité, au point que les théologiens mêmes (qui ne l'ont pas rédigée) en sont dans la honte, tout théologiens qu'ils sont. Mais il ne m'importe guère ce que les pédants font, disent et écrivent, pourvu que V. M. soit heureuse, qu'elle se porte bien, et qu'elle veuille bien quelquefois se souvenir du très-profond respect et de l'attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, etc.
44. A D'ALEMBERT.
7 janvier 1768.
Je vous suis obligé des vœux que le nouvel an vous fait faire pour ma personne, et j'y répondrais tout de suite, si je n'étais retenu par la diète de Ratisbonne, dont les graves délibérations roulent à présent sur les compliments de la nouvelle année; la pluralité des voix incline à les supprimer. Vous savez qu'un certain fiscal Anis473-a m'a fort persécuté dans son temps; et comme je crains la censure, je me borne à faire pour vous les vœux quotidiens de toute l'année. Si ma<474> dernière lettre vous a fait rire, c'est que j'aime à égayer les matières qui en sont susceptibles, et qu'il me passe journellement par les mains tant de choses graves ou ennuyeuses, que je m'en dédommage, quand j'en ai l'occasion, par d'autres qui délassent l'esprit. Et pourquoi toujours traiter la philosophie avec une mine refrognée? J'aime à dérider le front des philosophes, et à badiner sur les opinions qui, si on les examine de près, n'ont pas de grands avantages les unes sur les autres. Le sage l'a dit : Vanité des grandeurs, vanité de la philosophie, et tout est vanité.
Ne pensez pas cependant que je ne sais que rire; j'ai fait pleurer il y a quelques jours toute l'assemblée d'une académie à laquelle vous vous intéressez, au sujet du discours que je vous envoie selon l'usage, comme on dit, parce que vous en êtes membre. Je crois que le fils de Castillon est tout installé sur la tour de l'observatoire, et que Jupiter, Vénus, Mars, Mercure, ne gravitent plus que selon ses ordres. J'avais fait mon accord qu'il adoucirait nos hivers et réchaufferait nos printemps; jusqu'ici il n'a pas tenu parole; mais comme sa domination n'a commencé que depuis peu, il y a apparence qu'elle n'est pas encore assez affermie pour que les planètes lui obéissent.
On m'a envoyé de Paris deux nouvelles tragédies, les Canadiens et Cosroès.474-a Les jeunes gens qui en sont les auteurs ne font pas mal les vers. S'ils pèchent, c'est qu'ils n'ourdissent pas assez finement la trame de tout l'ouvrage, et que les situations ne sont pas assez préparées, ni amenées assez naturellement; c'est qu'ils manquent de censeurs éclairés qui les conduisent dans une route où il est facile de s'égarer sans guide. Mais si le public les dégoûte, il étouffe des talents naissants qui pourraient se développer.
Pour les talents des jésuites, ils ne se développeront plus; les voilà<475> chassés de la moitié de l'Europe, et du Paraguay même; les possessions qui leur restent ailleurs me semblent précaires. Je ne répondrai pas de ce qui leur arrivera en Autriche, si l'Impératrice-Reine vient à mourir; pour moi, je les tolérerai tant qu'ils seront tranquilles, et qu'ils ne voudront égorger personne. Le fanatisme de nos pères est mort avec eux; la raison a fait tomber le brouillard dont les sectes offusquaient les yeux de l'Europe. Ceux qui sont aveugles et cruels peuvent encore persécuter; ceux qui sont éclairés et humains doivent être tolérants. Que cette odieuse persécution soit un crime de moins pour notre siècle, c'est ce qu'on doit attendre des progrès journaliers que fait la philosophie; il serait à souhaiter qu'elle influât autant sur les mœurs que la philosophie des anciens. Je pardonne aux stoïciens tous les écarts de leurs raisonnements métaphysiques, en faveur des grands hommes que leur morale a formés. La première secte pour moi sera constamment celle qui influera le plus sur les mœurs, et qui rendra la société plus sûre, plus douce et plus vertueuse. Voilà ma façon de penser; elle a uniquement en vue le bonheur des hommes et l'avantage des sociétés.
N'est-il pas vrai que l'électricité et tous les prodiges qu'elle découvre jusqu'à présent n'ont servi qu'à exciter notre curiosité? n'est-il pas vrai que l'attraction et la gravitation n'ont fait qu'étonner notre imagination? n'est-il pas vrai que toutes les opérations chimiques se trouvent dans le même cas? Mais en vole-t-on moins sur les grands chemins? vos traitants en sont-ils devenus moins avides? rend-on plus scrupuleusement les dépôts? calomnie-t-on moins, l'envie est-elle étouffée, la dureté de cœur en est-elle amollie? Qu'importent donc à la société ces découvertes des modernes, si la philosophie néglige la partie de la morale et des mœurs, en quoi les anciens mettaient toute leur force? Je ne saurais mieux adresser ces réflexions, que j'ai depuis longtemps sur le cœur, qu'à un homme qui, de nos jours, est l'Atlas de la philosophie moderne, qui, par<476> son exemple et ses écrits, pourrait remettre en vigueur la discipline des Grecs et des Romains, et rendre à la philosophie son ancien lustre. Sur ce, etc.
45. DE D'ALEMBERT.
Paris, 29 janvier 1768.
Sire,
Je viens de recevoir et de lire avec la plus grande sensibilité l'Éloge que V. M. a fait du jeune et digne prince qu'elle a eu le malheur de perdre. Cet ouvrage, Sire, fait un honneur égal à l'esprit et aux sentiments du héros qui en est l'auteur; c'est la vertu et l'éloquence qui pleurent la vertu et les talents, moissonnés à leur aurore; on ne peut s'empêcher de joindre ses larmes à celles de V. M. en lisant un ouvrage si touchant et si pathétique. Le seul endroit peut-être que j'aurais désiré de n'y pas trouver, quoique le plus touchant et le plus pathétique de tous, c'est celui où V. M. parle de sa fin prochaine. Je sais, Sire, qu'un héros tel que vous envisage ce dernier moment avec tranquillité; mais il me semble que V. M. devrait dérober cette affligeante image aux regards de ceux qui lui sont tendrement et respectueusement attachés. Heureusement pour leur sensibilité, ce triste moment, Sire, est pour eux dans le lointain bien plus qu'il ne le paraît à V. M.; ils se flattent même qu'ils n'auront pas la douleur d'en être témoins. En lisant cette triste et éloquente péroraison, j'adressais du fond de mon cœur à V. M. les beaux vers de l'ode XVII du second livre d'Horace, où ce poëte prie Mécène de suspendre les plaintes que la vue d'une mort prochaine causait à ce favori d'Au<477>guste, avec cette différence, Sire, que V. M. est bien plus précieuse au monde que Mécène, qu'il craignait la mort et que vous l'avez mille fois bravée, et que mes sentiments sont bien plus profonds et plus justes que ceux d'Horace.
Quelque éloquente, Sire, que soit la peinture dont j'ose me plaindre à V. M., j'aime mieux pour elle et pour moi la gaîté si philosophique avec laquelle elle sait traiter les sujets même de philosophie, sans y répandre moins de justesse et de profondeur. Elle aurait, par exemple, d'excellentes réflexions à faire en ce genre sur la procession que notre saint-père le pape vient d'ordonner parce que la religion catholique a le malheur de ne pouvoir plus opprimer et persécuter les dissidents en Pologne. C'est afficher bien adroitement l'esprit de cette religion, et donner beau jeu à ses ennemis.
V. M. traite un peu trop mal la géométrie transcendante. J'avoue qu'elle n'est souvent, comme V. M. le dit très-bien, qu'un luxe de savants oisifs; mais elle a souvent été utile, ne fût-ce que dans le système du monde, dont elle explique si bien les phénomènes. Je conviens cependant avec V. M. que la morale est encore plus intéressante, et qu'elle mérite surtout l'étude des philosophes; le malheur est qu'on l'a partout mêlée avec la religion, et que cet alliage lui a fait beaucoup de tort.
J'apprends que M. de Castillon le fils n'a point la place d'astronome, qui a été donnée à M. Bernoulli. Ce dernier est sans doute un très-bon sujet; mais je prends la liberté de recommander l'autre de nouveau aux bontés de V. M.; si elle daignait le donner pour aide à M. son père dans l'astronomie, et y joindre une pension dont il aurait besoin, cette famille estimable lui aurait une éternelle obligation.
Puissiez-vous, Sire, faire encore longtemps des ouvrages tels que celui que je viens de lire, à condition que ces ouvrages n'auront pas un si triste objet, et surtout une péroraison aussi douloureuse pour<478> vos fidèles serviteurs! C'est dans ces sentiments et avec le plus profond respect que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.
46. A D'ALEMBERT.
24 mars 1768.
Vous avez reçu un Éloge moins fait pour l'ostentation que pour la vérité. Je vous assure que le talent de l'orateur n'y était pour rien, et que le témoignage unanime de l'auditoire a bien justifié l'auteur de cette accusation. Mais je passe sur un sujet trop triste pour que j'y insiste plus longtemps, et je félicite les philosophes des sottises récentes du grand lama. Vos vœux n'auraient pu que difficilement obtenir du ciel qu'il se conduisît plus mal; il ressemble à un vieux danseur de corde qui, dans un âge d'infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe, et se casse le cou. Les foudres des excommunications sont depuis longtemps rouillées dans le Vatican; fallait-il les tirer de cet arsenal pour les lancer d'un bras impuissant? Et dans quel temps? Où le maître est aussi décrédité que le vicaire, où la raison rejette hautement tout verbiage mystique et inintelligible, où le peuple est moins absurde que les hommes en place ne l'étaient autrefois, où des souverains abolissent de leur propre autorité l'ordre des jésuites, qui servaient de gardes du corps à la papauté. Vous verrez que le pape sera aussi maltraité à Paris que les philosophes, et que le Père éternel de Versailles trouvera très-mauvaise la galanterie que le saint-siége a faite à son petit-fils.478-a Que ces prophéties s'accom<479>plissent ou non, il en résulte pour moi la consolation d'avoir un confrère de plus excommunié; cela est d'autant plus agréable, que cet événement se trouve le premier en ce genre qui arrive de mon temps.
J'ai vu une Épître où le pauvre Marmontel veut sauver une fille de théâtre pour ses charités; il paraît que les censures de la Sorbonne ne l'ont pas encore su corriger du vice horrible de la tolérance. Comme il veut sauver tout le monde, je me flatte qu'il fera un généreux effort en faveur du duc de Parme et de moi, de sorte qu'avec Marmontel, le duc de Parme, la danseuse et moi, nous irons droit en paradis, malgré la Sorbonne et le pape.
On dit que vous travaillez à augmenter l'édition de vos œuvres, et je m'en réjouis, parce que personne n'écrit d'un style aussi clair et aussi net que le vôtre sur des matières abstraites de géométrie.
On n'entend plus parler de Voltaire. Des lettres de la Suisse annoncent qu'il travaille à un ouvrage destiné pour l'impératrice de Russie; je ne sais ce que ce peut être. Il pourra composer un code de nouvelles lois pour les Polonais, Tartares ou Persans. Pour moi, j'ai eu différentes indispositions de suite qui m'ont fort incommodé; mais qui n'en a pas? On dit que c'est pour exercer notre patience. Je voudrais que votre santé ne fût pas dans le cas d'exposer plus longtemps votre patience à s'impatienter, et que votre corps, aussi sain que votre âme et votre esprit, ne fût point comme ces fourreaux qu'on dit que l'épée use; et si ce peut être une consolation pour vous, comptez qu'il y a ici des personnes qui s'intéressent sincèrement à votre conservation, ainsi qu'à tout ce qui peut vous être avantageux. Sur ce, etc.
<480>47. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 avril 1768.
Sire,
J'ai déjà eu l'honneur de faire à Votre Majesté mes très-humbles remercîments du bel Éloge qu'elle a bien voulu m'envoyer, et de lui dire combien cet ouvrage m'avait paru éloquent et pathétique. Toutes les âmes sensibles qui l'ont lu en ont été aussi touchées que moi, et font des vœux pour que la nature augmente les jours de l'auguste orateur de ceux qu'elle a refusés à son illustre neveu, si dignement célébré par elle.
Si quelque chose, Sire, peut être comparé à cet éloquent ouvrage, ce sont les excellentes réflexions dont V. M. veut bien me faire part au sujet de l'excommunication du duc de Parme. La comparaison qu'elle fait du grand lama à un vieux danseur de corde qui, dans un âge d'infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe, et se casse le cou, est aussi juste et aussi philosophique que piquante; on la répète de bouche en bouche, et cette seule parole vaut mieux que toutes les grandes écritures du conseil d'Espagne et du parlement de Paris au sujet de cette belle équipée.
L'excommunié Marmontel, à qui j'ai fait part de l'endroit qui le regarde dans la lettre de V. M., me charge de lui dire que le paradis, le purgatoire, les limbes, l'enfer même, lui sont assez indifférents, pourvu qu'il ait l'honneur d'y être à la suite de V. M.
Quant à Voltaire, je ne sais s'il est excommunié, mais il ne se tient pas pour tel; car il vient de faire ses pâques en grand gala en son église seigneuriale de Ferney, et après la cérémonie, il a fait à ses paysans un très-beau sermon contre le vol. Il se prétend ruiné, et vient en conséquence de faire maison nette, même de sa nièce,480-a<481> qu'il a renvoyée à Paris; il est resté seul avec un jésuite, nommé le père Adam, qui n'est pas, à ce qu'il dit, le premier homme du monde; il prétend que Son Altesse monseigneur le duc de Würtemberg lui doit beaucoup, et le paye fort mal, et il dirait volontiers de ce prince ce qu'en disait en ma présence à V. M. un peintre italien qui avait travaillé pour lui sans être payé : Oh! c'est un homme qui n'aime point la virtou.
V. M. me flatte infiniment en désirant un nouveau volume de mes œuvres; j'ai bien quelques matériaux pour ce volume, mais je ne sais quand ma pauvre tête me permettra de les mettre en œuvre. Je vais la laisser reposer pendant un an; pour tuer le temps en attendant, je fais imprimer deux volumes de grimoires algébriques qui sont faits depuis plus de deux ans, et qui n'intéressent guère V. M., ni moi non plus.
Madame la comtesse de Boufflers-Rouverel, femme de beaucoup d'esprit et de mérite, et que feu madame de Pompadour, d'heureuse mémoire, haïssait fort à cause de son admiration pour V. M., me charge de mettre à ses pieds M. le comte de Boufflers son fils, jeune homme bien élevé, instruit et sage, qui doit arriver incessamment à Berlin, et que le ministre d'Angleterre doit présenter à V. M.; ce jeune seigneur mérite d'être distingué, par sa conduite et par ses connaissances, de notre jeune noblesse française.
Je me flatte, Sire, que le retour des beaux jours et l'exercice rendront à V. M. une santé parfaite; je ne suis point étonné qu'elle ait souffert du rude hiver que nous venons d'éprouver, et j'espère qu'elle se trouve mieux à présent. Puisse la destinée la conserver longtemps pour le bien de ses États, pour l'exemple de l'Europe, pour l'honneur et l'avantage des lettres et de la philosophie!
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<482>48. A D'ALEMBERT.
(Potsdam) 7 mai 1768.
Un dieu favorable aux philosophes a envoyé un esprit de vertige et de démence, au lieu du Saint-Esprit, au saint-père, qui lui inspire de puissantes erreurs et des entreprises extravagantes. On dit que, le bras levé, il va lancer ses foudres sur le Très-Chrétien, le Très-Catholique et le Très-Fidèle.482-a Vous l'allez voir adopter le Défenseur de la foi et le très-hérétique Philosophe de Sans-Souci, pour n'être pas isolé et dépourvu de cortége. La postérité sera surprise d'apprendre quels géants le pape a bien osé excommunier. Tout ce que mériterait le pape serait que ces sacrées Majestés lui jetassent des pommes au visage. Ce qu'il leur refuse ne mérite en vérité pas d'être recherché. Un bon gigot de mouton est plus succulent que toute chair virginalement divine. Je ne sais ce qui résultera de cette affaire. C'est à ce vieux danseur de corde, qui vous a fait rire, à voir comment il se tirera du pas dans lequel il s'est engagé.
Quoi qu'il en soit, cela sera sans contredit favorable à la philosophie. On verra, d'un côté, à quel comble d'extravagance mène le système des inspirations, et, d'un autre, à quelle sagesse mènent les raisonnements exacts et rigoureux de la philosophie; ici l'orgueil et l'ambition d'un prêtre qui veut fouler des couronnes à ses pieds, là une raison éclairée qui protége et défend le pouvoir légitime des souverains; d'une part les suites turbulentes d'une religion extravagante, de l'autre ceux qui la décrient, et qui s'élèvent contre des abus monstrueux. Enfin il n'y aura plus moyen de soutenir une thèse qui manifeste elle-même sa dangereuse absurdité. Cependant, direz-vous, on persécute Marmontel et les encyclopédistes. A cela je réponds qu'il y a partout des brigues, des cabales, des inimitiés personnelles,<483> des jalousies et des querelles de parti qui s'arment de prétextes frivoles pour contenter leur haine et leur vengeance particulière; mais le Très-Chrétien excommunié, il se fera philosophe; vous deviendrez son premier aumônier, Diderot confessera Choiseul, et Marmontel le Dauphin. Vous aurez la feuille des bénéfices, vous donnerez un archevêché à Voltaire, un évêché à Jean-Jacques, une abbaye à d'Argens, et les affaires n'en iront que mieux.
Il y a eu grand bruit à Ferney; on ne sait pas ce qui peut y avoir donné lieu. Le patriarche a chassé Agar de sa maison; il a pris le divin déjeuner, s'en est fait donner le certificat, et l'a envoyé à Versailles, signe certain de quelque persécution nouvelle. Mais comme tout le monde sait jusqu'où il porte la ferveur de la foi, il échappera sans doute aux calomnies de ses envieux.
Je voudrais que votre santé se rétablît, et que votre courage triomphât des tracasseries comme votre raison des erreurs. Souvenez-vous que Galilée fut plus maltraité que vous ne l'êtes, que Des Cartes fut banni de sa patrie, que Bayle fut obligé de la quitter, que Michel Servet fut brûlé, et que les cendres de ceux qui l'ont été pour une aussi belle cause formeraient des montagnes comme Montmartre, si l'on pouvait les rassembler. Adieu; je vous recommande la paix de l'âme comme le premier mobile de la santé du corps. En philosophant, il est bon d'éclairer les autres, mais il ne faut pas s'oublier soi-même. Veillez donc à votre conservation, à laquelle je m'intéresse plus que personne. Sur ce, etc.
<484>49. DE D'ALEMBERT.
Paris, 20 juin 1768.
Sire,
J'en demande pardon à Votre Majesté, je reconnais toute sa supériorité en politique comme en tout le reste, mais je ne vois pas autant d'avantages qu'elle pour la malheureuse philosophie dans toutes les sottises qu'il plaît au Saint-Esprit d'inspirer au grand lama. Je m'attends seulement que le très-saint père recevra de ses très-chers enfants les princes catholiques quelques coups de pied dans le ventre, ou dans le derrière, comme il plaira à V. M.; mais je n'espère pas qu'aucun philosophe devienne ni grand aumônier, ni confesseur. En attendant la fortune que V. M. a la bonté de leur prédire, ils continueront à être vilipendés et persécutés; ils souffriraient patiemment le premier, si on voulait bien leur faire grâce du second; et en cas qu'on leur épargnât les coups, ils diraient volontiers comme Sosie dans Amphitryon :484-a
.... Pour des injures,
Dis-m'en tant que tu voudras;
Ce sont légères blessures,
Et je ne m'en fâche pas.
Quoi qu'il en soit, le Fils aîné de l'Église vient, avec tout le respect possible, de se saisir d'Avignon, en y envoyant, non pas une armée, mais un détachement du parlement d'Aix, qui en a pris possession en robes rouges et avec beaucoup de politesse. Nous faisons la guerre au pape l'épée au côté et la plume à la main; mais en récompense, nous sommes prêts à jeter les philosophes dans le feu au premier signal.
Je remercie très-humblement V. M. de l'intérêt qu'elle veut bien<485> prendre à ma santé; le coffre de la machine est un peu meilleur en ce moment, mais la tête est toujours incapable d'application, par le peu de sommeil. J'ai eu la douleur, ces jours-ci, de me voir plus près de V. M. de deux cents lieues, et de n'avoir plus la force d'aller me mettre à ses pieds. M. Mettra, qui part pour Berlin, et qu'il ne m'est pas permis d'accompagner, par le régime auquel je suis forcé de m'assujettir, voudra bien être auprès de V. M. l'interprète de mes sentiments et de mes regrets.
Oui, sans doute, le Patriarche de Ferney a renvoyé Agar de sa maison; il est livré pour toute société à un fort honnête jésuite, qui s'appelle le père Adam, et qui n'est pourtant pas, à ce qu'il dit, le premier des hommes. Il a pris ce jésuite pour lui dire la messe et pour jouer avec lui aux échecs; je crains toujours que le prêtre ne joue quelque mauvais tour au philosophe, et ne finisse par lui damer le pion et peut-être le faire échec et mat. On dit que l'évêque de Genève ou d'Annecy, dont il a l'honneur d'être une des ouailles, a voulu l'excommunier pour avoir fait ses pâques; heureusement il a rendu en même temps un très-beau pain bénit, et le curé, pour lequel il y avait une excellente brioche, a plaidé la cause de son paroissien, et a soutenu qu'il n'avait point prétendu jouer la comédie, et qu'il était dans les plus saintes dispositions du monde. Pour lui, il me semble qu'il n'y a pas fait tant de façons, et qu'il a dit, comme Pourceaugnac, à qui ses médecins veulent tâter le pouls pour savoir si on lui donnera à manger : Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau?485-a
Je sens que j'abuse du temps et des bontés de V. M. en l'entretenant de ces misères; je lui en demande pardon; je la supplie de se conserver pour le bonheur de ses sujets, pour l'exemple de l'Europe, et pour le bien de la philosophie et des lettres. J'espère que M. Mettra me rapportera de bonnes nouvelles de sa santé, et voudra bien<486> lui témoigner l'attachement inviolable, la reconnaissance, l'admiration et le très-profond respect avec lequel je suis, etc.
P. S. Je viens de lire une Profession de foi des théistes qui me paraît adressée à V. M. C'est un fruit des pâques de Ferney.486-a
50. A D'ALEMBERT.
Le 4 août 1768.
Je vois que votre attachement à la philosophie est supérieur à tout appât de fortune. Vous ne voulez pas vous engager à la cour, fût-ce même en qualité de casuiste chargé de faire les équations algébriques des péchés du souverain et des peines qu'il encourt. Vous préférez votre retraite philosophique au faste des grandeurs; et, plus sage que Platon, aucun Denys ne vous fera abandonner la méditation pour vous livrer au tourbillon des frivolités. C'est ce repos qu'Épicure recommande tant à ses disciples (et dont on fait peu de cas dans votre patrie), et que ce philosophe considérait comme le souverain bien. Il y a ici un certain marquis, fortement imbu de cette doctrine, qui la pousse au point de s'interdire tout mouvement. S'il pouvait vivre sans que son sang circulât, il préférerait cette façon d'être à celle dont il existe actuellement. Pour moi, qui aime à faire plaisir à tout le monde, je me garde bien de le contredire; j'ai même cru, comme Jean-Jacques a réussi à mettre à la mode la doctrine des paradoxes, que je ne ferais pas mal de me ranger du nombre des auteurs qui,<487> parant leurs ouvrages de belles phrases, ont renoncé à la sotte manie d'avoir le sens commun. Je vous envoie la belle dissertation que j'ai composée à la louange de la paresse.487-a Vous y trouverez une érudition légère et une profondeur superficielle qui doivent, dans le siècle où nous vivons, faire la fortune de cet ouvrage; il m'a réconcilié avec le marquis, et je ne doute pas que vos fainéants de Paris ne me trouvent un profond dialecticien. Si vous ou vos amis avez quelque contradiction à prouver, je me charge de m'en acquitter à leur contentement, persuadé que c'est la seule voie qui reste ouverte pour parvenir à une réputation solidement établie.
Voici, en attendant, quelques sujets sur lesquels j'ai des matériaux tout préparés : que la société des jésuites est utile aux États; qu'il faut expulser les philosophes des gouvernements monarchiques, à l'exemple des empereurs romains qui chassèrent de Rome les astrologues et les médecins; qu'il y a plus de grands génies en tout genre dans notre siècle que dans le siècle passé; que la superstition éclaire les âmes; que les États dans lesquels les sujets sont les plus pauvres sont les plus riches, parce que le peuple est sage, et sait se passer de tout; que les poëtes sont des empoisonneurs; que des lois contradictoires sont utiles aux États, parce qu'elles exercent la sagacité des juges; que la frivolité vaut mieux que le bon sens, parce qu'elle est légère, et que le bon sens est lourd; qu'il faut agir et ensuite réfléchir, parce que c'est comme cela qu'on fait partout. Enfin je ne finirais point, si je vous communiquais tous les thèmes que je tiens en réserve. Je voudrais, au lieu de ces belles choses, avoir le secret de rendre la force à vos nerfs, et de rajuster l'étui de votre âme, pour qu'elle s'y trouvât plus à son aise, et que, dégagée des infirmités de la matière, elle pût en philosopher plus tranquillement. Sur ce, etc.
<488>51. DE D'ALEMBERT.
Paris, 16 septembre 1768.
Sire,
Quelque éloge que Votre Majesté fasse de la paresse dans l'ouvrage charmant qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, je la prie de croire que ce n'est point cette vertu (puisqu'il lui plaît de l'appeler ainsi) qui m'a empêché de lui faire mes très-humbles remercîments. Un sentiment plus triste et plus profond m'occupait, et faisait taire tous les autres; il se répandait des bruits fâcheux et très-inquiétants sur la santé de V. M. J'attendais avec impatience M. Mettra pour en savoir des nouvelles sûres, et pour calmer l'inquiétude où j'étais; il est enfin arrivé, m'a tranquillisé pleinement, et m'a mis en état de renouveler à V. M. l'assurance des sentiments de reconnaissance, d'attachement et de respect dont je suis pénétré pour elle.
A l'égard de l'ouvrage où V. M. loue avec tant d'esprit et de gaîté cette paresse qu'elle pratique si peu, j'aurai l'honneur d'assurer que depuis longtemps les indigestions et les insomnies m'ont persuadé de la vérité de sa thèse, et convaincu que Jean-Jacques Rousseau a raison quand il assure que l'homme qui médite est un animal dépravé.488-a Je crois le marquis aussi pénétré que moi de cet axiome, et je ne lui connais d'activité que dans un seul point, c'est dans son inviolable et respectueux attachement pour V. M.
Il suffit de jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe pour voir que l'espèce humaine est condamnée à ne sortir de son indolence naturelle que pour se tourmenter elle-même et les autres. Je n'en<489> voudrais pour exemple que votre ami le Grand Turc, qui marche contre la Russie pour soutenir sans doute la religion catholique. Notre saint-père le pape ne se serait pas attendu à cet allié-là.
Je désire beaucoup de voir traiter par V. M. les autres sujets qu'elle se propose, entre autres ces deux-ci : qu'il faut chasser les philosophes des gouvernements monarchiques; et que les États où le peuple est le plus pauvre sont les plus heureux, parce que le peuple est sage, et sait se passer de tout. C'est une vérité dont on tâche de le persuader par l'expérience dans la plus grande partie de la terre. Heureux le pays où il a le bonheur de n'être pas éclairé jusqu'à ce point sur ses vrais intérêts!
Conservez, Sire, votre santé précieuse à des sujets qui ne recevront jamais de vous de pareilles instructions; conservez-la pour la philosophie, pour les lettres, et pour le bonheur de celui qui sera toute sa vie avec le plus profond respect et la plus respectueuse reconnaissance, etc.
52. A D'ALEMBERT.
4 octobre 1768.
Je ne pensais pas devenir chef de secte en vous envoyant ce badinage sur la paresse, et je me targue étrangement d'avoir des philosophes pour disciples; je n'attribue cependant pas cette conversion à la force de mes arguments. Il faut être juste, et convenir qu'après avoir poussé le coursier de son imagination dans toutes les carrières métaphysiques, qu'après avoir vu le bout de toute chose ou, pour mieux dire, les bornes que l'esprit humain ne saurait franchir, on<490> peut, après ces vains essais, se permettre la paresse d'esprit sur les secrets de la nature, que l'homme ne déchiffrera jamais. Il est encore vrai que la vie humaine est un jeu d'enfant où des polissons élèvent ce que d'autres ont abattu, ou détruisent ce que d'autres ont élevé; où des grimauds plus inquiets et plus ardents que la multitude troublent la tranquillité de la société; où des marmots voraces enlèvent la viande à leurs camarades, et ne leur laissent que les os. Si ces écervelés se trouvaient nés paresseux, je crois que la société n'y perdrait rien. Je ne range pas cependant le Grand Turc dans cette catégorie; il n'a pas encore assez bien appris son catéchisme pour ferrailler en faveur du suisse du paradis; il se borne à couvrir ses frontières contre les incursions des Haidamaques, et il envoie des troupes à Monténégro, pour réduire, conjointement avec les Vénitiens, un rebelle qui a soulevé cette province contre lui.
Les autres ouvrages que vous me demandez ne paraîtront pas sitôt; je destine celui que j'appelle la massue du despotisme, qui assomme la raison, pour votre patrie; je le ferai paraître en même temps que je postulerai une place à l'Académie française; et comme il faut être orthodoxe pour parler purement votre langue, ce livre, qui fera preuve de mon zèle contre les philosophes, me tiendra lieu de tout ce que les Vaugelas et les d'Olivet auraient pu m'apprendre. Pour le livre de l'utilité de la pauvreté prouvée par la politique et par la religion, il doit paraître à Vienne, à moins que M. van Swieten ne le mette à l'index. Cet ouvrage persuadera, je me l'assure, aux fidèles sujets de Sa Majesté l'Impératrice-Reine que l'argent d'un État n'est que pour le souverain; que tant que les peuples sont pauvres, ils sont vertueux, témoins les Spartiates, témoins les Romains du temps de leurs premiers consuls; et qu'enfin, riche, on n'hérite pas le royaume des cieux. Ce paradoxe prouvé me vaudra le pacte de famille que les puissances du Sud ont formé; il sera le sceau de la réconciliation de la Prusse et de l'Autriche, et les traitants me canoni<491>seront. Vous voyez que mes desseins ne se bornent pas à des bagatelles, et que mes ouvrages me rapporteront plus que le Dictionnaire de Bayle n'a valu à ses éditeurs, et que peut-être je m'élèverai à côté de Henri VIII, auquel son galimatias théologique valut le titre inestimable de Défenseur de la foi.
La goutte, mes voyages et mes occupations ont un peu ralenti ces travaux importants. Ma santé, à laquelle vous vous intéressez si affectueusement, s'est assez bien remise. La nature m'a condamné à ramasser pendant trois années des matières qui, accumulées à un point de maturité, produisent la goutte. Ce n'est pas être maltraité que d'éprouver de trois ans en trois ans un accès de ce mal. Il faut que la patience des princes s'exerce tout comme celle des particuliers, parce qu'ils sont pétris du même limon; il faut qu'on se familiarise avec l'idée de sa destruction, et qu'on se prépare à rentrer dans le sein de cette nature dont on a été tiré.
Quant à mon marquis, pour me prouver qu'il n'est point paresseux, il entreprend le voyage d'Aix; car vous saurez que les Provençaux sont comme les juifs; de la boue de Jérusalem pour les uns,491-a et les eaux minérales d'Aix pour les autres, leur semblent les chefs-d'œuvre du Très-Haut. J'ai le malheur de n'être point né avec la même prédilection pour notre sable, et je crois qu'on peut être bon patriote sans s'aveugler de préjugés pour sa patrie. A propos, les Suisses ont fait un dessin de Voltaire pénitent allant à confesse, qui est la plus plaisante idée que messieurs les Treize Cantons aient enfantée depuis le déluge. On y voit Voltaire, le rosaire en main, escorté de ses gardes-chasse, suivi de son père Adam, de sa cuisinière et de son cocher; un singe porte le crucifix devant lui, et l'âne de la Pucelle, qu'on mène derrière lui, en faisant des pétarades, fait tomber de dessous sa queue toutes ses brochures, et surtout le petit<492> poëme contre vos amis les Génevois.492-a Rangeons cela sur la liste des sottises paisibles, et souhaitons qu'il ne s'en fasse point d'autres.
Puissiez-vous vivre en paix, recouvrer entièrement votre santé, et vous bien persuader que personne ne s'y intéresse plus que moi, pour l'honneur des lettres, du bon sens et de la philosophie! Sur ce, etc.
53. DE D'ALEMBERT.
Paris, 19 décembre 1768.
Sire,
Je crains d'importuner trop souvent Votre Majesté; c'est pour cette raison que je n'ose rendre mes lettres plus fréquentes. Je respecte surtout en ce moment ses occupations, qui doivent être augmentées par les affaires du Nord. Ces affaires, si elles n'étaient pas aussi sérieuses, pourraient amuser un moment la philosophie. Il est assez curieux pour elle de voir le Grand Turc en armes pour soutenir la religion catholique en Pologne, tandis que les princes catholiques du Midi écornent tout en douceur le patrimoine de Saint-Pierre.
Je ne doute point, Sire, que le saint-père n'envoie au grand vizir une épée bénite comme au maréchal Daun. On assure que plusieurs de nos Français, et jusqu'à des chevaliers de Malte, vont servir dans l'armée turque contre ces vilains schismatiques de Russie; et qu'on dise après cela que l'esprit de tolérance ne fait point de progrès dans notre nation!
Le roi de Danemark, que nous avons eu ici pendant six semaines, en est parti il y a huit jours, excédé, ennuyé, harassé de fêtes dont on l'a écrasé, de soupers où il n'a ni mangé ni causé, et de bals où<493> il a dansé en bâillant à se tordre la bouche. Je ne doute point qu'à son arrivée à Copenhague il ne rende un édit pour défendre les soupers et les bals à perpétuité. Il est venu à l'Académie des sciences, et j'ai fait, à cette occasion, un petit discours que j'ai l'honneur d'envoyer à V. M.; mes confrères et le public m'en ont paru contents, mais je désirerais encore plus, Sire, qu'il fût digne de votre suffrage. J'ai tâché d'y faire parler la philosophie avec la dignité qui lui convient; cela était d'autant plus nécessaire qu'on avait assuré le roi de Danemark que les philosophes étaient mauvaise compagnie. Cette mauvaise compagnie, Sire, est bien consolée et bien honorée d'avoir V. M. à sa tête.
On dit que le paresseux marquis est resté en Bourgogne; il y fera venir sans doute les eaux d'Aix, en attendant qu'il puisse aller les prendre sur les lieux.
Nous recevons de Genève quelques brochures édifiantes; on nous a envoyé il y a peu de jours l'A, B, C;493-a c'est un tissu de dialogues sur tout ce qui a été, est, et sera. Dans le dernier dialogue, l'auteur soupçonne qu'il pourrait bien y avoir un Dieu, et qu'en même temps le monde est éternel; il parle de tout cela en homme qui ne sait pas trop bien ce qui en est. Je crois qu'il dirait volontiers comme ce capitaine suisse à un déserteur qu'on allait pendre, et qui lui demandait s'il y avait un autre monde : « Par la mordieu! je donnerais bien cent écus pour le savoir. »
Mais c'est trop entretenir V. M. de balivernes. Je finis en lui souhaitant une année aussi glorieuse et aussi heureuse que toutes les précédentes, et en la priant de continuer ses bontés à un philosophe pénétré de reconnaissance, d'attachement, et du plus profond respect pour sa personne. C'est dans ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.
<494>54. A D'ALEMBERT.
16 janvier 1769.
Je vous aurais répondu plus tôt, si je ne m'étais vu accablé d'affaires de différents genres. Je commence par vous remercier de votre harangue académique incluse dans votre lettre, et de ce que vous me dites sur le renouvellement de l'année. Je puis vous assurer, sans compliment, que je suis très-content de votre harangue. C'est un écrit plein de dignité; vous y louez le roi de Danemark sans le flatter, et vous épuisez toutes les matières que le Danemark fournit pour en dire quelque chose d'avantageux. Le style en est simple et noble; la seule image que vous employiez est pour le czar Pierre Ier; elle est forte, et placée en son lieu pittoresque. J'ai lu d'autres discours, même des vers faits pour ce sujet; sans vous flatter, vous devez croire que votre harangue l'emporte sur tous ces autres ouvrages qui me sont parvenus.
Nous n'aurons plus désormais des nouvelles de France du roi de Danemark, car le voilà parti; mais l'observatoire de Paris en débite une qui, si elle se confirme, donnera de la tablature aux savants, et de la matière aux astrologues. On nous mande qu'un satellite ancien de Saturne s'est perdu. Vous qui êtes un habitant du ciel, je vous prie de me dire ce qu'il est devenu. Saturne l'a-t-il avalé? ce satellite est-il disgracié? ou se serait-il caché sous quelque nuage pour se moquer des astronomes? Messieurs les astrologues, sans attendre la confirmation de ce phénomène, annonceront hardiment la chute de quelque favori d'un grand prince, ou ils soutiendront que le règne de Saturne va revenir sur terre, et que ce satellite perdu, il l'a envoyé s'incarner (comme Sommona-Codom494-a), qu'on le verra paraître à la tête de l'armée turque ou de l'armée russe, pour établir son<495> règne. Pour moi, je me contenterai de crier partout : Si vous l'attrapez, ne le pendez pas, messieurs! Vos astronomes de Versailles diront que le satellite descend sur terre pour subjuguer la Corse, dont les généraux et les armées de Louis XV ne peuvent venir à bout. Enfin il résulte de toutes ces conjectures que Saturne va nous tailler de la besogne dans le courant de cette année.
Tout vieux que je suis, j'ai lu l'A, B, C de Voltaire, et je vous réponds qu'il ne connaît ni n'entend l'A, B, C de Hugo Grotius, que probablement il n'a jamais lu Hobbes non plus; cela est pédant, parce que cela est profond. Le jugement qu'il porte de Montesquieu est mieux tapé que le reste. Je crains qu'il n'ait raison. Le reste de l'ouvrage contient des facéties et des légèretés répandues à sa manière. Il croit le monde éternel, et il en apporte les plus faibles raisons; il voudrait bien douter de Dieu, mais il craint le fagot. Ce qu'il dit de mieux, c'est qu'il veut que les rois, au lieu de mettre leurs armées aux prises, se battent eux-mêmes. Comme Voltaire n'a point d'armée, j'aurais envie de lui envoyer un coutelas bien affilé, pour qu'il vide son différend avec Fréron; je voudrais les voir s'escrimer en champ clos; cela vaudrait, à tout prendre, mieux que les injures qu'ils se disent. Depuis un an, je n'ai rien reçu de Voltaire.
Pour le cher Isaac,495-a il s'est mis à la moutarde de Dijon, qui vaut peut-être autant que les eaux d'Aix; je ne sais quand il arrivera chez lui, ni quand il reviendra; peut-être se fera-t-il historiographe du satellite de Saturne, pour nous en donner l'itinéraire et les aventures.
Écrivez-moi quand l'envie vous en prendra; toutefois ne trouvez pas étrange que les réponses ne vous arrivent pas promptement. Ces maudits alliés de votre vice-Dieu nous donnent de l'occupation; quand la maison de notre voisin brûle, notre premier soin doit être de préserver la nôtre de l'incendie qui la menace, etc.
<496>55. DE D'ALEMBERT.
Paris, 10 avril 1769.
Sire,
J'ai cru voir, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'elle était en ce moment plus accablée d'affaires que jamais, et qu'il lui restait bien peu de temps pour recevoir des lettres inutiles. Cette raison, Sire, jointe à mon peu de santé, a fait que depuis assez longtemps je n'ai osé l'importuner des miennes, d'autant que ce qui m'intéresse le plus quand j'ai l'honneur de lui écrire est de savoir des nouvelles de sa santé, et que son ministre, M. le baron de Goltz, m'a assuré qu'elle était très-bonne. Puisse-t-elle se maintenir en cet état pour le bonheur de ses sujets, et pour ma consolation dans l'affaiblissement de la mienne!
J'ai été fort touché de l'accident arrivé à madame la princesse de Nassau,496-a tant pour elle-même que par l'intérêt que V. M. prend à elle. Je désirerais bien vivement que V. M., si heureuse par ses succès et par sa gloire (si pourtant la gloire peut rendre heureux), le fût encore dans sa famille. Mais la triste condition humaine ne comporte pas une félicité entière, et encore moins durable; et le plus fortuné des hommes est celui qui a le moins de raison d'être dégoûté de la vie.
Les astronomes de l'Académie ont dû rassurer V. M. sur le prétendu dérangement de Saturne et l'escapade de son satellite. Les planètes, Sire, sont plus sages que nous, elles restent à leur place; ce sont les hommes qui ont la rage de ne pas rester à la leur, et qui se tourmentent pour être malheureux. Voilà un incendie qui s'allume aux deux bouts de l'Europe, en Corse et en Russie. Dieu veuille qu'il ne s'étende pas plus loin! Puissent surtout la France et les États de<497> V. M. en être préservés! J'apprends par les nouvelles publiques que les armées tartares ont déjà dévasté beaucoup de pays; les malheurs de l'humanité m'attristent, quelque loin de moi qu'ils se passent.
Voilà donc l'Empereur à Rome, et les cardinaux occupés à faire un vice-Dieu,497-a pendant que le Grand Turc travaille à la défense de la religion catholique en Pologne. Je ne sais quel pilote on choisira pour la barque de saint Pierre; il me semble qu'elle fait eau de tous les côtés. Voltaire me paraît un requin qui fait tout ce qu'il peut pour la renverser. On dit pourtant qu'il voulait encore cette année-ci manger son Dieu comme la précédente; mais on dit que son curé n'a pas voulu même l'entendre en confession.
Nous n'avons ici d'ouvrage qui puisse intéresser V. M. que le poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert.497-b Je ne sais ce qu'elle en pensera; mais il me semble qu'elle y trouvera ce qu'elle aime avec raison en poésie, de l'harmonie et des images, de la philosophie et de la sensibilité.
V. M. ignore sans doute, car elle n'a pas le temps de lire des rapsodies et des libelles, qu'on imprime à Clèves, dans ses États, une gazette, sous le titre de Courrier du Bas-Rhin, dans laquelle on insère des calomnies contre les plus honnêtes gens, et en particulier contre moi. M. de Catt est au fait de cette imposture, dont il pourra rendre compte à V. M.
Je suis avec le plus profond respect et une admiration égale à ma reconnaissance, etc.
<498>56. A D'ALEMBERT.
22 avril 1769.
Ne pensez pas, mon cher d'Alembert, que les querelles des Sarmates et des autres peuples orientaux troublent ma tranquillité au point de ne pas pouvoir répondre aux lettres des philosophes. Nous cultivons la paix malgré les guerres de la Podolie, malgré celle de Corse, et malgré le trouble que vous autres écervelés de Français excitez en Suède. Nous n'avons rien à craindre de personne, parce que nous sommes amis de tout le monde, et je crois que les frontières gauloises du pays des Velches n'ont rien à appréhender des courses des Tartares et des Cosaques. Voilà donc nos vœux principaux accomplis.
Quant à mon individu, mon cher d'Alembert, je vous dirai ce que le prince Eugène répondit à Garelli, médecin de Charles VI : Mon mal est une coïonnerie qui conduit au tombeau; c'est l'âge, c'est la vieillesse qui mine petit à petit, et qui, consumant nos forces, nous amène dans ce pays où Achille et Thersite, Virgile et Mévius, Newton et Wiberius,498-a où tous les hommes sont égaux.
Je suis bien aise que vous me rassuriez sur les affaires du ciel, qui sont de votre département; je voudrais que celles de la terre et de la mer allassent également bien. Mais en vivant dans le monde, on apprend à se contenter de peu; et c'est une consolation pour une âme bien née d'être informée, quand tout se bouleverse sur ce petit globe, qu'au moins le ciel va bien. Quant à notre petit tas de boue, vous voyez que les souverains voyagent pour s'instruire. Vous avez joui à Paris de la vision béatifique du roi de Danemark; il est juste que Rome jouisse de celle de l'Empereur, qui vaut un peu mieux que ce roi du Nord. C'est le premier empereur, depuis le temps du Bas-<499>Empire, que cette capitale du monde ait reçu dans ses murs sans une suite de conquérants qui l'accompagnent. Ce prince a donné de sages instructions aux cardinaux assemblés au conclave; il est à souhaiter qu'ils les suivent. Mais il est apparent que le Saint-Esprit, voyageant à son tour, aura passé par Madrid et Versailles pour instruire les électeurs sur le choix du successeur de Céphas; il est encore très-plausible que ce nouveau pontife ne sera intronisé qu'à condition qu'il supprime totalement l'ordre des jésuites. Pour moi, je fais gloire d'en conserver les débris en Silésie et de ne point aggraver leur malheur, tout hérétique que je suis. Quiconque, à l'avenir, voudra voir un ignatien, sera obligé de se rendre en Silésie, seule province où il retrouvera des reliques de cet ordre, qui naguère disposait presque despotiquement des cours de l'Europe. Vous vous ressentirez avec le temps, en France, de l'expulsion de cet ordre, et l'éducation de la jeunesse en souffrira les premières années. Cela vous vient d'autant plus mal à propos, que votre littérature est sur son déclin, et que de cent ouvrages qui paraissent, c'est beaucoup d'en trouver un passable.
Je ne connais point ce poëme de Saint-Lambert dont vous me parlez, mais je l'attends avec cette prévention à laquelle votre suffrage me dispose. Je ne connais ni la gazette du Bas-Rhin, ni celle de Hollande, encore moins celle de Paris. Je sais qu'un Français, votre compatriote, barbouille régulièrement par semaine deux feuilles de papier à Clèves; je sais qu'on achète ces feuilles, et qu'un sot trouve toujours un plus sot pour le lire;499-a mais j'ai bien de la peine à me persuader qu'un écrivain de cette trempe puisse porter préjudice à votre réputation.499-b Ah! mon bon d'Alembert, si vous étiez roi d'Angleterre, vous essuieriez bien d'autres brocards, que vos très-fidèles<500> sujets vous fourniraient pour exercer votre patience. Si vous saviez quel nombre d'écrits infâmes vos chers compatriotes ont publié contre moi pendant la guerre, vous ririez de ce misérable folliculaire. Je n'ai pas daigné lire tous ces ouvrages de la haine et de l'envie de mes ennemis, et je me suis rappelé cette belle ode d'Horace : « Le sage demeure inébranlable aux coups de la fortune. Que le ciel tombe, il ne s'en émeut pas; que la terre se refuse sous ses pieds, il n'en est point troublé; que tous les éléments se confondent, il oppose à tous ces phénomènes un front calme et serein. Fort de sa vertu, rien ne l'altère, rien ne l'agite; il voit du même œil l'infortune et la prospérité; il rit des clameurs du peuple, des impostures de ses envieux, des persécutions de ses ennemis, et, se réfugiant dans lui-même, il retrouve le calme et cette douce sérénité que donnent le mérite et l'innocence. »500-a
Voilà, mon cher, les conseils qu'un poëte suranné peut donner à un philosophe. Cependant on s'informera touchant vos plaintes, et on tâchera de vous donner satisfaction; c'est le moins que vous deviez attendre de moi. Sur ce, etc.
57. DE D'ALEMBERT.
Paris, 16 juin 1769.
Sire,
Votre Majesté me rassure beaucoup par la dernière lettre dont elle a bien voulu m'honorer, en m'assurant que les coups de poing que<501> se donnent les Russes et les Turcs ne s'étendront pas jusqu'à vos États, ni jusqu'à la France. Je ne sais d'ailleurs ce que V. M. pense de cette savante et glorieuse guerre; il me paraît qu'elle ressemble jusqu'ici à la joute d'Arlequin et de Scapin, qui se menacent avec grand bruit, se donnent quelques coups de bâton, et s'enfuient chacun de leur côté. Ce qu'il y a dans tout cela de plus plaisant, c'est de voir l'imbécile et sublime Porte protectrice du papisme des Sarmates. Cette sottise ne serait que plaisante, si elle ne faisait pas répandre tant de sang. On dit, à propos de pape, que le cordelier Ganganelli ne promet pas poires molles à la société de Jésus, et que saint François d'Assise pourrait bien tuer saint Ignace. Il me semble que le saint-père, tout cordelier qu'il est, fera une grande sottise de casser ainsi son régiment des gardes par complaisance pour les princes catholiques; il me semble que ce traité ressemblera à celui des loups avec les brebis, dont la première condition fut que celles-ci livrassent leurs chiens; on sait comment elles s'en trouvèrent. Quoi qu'il en soit, il sera singulier, Sire, que tandis que Leurs Majestés Très-Chrétiennes, Très-Catholiques, Très-Apostoliques et Très-Fidèles détruiront les grenadiers du saint-siége, Votre Très-Hérétique Majesté soit la seule qui les conserve. Il est vrai qu'après avoir résisté à cent mille Autrichiens, cent mille Russes, et cent mille Français, il faudrait qu'elle fût devenue bien timide pour avoir peur d'une centaine de robes noires. J'avoue qu'elles sont ici plus à craindre.
Voltaire, qui voudrait mieux que la destruction des jésuites, comme V. M. le sait bien, s'est trouvé si bien de sa communion pascale de l'année dernière, qu'il a voulu cette année-ci reprendre, comme on dit, du poil de la bête. Il a pourtant affaire à un évêque de Genève, ci-devant maçon, à ce qu'il prétend, et depuis porte-Dieu, qui voudrait le faire brûler. Il m'assure qu'il n'a point du tout de vocation pour le martyre, et qu'il ne veut point être exposé au sort du chevalier de La Barre; je lui réponds, pour ranimer sa foi,<502> que, selon saint Augustin, dans son homélie sur la décollation de saint Jean, on devient plus propre à entrer dans le royaume des cieux quand on a la tête coupée, parce que l'Évangile dit que pour entrer dans ce royaume, il faut se faire petit,502-a opération que la décollation produit nécessairement.
Je prie V. M. d'être persuadée que je ne l'aurais point importunée de mes plaintes au sujet des calomnies imprimées contre moi dans ses États, si ces calomnies n'avaient regardé l'honnêteté des mœurs, et si je ne savais qu'elles avaient fait quelque impression à Berlin même. Les princes, Sire, et surtout les princes tels que vous, ont raison de mépriser les calomnies de toute espèce, parce que leurs actions, exposées aux yeux de tout le monde, donnent par elles-mêmes le démenti à la calomnie; mais un particulier obscur n'a pas cette ressource.
J'allai voir il y a deux jours, chez le sculpteur Coustou, le Mars et la Vénus qu'on y fait pour V. M.; ces deux statues sont très-belles; la Vénus est entièrement achevée, et le Mars le sera incessamment.
J'ai eu l'honneur d'écrire il y a quelques jours à V. M., en lui adressant un ouvrage sur les synonymes,502-b qu'elle n'aura peut-être pas encore reçu, et que l'auteur m'a chargé de lui offrir.
On me mande que M. de la Grange a été malade. V. M. devrait lui ordonner de se ménager sur le travail. C'est un homme d'un rare mérite, dont la conservation importe à l'Académie, et qui est bien digne, Sire, des bontés de V. M., par ses talents, par sa modestie, et par la sagesse de sa conduite. Je sais par expérience ce que produit à la longue une forte application; c'est d'éprouver la caducité avant le temps. Puisse la santé de V. M. n'être pas plus caduque que sa gloire! Je suis, etc.
<503>58. A D'ALEMBERT.
2 juillet 1769.
Vous avez toujours les yeux fixés, mon cher d'Alembert, sur ces théologiens belliqueux qui argumentent en Pologne à grands coups de sabre. Aucune des hordes qui combattent sous eux n'a lu, je vous assure, ni les Institutions503-a de Jean Calvin, ni la Somme de saint Thomas. Le ciel va décider entre l'Alcoran et la procession du Saint-Esprit du Père. Je parierais pourtant pour les sectateurs de cette dernière opinion. Tout ce qui s'est passé jusqu'à présent entre ces nations théologiennes doit être considéré comme un prélude de ce qui arrivera lorsque la campagne sera ouverte. Le grand vizir, à la tête des catholiques orthodoxes, va passer le Danube; le prince Galizin, avec ses hérétiques, va s'avancer pour le combattre au passage du Dniester. Cela prépare une belle fête pour le diable; car la Sorbonne et l'enfer, ou l'enfer et la Sorbonne, damnent également mahométans et grecs. Quelle recrue pour le roi de la huaille noire et pour ses adhérents! J'ai tant envoyé de gens dans ce pays-là malgré moi, qu'il m'est bien permis d'être spectateur de ceux que Sa Majesté Impériale de Constantinople et Sa Majesté Impériale de toutes les Russies y feront voyager.
Pour vous autres Français, vous n'y allez pas de main morte en Corse; vous dépeuplez honnêtement cette île; mais le sort de ceux que vous envoyez dans l'autre monde est différent de celui des Russes et des Turcs, car quiconque est tué ayant combattu pour Paoli et pour la liberté de sa patrie est martyr et gibier de paradis. Votre Choiseul a pris cette Corse comme un chat tire les marrons du feu; mais comme il est adroit, il ne se brûlera pas. Il prend du goût, à ce qu'on assure, pour Avignon et pour le comtat Venaissin; il proteste au<504> pape que hoc regnum suum non est hujus mundi,504-a et ce pauvre druide ultramontain sera obligé de se le persuader, s'il peut. Le Saint-Esprit l'a élu conditionnellement; que voulez-vous qu'il fasse? Il a perdu son crédit idéal, fondé sur la stupidité générale des nations; il supprimera les jésuites, comme autrefois un de ses prédécesseurs abolit l'ordre des Templiers; et les potentats orthodoxes et le vicaire de Céphas Barjone504-b se partageront leurs dépouilles, tandis qu'un pauvre petit prince hérétique et tolérant ouvrira un asile aux persécutés. Quel tableau un peintre habile ne ferait-il pas de ces événements! Il vous dessinerait, d'un côté, le mufti rétablissant des évêques polonais dans leurs cathédrales, de l'autre, des popes russes combattant pour les enfants de Calvin; dans le lointain, un prince protestant protégeant les jésuites opprimés par de très-catholiques et de très-chrétiens monarques, et dans un nuage élevé, saint Ambroise, Luther, avec le patriarche Photius, croyant tous trois avoir la berlue, et ne comprenant rien à cet étrange spectacle. Si ce tableau s'achève, il sera destiné à orner le grand salon des Petites-Maisons de l'Europe.
Mais trêve de plaisanterie. L'édifice de l'Église romaine commence à s'écrouler, il tombe de vétusté. Les besoins des princes qui se sont endettés leur font désirer les richesses que des fraudes pieuses ont accumulées dans les monastères; affamés de ces biens, ils pensent à se les approprier. C'est là toute leur politique. Mais ils ne voient pas qu'en détruisant ces trompettes de la superstition et du fanatisme, ils sapent la base de l'édifice, que l'erreur se dissipera, que le zèle s'attiédira, et que la foi, faute d'être ranimée, s'éteindra. Un moine, méprisable par lui-même, ne peut jouir dans l'État d'autre considération que de celle que lui donne le préjugé de son saint ministère. La superstition le nourrit, la bigoterie l'honore, et le fanatisme le canonise. Toutes les villes les plus remplies de couvents sont celles<505> où il règne le plus de superstition et d'intolérance. Détruisez ces réservoirs de l'erreur, et vous boucherez les sources corrompues qui entretiennent les préjugés, qui accréditent les contes de ma mère l'oie, et qui, dans le besoin, en produisent de nouveaux. Les évêques, la plupart trop méprisés du peuple, n'ont pas assez d'empire sur lui pour exciter fortement ses passions, et les curés, exacts à recueillir leurs dîmes, sont assez tranquilles et bons citoyens d'ailleurs pour ne point troubler l'ordre de la société. Il se trouvera donc que les puissances, fortement affectées de l'accessoire qui irrite leur cupidité, ne savent ni ne sauront où leur démarche les doit conduire; elles pensent agir en politiques, et elles agissent en philosophes. Il faut avouer que Voltaire a beaucoup contribué à leur aplanir ce chemin; il a été le précurseur de cette révolution en y préparant les esprits, en jetant à pleines mains le ridicule sur les cuculatis et sur quelque chose de mieux; il a dégrossi le bloc auquel travaillent ces ministres, et qui deviendra une belle statue d'Uranie, sans qu'ils sachent comment. Après d'aussi belles choses, je suis un peu fâché que ce même Voltaire fasse si platement ses pâques, et donne une farce aussi triviale au public; qu'il fasse imprimer sa confession de foi, à laquelle personne n'ajoute foi, et qu'il souille la mâle parure de la philosophie par les accoutrements de l'hypocrisie dont il s'affuble. Pour moi, il ne m'écrit plus; il ne me pardonnera jamais d'avoir été ami de Maupertuis; c'est un crime irrémissible. On dit qu'il s'est brouillé avec son évêque, que celui-là s'est plaint en cour, et que le Très-Chrétien a prononcé contre Voltaire, que la peur a glacé le pauvre philosophe, et qu'il s'est prêté à ces momeries de pâques et de l'autel, pour ne pas pousser à bout la patience des puissants, dont il n'a pas mal abusé. Cet homme aurait eu trop d'avantages sur ses contemporains, s'ils n'étaient pas rachetés par quelques faiblesses; il est haineux comme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; il punirait jusqu'au quatrième degré la génération des Desfontaines, des Rousseau, des<506> Fréron, des Pompignan, etc. Cela n'est pas dans le goût de l'Académie ni du Portique, car vous autres philosophes,
Calmes au haut des cieux que Newton s'est soumis,
Vous êtes sourds aux cris d'impuissants ennemis;
Un généreux mépris convertit en louange
La voix qui contre vous croasse dans la fange.506-a
C'est ce qui doit arriver à tous ceux qui savent dédaigner de ridicules accusations; car qui croira, sur la parole du gazetier du Bas-Rhin, qu'on tue un académicien octogénaire en le contrariant ou en le persiflant? Ce genre de mort a été ignoré jusqu'à nos jours, et le sera éternellement. Les calomnies fines sont dangereuses; mais, en vérité, les platitudes n'attirent que du mépris.
Notre géomètre berlinois506-b se porte à merveille; il vit plus dans la planète de Vénus que sur ce petit globe terraqué. Le peuple, qui a peut-être entendu parler de Vénus et de son passage par le disque du soleil, a été pendant deux nuits de suite sur pied pour observer ce phénomène; cela vous fera rire aux dépens de mes bons compatriotes, mais ils n'y entendent pas plus de finesse.
Vous me parlez d'ouvrages que vous m'envoyez, lesquels ne me sont point parvenus jusqu'à présent. Je connais les Synonymes français, je les ai depuis longtemps. Ce livre est d'autant plus utile, qu'il apprécie exactement la valeur des termes de votre langue; je soupçonne que c'est une nouvelle édition de cet ouvrage qui doit me venir.
Je vous avoue que je suis assez dégoûté des nouveaux livres qui paraissent à présent en France; on y voit tant de superfluité, beaucoup de paradoxes, des raisonnements lâches et inconséquents, et,<507> avec ces défauts, si peu de génie, qu'il y aurait de quoi se dégoûter des lettres, si le siècle précédent ne nous avait pas fourni des chefs-d'œuvre en tout genre. L'heureuse fécondité de ce siècle nous dédommage de la stérilité du nôtre. Je suis venu au monde à la fin de cette époque où l'esprit humain brillait dans toute sa splendeur. Les grands hommes qui ont fait la gloire de ces temps heureux sont passés; il ne reste désormais en France que vous et que Voltaire qui souteniez, comme des colonnes fortes et puissantes, les restes d'un édifice qui va s'écrouler. J'espère donc que nous sortirons du monde en même temps, et que nous voyagerons en compagnie vers ce pays dont aucun géographe n'a donné la carte, dont aucun voyageur n'a donné la description, dont aucun quartier-maître n'a indiqué le chemin, et dont nous serons réduits à nous frayer la voie à nous-mêmes; mais, jusqu'au moment du départ, jouissez d'une santé parfaite, goûtez de tout le bonheur que notre condition comporte, et conservez votre âme dans une tranquillité inébranlable. Ce sont les vœux de tous les philosophes pour leur cher Athénagoras.507-a Sur ce, etc.
<508>59. DE D'ALEMBERT.
Paris, 7 août 1769.
Sire,
Me voilà, Dieu merci, parfaitement tranquille, sur la parole de V. M., au sujet des deux seules contrées de l'univers auxquelles je prenne intérêt, celle qui a le bonheur de vous avoir pour souverain, et celle que j'ai l'honneur d'habiter. Après cette assurance, que les catholiques romains dits mahométans et les schismatiques soi-disant tolérants s'égorgent à leur plaisir, je me contenterai de dire un De profundis pour le repos de leurs âmes, sans inquiétude sur les succès de leurs armes et sur les grands événements qui, je crois, n'en résulteront pas. Si l'Alcoran est vainqueur, nous en serons quittes pour croire à la jument Borak.508-a
Je ne sais pas si les Corses que nous avons envoyés dans l'autre monde y seront mieux que dans celui-ci; mais il me semble que Sertorius Paoli a fait une assez plate fin. On l'accuse d'être un peu poltron; il y a un peu paru par sa conduite, et il faut avouer que c'est un défaut un peu essentiel pour le chef d'une nation qui veut être libre.
On assure que le pape cordelier se fait beaucoup tirer la manche pour abolir les jésuites; je n'en suis pas trop étonné; proposer à un pape de détruire cette brave milice, c'est comme si on proposait à V. M. de licencier son régiment des gardes. Cependant on est, je crois, bien surpris en Espagne, en Portugal et à Naples, que le successeur de saint Pierre dispute à V. M. le droit de conserver les enfants d'Ignace. Cela paraît aussi étonnant dans ces contrées éclairées que l'aventure des deux missels qu'on jeta autrefois au feu pour<509> savoir lequel des deux était le meilleur, et qui furent brûlés tous deux, au grand ébahissement des spectateurs. Mais ce qui pourra divertir un moment V. M., c'est que le général des jésuites, dans une requête présentée au feu pape, m'a fait l'honneur de me citer comme une autorité non suspecte en faveur de son ordre, parce que j'ai dit quelque part que les jésuites sont les janissaires du saint-siége, nécessaires comme eux au soutien de l'empire.
J'ignore comment Voltaire sera avec le nouveau vicaire de Dieu en terre; il était, à ce qu'il prétend, vivement menacé d'excommunication par son prédécesseur. Il m'écrit qu'il a eu grand' peur d'être martyr, et que c'est pour cela qu'il s'est confessé, afin de rester tout au plus confesseur. Il vient de faire une petite brochure intitulée Paix perpétuelle, qui est une violente déclaration de guerre, ou continuation de guerre, contre ce que vous savez. Il dit que son évêque d'Annecy, qui s'intitule prince de Genève, est cousin germain de son maçon, et que c'est un prélat qui n'a pas le mortier liant.
Il me paraît, Sire, tout aussi impossible qu'à V. M. de croire qu'un vieillard de quatre-vingts ans meurt de chagrin ou d'apoplexie parce qu'on l'a appelé radoteur; mais j'ose assurer V. M. que ses Berlinois ont eu la bonté de le croire, et je n'en suis pas étonné, depuis que je sais de V. M. qu'ils ont été sur pied pendant deux nuits pour voir passer Vénus sur le soleil.
Heureusement, Sire, votre Académie des sciences ne ressemble pas au reste de la nation; ses Mémoires sont un excellent ouvrage, et prouvent que c'est une des sociétés savantes les mieux composées de l'Europe. Je ne parle pas seulement de M. de la Grange, dont le mérite est bien connu de V. M.; je parle entre autres de MM. Lambert et Béguelin, qui donnent tous deux d'excellents mémoires dans ce recueil, et qui me paraissent dignes des bontés dont V. M. a toujours honoré le mérite.
V. M. me donne rendez-vous à la vallée de Josaphat; il y a grande<510> apparence que je l'y devancerai. Je ne sais d'où procède le Saint-Esprit, mais je voudrais bien savoir d'où procèdent les deux vraies divinités de ce monde, la digestion et le sommeil. J'irais les chercher, quelque part qu'elles fussent.
Je supplie V. M. de recevoir mon très-humble compliment sur le mariage de monseigneur le Prince de Prusse.510-a Je me flatte qu'elle est bien persuadée du vif intérêt que je prends à tout ce qui concerne son illustre maison et son auguste personne. C'est dans ces sentiments et avec le plus profond respect que je serai toute ma vie, etc.
60. A D'ALEMBERT.
Neisse, 28 août 1769.
..... L'Empereur510-b serait un particulier aimable, s'il n'était pas un si grand prince. Il égalera, s'il ne surpasse pas Charles-Quint par son activité, par cette soif de s'instruire, et par cette ardeur à se rendre capable de bien remplir la carrière dans laquelle il va entrer. On ne saurait être plus rempli d'attention et de politesse que l'est ce monarque. Il m'a témoigné l'amitié la plus cordiale. Il est gai, point embarrassé de sa personne, dur pour lui-même, tendre pour les autres. En un mot, c'est un prince dont on ne doit attendre que de grandes choses, et qui fera parler de lui en Europe dès qu'il aura les coudées libres.
<511>61. AU MÊME.
14 septembre 1769.
Je profite du départ du sieur Grimm pour vous faire parvenir cette lettre, et pour vous apprendre que jusqu'à présent il semble que la fortune, le hasard ou la Providence n'ont pas décidé en faveur de laquelle des nations belligérantes se déclarerait la victoire. M. saint Nicolas, qui navigue sur une meule de moulin, et qui a une bonne tête, comme l'on sait, a persuadé au prince Galizin de se retirer auprès de Kaminiec.
Je suis bien aise que vous soyez content des Mémoires de notre Académie. Les trois sujets dont vous parlez sont, sans contredit, ce qu'il y a de mieux dans ce corps. Les hommes à talents en tout genre se font rares; on a bien de la peine à trouver des hommes supérieurs comme on les désirerait, et dans nos temps de stérilité, on serait embarrassé à faire un meilleur choix.
Si vous ne voulez pas me revoir à la vallée de Josaphat, déterminez-vous donc à me revoir ici; il n'y a point de milieu entre l'un et l'autre. Cependant j'aimerais mieux que ce fût ici, en chair et en os, plutôt que je ne sais comment, en guise de fantôme; car sans langue et sans voix, notre conversation ne m'a pas la mine d'être bien brillante. Je charge M. Grimm de vous rendre toute la part et tout l'intérêt que je prends à votre personne. Vous connaissez d'ailleurs l'estime avec laquelle je suis, etc.
<512>62. DE D'ALEMBERT.
Paris, 16 octobre 1769.
Sire,
M. Grimm, qui n'est de retour en France que depuis peu de jours, m'a remis la lettre dont V. M. m'a honoré, et dont je la prie de recevoir mes très-humbles remercîments. Il est revenu, Sire, pénétré des sentiments de respect, d'admiration et d'attachement que V. M. inspire à tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Mais, ce qui m'intéresse encore davantage, car je ressemble à Bartholomée, qui allait droit au solide,512-a M. Grimm m'a donné les nouvelles les plus satisfaisantes de la santé de V. M. et de sa gaîté, qui en est elle-même une preuve.
Les trois sujets dont V. M. me fait l'honneur de me parler, MM. de la Grange, Béguelin et Lambert, sont en effet les meilleurs de l'Académie, et très-dignes à cet égard des bontés de V. M. J'espère que le jeune M. Bernoulli marchera sur leurs traces. On m'a envoyé depuis peu une dissertation de M. Cochius,512-b qui a remporté le prix de métaphysique; elle m'a paru bien faite et pleine d'une saine philosophie; si M. Cochius n'est pas de l'Académie, il me semble qu'il y serait bien placé dans la classe de philosophie spéculative, ou dans celle des belles-lettres.
On assure, Sire, et je n'ai pas de peine à le croire, que l'Empereur est retourné à Vienne enchanté de V. M.; c'est bien sûrement ce qu'il a vu de mieux dans tous ses voyages. Puisque ce prince a vu V. M., et qu'il la connaît, je suis bien sûr qu'il ne lui fera pas la guerre, et voilà surtout ce qui m'occupe; car la tranquillité et le bien-être de<513> V. M. me sont encore plus chers que sa gloire, qui même n'a rien à perdre par sa conduite admirable depuis six ans de paix. A cette condition, je permets aux Turcs et aux Russes de s'égorger tant qu'ils le voudront.
Ma santé est toujours bien incertaine; je voudrais du moins qu'elle me laissât assez de forces pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. les sentiments dont je suis pénétré pour elle; car c'est un triste rendez-vous que la vallée de Josaphat. Mais, de quelque manière que je la revoie, elle trouvera toujours en moi la reconnaissance, le respect profond, et l'admiration avec laquelle je suis, etc.
63. A D'ALEMBERT.
Potsdam, 25 novembre 1769.
Je suis bien aise d'avoir fait la connaissance du sieur Grimm; c'est un garçon d'esprit qui a la tête philosophique, et dont la mémoire est ornée de belles connaissances. Il n'aura jamais pu vous dire combien je vous estime, et combien je prends intérêt à tout ce qui vous regarde. Le sieur Grimm a trouvé ma santé assez bonne, parce que le moment de convalescence qui suit un accès de goutte est précisément celui où l'on se trouve le mieux. D'ailleurs, la meilleure médecine pour la jeunesse et pour les vieillards est sans contredit la tranquillité d'âme qui, inspirant une joie douce, met un nouveau baume dans le sang, et apaise ces mouvements violents qui détruisent nos faibles ressorts. Je crois que le bon cordelier pape aura besoin de recourir à ce remède; du moins messieurs ses enfants lui préparent-ils une belle tablature. J'aimerais autant être savetier que pape dans<514> ce siècle-ci. Le prestige est détruit, et le misérable charlatan continue à crier sa drogue, que personne n'achète, tandis que des téméraires s'acharnent à renverser son théâtre. Je ne sais quel Anglais, après avoir tiré l'horoscope de la religion chrétienne, ayant calculé sa durée, en a fixé le terme à la fin de ce siècle. Je ne serais pas fâché de voir ce spectacle; toutefois il me semble que cela n'ira pas si vite, et que la hiérarchie soutiendra ses absurdités méprisées peut-être encore une couple de siècles, d'autant plus qu'elles sont appuyées par l'enthousiasme de la populace.
Ce que je viens de dire fait naître la question s'il se peut que le peuple se passe de fables dans un système religieux. Je ne le crois pas, à cause que ces animaux que l'école a daigné nommer raisonnables ont peu de raison. En effet, qu'est-ce que quelques professeurs éclairés, quelques académiciens sages, en comparaison d'un peuple immense qui forme un grand État? La voix de ces précepteurs du genre humain est peu entendue, et ne s'étend pas hors d'une sphère resserrée. Comment vaincre tant de préjugés sucés avec le lait de la nourrice? Comment lutter contre la coutume, qui est la raison des sots, et comment déraciner du cœur des hommes un germe de superstition que la nature y a mis, et que le sentiment de leur propre faiblesse y nourrit? Tout cela me fait croire qu'il n'y a rien à gagner sur cette belle espèce à deux pieds et sans plumes, qui probablement sera toujours le jouet des fripons qui voudront la tromper.
Pour notre Académie, sans être bien brillante, elle va doucement son chemin. L'approbation que vous donnez à quelques-uns de ses membres me les rend encore plus précieux. L'espérance que vous me donnez de faire un tour dans ces contrées me fait plus de plaisir qu'en auraient les juifs à la seconde apparition d'Élie. Je m'en tiens au présent; je ne connais point la carte où les Schoins514-a placent la<515> vallée de Josaphat, ni le chemin qui peut y conduire, ni le langage qu'on y parle. Il est plus sûr de vous voir ici avec tous mes sens, et de pouvoir vous assurer de vive voix combien je vous estime. Sur ce, etc.
P. S. Je vous envoie un Prologue de comédie515-a que j'ai composé à la hâte pour en régaler l'électrice de Saxe, qui m'a rendu visite.
64. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er décembre 1769.
Sire,
Je crois Votre Majesté fort occupée, dans ce moment de fermentation violente dont le nord de l'Europe est agité; je crains toujours de l'importuner par des lettres inutiles, mais je ne puis me refuser la satisfaction de lui témoigner toute la part que je prends à la joie qu'a dû lui donner la naissance d'un nouveau prince515-b dans son auguste et illustre maison. J'espère que Son Altesse Royale madame la Princesse de Prusse lui donnera bientôt un nouveau sujet de satisfaction par une naissance semblable. J'ai eu l'honneur, il y a quelque temps, de remercier V. M. par une assez et trop longue lettre des éclaircissements qu'elle a bien voulu me donner. Si j'osais prendre cette liberté, je lui demanderais ce qu'elle augure de la présente guerre, et du sort de la Pologne, dont le souverain me paraît être<516> le Saint-Esprit des rois. Voltaire ne me paraît pas fâché que les affaires des Turcs aillent mal; il prétend que s'ils ne sont pas convertisseurs, ni persécuteurs, ils sont abrutisseurs. Pour moi, quand il arrive à ma pauvre tête, ce qui lui arrive souvent, de se trouver assez mal sur mes épaules, je pense au pauvre grand vizir à qui on vient d'abattre la sienne, et je trouve que le lot de la mienne est encore meilleur, tout mauvais qu'il est en lui-même, surtout quand je le compare, Sire, au lot de la vôtre, qui suffit seule à tant d'objets, et qui trouve encore du temps pour cultiver avec le plus grand succès la philosophie et la poésie. Vous les avez réconciliées ensemble; puissiez-vous réconcilier de même saint Nicolas et la jument Borak, qui, dans la dernière affaire surtout, me paraît n'avoir été qu'une bête! Je suis, etc.
65. DU MÊME.
Paris, 18 décembre 1769.
Sire,
Il n'y a que peu de temps que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, et certainement je fais scrupule de l'importuner trop souvent par mes lettres, persuadé, comme de raison, qu'elle a beaucoup mieux à faire que de me lire. Mais je ne puis pourtant me dispenser de lui faire mes très-humbles remercîments sur le Prologue qu'elle a eu la bonté de m'envoyer. La princesse qui en est l'objet m'y paraît louée avec autant de galanterie que de finesse; je sais d'ailleurs qu'elle mérite ces éloges, par ce que V. M. m'a fait l'honneur de me dire plusieurs fois de son grand talent pour la musique; si on changeait la princesse en prince, je sais bien, Sire, à qui ces éloges pourraient<517> encore mieux s'appliquer, en y joignant, à la vérité, des éloges encore plus mérités, s'il est possible, sur des objets plus grands et plus essentiels au bonheur des hommes. La fin de ce Prologue, Sire, est une plaisanterie neuve et de très-bon goût; Avancez mes bâtards517-a m'a fait beaucoup rire. Hélas! Melpomène et Thalie n'ont presque plus que des bâtards; car nos comédiens même de Paris ne sont pas des enfants trop légitimes.
Je remercie très-humblement V. M. des nouvelles qu'elle veut bien me donner de sa santé; ce qu'elle ajoute me fait encore autant de plaisir, sur la tranquillité d'âme dont elle me paraît jouir en ce moment. Cette tranquillité d'âme, Sire, m'assure d'abord du bonheur de V. M., auquel je m'intéresse de préférence; elle assure ensuite par contre-coup le bonheur de vos sujets, et peut-être les dispositions pacifiques des autres princes de l'Europe. Je ne sais si le vendeur d'orviétan, ci-devant cordelier, est aussi tranquille sur le sort de sa vieille barque écloppée; je crois cependant qu'elle durera encore plus que lui. J'avoue qu'on achète beaucoup moins sa drogue; mais il y a pourtant encore, je ne dis pas seulement dans le peuple, je dis dans les conditions les plus relevées, des hommes qui achètent la drogue, et qui la prennent avec respect, et d'autres qui, à la vérité, ne la prennent pas après l'avoir achetée, mais qui n'osent la jeter au feu.
La question : s'il se peut faire que le peuple se passe de fables dans un système religieux, mériterait bien, Sire, d'être proposée par une académie telle que la vôtre. Je pense, pour moi, qu'il faut toujours enseigner la vérité aux hommes, et qu'il n'y a jamais d'avantage réel à les tromper. L'Académie de Berlin, en proposant cette question pour le sujet du prix de métaphysique, se ferait, je crois, beaucoup d'honneur, et se distinguerait des autres compagnies littéraires, qui n'ont encore que trop de préjugés. V. M. me permettra, à cette occasion, de l'assurer de toute la reconnaissance de MM. de la Grange,<518> Lambert et Béguelin, qui me paraissent bien pénétrés des bontés de V. M., et bien empressés de les mériter de plus en plus.
Je finis en priant V. M. de recevoir avec sa bonté ordinaire les vœux que je fais pour elle au commencement de l'année où nous allons entrer. C'est la trentième de son glorieux règne; puisse-t-elle être suivie de trente autres! et puisse la destinée ajouter à ses illustres jours tout ce qu'elle paraît vouloir retrancher aux miens!
Je suis avec le plus profond respect, la plus tendre reconnaissance et la plus vive admiration, etc.
66. A D'ALEMBERT.
(Berlin) 4 janvier 1770.
Le Nord, M. Protagoras, est plus tranquille que vous ne le croyez; c'est l'Orient où règnent le trouble, la guerre et la confusion. Nous autres, qu'on appelle les vieillards de l'Europe, nous sommes trop pesants pour tracasser comme certaine nation du Sud qu'on appelle les Velches. Cette nation gentille fourre son nez partout, souvent où elle n'a que faire, et porte l'inquiétude qui la dévore d'un bout du globe à l'autre. Elle croit qu'en la communiquant elle diminuera la portion qui lui en est échue, et qu'elle en deviendra moins agitée; mais c'est peine perdue, dit-on, et pour la rendre plus tranquille (je n'ose pas dire plus sage), il faudrait exorciser le démon qui la possède, selon ce que m'assura en dernier lieu un théologien grave avec lequel je m'entretins sur mon salut. Je laisse le puîné dans la catégorie où vous le rangez avec le roi des Sarmates; jamais concile ne l'a<519> accouplé de tel compagnon. Quelque peu de crédit qu'ils aient à présent, leur tour pourra revenir; si le destin le veut, ils reprendront faveur, et feront fortune. Ce monsieur ... est encore jeune; il est comme le duc de Lauraguais;519-a à force de faire des sottises, il deviendra sage. Sa naissance n'est constatée que depuis quinze cents ans; vous voyez qu'il est encore dans l'enfance. Dieu sait combien de milliers d'années se sont écoulées avant que son vieux papa parvînt à s'accréditer et à jouir de la considération qu'il a présentement. Le temps fait tout; il produit, il exhausse, il abaisse, il relève les dieux et les hommes. Fions-nous-en à lui, mon cher d'Alembert, et M. le chevalier trouvera à son tour le moment de briller.
En attendant, ma famille s'amuse à faire des enfants; c'est un bon remède pour l'oisiveté, et qui est en son lieu quand on a soutenu sept années de guerre. Je vous remercie de la part que vous y prenez; et si c'était dans les temps de Catherine de Médicis, je vous prierais de faire l'horoscope de l'embryon qui dans six mois pourra venir au monde;519-b mais je vous en dispense. Pour moi, au lieu de faire des enfants, je fais de mauvais mémoires pour l'Académie, dont vous verrez ici un échantillon.519-c Je crois que vous serez assez de mon opinion pour le principe; je suis mes idées, que je crois calculées pour le bien de l'humanité, et, pour persuader nos prêtres de les adopter, j'ai été obligé de les ménager. Pourvu que le bien se fasse, qu'importent les moyens qui peuvent l'acheminer? Je suis grand partisan de la morale, parce que je connais beaucoup les hommes, et que je m'aperçois du bien qu'elle peut produire. Pour un algébriste, qui<520> vit dans son cabinet, il ne voit que des nombres, des proportions; mais cela ne fait pas aller le monde moral, et de bonnes mœurs valent mieux pour la société que tous les calculs de Newton. J'espère que vous me direz franchement votre sentiment sur mon mémoire, bien assuré de mon estime, et que je prie Dieu de vous avoir en sa sainte et digne garde.
67. AU MÊME.
Le 8 janvier 1770.
Vous savez que nous autres poëtes, nous sommes accusés d'aimer un peu trop la flatterie et l'hyperbole; cependant le Prologue fait pour l'électrice de Saxe n'en est pas susceptible, parce que cette princesse est douée des plus rares qualités, et possède des talents qui suffiraient à la réputation d'une particulière. Cependant, comme le public est plus malin qu'admirateur, il fallait le contenter en faisant une petite sortie sur les comédiens, qui méritaient bien d'être relevés. Je crois que vous avez de la peine, à Paris, à trouver de bons sujets; mais si vous connaissiez ceux qui représentaient cette pièce, votre troupe, en comparaison, vous paraîtrait divine. Si, comme le disent les philosophes, toutes les occupations des hommes sont des jeux d'enfants, autant vaut-il faire un mauvais prologue que de troubler la tranquillité de l'Europe. Je n'ai rien à démêler ni avec Mahomet, ni avec les Sarmates qui s'entre-déchirent. Je vis en paix et en bonne intelligence avec tous mes voisins, et je fais des vaudevilles pour m'amuser. J'ignore ce que pense l'infaillible qui siége aux sept montagnes; mais je sais qu'il s'intéresse pour achever et perfectionner notre église<521> catholique de Berlin, et qu'il ne me hait pas, me regardant comme un des suppôts de sa garde prétorienne, qu'on veut le contraindre à licencier. Il se contente de disputer pied à pied les restes d'un crédit idéal qui lui fait craindre une banqueroute prochaine. Il se trouve dans le cas de votre contrôleur des finances; mais je parierais bien que la France, comme le plus ancien royaume de l'univers, aura le pas de la banqueroute, et que vos bourses se trouveront vides avant que le règne de la superstition soit aboli.
La question que vous proposez à notre Académie est d'une profonde philosophie. Vous voulez que nous scrutions la nature et la trempe de l'esprit humain, pour décider si l'homme est susceptible d'en croire plutôt le bon sens que son imagination. Selon mes faibles lumières, je pencherais pour l'imagination, parce que le système merveilleux séduit, et que l'homme est plus raisonneur que raisonnable. Je m'appuie, dans ce sentiment, sur l'expérience de tous les temps et de tous les âges. Vous ne trouverez aucun peuple dont la religion n'ait été un mélange de fables absurdes, et d'une morale nécessaire au maintien de la société. Chez les Égyptiens, chez les Juifs, chez les Perses, chez les Grecs et les Romains, c'est la Fable qui sert de base à la religion. Chez les peuples de l'Afrique, vous trouvez pareillement ce système merveilleux établi; et si vous ne rencontrez point la même démence dans les îles Mariannes, c'est que leurs habitants n'avaient du tout aucun culte. La nation qui paraît la moins imbue de superstition est sans contredit la chinoise. Mais si les grands suivirent la doctrine de Confucius, le peuple ne parut pas s'en accommoder; il reçut à bras ouverts les bonzes, qui le nourrirent d'impostures, aliment propre à la populace et adapté à sa grossièreté. Ces preuves que je viens d'alléguer sont prises des exemples que nous fournit l'histoire; il en est encore d'autres qui me paraissent plus fortes, prises de la condition des hommes et de l'empêchement qu'un ouvrage journalier et nécessaire met à ce que la multitude des habi<522>tants puisse être éclairée pour se mettre au-dessus des préjugés de l'éducation. Prenons une monarchie quelconque; convenons qu'elle contient dix millions d'habitants; sur ces dix millions, décomptons d'abord les laboureurs, les manufacturiers, les artisans, les soldats; il restera à peu près cinquante mille personnes, tant hommes que femmes; de celles-là, décomptons vingt-cinq mille pour le sexe féminin; le reste composera la noblesse et la bonne bourgeoisie; de ceux-là, examinons combien il y aura d'esprits inappliqués, combien d'imbéciles, combien d'âmes pusillanimes, combien de débauchés : et de ce calcul il résultera à peu près que, sur ce qu'on appelle une nation civilisée contenant environ dix millions d'habitants, à peine trouverez-vous mille personnes lettrées, et entre celles-là encore quelle différence pour le génie! Supposez donc qu'il fût possible que ces mille philosophes fussent tous du même sentiment, et aussi dégagés de préjugés les uns que les autres; quels effets produiront leurs leçons sur le public? Si huit dixièmes de la nation, occupés pour vivre, ne lisent point; si un autre dixième encore ne s'applique pas par frivolité, par débauche ou par ineptie, il résulte de là que le peu de bon sens dont notre espèce est capable ne peut résider que dans la moindre partie d'une nation, que le reste n'en est pas susceptible, et que les systèmes merveilleux prévaudront par conséquent toujours sur le grand nombre. Ces considérations me portent donc à croire que la crédulité, la superstition et la crainte timorée des âmes faibles l'emportera toujours dans la balance du public, que le nombre des philosophes sera petit dans tous les âges, et qu'une superstition quelconque dominera l'univers. La religion chrétienne était une espèce de théisme dans le commencement; elle naturalisa bientôt les idoles et les cérémonies païennes, auxquelles elle accorda l'indigénat, et à force de broderies nouvelles, elle couvrit si bien l'étoffe simple qu'elle avait reçue dans son institution, qu'elle devint méconnaissable. L'imperfection, tant en morale qu'en physique, est le caractère de ce<523> globe que nous habitons; c'est peine perdue d'entreprendre de l'éclairer, et souvent la commission est dangereuse pour ceux qui s'en chargent. Il faut se contenter d'être sage pour soi, si on peut l'être, et abandonner le vulgaire à l'erreur, en tâchant de le détourner des crimes qui dérangent l'ordre de la société. Fontenelle disait très-bien que s'il avait la main pleine de vérités, il ne l'ouvrirait pas pour les communiquer au public, parce qu'il n'en valait pas la peine; je pense à peu près de même, en faisant des vœux pour le philosophe Diagoras,523-a et priant Dieu de l'avoir en sa sainte garde.
68. DE D'ALEMBERT.
Paris, 29 janvier 1770.
Sire,
La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en date du 4 de ce mois, et le mémoire qui y était joint, ne me sont parvenus qu'avant-hier, 27 du même mois; je ne sais par quelle fatalité ce paquet a été si longtemps en route, et je ne prends la liberté d'entrer dans ce détail qu'afin que V. M. ne me soupçonne point de négligence. Je n'ai pas, en effet, perdu un moment pour lire cet excellent mémoire; et je puis, Sire, assurer avec vérité à V. M. que je suis absolument de son avis sur les principes qui doivent servir de base à la morale. Si V. M. veut prendre la peine de jeter les yeux sur mes Éléments de philosophie, t. IV de mes Mélanges, p. 72 et 92,523-b elle<524> verra que j'y indique comme la source de la morale et du bonheur la liaison intime de notre véritable intérêt avec l'accomplissement de nos devoirs, et que je regarde l'amour éclairé de nous-mêmes comme le principe de tout sacrifice moral. Il est vrai, Sire, que je n'ai presque fait qu'indiquer ces vérités, que V. M. développe si bien dans son ouvrage, avec la plus saine et la plus éloquente philosophie.524-a
Un seul point, Sire, m'a toujours embarrassé pour rendre absolument universel et sans restriction ce principe de la morale; c'est de savoir si ceux qui n'ont rien, qui donnent tout à la société, et à qui la société refuse tout, qui peuvent à peine nourrir de leur travail une famille nombreuse, ou même qui n'ont pas de quoi la nourrir, si ces hommes, dis-je, peuvent avoir d'autre principe de morale que la loi, et comment on pourrait leur persuader que leur véritable intérêt est d'être vertueux, dans le cas où ils pourraient impunément ne l'être pas. Si j'avais trouvé à cette question une solution satisfaisante, il y a longtemps que j'aurais donné mon catéchisme de morale.
Je voudrais bien être en état de répondre plus au long à V. M.; mais, depuis trois semaines, des vertiges fréquents m'ont causé une faiblesse de tête qui m'interdit toute application, et me permet à peine de tenir la plume. V. M. fait d'excellents mémoires, tandis que son auguste famille fait des enfants; je ne puis, moi, faire ni l'un ni l'autre, grâce au détraquement de ma pauvre machine. Mais ce qui ne s'affaiblira jamais en moi, Sire, ce sont les sentiments d'admiration, de vive reconnaissance et de très-profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
<525>69. A D'ALEMBERT.
17 février 1770.
L'approbation que vous donnez à mon mémoire me fait d'autant plus de plaisir, que votre suffrage a plus de poids que n'en auraient les suffrages de dix mille ignorants. Pour répondre à l'objection que vous me faites à l'égard de ceux qui croupissent dans la dernière misère, il faut premièrement convenir que la police, de son côté, et la charité des bonnes âmes, du leur, viennent au secours des malheureux, et qu'il n'y a point d'exemple (sauf les calamités publiques) où l'on ait vu une famille, pas même un seul homme, mourir exactement de faim. Les hommes les moins bien partagés de la fortune sont ceux qui n'ont de fonds que leurs bras et leur industrie; une maladie qui leur survient les réduit aussitôt aux abois, à cause que leurs revenus cessent avec leur travail; relevant de maladie, ils se trouvent endettés et trop faibles pour reprendre leur ouvrage. Cette situation, sans doute, est dure, surtout s'ils sont surchargés d'une famille; mais au lieu de voler ou d'assassiner sur les grands chemins, ce qui conduit à la potence ou à la roue, n'auront-ils pas plutôt recours à la compassion de personnes vertueuses, pour se procurer un soulagement honnête dans leur misère, au lieu de se précipiter dans un malheur cent fois plus affreux? Les principes réprimants du vice que j'ai proposés sont l'amour de la conservation, qui doit faire craindre aux hommes d'entreprendre des actions que les lois punissent en leur ôtant la vie; l'amour de la réputation, qui doit empêcher de se déshonorer en se livrant en aveugle à sa passion; et l'amour de la belle gloire, ce puissant aiguillon qui fait abhorrer à ceux qui en sont excités tout ce qui pourrait flétrir leur nom, et les pousse à pratiquer tout ce que la vertu a de plus sublime. Si l'on applique à propos cette panacée aux différents maux de l'âme, il est<526> sûr que l'on fera d'étonnantes guérisons. Vous voyez que dans tout ce raisonnement je suppose pour base que je m'adresse à une nation que les lois gouvernent; car il est bien vrai que sans le principe réprimant des punitions, la force du raisonnement ne serait pas suffisante pour arrêter seule les saillies féroces d'un amour-propre désordonné. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois, tant pour ménager votre santé que faute de matière, priant Dieu, etc.
70. DE D'ALEMBERT.
Paris, 9 mars 1770.
Sire,
Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle Votre Majesté daigne interrompre ses importantes affaires pour s'occuper un moment des rêveries métaphysiques d'un pauvre malade. La réponse qu'elle a bien voulu faire à la difficulté morale que j'ai pris la liberté de lui proposer sur son excellent mémoire a certainement toute la solidité dont la matière est susceptible. Je conviens que, d'une part, la crainte des lois et des supplices, et, de l'autre, l'espérance d'être soulagé par les âmes vertueuses, peuvent être un frein capable de retenir ceux qui sont dans l'indigence; mais je suppose, ce qui est possible, que l'indigent soit, d'une part, sans espérance d'être secouru, et que, de l'autre, il soit assuré de pouvoir en cachette dérober au riche une partie de son superflu pour subvenir à sa propre subsistance, et je demande ce qu'il doit faire en ce cas, et s'il peut ou même s'il doit se laisser mourir de faim, lui et sa famille. La difficulté n'est pas la même pour celui qui possède quelque chose; il ne doit rien dérober,<527> même en cachette, parce qu'il a intérêt qu'on n'en agisse pas de même à son égard.
Je prie V. M. de me permettre aussi quelques réflexions sur une autre question dont j'ai eu l'honneur de l'entretenir, et qui m'a valu de sa part une lettre si belle et si philosophique, savoir : si en matière de religion, ou même en quelque matière que ce puisse être, il est utile de tromper le peuple. Je conviens avec V. M. que la superstition est l'aliment de la multitude; mais elle ne doit, ce me semble, se jeter sur cet aliment que dans le cas où on ne lui en présentera pas un meilleur. La superstition, bien inculquée et enracinée dès l'enfance, cède sans doute à la raison lorsqu'elle vient à se présenter; elle arrive trop tard, et la place est prise. Mais qu'on présente en même temps et pour la première fois, même à la multitude ignorante, des absurdités, d'un côté, telles que nous en connaissons, et, de l'autre, la raison et le bon sens; V. M. pense-t-elle que la raison n'eût pas la préférence? Je dirai plus; la raison, lors même qu'elle arrive trop tard, n'a qu'à persévérer pour triompher un jour, et chasser sa rivale. Il me semble qu'il ne faut pas, comme Fontenelle, tenir la main fermée quand on est sûr d'y avoir la vérité; il faut seulement ouvrir avec sagesse et avec précaution les doigts de la main l'un après l'autre, et petit à petit la main est ouverte tout à fait, et la vérité en sort tout entière. Les philosophes qui ouvrent la main trop brusquement sont des fous; on leur coupe le poing, et voilà tout ce qu'ils y gagnent; mais ceux qui la tiennent fermée absolument ne font pas pour l'humanité ce qu'ils doivent.
Les occupations de V. M. ne lui permettent pas d'entendre plus longtemps ma diatribe, et la faiblesse de ma tête, toujours vide et étonnée, m'empêcherait, quand je l'oserais, de suivre plus loin ces réflexions. Puisse la destinée, Sire, conserver longtemps à V. M. la tête qu'elle a reçue de la nature, et qui est bien plus nécessaire que la mienne à l'humanité et à la philosophie!<528> Je suis avec le plus profond respect, la plus grande admiration et la plus vive reconnaissance, etc.
71. A D'ALEMBERT.
Le 3 avril 1770.
Je souhaiterais que votre santé, plus forte et plus vigoureuse, vous permît d'étendre vos lettres, parce que, en discutant beaucoup les matières, on les éclaircit, et que vos lumières peuvent m'instruire. S'il s'agissait de plaisanter, je terrasserais bien vite la difficulté que vous me faites naître, en répondant que ce n'est pas à un Français à la proposer, à un Français qui voit honorer chez lui les plus gros voleurs, et rouer ceux qui ont pris trop peu. Vous voyez aborder toute la France chez vos fermiers généraux, chez vos receveurs, vos trésoriers, etc., tous gens qui font métier de dépouiller votre roi et son royaume. Mais j'abandonne cette défense de ma cause, qui n'est pas digne de sa gravité ni de son importance, et reprenant mon sérieux et ma physionomie de pédagogue, je vous dirai que le cas, mon cher d'Alembert, que vous me proposez ne peut presque pas arriver, parce que tous les cœurs ne sont pas également endurcis, et qu'il se trouve dans toutes les communautés et dans toutes les sociétés de bonnes âmes, sensibles aux cris de la misère. Toutefois, si par impossible il se trouvait une famille dépourvue de toute assistance et dans l'état affreux où vous la dépeignez, je ne balancerais pas à décider que le vol lui devient légitime : 1° parce qu'elle a éprouvé des refus, au lieu de recevoir des secours; 2° parce que se laisser périr, soi, sa femme et ses enfants, est un bien plus grand crime que de<529> dérober à quelqu'un de son superflu; 3° parce que l'intention du vol est vertueuse, et que l'action en est d'une nécessité indispensable; je suis même persuadé qu'il n'est aucun tribunal qui, ayant bien constaté la vérité du fait, n'opinât à absoudre un tel voleur. Les liens de la société sont fondés sur des services réciproques; mais si cette société se trouve composée d'âmes impitoyables, tous les engagements sont rompus, et l'on rentre dans l'état de la pure nature, où le droit du plus fort décide de tout.
Voilà ce qu'un philosophe ébauché peut répondre au grand Anaxagoras, qui s'amuse de ce balbutiage. Vous me proposez ensuite en peu de mots une question à laquelle je ne pourrais répondre, selon le noble usage tudesque, que par un gros in-folio. Comment, mon cher Anaxagoras, ne voyez-vous pas dans quelle discussion je ne pourrais me dispenser d'entrer pour détailler toute cette matière? Je me resserrerai donc le plus que possible pour vous satisfaire. Si nous nous plaçons au premier jour du monde, et que vous me demandiez s'il est utile de tromper le peuple,529-a je vous répondrai que non, parce que, l'erreur et la superstition étant inconnues, on ne doit pas les introduire, on doit même les empêcher d'éclore. En parcourant l'histoire, je trouve deux sortes d'impostures, les unes à la fortune desquelles la superstition a servi de marchepied, et celles qui, à l'aide de quelques préjugés, ont pu servir à manier l'esprit du peuple pour son propre avantage. Les premiers de ces imposteurs, ce sont les bonzes, les Zoroastre, les Numa, les Mahomet, etc.; pour ceux-là, je vous les abandonne. L'autre espèce sont les politiques qui, pour le plus grand bien du gouvernement, ont eu recours au système merveilleux, afin de mener les hommes, de les rendre dociles. Je compte de ce nombre l'usage qu'on faisait à Rome des augures, dont le secours a souvent été si utile pour arrêter ou calmer des séditions populaires que des tribuns entreprenants voulaient<530> exciter. Je ne saurais condamner Scipion l'Africain de son commerce avec une nymphe,530-a par lequel il acquit la confiance de ses troupes, et fut en état d'exécuter de brillantes entreprises; je ne blâme point Marius de sa vieille,530-b ni Sertorius de ce qu'il menait une biche avec lui.530-b Tous ceux qui auront à traiter avec un grand ramas d'hommes qu'il faut conduire au même but seront contraints d'avoir quelquefois recours aux illusions, et je ne les crois pas condamnables, s'ils en imposent au public, par les raisons que je viens d'alléguer. Il n'en est pas de même de la superstition grossière. C'est une des mauvaises drogues que la nature a semées dans cet univers, et qui tient même au caractère de l'homme; et je suis moralement persuadé que si l'on établissait une colonie nombreuse d'incrédules, au bout d'un certain nombre d'années on y verrait naître des superstitions. Ce système merveilleux semble fait pour le peuple. On abolit une religion ridicule, et l'on en introduit une plus extravagante; on voit des révolutions dans les opinions, mais c'est toujours un culte qui succède à quelque autre. Je crois qu'il est bon et très-utile d'éclairer les hommes. Combattre le fanatisme, c'est désarmer le monstre le plus cruel et le plus sanguinaire; crier contre l'abus des moines, contre ces vœux si opposés aux desseins de la nature, si contraires à la multiplication, c'est véritablement servir sa patrie. Mais je crois qu'il y aurait de la maladresse et même du danger à vouloir supprimer ces aliments de la superstition qui se distribuent publiquement aux enfants, que les pères veulent qu'on nourrisse de la sorte.
La réforme, comme vous le savez, fit une grande révolution; mais que de sang, que de carnage, que de guerres, de dévastations pour oser se passer de quelques articles de foi! quelle fureur s'empa<531>rerait des hommes, si l'on voulait les supprimer tous! Il serait beau sans doute de jouir du spectacle unique d'un peuple sans erreur, sans préjugé, sans superstition, sans fanatisme; mais il est dit dans les Centuries de Nostradamus531-a qu'on ne le découvrira qu'après en avoir trouvé un sans vices, sans passions et sans crimes. Vous autres lumières de ce ténébreux univers, vous laisserez échapper des gerbes de raisons pour l'éclairer; qu'en arrivera-t-il? Que quelques gens de lettres diront que vous avez raison; que les bonzes et les lamas crieront; qu'une infinité d'imbéciles boucheront hermétiquement les pertuis de leurs antres, pour empêcher que votre jour n'éblouisse et eux, et les habitants de leurs tanières; et que le monde demeurera aveugle. La philosophie, encouragée dans ce siècle, s'est énoncée avec plus de force et de courage que jamais; quels sont les progrès qu'elle a faits? On a chassé les jésuites, direz-vous. J'en conviens; mais je vous prouverai, si vous le voulez, que la vanité, des vengeances secrètes, des cabales, et enfin l'intérêt, ont tout fait. Je vous objecterai en revanche le meurtre juridique de Calas, la persécution de Sirven, la cruelle aventure d'Abbeville, la canonisation de ...,531-b les sorcières qu'on brûle publiquement à Rome, les ridicules querelles des Suisses sur les peines infinies,531-c la fureur théologale des prêtres hollandais contre des professeurs qui enseignaient que la vertu suffit aux hommes, l'espèce de guerre de religion qui se fait actuellement en Pologne. O mon cher Anaxagoras! l'homme est un animal incorrigible, plus sensible que raisonnable.531-d Cependant je lui ai fait un catéchisme,531-e et je vous l'envoie.
Mes pieds vont aussi mal que votre estomac; j'ai la goutte, sans laquelle je vous aurais répondu avec plus d'ordre, parce que la tête<532> en souffre, et vous savez peut-être que nous avions ici un médecin qui ordonnait de saigner au gros orteil, quand on avait la tête embarrassée; ainsi je ne saurais vous dire si mon mal gît dans la tête ou dans les pieds; mais quelque part qu'il soit, il ne m'empêche pas de vous considérer et de vous estimer. Sur ce, etc.
72. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 avril 1770.
Sire,
Monsieur le prince héréditaire de Salm, en partant pour sa principauté, m'a prié de faire parvenir cette lettre à V. M. Je m'acquitte de la parole que je lui en ai donnée. Le mauvais état de ma santé, qui me retient au lit en ce moment, ne me permet pas d'avoir l'honneur d'en dire davantage à V. M.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
73. DU MÊME.
Paris, 21 avril 1770.
Sire,
De toutes les lettres que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, aucune ne m'a plus vivement et plus tendrement affecté que celle<533> que je viens d'en recevoir, en date du 3 de ce mois; j'en avais, Sire, le plus grand besoin pour calmer la violente inquiétude où j'étais depuis quelques jours sur la santé de V. M., et sur les bruits très-fâcheux qui en couraient. Enfin, me voilà rassuré, et quoique V. M. ne soit pas délivrée de sa goutte, je vois au moins qu'elle est sans danger.
Il vient de paraître, Sire, un Traité de la goutte, par un médecin d'Angers, nommé Paulmier, qu'on dit excellent; le remède qu'il propose consiste dans l'application des sangsues. Je connais à Paris plusieurs personnes qui, depuis que le livre a paru, ont fait usage du remède, et ont été du moins très-soulagées. M. Mettra doit l'envoyer à V. M., qui le recevra incessamment.
Je suis en ce moment trop occupé de la santé de V. M. pour lui parler de la mienne. Ma tête est toujours dans le même état; au premier moment qu'elle pourra me laisser, j'aurai l'honneur de répondre en détail à V. M. sur les différents articles de la lettre si belle et si philosophique que je viens d'en recevoir, ainsi que sur son Catéchisme de morale. Je prie V. M. de me permettre d'oublier tout en ce moment pour ne m'occuper que de sa conservation si précieuse non seulement à ses peuples et à la philosophie, mais encore à l'Europe et à l'humanité.
Je suis avec le plus profond, et permettez-moi d'ajouter, le plus tendre respect, etc.
<534>74. DU MÊME.
Paris, 30 avril 1770.
Sire,
Je profite, non pas d'un moment de lucidité, car je n'en ai point depuis longtemps, mais d'un moment où les nuages de ma tête sont tant soit peu éclaircis, pour avoir l'honneur de répondre en détail à la lettre très-philosophique que V. M. a bien voulu m'écrire pour répondre aux questions que j'ai pris la liberté de lui faire.
Je pense, Sire, comme V. M. sur le premier objet, et je me félicite de penser comme elle, non par un principe d'adulation dont je suis incapable, mais parce que les raisons apportées par V. M. pour appuyer sa réponse me paraissent très-solides, et s'étaient déjà présentées à moi. Je crois donc avec V. M. que, dans le cas de nécessité absolue que j'ai supposé, le vol est permis, et même est une action juste. Il ne s'agit plus que de savoir si ce cas de nécessité absolue est purement métaphysique, comme V. M. paraît le penser; je ne voudrais pas dire que non, mais je doute, et j'ai vu souvent des gens si malheureux, si dénués de secours après avoir frappé vainement à mille portes, que je ne savais ce qu'ils devaient faire, de frapper à la mille unième, ou de se procurer leur subsistance aux dépens des riches, s'ils le pouvaient avec quelque sûreté pour eux-mêmes. Il est vrai, Sire, que cette doctrine, toute raisonnable qu'elle est, n'est pas bonne à mettre dans un traité ni dans un catéchisme de morale, par l'abus que la cupidité ou la paresse pourraient en faire. Mais cet inconvénient empêche de pouvoir faire un ouvrage complet de morale à l'usage de tous les ordres de la société. Je ne sais même si, du moins en France, les tribunaux ne condamneraient pas, avec beaucoup de regret sans doute, un malheureux qui se serait trouvé dans<535> le cas dont il s'agit; ils se trouveraient forcés à commettre cette injustice, pour empêcher que d'autres hommes moins malheureux n'abusassent de l'exemple de celui-ci. Le mot de l'énigme est, ce me semble, que la distribution des fortunes dans la société est d'une inégalité monstrueuse; qu'il est aussi atroce qu'absurde de voir les uns regorger de superflu, et les autres manquer du nécessaire. Mais, dans les grands États surtout, ce mal est irréparable, et on peut être forcé de sacrifier quelquefois des victimes, même innocentes, pour empêcher que les membres pauvres de la société ne s'arment contre les riches, comme ils seraient tentés et peut-être en droit de le faire.
Quant à la seconde question : s'il est utile de tromper le peuple, je pense d'abord, comme V. M., que si l'erreur et la superstition ne sont pas encore existantes dans une nation, il faut s'opposer à leur naissance par tous les moyens possibles; je pense encore avec elle que si elles sont en vigueur, il ne faut pas les attaquer violemment, parce que ce zèle impétueux ne servirait qu'à charger la philosophie d'un crime infructueux. Mais je pense en même temps qu'il faut, au lieu de force, user de finesse et de patience, attaquer l'erreur indirectement et sans paraître y penser, en établissant les vérités contraires sur des principes solides, mais en se gardant bien de faire aucune application. Il ne faut pas braquer le canon contre la maison, parce que ceux qui la défendent tireraient des fenêtres une grêle de coups de fusil; il faut petit à petit élever à côté une autre maison plus habitable et plus commode; insensiblement tout le monde viendra habiter celle-ci, et la maison pleine de léopards sera désertée.
Le Catéchisme de morale que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer me paraît très-propre à la jeune noblesse à laquelle elle le destine. Les motifs moraux qu'on lui propose pour être vertueuse sont en effet les vrais, et les plus propres à faire impression, principalement sur cette classe qui, jouissant dans la société des principaux<536> avantages, est plus intéressée qu'une autre à en observer les lois écrites et non écrites.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
75. A D'ALEMBERT.
17 mai 1770.
Je vous suis très-obligé de la part que vous prenez à ma santé. L'enchaînement nécessaire des causes a voulu que l'âcreté amassée dans mon sang fût le principe de la goutte, qui m'a fait beaucoup souffrir; mais je me suis conformé à la volonté irrévocable de la nature. J'ai eu recours au régime comme à la patience, et me voilà guéri.
Durant ma convalescence, le premier livre qui m'est tombé entre les mains est l'Essai sur les préjugés; il m'a tiré de l'inertie où me tenaient mes forces perdues; et comme sur bien des sujets je pense en raison inverse du soi-disant philosophe qui en est l'auteur, j'ai employé toute l'énergie de mon organisation pour en relever les fautes. J'ai éprouvé des mouvements répulsifs aux sentiments de l'auteur, qui prétend que, la vérité étant faite pour l'homme, il faut en tout temps la lui dire. Aussi souvent que l'auteur dit des injures aux rois, aux généraux, aux poëtes, ses idées n'ont pu s'identifier avec les miennes, parce que j'ai l'honneur d'être assez mauvais poëte (ou empoisonneur public), parce que j'ai eu l'honneur de me battre quelquefois en qualité de général (ou de bourreau mercenaire),536-a parce que j'ai l'honneur d'être une espèce de roi (ou de tyran barbare). Ces considérations, assimilées à ma façon de penser, et selon l'idée<537> que je me fais des choses, m'ont déterminé à prendre la défense de mes confrères, pour empêcher que ces injures, souvent répétées par de tels auteurs, n'obtinssent, par l'habitude et à force d'y accoutumer les oreilles du public, la sanction d'une opinion reçue et indubitable. Mon auteur m'apprend que mes confrères les rois sont une espèce d'imbéciles qui ne savent ni lire ni écrire; j'ai lu comme un bénédictin, et j'ai barbouillé du papier à l'envi du folliculaire le plus affamé; c'est donc à moi à plaider leur cause. J'envoie mon factum à Anaxagoras,537-a qui sera notre juge; et même, s'il le trouve à propos, il peut présenter l'ouvrage à la cour, assuré par ce moyen d'obtenir la première place de l'Académie des sciences. Badinage à part, cet ouvrage est très-licencieux et très-indécent. On dirait que l'auteur, comme un chien enragé, attaque tout le monde et se rue sur les passants, également satisfait pourvu qu'il morde; certainement il mérite d'être traité de même. Si la vérité est faite pour l'homme (de quoi je ne suis pas d'accord), s'il faut la lui dire en toute occasion, je me suis réglé sur les préceptes de l'auteur, et je lui ai dit bien sincèrement ce que je pense de son ouvrage; il trouve en moi un disciple obéissant qui, éclairé par sa lumière, se fait un devoir d'imiter son exemple; et comme la vérité est toujours utile aux hommes, je me flatte qu'il approuvera la liberté avec laquelle je la lui dis. Mais quel but ce soi-disant philosophe se propose-t-il par son ouvrage? De changer la religion? je lui ai démontré que cela est impossible. De réformer les gouvernements? les injures ne les corrigeront point; elles pourront les irriter. Bouleverser les cerveaux de quelques têtes éventées qui, déclamant contre le gouvernement, se feront mettre à la Bastille? c'est un but digne d'un être malfaisant, malicieux et pervers; ce ne doit pas être celui de l'auteur. Veut-il donc devenir le martyr de la religion naturelle? Cela est bien fou; car quand on n'espère rien au delà du tombeau, il faut rendre, autant qu'on le<538> peut, son existence heureuse dans cette vie-ci, la seule dont on peut jouir. La maladresse de l'auteur parait surtout en ce qu'il calomnie la religion chrétienne. J'avoue qu'il faut être bien novice pour lui imputer des crimes. Il est dit dans l'Évangile : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse. »538-a Or ce précepte est le résumé de toute la morale; il est donc ridicule et c'est une exagération outrée d'avancer que cette religion ne l'ait que des scélérats; il ne faut jamais confondre la loi et l'abus. La loi peut être utile, et l'abus pernicieux; et quand on marque tant d'animosité contre ce que l'on attaque, on se décrédite soi-même, et l'on perd la confiance du lecteur. Voilà comme pense un amateur de la sagesse solitaire, reclus dans sa petite vigne, où il médite comme un autre sur les folies des hommes, et sur toutes les opinions bizarres et ridicules qui leur ont passé par la tête; et c'est là où il fait des vœux à la nature pour que l'enchaînement nécessaire des causes maintienne longtemps votre espèce organisée à l'abri des infirmités, des souffrances et de la dissolution. Sur ce, etc.
76. DE D'ALEMBERT.
Paris, 8 juin 1770.
Sire,
Dans l'état de faiblesse et presque d'imbécillité où il plaît à la nature de me réduire, c'est du moins une consolation pour moi de savoir que V. M. est guérie de ses maux, et qu'elle veut bien prendre quelque part aux miens. L'ouvrage qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer<539> est un digne et heureux fruit de sa convalescence. Je ne connais point l'Essai sur les préjugés que V. M. a pris la peine de réfuter; je sais pourtant que ce livre s'est montré à Paris, et même qu'il s'y est vendu très-cher. Mais il suffit ici qu'un livre touche à certaines matières, et qu'il attaque bien ou mal certaines gens, pour être recherché avec avidité, et pour être en conséquence hors de prix, par les précautions que prend le gouvernement pour arrêter ces sortes d'ouvrages, précautions qui font souvent à l'auteur plus d'honneur qu'il n'en mérite. Quant à moi, je suis si excédé de livres et de brochures contre ce que Voltaire appelle l'infâme, que depuis longtemps je n'en lis plus, et que je suis quelquefois tenté de dire du titre de philosophe ce que Jacques Rosbif dit de celui de monsieur, dans la comédie du Français à Londres :539-a « Je ne veux point de ce titre-là; il y a trop de faquins qui le portent. »
La critique que fait V. M. de l'Essai sur les préjugés me donne encore moins d'envie de le lire que les autres rapsodies du même genre. On peut dire de tous nos écrivailleurs contre la superstition et le despotisme ce que le père de la Rue, jésuite, disait de son confrère Le Tellier : « Il nous mène si grand train, qu'il nous versera. » Il ne faut point que la philosophie s'amuse à dire des injures aux prêtres; il faut, comme le dit V. M., qu'elle tâche de rendre la religion utile en la faisant concourir au bonheur des peuples; qu'elle éclaire les souverains sur leurs vrais intérêts, et les sujets sur leurs devoirs; qu'elle rende l'autorité plus douce et l'obéissance plus fidèle. C'est une grande sottise d'accuser les philosophes, au moins ceux qui méritent ce nom, de prêcher l'égalité; cette égalité est une chimère impossible, dans quelque état que ce puisse être. La vraie égalité des citoyens consiste en ce qu'ils soient tous également soumis aux lois,<540> et également punissables quand ils les enfreignent. C'est ce qui a lieu dans tous les États bien gouvernés, où le supérieur n'a jamais le droit d'opprimer son inférieur impunément; mais c'est malheureusement ce qui n'a pas lieu partout; l'auteur en a peut-être été témoin, et c'est peut-être ce qui a si violemment échauffé sa bile contre ceux qui gouvernent. J'ai vu à peu près les mêmes choses que lui, mais je les ai vues plus de sang-froid, et j'ai conclu que ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont souvent aussi répréhensibles les uns que les autres, et que toutes les classes de l'espèce humaine n'ont rien à se reprocher. Je vois, par exemple, que si les rois ont souvent fait des guerres injustes, les républiques, comme le remarque très-bien V. M., ont été aussi souvent dans le même cas, et je regarde en particulier cette république romaine tant célébrée dans l'histoire comme un des plus grands fléaux qui aient désolé l'humanité. Je n'ajouterai rien à cette réflexion, sinon que, sur la guerre de 1756, j'ai admiré la modération avec laquelle V. M. s'exprime.540-a Tout ce qu'elle dit, sur ce sujet, de la nécessité des guerres et de celle des impôts me paraît plein de sens et de raison; mais pour l'application de ces principes il faut un fonds d'équité dont, par malheur, tous ceux qui ont le pouvoir en main ne sont pas toujours capables. J'aurais l'honneur d'en dire davantage à V. M., si une lettre pouvait souffrir les détails délicats dont cette matière est susceptible; je me contente donc de prier le Saint-Esprit d'éclairer les rois et les peuples, et surtout de conserver longtemps V. M. pour l'exemple des uns et le bonheur des autres.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<541>77. DU MÊME.
Paris, 6 juillet 1770.
Sire,
J'ose espérer que Votre Majesté pardonnera la liberté que je vais prendre à la tendre et respectueuse confiance que ses bontés m'ont inspirée, et qui m'encourage à lui demander une nouvelle grâce.
Une société considérable de philosophes et de gens de lettres, du nombre desquels je suis, ont résolu, Sire, d'ériger à M. de Voltaire une statue, comme à celui de tous nos écrivains à qui la philosophie et les lettres sont le plus redevables.
Les philosophes et les gens de lettres de toutes les nations, et en particulier de la nation française, vous regardent, Sire, depuis longtemps comme leur chef et leur modèle. Qu'il serait donc flatteur et honorable pour nous qu'en cette occasion V. M. voulût bien permettre que son auguste et respectable nom fût à la tête des nôtres! Elle donnerait à M. de Voltaire, dont elle aime tant les ouvrages, la marque d'estime la plus précieuse et la plus éclatante, dont il serait infiniment touché, et qui lui rendrait cher ce qui lui reste de jours à vivre.541-a Elle ajouterait beaucoup et à la gloire de ce célèbre écrivain, et à celle de la littérature française, qui en conserverait une reconnaissance éternelle.
Permettez-moi, Sire, d'ajouter que dans l'état de faiblesse où m'ont réduit mes travaux, et qui ne me permet plus que des vœux pour les lettres, la nouvelle marque de distinction que j'ose vous de<542>mander en leur faveur serait pour moi la plus douce consolation. Elle augmenterait encore, s'il est possible, l'admiration dont je suis pénétré pour votre personne, le sentiment profond que je conserverai toute ma vie de vos bontés, et la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.
78. A D'ALEMBERT.
(Sans-Souci) 7 juillet 1770.
Je suis bien fâché de vous savoir toujours languissant. Pour l'ordinaire, la belle saison corrobore les corps, et leur rend les forces que les indispositions de l'hiver leur ont fait perdre. J'avais espéré du printemps le même bénéfice pour vous. C'est, je pense, au dérangement de saison de cette année qu'il faut attribuer l'état où vous vous trouvez, et je crois que l'usage de quelques eaux minérales ou des bains pourrait vous rétablir entièrement; mais c'est à la Faculté à en décider.
A peine vous avais-je envoyé mes remarques sur cet Essai des préjugés, qu'un autre livre m'est tombé entre les mains; et comme j'étais en train d'examiner des ouvrages philosophiques et d'écrire, j'ai couché ces remarques par écrit, et je vous les envoie. C'est le Système de la nature,542-a où je me suis attaché à relever les contradictions les plus palpables, et les mauvais raisonnements qui m'ont le plus frappé. Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce sujet, et bien des détails où je n'ai pas eu le temps d'entrer; je me suis borné aux quatre points principaux que l'auteur traite.
<543>Quant au premier, où il prétend qu'une nature privée d'intelligence, à l'aide du mouvement, produit tout, je crois qu'il lui sera impossible de soutenir cette opinion contre les objections que je lui fais. Pour le second point, qui roule sur le fatalisme, il lui reste encore des réponses, et c'est, selon moi, de toute la métaphysique la question la plus difficile à résoudre. Je propose un tempérament; c'est une idée qui m'a séduit, et qui pourrait bien être vraie. Je prends un milieu entre la liberté et la nécessité; je limite beaucoup la liberté de l'homme, mais je lui en laisse cependant la part que l'expérience commune des actions humaines m'empêche de lui refuser. Les deux derniers points roulent sur la religion et le gouvernement.
Il y a outre cela une infinité d'endroits de cet ouvrage où l'auteur donne prise sur lui. Il affirme assez doctoralement que la somme des biens l'emporte sur la somme des maux. C'est de quoi je ne suis point d'accord avec lui, et ce qu'il lui serait impossible de prouver, si l'on voulait pousser un peu vivement la dispute sur ce sujet. Enfin, en ramassant mes remarques, je me suis cru un docteur de Sorbonne, un pilier de l'Église, un saint Augustin; mais en relisant ce que j'avais jeté sur le papier, je me suis trouvé très-hétérodoxe. J'ai trouvé mes propositions malsonnantes, hérétiques, sentant l'hérésie, et dignes d'encourir les foudres du Vatican. Cependant ce qui m'a consolé, c'est que mon adversaire sera pour le moins doublement cuit et rôti, si je le suis une fois dans l'autre monde. Je ne comprends pas comment il se trouve des auteurs assez étourdis pour publier de tels ouvrages, qui les exposent à des malheurs très-réels. Si l'auteur du Système de la nature allait par hasard être découvert en France, le moins qui lui arriverait serait de passer le reste de sa vie dans la Bastille, et cela, pour avoir eu le plaisir de dire tout ce qu'il pensait. Il faut se contenter de penser pour soi, et laisser un cours libre aux idées du vulgaire. Je ne sais point ce qui a pu animer l'auteur contre le gouvernement de France. Il peut se passer bien des<544> choses, dans l'intérieur de ce royaume, dont mon éloignement m'empêche d'être instruit. Je suis persuadé qu'il s'y commet des injustices et des violences contre lesquelles le gouvernement devrait sévir; mais comprenez donc bien que lorsque quatre, six mille, enfin une multitude d'hommes se sont donné le mot pour en tromper un seul, cela arrive infailliblement. Cela est arrivé en tout pays et de tout temps, et à moins que l'espèce humaine ne soit refondue par un habile chimiste, et que quelque philosophe ne mêle d'autres matières à cette composition, il en sera toujours de même. Il faut s'assurer qu'un homme est coupable, et ensuite l'accuser; mais souvent on se précipite. Il est bon que les hommes aient un archétype, un modèle de perfection en vue, parce qu'ils ne s'en écartent que trop, et que cette idée même s'efface de leur esprit. Mais avec tout cela ils ne parviendront jamais à cette perfection, qui malheureusement est incompatible avec notre nature. J'en reviens toujours là, mon cher d'Alembert, et j'en conclus que ceux qui travaillent sincèrement pour le bien de la société font, comme votre défunt abbé de Saint-Pierre, des rêves d'un honnête homme.544-a Cela ne m'empêche pas d'y travailler dans le petit cercle où le hasard m'a placé, pour rendre heureux ceux qui l'habitent, et la pratique de ces choses qui me passent journellement par les mains m'éclaire sur leurs difficultés. Croyez, mon cher, qu'un homme qui aurait l'art de vous faire bien digérer serait plus utile au monde qu'un philosophe qui en bannirait tous les préjugés. Je vous souhaiterais un tel médecin d'autant plus sincèrement, que personne ne s'intéresse à votre conservation ni ne vous estime plus que celui qui prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
<545>79. AU MÊME.
(Sans-Souci) 28 juillet 1770.
Le plus beau monument de Voltaire est celui qu'il s'est érigé lui-même, ses ouvrages, qui subsisteront plus longtemps que la basilique de Saint-Pierre, que le Louvre, et tous ces bâtiments que la vanité humaine consacre à l'éternité. On ne parlera plus français, que Voltaire sera encore traduit dans la langue qui aura succédé au français. Cependant, rempli du plaisir que m'ont fait ses productions si variées et si parfaites chacune en leur genre, je ne pourrais sans ingratitude me refuser à la proposition que vous me faites de contribuer au monument que lui élève la reconnaissance publique. Vous n'avez qu'à m'informer de ce qu'on exige de ma part; je ne refuserai rien pour cette statue,545-a qui fera plus d'honneur aux gens de lettres qui la lui consacrent qu'à Voltaire même. On dira que dans ce dix-huitième siècle où tant de gens de lettres se déchiraient par envie, il s'en est trouvé d'assez nobles, d'assez généreux pour rendre justice à un homme doué de génie et de talents supérieurs à tous les siècles; que nous avons mérité de posséder Voltaire; et la postérité la plus reculée nous enviera encore cet avantage. Distinguer les hommes célèbres, rendre justice au mérite, c'est encourager les talents et les vertus, c'est la seule récompense des belles âmes; elle est bien due à tous ceux qui cultivent supérieurement les lettres. Elles nous procurent les plaisirs de l'esprit, plus durables que ceux du corps; elles adoucissent les mœurs les plus féroces, elles répandent leurs charmes sur tout le cours de la vie, elles rendent notre existence supportable<546> et la mort moins affreuse. Continuez donc, messieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s'y appliquent, et qui ont le bonheur, en France, d'y réussir; ce sera ce que vous pourrez faire de plus glorieux pour votre nation, et qui obtiendra grâce du siècle futur en faveur de quelques actes velches et hérules qui pourraient flétrir votre patrie.
Adieu, mon cher d'Alembert; portez-vous bien, jusqu'à ce qu'à votre tour une statue vous soit élevée. Sur ce, etc.546-a
80. DE D'ALEMBERT.
Paris, 28 juillet 1770.
Sire,
J'ai osé demander à Votre Majesté une grâce pour la philosophie, dans la dernière lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire; j'ose aujourd'hui lui en demander une pour moi-même, tant elle m'a accoutumé à espérer en ses bontés, et presque à en abuser.
Ma santé, Sire, dépérit de jour en jour; à l'impossibilité absolue où je suis de me livrer au plus léger travail se joint une insomnie affreuse, et une profonde mélancolie. Tous mes amis, et mes médecins, me conseillent le voyage d'Italie comme le seul remède à mon malheureux état; mais mon peu de fortune, Sire, m'interdit cette ressource, l'unique cependant qui me reste pour ne pas périr d'une mort lente et cruelle.
<547>V. M. eut la bonté de m'offrir elle-même, il y a sept ans, lorsque j'avais l'honneur d'être auprès d'elle, les secours nécessaires pour ce voyage, que je me proposais alors de faire. J'ai recours aujourd'hui à sa bienfaisance, à qui je dois déjà tant, et à qui je vais devoir encore la vie. On m'assure que le voyage d'Italie, pour être fait avec quelque aisance, surtout par quelqu'un d'infirme et de malade, exige environ deux mille écus de France. Je prends donc la liberté de les demander à V. M., et j'attends avec la plus respectueuse confiance, et d'avance avec la reconnaissance la plus vive, la réponse dont elle voudra bien m'honorer à ce sujet.
J'ai reçu il y a quelques jours le paquet que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer, et j'aurai l'honneur de lui écrire incessamment en détail sur les grands objets qui font la matière de cet écrit.
Je suis avec le plus profond respect, et avec une admiration égale à mon inviolable dévouement, etc.
81. DU MÊME.
Paris, 2 août 1770.
Sire,
Quoique l'état de faiblesse où ma tête est toujours ne me permette pas les discussions abstraites auxquelles V. M. se livre avec autant de facilité que de profondeur, je ne puis cependant différer plus longtemps à la remercier très-humblement de l'écrit qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer sur le Système de la nature, et à lui faire part des observations que cet excellent écrit m'a fait naître, observations que je soumets au jugement de V. M., et qui sont bien plus destinées à confirmer ses idées qu'à les combattre.
<548>Rien de plus sage, Sire, et, ce me semble, de plus vrai que les réflexions par lesquelles V. M. débute dans cet écrit, sur le peu de certitude des connaissances métaphysiques. La devise de Montaigne, Que sais-je?548-a me paraît la réponse qu'on doit faire à presque toutes les questions de ce genre; et je pense en particulier, par rapport à l'existence d'une intelligence suprême, que ceux qui la nient avancent bien plus qu'ils ne peuvent prouver, et qu'il n'y a dans cette matière que le scepticisme de raisonnable. On ne peut nier sans doute qu'il n'y ait dans l'univers, et en particulier dans la structure des animaux et des plantes, des combinaisons de parties qui semblent déceler une intelligence; elles prouvent l'existence de cette intelligence, comme une montre prouve l'existence d'un horloger; cela paraît incontestable. Mais quand on veut aller plus loin, et qu'on se demande : Quelle est cette intelligence? a-t-elle créé la matière, ou n'a-t-elle fait simplement que l'arranger? La création est-elle possible? et si elle ne l'est pas, la matière est donc éternelle? Et si la matière est éternelle, et qu'elle n'ait eu besoin d'une intelligence que pour être arrangée, cette intelligence est-elle unie à la matière, ou en est-elle distinguée? Si elle y est unie, la matière est proprement Dieu, et Dieu la matière; et si elle en est distinguée, comment conçoit-on qu'un être qui n'est pas matière agisse sur la matière? D'ailleurs, si cette intelligence est infiniment sage et infiniment puissante, comment ce malheureux monde, qui est son ouvrage, est-il si plein d'imperfections physiques et d'horreurs morales? Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas heureux et justes? V. M. assure que l'éternité du monde répond à cette question; elle y répond sans doute, mais, ce me semble, dans ce seul sens que, le monde étant éternel, et par conséquent nécessaire, tout ce qui est ne peut pas être autrement, et pour lors on rentre dans le système de la fatalité et de la nécessité, qui ne s'accorde guère avec l'idée d'un Dieu infiniment<549> sage et infiniment puissant. Quand on se fait, Sire, toutes ces questions, on doit, ce me semble, redire cent fois : Que sais-je?; mais on doit en même temps se consoler de son ignorance, en pensant que puisque nous n'en savons pas davantage, c'est une preuve qu'il ne nous importe pas d'en savoir plus.
Quant à la liberté, rien de plus juste, Sire, et de plus philosophique que la définition que V. M. en donne; il me semble que si on voulait s'entendre, on éviterait bien des disputes à ce sujet. L'homme est libre en ce sens que, dans les actions non machinales, il se détermine de lui-même et sans contrainte; mais il ne l'est pas en ce sens que, lorsqu'il se détermine, même volontairement et par choix, il y a toujours quelque cause qui le porte à se déterminer, et qui fait pencher la balance pour le parti qu'il prend. Je conviens d'ailleurs avec V. M. qu'un philosophe qui croit à la fatalité et à la nécessité, et qui en fait la base de son ouvrage, ne doit regarder les criminels que comme des malheureux plus dignes de compassion que de haine; mais je ne crois pas que, dans le système où les hommes seraient des machines assujetties à la loi de la destinée, les châtiments, d'une part, et, de l'autre, l'étude de la morale, fussent inutiles au bien de la société; car dans l'homme-machine même, la crainte, d'une part, et, de l'autre, l'intérêt, sont les deux grands régulateurs, les deux roues principales qui font aller la machine; or, de ces deux régulateurs, le premier est mis en action par les peines exercées contre les coupables, et qui servent de frein à ceux qui voudraient leur ressembler; et l'autre est mis en jeu par l'étude de la morale bien entendue, étude qui nous persuade que notre premier intérêt est d'être vertueux et justes, ainsi que V. M. l'a si bien prouvé dans son excellent écrit sur ce sujet. Sur la religion chrétienne, je serai, Sire, bien aisément d'accord avec V. M.; sa morale est sans doute excellente, et elle aurait dû s'y borner; mais ses dogmes et son intolérance font grand tort à cette morale, avec laquelle ils sont comme amalgamés. Je dis son intolérance,<550> car elle me paraît essentielle à une religion exclusive de toutes les autres, comme la religion chrétienne, qui prétend être la seule manière d'honorer la Divinité, et qui, par une conséquence nécessaire, doit chercher à s'établir par tous les moyens possibles, même en employant la violence, quand elle a le pouvoir et la force en main. Voilà pourquoi la religion chrétienne a fait couler des flots de sang; et je ne puis m'empêcher de la regarder à cet égard comme un des plus grands fléaux de l'humanité.
Je ne dirai, Sire, qu'un mot sur les gouvernements. Je pense que la forme du gouvernement est indifférente en elle-même, pourvu que le gouvernement soit juste, que tous les citoyens aient également droit à sa protection, qu'ils soient également soumis aux lois, et également punis s'ils les violent, que les supplices ne soient pas réservés pour les petits coupables, et les honneurs pour les grands. Quant à Louis XIV, ce serait la matière d'une grande discussion de savoir s'il a fait plus de bien que de mal à son royaume; s'il n'a pas été un fléau pour l'Europe en donnant aux autres princes l'exemple de ces armées nombreuses que les plus sages sont aujourd'hui forcés d'entretenir, et qu'ils emploieraient sûrement plus volontiers aux manufactures et à la culture des terres, si une malheureuse nécessité ne leur liait pas les mains à ce sujet. Je suis bien persuadé que V. M. ne m'en désavouera pas. Je suis, etc.
<551>82. DU MÊME.
Paris, 12 août 1770.
Sire,
Je n'ai pas perdu un moment pour apprendre à M. de Voltaire551-a l'honneur signalé que V. M. veut bien lui faire, et celui qu'elle fait en sa personne à la littérature et à la nation française. Je ne doute point qu'il ne témoigne à V. M. sa vive et éternelle reconnaissance. Mais comment, Sire, pourrais-je vous exprimer toute la mienne? comment pourrais-je vous dire à quel point je suis touché et pénétré de l'éloge si grand et si noble que V. M. fait de la philosophie et de ceux qui la cultivent? Je prends la liberté, Sire, et j'ose espérer que V. M. ne m'en désavouera pas, de faire part de sa lettre à tous ceux qui sont dignes de l'entendre, et je ne puis assez dire à V. M. avec quelle admiration et quelle vénération respectueuse ils voient tant de justice et de bonté unies à tant de gloire. Vous étiez, Sire, le chef et le modèle de ceux qui écrivent et qui pensent; vous êtes à présent (je rends à V. M. leurs propres expressions) leur dieu rémunérateur et vengeur; car les récompenses accordées au génie sont le supplice de ceux qui le persécutent. Je voudrais que la lettre de V. M. pût être gravée au bas de la statue; elle serait bien plus flatteuse que la statue même pour M. de Voltaire et pour les lettres. Quant à moi, Sire, à qui V. M. a la bonté de parler aussi de statue, je n'ai pas l'impertinente vanité de croire mériter jamais un pareil monument; je ne demande qu'une pierre sur ma tombe, avec ces mots : Le grand Frédéric l'honora de ses bienfaits et de ses bontés.
V. M. demande ce que nous désirons d'elle pour ce monument?551-b<552> Un écu, Sire, et votre nom, qu'elle nous accorde d'une manière si digne et si généreuse. Le maréchal de Richelieu a donné vingt louis; les souscriptions ne nous manquent pas; mais elles ne seraient rien sans la vôtre, et nous recevrons avec reconnaissance ce qu'il plaira à V. M. de donner.
Permettez-moi, Sire, de remercier par la même occasion V. M. de la grâce qu'elle a faite à M. Cochius en le nommant de l'Académie, et en lui accordant une pension; il est digne des bontés de V. M. par son respect et son attachement pour elle, par son mérite et par son peu de fortune. J'oserai en même temps, Sire, recommander de nouveau à ces mêmes bontés M. Béguelin, qui vient de donner dans les Mémoires de l'Académie d'excellentes recherches sur les lunettes achromatiques, très-propres à perfectionner cet objet important. Outre l'estime que je fais de ses talents, je lui dois encore de la reconnaissance pour quelques excellentes remarques qu'il a faites sur un de mes écrits qui a rapport au même objet.
Je suis avec le plus profond respect, la plus vive admiration, et une reconnaissance éternelle, etc.
P. S. L'Académie française, Sire, vient d'arrêter, d'une voix unanime, que la lettre dont V. M. m'a honoré serait insérée dans ses registres, comme un monument honorable à M. de Voltaire et aux lettres;552-a elle me charge, Sire, de mettre à vos pieds sa très-humble reconnaissance et son profond respect.
<553>83. A D'ALEMBERT.
Le 18 août 1770.553-a
Je trouve votre faculté de médecine bien aimable. Ah! si j'avais de pareils médecins, que je serais à mon aise! Mais ceux de ce pays-ci ne prescrivent à leurs patients que des gouttes et des drogues abominables. Cependant vos médecins ont failli; car si j'avais leur bonnet fourré en tête, et que vous m'eussiez consulté à Paris, je vous aurais prescrit l'air de ce pays comme le plus propre à vous guérir; mais comme je ne suis pas docteur, il faut en croire ceux qui ont le privilége de se moquer de leurs malades ou de les abuser. Je suis sur mon départ pour la Silésie et la Moravie;553-a à mon retour, on vous fera toucher à Paris la somme que vous demandez. C'est une consolation pour moi que ces rois tant vilipendés puissent être de quelque secours aux philosophes; ils sont au moins bons à quelque chose. Adieu, mon cher; je vous en dirai davantage à mon retour.
84. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 septembre 1770.
Sire,
Je pars demain pour tâcher de retrouver la santé, et je pars pénétré de reconnaissance pour toutes les bontés dont V. M. me comble. Je ne sais quel sera le succès de ce voyage pour mon individu physique; mais il m'aura du moins procuré la consolation de voir que le héros<554> de l'Europe veut bien prendre quelque intérêt à ma chétive personne, et me donner des preuves aussi flatteuses qu'attendrissantes de cet intérêt si précieux pour moi. En quelque endroit que j'aille, Sire, je ne laisserai ignorer à personne ce que je dois à V. M.; c'est une bien faible manière de m'acquitter envers elle, mais c'est la seule qui me soit permise. J'userai néanmoins de ses bienfaits avec réserve, et si je borne ma course au Languedoc et à la Provence, comme plusieurs personnes me le conseillent, je lui demanderai la permission de ne prendre sur la somme qu'elle me destine que ce qui me sera nécessaire pour ce voyage, qu'on m'assure devoir produire le même effet, sans être aussi fatigant à beaucoup près, et aussi incommode par les mauvais chemins et les mauvais gîtes. Je ne pourrai prendre sur cet objet un parti décisif que quand j'aurai été jusqu'à Genève et à Lyon, et quand j'aurai éprouvé l'effet d'une course de cent cinquante lieues en poste sur ma pauvre tête. Je demande à V. M. la permission de lui écrire dans mon voyage. Comme je ne compte faire nulle part de longs séjours, je n'ose espérer de recevoir directement des nouvelles de V. M.; mais les nouvelles publiques et la renommée m'en apprendront.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
85. A D'ALEMBERT.
26 septembre 1770.
Je ne m'attendais certainement pas à ce que la lettre d'un Tudesque fût lue en pleine Académie française. L'abbé d'Olivet y aurait déterré plus d'un solécisme; mais par bonheur pour l'auteur de la lettre,<555> l'abbé d'Olivet était trépassé quand elle parut. Je vous pardonne de l'avoir montrée, parce qu'elle contient quelques vérités qui sont bonnes à dire comme à entendre. Sans doute qu'il faut distinguer les talents, surtout quand ils sont rassemblés en un degré éminent. Les belles âmes ne travaillent que pour la gloire; il est dur de la leur faire espérer, et de ne les en jamais mettre en possession. Les chagrins attachés à toutes les conditions humaines ne peuvent être adoucis que par ce baume, et il faut un peu de baume même aux plus grands hommes.555-a Je vous crois à présent en route pour l'Italie, et moi, je viens de terminer une course longue et vive, que j'ai expédiée assez promptement. Je vais prendre un peu de repos, après quoi je compte de répondre à votre lettre très-philosophique que je viens de recevoir, et je vous réponds, parce qu'un sorbonniqueur m'a appris que le plus grand affront que puisse essuyer un théologien est de n'avoir rien à répliquer. Il faut donc dire quelque chose, et je trouve à propos dans mon magasin un amas de distinctions et de subtilités capables de fournir matière à une duplique, après laquelle, s'il plaît au ciel, nous ne nous entendrons plus ni les uns ni les autres, et dès ce moment la dispute deviendra intéressante. D'ailleurs, je suis fort de votre sentiment, que, après avoir longtemps discuté ces matières abstruses, on est obligé de recourir au Que sais-je? de Montaigne. Du reste votre contrôleur des finances m'a assuré qu'il avait pourvu à votre voyage, ainsi que pour le buste de Voltaire; Mettra555-b comptera deux cents écus pour cet objet, de sorte que son crâne et sa cervelle seront sûrement à moi, et le reste pour les autres souscripteurs.
Adieu, mon cher Anaxagoras; revenez sain et sauf à Paris, et que votre médecin, pour l'année prochaine, vous prescrive pour régime l'air de Berlin. Sur ce, etc.
<556>86. DE D'ALEMBERT.
Lyon, 12 octobre 1770.
Sire,
Je viens de passer quinze jours à Ferney, chez M. de Voltaire;556-a il m'a paru pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., et les sentir avec un vif attendrissement. Il m'a souvent parlé avec le plus grand intérêt de tout ce que la philosophie et les lettres doivent à V. M., du besoin égal et important qu'elles ont et de votre protection, et de votre exemple, et du vœu unanime qu'elles doivent faire pour la conservation de vos jours si précieux à l'humanité. Je partage bien vivement, Sire, tous ces sentiments avec tous ceux qui pensent; et, indépendamment de l'intérêt général de la littérature, tout ce que je dois personnellement à V. M. m'en ferait une loi, si je puis appeler loi un sentiment si cher à mon cœur.
M. Mettra m'a donné des lettres de crédit pour la concurrence de six mille livres; je prie V. M. d'agréer ma tendre et respectueuse reconnaissance. Je ne ferai usage, Sire, que d'une partie de ces lettres; les frais de mon voyage ne monteront pas à beaucoup près jusque-là, car je suis déterminé à me borner au voyage de Languedoc et de Provence. Je sens, par la fatigue que j'ai déjà éprouvée, que celle du voyage d'Italie serait trop forte pour ma faible santé, et j'espère que le voyage des provinces méridionales de France me produira le même bien, sans me faire courir les mêmes risques, les chemins et les gîtes y étant incomparablement meilleurs qu'en Italie. Je compte être encore deux mois dans un mouvement presque continuel, et j'aurai l'honneur, puisque V. M. veut bien s'y intéresser, de lui rendre compte du succès de ce voyage. Je suis ici depuis deux<557> jours, et après avoir vu la ville, j'en partirai après-demain pour Montpellier. J'y trouverai des médecins qui ne me guériront pas, mais qui me diront sûrement de très-belles choses. Mon estomac va déjà beaucoup mieux; ma tête est à peu près de même, mais j'espère qu'enfin elle imitera mon estomac. J'abuse des bontés et du temps de V. M. en lui faisant ces détails; et je finis en mettant à ses pieds le profond respect, la vive admiration, et la tendre et éternelle reconnaissance avec laquelle je serai toute ma vie, etc.
87. A D'ALEMBERT.
Le 18 octobre 1770.
Mon voyage en Moravie, des camps assemblés dans ces environs, et la visite que j'ai reçue de l'électrice de Saxe, sont des excuses valables de ne vous avoir point répondu sur ce que vous ni moi n'entendrons jamais bien. Depuis, j'ai donné quelque repos à mon esprit, pour le rasseoir de la dissipation du grand monde, et le remettre dans son assiette philosophique.
Vous m'obligez de ferrailler avec vous dans l'obscurité, et je m'écrierai avec vous :
Grand Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous!557-aMais enfin, puisqu'il faut entrer dans ce labyrinthe, il n'y a que le fil de la raison qui puisse m'y conduire. Cette raison, me montrant des rapports étonnants dans la nature, et me faisant observer les causes finales si frappantes et si évidentes, m'oblige de convenir<558> qu'une intelligence préside à cet univers pour maintenir l'arrangement général de la machine. Je me représente cette intelligence comme le principe de la vie et du mouvement. Le système du chaos développé me paraît insoutenable, parce qu'il eût fallu plus d'habileté pour former le chaos et le maintenir que pour arranger les choses telles qu'elles sont; le système d'un monde créé de rien est contradictoire, et par conséquent absurde : il ne reste donc que l'éternité du monde, idée qui, n'impliquant aucune contradiction, me paraît la plus probable, parce que ce qui est aujourd'hui peut bien avoir été hier, et ainsi du reste. Or, l'homme étant matière, pensant et se mouvant, je ne vois point pourquoi un pareil principe pensant et agissant ne pourrait pas être joint à la matière universelle. Je ne l'appelle pas esprit, parce que je n'ai aucune idée d'un être qui n'occupe aucun lieu, qui par conséquent n'existe nulle part; mais comme notre pensée est une suite de l'organisation de notre corps, pourquoi l'univers, infiniment plus organisé que l'homme, n'aurait-il pas une intelligence infiniment supérieure à celle d'une aussi fragile créature?
Cette intelligence coéternelle avec le monde ne peut pas, selon que je la conçois, changer la nature des choses; elle ne peut ni rendre ce qui pèse léger, ni ce qui est brûlant glacé. Asservie à des lois qui sont invariables et inébranlables, elle ne peut que combiner, et ne saurait se servir des choses que selon que leur constitution intrinsèque s'y prête. Les éléments, par exemple, ont des principes certains, et ils ne pourraient pas exister autrement qu'ils ne font; mais si l'on veut en inférer que le monde, étant éternel, est nécessaire, et que par conséquent tout ce qui existe est assujetti à une fatalité absolue, je ne crois pas devoir souscrire à cette proposition. Il me paraît que la nature se borne à avoir doué les éléments de propriétés éternelles et stables, et asservi le mouvement à des lois permanentes, qui sans doute influent considérablement sur la liberté, sans cepen<559>dant entièrement la détruire. L'organisation et les passions des hommes viennent des éléments dont ils sont composés. Or, lorsqu'ils obéissent à ces passions, ils sont esclaves, mais libres aussi souvent qu'ils leur résistent. Vous me pousserez plus loin, vous me direz : Mais ne voyez-vous pas que cette raison par laquelle ils résistent à leurs passions est assujettie à la nécessité qui la fait agir sur eux? Cela peut être à la rigueur. Mais qui opte entre sa raison et ses passions, et qui se décide, est, ce me semble, libre, ou je ne sais plus quelle idée on attache au mot liberté. Ce qui est nécessaire est absolu. Or, si l'homme est rigoureusement assujetti à la fatalité, les peines ni les récompenses n'ébranleront ni ne détruiront cet ascendant vainqueur. Or, comme l'expérience nous prouve le contraire, il faut convenir que l'homme jouit quelquefois de la liberté, quoique souvent limitée. Mais, mon cher Diagoras, si vous prétendez que je vous explique dans un plus grand détail ce qu'est cette intelligence que je marie à la matière, je vous prie de m'en dispenser. J'entrevois cette intelligence comme un objet que l'on aperçoit confusément à travers un brouillard; c'est beaucoup que de la deviner; il n'est pas donné à l'homme de la connaître et de la définir. Je suis comme Colomb, qui se doutait de l'existence d'un nouveau monde, et qui laissa à d'autres la gloire de le découvrir.
Après un aveu aussi sincère, vous ne direz pas que des préjugés d'enfance m'ont fait embrasser la défense de la religion chrétienne contre le philosophe fanatique qui la déchire avec tant d'animosité. Souffrez que je vous dise que nos religions d'aujourd'hui ressemblent aussi peu à celle du Christ qu'à celle des Iroquois. Jésus était juif, et nous brûlons les juifs; Jésus prêchait la patience, et nous persécutons; Jésus prêchait une bonne morale, et nous ne la pratiquons pas. Jésus n'a point établi de dogmes, et les conciles y ont bien pourvu; enfin un chrétien du troisième siècle n'est plus ressemblant à un chrétien du premier. Jésus était proprement un essénien; il était<560> imbu de la morale des esséniens, qui tient beaucoup de celle de Zénon. Sa religion était un pur déisme, et voyez comme nous l'avons brodée. Cela étant, si je défends la religion du Christ, je défends celle de tous les philosophes, et je vous sacrifie tous les dogmes qui ne sont pas de lui. Des prêtres ayant remarqué quel pouvoir leur crédit idéal leur donnait sur l'esprit des peuples, ils ont fait servir la religion d'instrument à leur ambition; mais si leur politique a défiguré une chose qui, dans son institution, n'était pas mauvaise, cela ne prouve autre chose, sinon que la religion chrétienne a eu le sort de toutes les choses humaines, qui se pervertissent par des abus. Quand on veut donc se récrier contre cette religion, il faut désigner les temps dont on parle, et distinguer les abus de l'institution. Mais quels que soient ses dogmes, le peuple y est attaché par la coutume; il l'est de même à certaines pratiques extérieures; qui les attaque avec acharnement le révolte. Que faut-il donc faire? Conserver la morale, et même y réformer ce qui est nécessaire; éclairer les hommes en place qui influent sur les gouvernements; répandre à pleines mains du ridicule sur la superstition; persifler les dogmes, éteindre le faux zèle, pour acheminer les esprits à une tolérance universelle : qu'importe alors à quel culte le peuple est attaché?
Après vous avoir dit de Dieu ce que j'en sais et ce que je n'en sais pas, je vous entretiendrai un moment d'une de ses images sur terre, de ce Louis XIV, trop loué pendant sa vie, et trop amèrement critiqué après sa mort. Vous accusez ce prince d'avoir le premier donné l'exemple de ces armées nombreuses qu'on entretient de nos jours. Ne vous souvenez-vous donc pas que longtemps avant lui les Romains en avaient introduit l'usage? Mettez-vous dans le cas de ce prince. Il prévoyait que la jalousie de ses voisins lui susciterait des guerres toujours renaissantes; il ne voulait pas être pris au dépourvu. Il voyait la maison royale d'Espagne près de s'éteindre; ne devait-il pas se mettre en posture pour profiter des événements favorables que<561> l'occasion lui présentait? et n'était-ce pas un effet de sa prudence et de sa sagesse de les entretenir avant qu'il en eût besoin? Et après tout, les grandes armées ne dépeuplent pas les campagnes, ni ne font manquer de bras l'industrie. En tout pays, il ne peut y avoir qu'un certain nombre d'agriculteurs, proportionné aux terres qu'ils ont à cultiver, et un certain nombre d'ouvriers, proportionné à l'étendue du débit; le surplus deviendrait ou mendiant, ou voleur de grands chemins. De plus, ces nombreuses armées font circuler les espèces, et répandent dans les provinces, avec une distribution égale, les subsides que les peuples fournissent au gouvernement. L'entretien coûteux de ces armées abrége la durée des guerres; au lieu de trente ans qu'elles duraient il y a plus d'un siècle, les monarques, par épuisement, sont obligés de les terminer bien plus vite. De nos jours, sept ou huit campagnes au plus épuisent les fonds des souverains, et les rendent pacifiques et traitables. Il faut encore observer que ces grosses armées fixent les conditions plus définitivement qu'elles n'étaient fixées autrefois. Au premier coup de trompette qui sonne à présent, ni le laboureur, ni le manufacturier, ni l'homme de loi, ni le savant, ne se détournent de leurs ouvrages; ils continuent tranquillement à s'occuper à leur ordinaire, laissant aux défenseurs de la patrie le soin de la venger. Autrefois, à la première alarme, on levait des troupes à la hâte, tout devenait soldat, on ne pensait qu'à repousser l'ennemi; les champs restaient en friche, les métiers demeuraient oisifs, et les soldats, mal payés, mal entretenus, mal disciplinés, ne vivaient que de rapines, et menaient la vie de brigands sur les malheureuses terres qui servaient de théâtre à leurs déprédations. Tout cela est bien changé, non qu'il n'y ait encore de vils pillards dans quelques armées, mais tout cela n'approche pas du dérèglement qui avait lieu autrefois. Ainsi vous voudrez bien que je suspende mon jugement sur l'entretien des grandes armées jusqu'à ce que vous me fournissiez de meilleurs arguments pour les abolir.<562> La politique a d'autres règles sans doute que la métaphysique; mais il en est d'aussi rigoureusement prouvées qu'on en trouve dans la géométrie.
Tout cela, mon cher Diagoras, ne fait pas que je vous en estime moins. On peut être de différente opinion sans se haïr, surtout sans se persécuter. J'ai réfuté l'auteur du Système de la nature, parce que ses raisons ne m'ont pas convaincu; cependant, si on voulait le brûler, je porterais de l'eau pour éteindre son bûcher. Voilà comme il faut penser quand on veut se mêler de philosophie, ou il faut renoncer au titre de philosophe. Or, je vous avertis que si nous poussons notre dispute plus loin sur Dieu et sur la fatalité, nous aurons le malheur de ne nous plus entendre. Je ne saurais vous en dire plus que ce que mes observations et des probabilités m'en ont fourni. Ces matières ne sont pour nous qu'un objet de vaine curiosité et d'amusement; par bonheur, elles n'influent en rien sur la sérénité de nos jours; le grand article est de se bien porter. Je souhaite que votre voyage rétablisse vos organes dans leur élasticité première, que, la dissipation chassant les brouillards de mélancolie qui s'élevaient de votre âme, votre esprit, souffrant moins des influences fatales de la matière, puisse se livrer en toute liberté aux impulsions de votre vaste génie. Sur ce, etc.
88. AU MEME.
1er novembre 1770.
Vous et Voltaire, vous vous égayez sur mon compte lorsque vous me dites que vous me jugez utile au progrès de la philosophie. Les<563> sciences ont été illustrées par les Des Cartes, les Newton, les d'Alembert, les Bayle, les Voltaire; pour moi, qui ne suis que ce qu'on nomme en Italie dilettante, je suis avec d'autres amateurs placés dans le parterre, et j'applaudis à ce qui est beau; tout mon mérite consiste à battre des mains à propos. Vous aurez à présent reçu de ma part une Épître énorme, où j'épuise pour vous toutes les armes que me fournit mon arsenal d'arguments métaphysiques. De ces matières abstraites il n'en est qu'une susceptible de démonstration; c'est celle du matérialisme; et celle-là bien éclaircie, on peut se contenter de différents degrés de probabilité pour les autres, qui deviennent des objets de spéculation, d'amusement pour ceux qui se plaisent à donner carrière à leur imagination, et d'exercice pour ceux qui veulent perfectionner la justesse de leur esprit. Après tout, il est plus important pour tout le monde de bien digérer que de connaître l'essence des choses.
Je vous félicite de ce que vous trouvez du soulagement après l'exercice du voyage. Votre santé se serait peut-être entièrement remise, si vous aviez pris la médecine entière. Comment! se trouver au pied des Alpes, et retourner chez le peuple d'oc, au lieu de voir ce théâtre des grandes actions, renversé, à la vérité, à présent, mais sur lequel était monté ce peuple-roi563-a auquel obéissait tout le monde connu! Quel plaisir ç'aurait été pour vous de voir cette troupe de charlatans dont les apôtres de la vérité ont décrédité la drogue, de les voir, dis-je, sur les ruines de leurs tréteaux, sans que personne accoure plus à leurs farces! Au lieu de ce grand spectacle, vous irez assister, à Toulouse, à une fête de cannibales où l'on célèbre encore régulièrement l'anniversaire d'un meurtre barbare.563-b Vous verrez à Aix les parents et les descendants de ceux qui ordonnèrent<564> le massacre de Mérindol,564-a et vous trouverez sur votre chemin des bûchers encore fumants, où tant de malheureux ont perdu la vie, dévorés par les flammes. Ah! que l'Italie était préférable à la Provence! Le cordelier Ganganelli est tout accoutumé au mouvement de la terre, il consent tacitement qu'elle tourne, et vous n'auriez point eu à craindre à Rome le sort de Galilée. Mais enfin, tout philosophe que vous êtes, gardez-vous bien de résister à la Faculté; les médecins sont infaillibles autant que le pape à la tête d'un concile œcuménique. Je vous prie de vous bien imprimer cette vérité, afin que, s'ils vous ordonnent le voyage de Berlin pour vous rétablir l'estomac, vous ne manquiez pas de l'entreprendre, et surtout de ne vous point raviser, arrivé en Westphalie. Sur ce, etc.
89. AU MÊME.
(Novembre 1770.)
Je vous remercie des Mélanges de littérature que vous m'avez envoyés; puisque je ne puis pas avoir votre personne, je suis au moins bien aise d'avoir vos ouvrages. J'attends avec beaucoup d'impatience les nouveaux détails dont vous ornerez vos Essais de philosophie,564-b per<565>suadé comme je le suis que vous seul pouvez les bien faire. Si vous ne faites pas le voyage d'Italie, ce pays y perd autant que vous, parce qu'il est plus facile de trouver des ruines que de bons philosophes. Je suis fâché cependant que vous ne puissiez pas faire cette course si intéressante pour tout homme de lettres. La calomnie vous attaque; j'en suis d'autant plus étonné, que vous avez mérité des éloges de votre patrie, et non les brocards et les mensonges qu'on divulgue sur votre sujet. Vous êtes bien constant de préférer cette patrie ingrate aux avances d'une impératrice et des étrangers qui rendent justice à votre mérite et à vos talents. Je ne doute pas que ceux qui vous persécutent aussi injustement ne vous poussent à suivre la destinée des Bayle et des Des Cartes, et des plus grands génies que la France a portés, dont il semble qu'elle n'a pu endurer la supériorité. Mais, quelle que soit votre situation, soyez très-persuadé que je m'y intéresserai; j'ai trop d'estime pour votre personne, pour que votre destin ou votre sort puisse m'être indifférent. Sur ce, etc.
90. DE D'ALEMBERT.
Paris, 26 novembre 1770.565-a
Sire,
J'ai trouvé, en arrivant à Paris il y a trois jours, trois lettres dont V. M. m'a honoré pendant mon voyage, et qui n'ont pu m'être envoyées, parce que, ayant fait environ cinq cents lieues en deux mois, tant pour l'aller que pour le retour, et par conséquent étant peu resté dans les mêmes lieux, il était difficile qu'on pût savoir où me les<566> adresser. Je supplie donc d'abord très-humblement V. M. de m'excuser si je n'ai pas eu l'honneur de lui répondre plus tôt; elle voit au moins que c'est le premier devoir dont je m'acquitte après quelques moments de repos indispensablement nécessaires. Je la supplie en second lieu de me permettre de différer quelques jours encore la réponse que je dois à sa lettre très-philosophique et très-profondément raisonnée, en date du 18 octobre. Une pareille lettre, Sire, demande un peu de temps et de réflexion pour être méditée et discutée. Je me bornerai donc aujourd'hui, si V. M. veut bien me le permettre, à répondre aux deux autres lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, en date des 26 septembre et 1er novembre.
V. M. paraît surprise de ce que la lettre d'un Tudesque (c'est l'expression dont elle se sert) a été lue en pleine Académie française. Quel Tudesque, Sire, qu'un prince qui écrit de pareilles lettres, soit pour le fond des choses, soit pour le style! Je ne puis dire à V. M. combien tous mes confrères vivants en ont été pénétrés d'admiration et de reconnaissance; et la délibération unanime qu'ils ont prise d'insérer cette lettre dans nos registres est une preuve suffisante des sentiments qu'elle a excités en eux. Quant au défunt abbé d'Olivet, je suis persuadé que si son ombre en a eu quelque connaissance, elle aura pour le moins grincé les dents de n'y pouvoir trouver de solécisme, supposé cependant qu'une ombre ait des dents.
Tout ce que V. M. a la bonté de me dire sur la gloire due aux talents est digne d'une âme telle que la sienne, également équitable et élevée. Oui, Sire, ce baume, comme V. M. l'appelle, est nécessaire aux plus grands hommes, et surtout aux grands hommes persécutés. Les talents éminents et peu considérés dans leur patrie ressemblent assez à ce pauvre indigent qui, n'ayant rien à manger avec son pain, le mangeait à la fumée d'une boutique de rôtisseur. C'est cette fumée qui soutient les philosophes dans leurs travaux; mais cette fumée, Sire, cesse de l'être, et devient une nourriture plus réelle et plus<567> solide, quand elle est dispensée par des héros et par des princes sur lesquels tout leur siècle a les yeux fixés. Je laisse à V. M., ou plutôt à tout autre qu'elle, à faire en cette occasion l'application de cette maxime. V. M. prétend que Voltaire et moi, nous nous égayons sur son compte en la jugeant utile au progrès de la philosophie. Non seulement utile, Sire, mais très-nécessaire; nécessaire par vos ouvrages, qui servent à la fois à nous instruire et à nous éclairer; nécessaire par l'exemple que vous donnez aux souverains de ne point étouffer la lumière sous le boisseau, lorsqu'elle ne demande qu'à se montrer; nécessaire enfin par la protection que vous accordez à ceux qui tâchent de rendre leurs travaux utiles. Voilà, Sire, ce que nous pensons tous, ce que nous disons tous de concert, en tous lieux et dans tous les instants, et ce que nous ne cesserons de répéter, beaucoup moins pour votre gloire que pour notre encouragement et notre consolation.
V. M. aurait donc mieux aimé que j'eusse été voir Notre-Dame de Lorette, et les récollets du Capitole, que les pénitents blancs, noirs, bleus, gris et rouges dont le Languedoc est semé. Un de ces spectacles, Sire, vaut bien l'autre pour un philosophe; et quant à Saint-Pierre de Rome et au Vésuve, j'ai craint, Sire, d'après l'avis des médecins, et d'après la connaissance que j'ai de mon peu de force, que les fatigues d'un voyage de cinq cents lieues de Paris à Naples, à travers les neiges et les glaces des Alpes et des Apennins, dans les plus mauvais chemins du monde et les gîtes les plus détestables, ne fissent plus de mal que de bien à ma pauvre tête, et ne me dédommageassent pas des beautés de l'art et de la nature que l'Italie pourrait m'offrir. Je n'ai pas même osé aller jusqu'au bout de la Provence, parce que les vents affreux qui y règnent, et dont j'avais déjà éprouvé le mauvais effet dans le Bas-Languedoc, m'ont fait craindre que cet effet n'empirât. Me voilà enfin, Sire, de retour chez mes dieux pénates, jusqu'à présent plus fatigué que guéri, mais me trou<568>vant cependant soulagé, ayant acquis quelques forces, et n'étant pas sans espérance de me rétablir, cet hiver, avec beaucoup de régime et d'exercice.
M. Mettra m'avait remis avant mon départ, tant en argent qu'en lettres de crédit, la somme que V. M. avait bien voulu m'accorder pour mon voyage d'Italie. II s'en faut, Sire, de beaucoup plus de la moitié que je n'aie employé cette somme, et j'ai remis à M. Mettra pour trois mille cinq cents livres de lettres de crédit dont je n'ai point fait usage. M. Mettra fera de cette somme l'usage que V. M. lui ordonnera pour d'autres objets. Plus je suis pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., moins je dois abuser de ses bienfaits.
J'ai appris durant mon voyage, par les nouvelles publiques, la mort d'un des princes de Brunswic,568-a neveu de V. M. Je la supplie d'être persuadée de la part vive et sincère que j'ai prise à son affliction. Tout ce qui peut toucher en bien ou en mal V. M. est ce qui m'intéressera toujours le plus jusqu'à la fin de ma vie. C'est avec ces sentiments, et avec le plus profond respect, que je suis, etc.
91. DU MÊME.
Paris, 30 novembre 1770.
Sire,
Me voilà donc encore, puisque Votre Majesté le permet et même l'exige, rentré dans la lice métaphysique,568-b bien moins contre V. M.<569> qu'avec elle. Ce n'est pas, Sire, par respect seulement que je m'exprime ainsi; c'est parce que, en envisageant de près le sentiment de V. M. sur les matières abstruses que je prends la liberté de discuter avec elle, sa métaphysique et la mienne me paraissent réellement différer si peu, que notre discussion ne doit pas même s'appeler controverse, et encore moins dispute. Je vais donc prendre la liberté de converser encore une fois avec V. M. sur ces questions de ténèbres, bien plus pour m'instruire et m'éclairer que pour la contredire.
Je conviens d'abord avec V. M. d'un principe commun, et qui me paraît aussi évident qu'à elle. La création est absurde et impossible; la matière est donc incréable, par conséquent incréée, par conséquent éternelle. Cette conséquence, toute claire et toute nécessaire qu'elle est, n'accommodera pas les vrais partisans de l'existence de Dieu, qui veulent une intelligence souveraine, non matérielle, et créatrice. Mais n'importe; il ne s'agit pas ici de leur complaire, il s'agit de parler raison.
Je vois ensuite, dans toutes les parties de l'univers, et en particulier dans la construction des animaux, des traces, qu'on peut appeler au moins frappantes, d'intelligence et de dessein; il s'agit de savoir si en effet cette intelligence est réelle, et, supposé qu'elle le soit, de deviner, si nous pouvons, ce qu'elle est.
D'abord, je ne puis douter que cette intelligence ne soit jointe au moins à quelques parties de la matière; l'homme et les animaux en sont la preuve. Il est certain, de plus, qu'elle dirige la plus grande partie de leurs mouvements, et qu'elle est le principe de tout ce que l'homme a fait de raisonné, et surtout de grand et d'admirable, comme l'invention des arts et des sciences. Cette intelligence dans l'homme et dans les animaux est-elle distinguée de la matière, ou n'en est-elle qu'une propriété dépendante de l'organisation? L'expérience paraît prouver et même démontrer le dernier, puisque l'intelligence croît et s'éteint, à mesure que l'organisation se perfectionne<570> et s'affaiblit. Mais comment l'organisation peut-elle produire le sentiment et la pensée? Nous ne voyons dans le corps humain, comme dans un morceau de matière brute, solide ou fluide, que des parties susceptibles de figure, de mouvement et de repos. Pourquoi l'intelligence se trouve-t-elle jointe aux unes, et non pas aux autres, qui même n'en paraissent pas susceptibles? Voilà ce que nous ignorerons vraisemblablement toujours. Mais nonobstant cette ignorance, l'expérience me paraît, comme à V. M., prouver invinciblement la matérialité de l'âme, comme le plus simple raisonnement prouve qu'il y a un être éternel, quoique nous ne puissions concevoir ni un être qui a toujours existé, ni un être qui commence à exister.
Il s'agit à présent d'examiner si cette intelligence, dépendante de la structure de la matière, est répandue dans toutes les parties du monde. Cette question paraît plus difficile que les précédentes. D'abord, à l'exception des corps des animaux, toutes les autres parties de la matière que nous connaissons nous paraissent dépourvues de sentiment, d'intelligence et de pensée. L'intelligence y résiderait-elle sans que nous nous en doutassions? Il n'y a pas d'apparence, et je serais assez disposé à penser non seulement qu'un bloc de marbre, mais que les corps bruts les plus ingénieusement et les plus finement organisés ne pensent ni ne sentent rien. Mais, dit-on, l'organisation de ces corps décèle des traces visibles d'intelligence. Je ne le nie pas; mais je voudrais savoir ce que cette intelligence est devenue depuis que ces corps sont construits. Si elle résidait en eux pendant qu'ils se formaient, si elle y résidait pour les former, et si, comme on le suppose, cette intelligence n'est point un être distingué d'eux, qu'est-elle devenue depuis que sa besogne est faite? La perfection de l'organisation l'a-t-elle anéantie, quoiqu'elle ait été nécessaire pour les progrès et l'achèvement de l'organisation? Cela paraît difficile à concevoir. D'ailleurs, si dans l'homme cette intelligence dont nous admirons les effets et les productions est une suite de l'organisation<571> seule, pourquoi n'admettrions-nous pas dans les autres parties de la matière une structure et une disposition aussi nécessaire et aussi naturelle que la matière même, et de laquelle il résulte, sans qu'aucune intelligence s'en mêle, ces effets que nous voyons, et qui nous surprennent? Enfin, en admettant cette intelligence qui a présidé à la formation de l'univers, et qui préside à son entretien, on sera obligé de convenir au moins qu'elle n'est ni infiniment sage, ni infiniment puissante, puisqu'il s'en faut bien, pour le malheur de la pauvre humanité, que ce triste monde soit le meilleur des mondes possibles. Nous sommes donc réduits, avec la meilleure volonté du monde, à ne reconnaître et n'admettre tout au plus dans l'univers qu'un Dieu matériel, borné et dépendant. Je ne sais pas si c'est là son compte, mais ce n'est sûrement pas celui des partisans zélés de l'existence de Dieu; ils nous aimeraient autant athées que spinozistes comme nous le sommes. Pour les adoucir, faisons-nous sceptiques, et répétons avec Montaigne : Que sais-je?
Je vais à présent, Sire, suivre V. M. de ténèbres en ténèbres, puisque j'ai l'honneur d'y être enfoncé avec elle jusqu'au cou et même par-dessus la tête, et je viens à la question de la liberté. Sur cette question, Sire, il me semble que dans le fond je suis d'accord avec V. M. Il ne s'agit que de bien fixer l'idée que nous attachons au mot de liberté. Si on entend par là, comme il paraît que V. M. l'entend, l'exemption de contrainte et l'exercice de la volonté, il est évident que nous sommes libres, puisque nous agissons en nous déterminant nous-mêmes de plein gré et souvent avec plaisir; mais cette détermination n'en est pas moins la suite nécessaire de la disposition non moins nécessaire de nos organes, et de l'effet non moins nécessaire que l'action des autres êtres produit en nous. Si les pierres savaient qu'elles tombent, et si elles y avaient du plaisir, elles croiraient tomber librement, parce qu'elles tomberaient de leur plein gré. Mais je ne pense pas, Sire, que, même dans le système de la nécessité et<572> de la fatalité absolue, qu'il me paraît bien difficile de ne pas admettre, les peines et les récompenses soient inutiles. Ce sont des ressorts et des régulateurs de plus, nécessaires pour faire aller la machine et pour la rendre moins imparfaite. Il y aurait plus de crimes dans un monde où il n'y aurait ni peines ni récompenses, comme il y aurait plus de dérangement dans une montre dont les roues n'auraient pas toutes leurs dents.
V. M., Sire, veut bien me conduire par la main dans ce labyrinthe d'obscurités philosophiques. Mais, grâce à elle, j'entrevois enfin la clarté, et je me vois arrivé à un objet sur lequel j'ai le bonheur d'être absolument d'accord avec elle; c'est sur la nature et les progrès de la religion que l'Europe professe. Il me paraît évident, comme à V. M., que le christianisme, dans son origine, n'était qu'un pur déisme; que Jésus-Christ son auteur n'était qu'une espèce de philosophe, ennemi de la superstition, de la persécution et des prêtres, prêchant aux hommes la bienfaisance et la justice, et réduisant la loi à aimer son prochain, et à adorer Dieu en esprit et en vérité. Tel était le premier état de cette religion. C'est d'abord saint Paul, ensuite les Pères de l'Église, enfin les conciles, malheureusement appuyés par les souverains, qui ont changé cette religion. Je pense donc qu'on rendrait un grand service au genre humain en réduisant le christianisme à son état primitif, en se bornant à prêcher aux peuples un Dieu rémunérateur et vengeur, qui réprouve la superstition, qui déteste l'intolérance, et qui n'exige d'autre culte de la part des hommes que celui de s'aimer et de se supporter les uns les autres. Quand on aurait une fois bien inculqué ces vérités au peuple, il ne faudrait pas, je crois, beaucoup d'effort pour lui faire oublier les dogmes dont on l'a bercé, et qu'il n'a saisis avec une espèce d'avidité que parce qu'on n'y a rien substitué de meilleur. Le peuple est sans doute un animal imbécile qui se laisse conduire dans les ténèbres quand on ne lui présente pas quelque chose de mieux; mais offrez-lui la vérité; si<573> cette vérité est simple, et surtout si elle va droit à son cœur, comme la religion que je propose de lui prêcher, il me paraît infaillible qu'il la saisira, et qu'il n'en voudra plus d'autre. Malheureusement nous sommes encore bien loin de cette heureuse révolution des esprits.
Je viens enfin, Sire, à ce prince tant loué pendant sa vie, peut-être trop déchiré après sa mort, mais auquel il me semble pourtant qu'on commence à rendre ce qui lui est dû, sans humeur comme sans flatterie. Malgré l'avantage qu'il a d'être défendu par un prince beaucoup plus grand que lui à tous égards, comme toute l'Europe le pense aujourd'hui, et comme la postérité le pensera encore davantage, je prendrai, Sire, la liberté de dire de ce prince à V. M. ce que La Fontaine disait de saint Paul à son confesseur : « Votre saint Paul n'est pas mon homme. » Je conviens de ce qu'il a fait de grand et même d'utile; je conviens que les sciences, les arts et les lettres lui doivent beaucoup; mais ses guerres, souvent très-injustes, son faste, son orgueil, son intolérance, sa révocation de l'édit de Nantes, son dévouement aux jésuites, tout cela, Sire, met contre lui un furieux poids dans la balance. A l'égard de l'exemple qu'il a donné aux autres souverains d'avoir sur pied des armées énormes, il faut d'abord, Sire, pour peu qu'on soit juste, commencer par convenir que, dans la position actuelle, il est impossible aux souverains même les plus pleins de lumières de ne pas suivre cet exemple; il serait également contre la raison, et contre ce qu'ils doivent à leurs sujets, de rester sans force, tandis que tout est armé autour d'eux jusqu'aux dents. Mais je prends la liberté de le demander à V. M., n'aimerait-elle pas mieux, si sa situation ne l'y forçait pas, avoir cent mille laboureurs de plus, et cent mille soldats de moins? Les uns l'enrichiraient, les autres lui coûtent beaucoup. Je sais que ces grandes armées font finir les guerres plus tôt; mais, Sire, ces guerres ne finissent que par l'épuisement, et il vaut, ce me semble, encore mieux, si on a cent mille hommes à perdre, les perdre en vingt ou trente ans que de les perdre<574> en six ou sept années. Je conviens encore que ces grandes armées font qu'on n'est point obligé comme autrefois d'enrôler des soldats au premier coup de canon; mais, Sire, un prince qui ne serait que guerrier et point philosophe ne peut-il pas aussi abuser de ces grandes armées pour faire la guerre plus souvent et plus légèrement, comme Louis XIV lui-même se le reprochait au lit de la mort? D'ailleurs, les dépenses que ces grandes armées exigent ne mettent-elles pas l'Europe, même en temps de paix, dans un état continuel de tension qui ne diffère pas beaucoup d'un état continuel de guerre?
Je m'aperçois, Sire, par la fin de cette seconde feuille, et je m'en aperçois un peu tard, que j'abuse de la patience et des bontés de V. M. Je la supplie donc de pardonner à mon long et ennuyeux verbiage, de le regarder comme une suite du désir que j'ai de m'instruire avec elle, et surtout de lui témoigner les sentiments inaltérables de profond respect et d'éternelle reconnaissance avec lesquels je suis, etc.
92. A D'ALEMBERT.
Le 12 décembre 1770.
Regagner une partie de sa santé est un avantage, être soulagé est un bien; ainsi je crois pouvoir vous féliciter sur le bon effet des remèdes que vos médecins de Paris vous ont ordonnés. Vous ne vous êtes pas arrêté dans la patrie des anciens troubadours, et vous voilà de retour à Paris. Ne me parlez point de finances; on ne m'en rebat que trop les oreilles ici, et je dis comme Pilate : Ce qui est écrit est écrit.574-a
<575>Je vous envoie le Rêve575-a d'un certain philosophe contre lequel Voltaire est irrité; comme je pressais ce philosophe pour savoir si la vision était sienne, il m'avoua que le petit prophète Waldstorch,575-b étant ici, la perdit de sa poche en tirant son mouchoir. Vous pouvez la lui restituer, car il n'est pas dans l'ordre que mon philosophe s'attribue ce qui n'est point à lui. Je vous remercie de votre condoléance sur la mort de mon neveu; le pauvre garçon est mort d'une esquinancie après la dernière bataille, où les Russes ont pris le camp turc. La mère en a été inconsolable; c'était un garçon qui promettait beaucoup.
Je ne vous parle point aujourd'hui de philosophie; je vous ai envoyé des paquets de métaphysique que vous aurez trouvés à Paris. Après tout, cette matière est comme un fossé; plus on le creuse, plus il est profond. Nous pouvons ignorer beaucoup de choses sans risque; la plus importante est de bien vivre, de jouir d'une santé passable, d'avoir des amis et une âme tranquille. Je vous souhaite tous ces avantages, en priant Dieu, etc.
93. AU MÊME.
18 décembre 1770.575-c
Vous trouvez peut-être singulier que je me mêle de la besogne des autres, et que, écolier sexagénaire, je m'avise de m'asseoir sur les<576> bancs des docteurs en métaphysique pour traiter de choses que les plus savants n'entendent guère mieux que les plus ignorants. C'est pour cela même que je crois qu'il m'est permis de parler de matières métaphysiques tout comme un autre; car s'il s'agissait du calcul infinitésimal ou des propriétés de quelque courbe, je me bornerais à vous écouter en silence, à vous en croire sur votre parole, et à vous admirer. Nous nous transportons ici dans le pays de l'imagination, sur lequel les poëtes ont plus de droits que les philosophes; ils ont été, comme on sait, les premiers théologiens et les premiers maîtres du genre humain. Notre dessein n'étant pas de nous enivrer de leurs anciennes fables qui ont encore cours, mais bien de porter le flambeau de la raison dans une région de ténèbres, pour distinguer, si nous pouvons, quelques vérités dans ce sombre abîme, et séparer, s'il se peut, quelques objets réels des objets imaginaires qui les enveloppent, il faut mettre à part tous les prestiges de l'imagination, et tâcher de raisonner le plus conséquemment que nous pourrons. Il s'agit de Dieu, de la liberté, de la religion, et de Louis XIV.
Je commence donc par Dieu, et par l'idée la moins contradictoire qu'on peut se former de cet être. Je suis convaincu qu'il ne saurait être matériel, parce qu'il serait pénétrable, divisible et fini. Si je le suppose un esprit, je me sers d'un terme métaphysique que je n'entends pas; en le prenant selon la définition des philosophes, je dis des sottises, car un être qui n'occupe aucun lieu n'existe réellement nulle part, et il est même impossible qu'il y en ait un. J'abandonne donc la matière et l'esprit pur, et, pour avoir quelque idée de Dieu, je me le représente comme le sensorium de l'univers, comme l'intelligence attachée à l'organisation éternelle des mondes qui existent; et en cela je ne m'approche point du système de Spinoza, ni de celui des stoïciens, qui regardaient tous les êtres pensants comme des émanations du grand esprit universel, auquel leur faculté de penser se rejoignait après leur mort. Les preuves de cette intelligence ou de<577> ce sensorium de la nature sont celles-ci : les rapports étonnants qui existent dans tout l'arrangement physique du monde, des végétaux et des êtres animés; en second lieu, l'intelligence de l'homme; car, si la nature était brute, elle nous aurait donné ce qu'elle n'a pas elle-même, ce qui est une contradiction grossière.
La matière de la liberté n'est pas moins ténébreuse que celle de l'existence de Dieu; mais voici quelques réflexions qui méritent d'être pesées. D'où vient que tous les hommes ont en eux un sentiment de liberté? d'où vient qu'ils l'aiment? Pourraient-ils avoir ce sentiment et cet amour, si la liberté n'existait point? Mais puisqu'il faut attacher un sens clair aux mots dont on se sert, je définis la liberté : cet acte de notre volonté qui nous fait opter entre différents partis, et qui détermine notre choix. Si donc j'exerce cet acte quelquefois, c'est un signe que je possède cette puissance. L'homme se détermine sans doute par des raisons; il serait insensé s'il agissait autrement; l'idée de sa conservation et de son bien-être est un des puissants motifs qui le font pencher du côté où il croit rencontrer ces avantages. Cependant il est de ces âmes bien nées qui savent préférer l'honnête à l'utile, qui sacrifient leurs biens et leur vie volontairement pour la patrie, et ce choix qu'ils font est le plus grand acte de liberté qu'ils puissent faire. Vous répondrez que toutes ces résolutions sont une suite de notre organisation et des objets extérieurs qui agissent sur nos sens; mais sans organes nous penserions aussi peu qu'un clavecin pourrait rendre des sons sans cordes. Je suis d'accord que toutes nos connaissances nous viennent par les sens; mais distinguez ces connaissances de nos combinaisons, qui les mettent en œuvre, les transfigurent, et en font un usage admirable. Vous insistez encore, et vous m'alléguez les passions qui agissent en nous. Oui, vous triompheriez, si ces passions l'emportaient toujours; mais on leur résiste souvent. Je connais des personnes qui se sont corrigées de leurs défauts. Quelle différence ne trouve-t-on pas entre un homme bien<578> ou mal élevé, entre un novice qui entre dans le monde et un autre qui a de l'expérience! Or, s'il y avait une nécessité absolue, personne ne pourrait se corriger; les défauts resteraient invariablement les mêmes, les exhortations seraient vaines, et l'expérience ne corrigerait ni les imprudents ni les étourdis. J'ose donc soupçonner quelque contradiction dans ce système de la fatalité; car, si on l'admet à la rigueur, il faut regarder comme superflues et inutiles les lois, l'éducation, les peines et les récompenses. Si tout est nécessaire, rien ne peut changer. Mais mon expérience me prouve que l'éducation fait beaucoup sur les hommes, qu'on peut les corriger, qu'on peut les encourager, et je m'aperçois de jour en jour davantage que les peines et les récompenses sont comme les remparts de la société. Je ne saurais donc admettre une opinion contraire aux vérités de l'expérience, vérités si palpables, que ceux même qui embrassent le système de la fatalité le contredisent continuellement, tant dans leur vie privée que par leurs actions publiques. Or, que devient un système qui ne nous ferait faire que des sottises, si nous nous y conformions au pied de la lettre?
Nous voici à la religion, et j'ose me flatter que vous me prenez pour juge impartial sur cette matière. Je pense qu'un philosophe qui s'aviserait d'enseigner au peuple une religion simple courrait risque d'être lapidé. S'il trouvait quelque esprit tout neuf, quelque Américain non prévenu en faveur d'un culte, il pourrait peut-être lui persuader de préférer une religion raisonnable à celles que tant de fables ont dégradées; mais en supposant même qu'on parvînt à propager la religion des Socrate et des Cicéron dans quelque province, sa pureté serait dans peu souillée par quelques superstitions. Les hommes veulent des objets qui frappent leurs sens, et qui nourrissent leur imagination. Nous le voyons chez les protestants, qui, se trouvant attachés à un culte trop nu, trop simple, se font souvent catholiques pour l'amour des fêtes, des cérémonies et des beaux mo<579>tets dont la religion catholique, apostolique et romaine a décoré les fariboles dont elle a surchargé la simple morale du Christ; témoins le landgrave de Hesse,579-a Pöllnitz,579-b et tant d'autres. Mais supposé que vous puissiez retirer les hommes de tant d'erreurs, c'est encore une question de savoir s'ils valent la peine d'être éclairés.
Pour votre roi Louis XIV, ce serait proprement à ses Français à le défendre; il leur a donné de belles manufactures; il leur a donné de belles frontières, et les a si bien fortifiées, qu'il a rendu son royaume presque inattaquable; il a protégé les lettres. Les Français, par reconnaissance, devraient le justifier; mais puisque vous voulez que je sois son Don Quichotte, je prendrai la liberté de vous faire observer que longtemps avant lui les Romains avaient entretenu d'aussi grandes armées que les siennes, et que si nous avions ici cent mille laboureurs de plus, il nous faudrait encore trois cent mille arpents pour les placer; car chaque champ a son maître et des bras suffisants pour le cultiver. Et puis quelle confiance placer dans la foi de tant de princes qui la plupart n'en ont aucune? Et ces marionnettes, que je ne sais quelle fatalité fait agir, qui les jetterait dans un même moule pour en faire des princes pacifiques? Qu'il n'y ait en Europe que deux souverains à tête remuante, cela suffit pour mettre tout en alarme et en combustion. Voici donc comme je raisonne : de tout temps il y a eu des guerres; or, ce qui a toujours été doit être nécessairement, quoique j'en ignore la raison; donc en tout temps ce fléau destructeur désolera ce malheureux globe. Vous me permettrez encore de ne pas penser comme vous sur le sujet de la révocation de l'édit de Nantes; j'en ai vraiment une grande obligation à Louis XIV; et si M. son petit-fils voulait suivre cet auguste exemple, j'en serais pénétré de reconnaissance; surtout,<580> s'il bannissait en même temps de son royaume cette vermine de philosophes, je recevrais charitablement ces exilés chez moi. Vous me ferez plaisir de persuader à vos ministres de frapper ce grand coup d'État. L'Académie irait à votre rencontre et vous porterait sur ses bras, et un philosophe schismatique vous recueillerait avec la plus grande satisfaction; vous qui connaissez ses sentiments, vous n'en douterez pas. Sur ce, etc.
94. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 janvier 1771.
Sire,
Votre Majesté peut me dire comme Auguste à Cinna, dans la tragédie de ce nom :
Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler.580-aJ'obéis donc avec la plus respectueuse reconnaissance à ses ordres réitérés; et puisqu'elle veut que j'emploie à d'autres besoins la plus grande partie de la somme qu'elle avait destinée à mon voyage d'Italie, je croirais manquer à ce que je dois à mon auguste et respectable bienfaiteur, si j'insistais davantage pour ne pas accepter le don qu'elle a la générosité de me faire.
V. M. m'en a fait un autre dont je ne suis pas moins reconnaissant; c'est celui de sa très-plaisante, très-poétique, très-spirituelle et<581> très-philosophique Facétie.581-a Je l'ai lue, Sire, et relue plusieurs fois, toujours avec un nouveau plaisir; et je me disais, en me donnant des coups de poing à la tête : Maudit géomètre, triste ressasseur d'x et d'y, que n'as-tu le talent des vers plutôt que celui des z! Tu emploierais bien mieux ton temps à mettre en vers cette Facétie charmante; et puis, je me consolais en disant : Cependant la Facétie n'y perdra rien, si l'auteur le veut; car qui peut mieux mettre en vers que lui ce qu'il a déjà si bien exprimé en prose? Je ne doute pas que V. M. n'ait déjà envoyé ce charmant ouvrage au grand et mortel ennemi du fanatisme, qui a l'honneur d'être si glorieusement célébré par le philosophe des rois et le roi des philosophes. O mon cher Voltaire! quelle douce et consolante satisfaction que celle dont tu vas jouir! Je ne te l'envie pas, car qui est digne de la partager avec toi?
Ce même Voltaire me mande, Sire, que V. M. lui a envoyé des vers charmants de la part du roi de la Chine.581-b Que ne puis-je les avoir, pour les joindre à la Facétie! Y aurait-il de l'indiscrétion à les demander à V. M.?
Je vois que quand elle m'a fait l'honneur de m'envoyer son Rêve, qui n'est assurément pas un conte à dormir debout, elle n'avait pas encore reçu l'ennuyeuse et longue rapsodie philosophique par laquelle j'ai répondu si faiblement à son excellente lettre métaphysique du 1er novembre dernier. Si je ne raisonne pas aussi bien que V. M. sur ces matières épineuses et sur bien d'autres, j'ai du moins, Sire, la satisfaction de voir que je pense à peu près comme elle, et j'aime mieux être ignorant avec elle que d'en savoir si long avec l'auteur du Système de la nature sur des choses où l'on ne sait rien.
On dit qu'on a présenté à V. M. une lunette de M. Béguelin. Elle doit être excellente, si elle ressemble à ses mémoires sur cet objet, que j'ai lus avec beaucoup de plaisir et de profit, et dont je puis d'au<582>tant mieux apprécier le mérite, que je me suis occupé de ces matières, mais avec moins de succès que lui. Cet académicien, Sire, est bien digne de la protection et des bontés de V. M.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux ardents que je fais pour la conservation de vos jours précieux, pour la prospérité de vos entreprises, et pour la gloire et le bonheur que V. M. mérite à tant d'égards. C'est avec ces sentiments, et avec le plus tendre et le plus profond respect, que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.
95. A D'ALEMBERT.
Le 29 janvier 1771.
Moi qui n'arrange que des mots, j'ai été fort étonné qu'un philosophe qui ne s'occupe que des choses veuille que je lui envoie des syllabes mesurées à la toise, et peut-être même mal mesurées. Malebranche méprisait la poésie; Newton, je crois, en tenait assez peu compte; et Copernic faisait plus de cas des Éphémérides de Ptolémée que de l'Iliade et de l'Énéide. Quelle impression des fictions peuvent-elles faire sur un esprit amoureux de vérités? Mais cet esprit ne peut pas toujours être tendu, il faut du relâche après de grands efforts; et puis, quand on a fait quelque séjour à Ferney, on peut se réconcilier avec la poésie. Voilà comme j'ai raisonné; ensuite les réflexions sont survenues; je me suis dit : Si tu faisais des vers comme ceux de Voltaire, tu pourrais les envoyer hardiment, fût-ce même à Diagoras; mais les tiens sont des avortons d'une imagination faible et d'un ignorant dans la langue des Velches. Je me suis arrêté, j'ai été indécis ou même découragé; un moment après, j'ai réfléchi sur la fa<583>çon dont on en use avec ceux qui jouent ce qu'on appelle de grands rôles, et je me suis dit : On nous traite comme des enfants; quand nous balbutions à peine, on nous dit que nous haranguons comme Cicéron; s'il nous arrive d'ajuster une rime au bout de quelques mots, on est étonné de l'étendue de notre génie; et quand nous marchons lourdement, on nous compare à des danseurs de corde. Va donc, Épître chinoise, trouver Diagoras, recueillir des éloges pour ton auteur. Sur cela, l'Épître part, et vous sera remise. Je m'attends que vous en jugerez comme défunt l'abbé Trublet d'un sermon sur lequel on lui demandait son sentiment : « Il n'y a pas là, dit-il, un seul mot de géométrie. »583-a Après tout, si ces vers vous ennuient, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-même; vous avez voulu les avoir. Ce qui m'étonne encore plus, c'est la proposition que vous me faites de mettre certain Rêve en vers. Cela serait fort difficile; et comme ce n'est qu'une saillie d'imagination, il serait à craindre que les vers ne conservassent pas la même rapidité que la prose. La rime est une terrible chose, et les meilleurs poëtes sont obligés de recourir à des chevilles et à des longueurs qu'ils déguisent le mieux qu'ils peuvent, mais qui ne laissent pas de rendre l'ouvrage plus traînant qu'il ne serait en prose. J'apprends, d'ailleurs, qu'on fait à présent à Paris des tragédies non rimées, et que l'on est sur le point de proscrire la poésie; je crois donc qu'il vaudrait mieux mettre mes vers en prose que ma prose en vers, à moins que, par un édit de vos nouveaux ministres, on ne conserve à la poésie son ancien droit de bourgeoisie.
Je suppose que vous aurez reçu à présent un fatras d'ergotage métaphysique qui ne dit pas grand' chose. Mais que peut-on savoir d'une science dont des mots vagues et inintelligibles servent d'interprètes? C'est bien de la métaphysique dont on peut dire qu'elle a créé des monstres pour les combattre. Après tout, les différentes explications des énigmes de la nature n'altèrent en rien notre bonheur,<584> et les choses continuent d'aller leur train accoutumé. Vous me parlez des lunettes d'approche de Béguelin; j'en crois le calcul admirable; mais le fait est que j'ai voulu m'en servir, et que je n'ai rien vu. Je juge par le style de votre lettre que votre santé se rétablit, et que le voyage ne vous a pas été inutile. Continuez à vous bien porter, et soyez persuadé de la part que j'y prends, comme à tout ce qui vous regarde. Sur ce, etc.
96. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er février 1771.
Sire,
J'ai eu l'honneur de remercier, il y a un mois, Votre Majesté de la Facétie très-plaisante, quoique très-philosophique, qu'elle avait eu la bonté de m'envoyer. Je lui dois aujourd'hui de nouveaux remercîments pour la lettre non facétieuse, mais très-profonde et très-lumineuse, qu'elle m'a fait, depuis, l'honneur de m'écrire; et je me serais acquitté beaucoup plus tôt de ce devoir, sans un rhumatisme qui m'a privé d'écrire pendant quinze jours, et dont je ressens même encore quelques atteintes.
Plus j'y réfléchis, Sire, et plus je vois, à ma grande satisfaction, que je ne diffère de V. M. que par la manière de m'exprimer sur l'existence et la nature de l'Être suprême, ou de l'être appelé Dieu. V. M. ne veut pas qu'il soit purement matériel, et j'en suis d'accord; elle ne peut se former une idée d'un esprit pur, et j'en suis d'accord aussi; elle regarde Dieu en conséquence comme l'intelligence attachée à l'organisation éternelle des mondes qui existent. Il résulte, ce me<585> semble, de cette proposition que Dieu n'est autre chose, suivant V. M., que la matière, en tant qu'intelligente, et je ne vois pas qu'on puisse y rien opposer, puisqu'il est certain, d'une part, qu'il y a du moins une portion de la matière qui est douée d'intelligence, et qu'on est très-libre de donner le nom de Dieu à la matière, en tant que douée de cet attribut.
Je me trouve encore, Sire, parfaitement d'accord avec V. M. sur la définition de la liberté. Je la définis, ainsi que V. M., cet acte de notre volonté qui nous fait opter entre différents partis, et qui détermine notre choix. Mais je prétends, et V. M. n'en disconvient pas, ce me semble, qu'il y a toujours des motifs ou des causes quelconques qui nous déterminent nécessairement, et je ne vois pas que les observations de V. M. prouvent le contraire; ceux qui résistent à leurs passions y résistent par des motifs qui sont plus forts auprès d'eux que ces passions mêmes; et les exhortations, les peines, les récompenses, lorsqu'elles déterminent les hommes, les déterminent encore par la raison qu'elles ont plus de pouvoir sur eux que les motifs contraires. Il me semble donc que nous agissons toujours nécessairement, quoique volontairement. C'est très-volontairement que je ne m'empoisonne pas, mais c'est en même temps nécessairement, parce que les raisons qui m'attachent en ce moment à la vie sont plus fortes que celles qui pourraient m'en détacher.
Quant à la question de savoir s'il faut au peuple un autre culte qu'une religion raisonnable, comme je ne puis malheureusement apporter d'exemple du contraire, tandis que V. M. a pour elle toute la surface de notre petit tas de boue, je serais bien tenté de croire qu'elle a raison. Si le traité de Westphalie permettait une quatrième religion dans l'Empire, je prierais V. M. de faire bâtir, à Berlin ou à Potsdam, un temple fort simple où Dieu fût honoré d'une manière digne de lui, où l'on ne prêchât que l'humanité et la justice; et si la foule n'allait pas à ce temple au bout de quelques années (car il faut bien<586> accorder quelques années à la raison pour gagner sa cause), V. M. serait pleinement victorieuse; ce ne serait pas la première fois. Je ne dirai qu'un mot de Louis XIV. Je sens très-bien que V. M. lui est très-obligée de la révocation de l'édit de Nantes; mais, comme avocat de la France, je prie V. M. de convenir que ce beau royaume doit penser différemment d'elle sur ce sujet. Je ne sais si on y traitera les philosophes comme on y a traité les hérétiques; mais je sais que si ce malheur arrivait, les États de V. M. seraient pour eux le plus flatteur et le plus glorieux asile, et ses bontés la plus douce consolation.
Je suis avec le plus profond respect, et une admiration égale à ma vive reconnaissance, etc.
P. S. Permettez-moi, Sire, de joindre ici un ouvrage que V. M. a eu la bonté d'approuver en manuscrit, et auquel j'ai fait quelques additions.
97. DU MÊME.
Paris, 6 mars 1771.
Sire,
J'ai reçu, il y a environ quinze jours, des vers charmants de Votre Majesté, adressés à son confrère en royauté et en philosophie, l'empereur ou le roi de la Chine. Je dois d'abord de très-humbles remercîments à V. M. de la bonté qu'elle a eue de vouloir bien se rendre au désir que je lui avais marqué de lire ces vers, d'après l'éloge que le patriarche de la poésie française m'en avait fait. Mais je dois à V. M. des remercîments encore plus grands du plaisir que m'a pro<587>curé cette lecture. Je ne puis me refuser à celui d'en assurer V. M., quoique je voie, par la lettre charmante et très-philosophique qui accompagne ses vers, qu'elle se défie des éloges, même d'un géomètre qui n'en a jamais donné qu'à ce qu'il estime. Mais comme la meilleure manière de louer, c'est-à-dire la plus sincère, est de louer par les faits, je me bornerai à dire à V. M. qu'en lisant, même dès la première fois, son excellente Épître, j'en ai retenu, malgré moi, si elle le veut, un très-grand nombre de vers; et il me semble que le mérite des vers est qu'on les retienne. C'est même, selon moi, la pierre de touche infaillible pour les apprécier. Je prendrai donc, Sire, la liberté, tout géomètre que je suis, de dire que vos vers sont excellents, puisqu'une tête hérissée d'x et d'y trouve encore de la place pour eux, et je serai là-dessus
Dur comme un géomètre en ses opinions.587-aJe vois que V. M. a toujours une dent secrète contre la géométrie; mais je lui répondrai ce que disait le duc d'Orléans, régent, à une de ses maîtresses qui parlait mal de Dieu : « Vous avez beau faire, madame, vous serez sauvée. » V. M. aura beau dire aussi; elle est plus géomètre qu'elle ne pense, et que bien des gens qui prétendent l'être. Tous les esprits justes, précis et clairs appartiennent à la géométrie, et en cette qualité nous espérons, Sire, que V. M. voudra bien nous faire l'honneur d'être des nôtres. Il y a longtemps qu'elle a signé son engagement par ses écrits.
Tandis que V. M. m'envoyait d'excellents vers, je barbouillais de mauvaise prose que je prends la liberté de lui envoyer. C'est un discours et un dialogue587-b que j'ai eu l'honneur de lire en présence de<588> Sa Majesté le roi de Suède, l'un à l'Académie des sciences, l'autre à l'Académie française. J'ai eu occasion, dans le discours, de rendre à V. M. l'hommage que lui doivent depuis si longtemps les sciences, les lettres et la philosophie, pour la protection dont elle les honore, et les ouvrages excellents par lesquels elle contribue à leurs progrès. Je dois rendre à tous mes confrères la justice qu'ils ont applaudi unanimement à cet endroit de mon discours; et en effet, Sire, je n'ai fait qu'exprimer faiblement, quoique avec toute la force et la vérité dont je suis capable, les sentiments profonds d'admiration, de reconnaissance et de respect dont toute la littérature française est pénétrée pour V. M. Le roi de Suède, son digne neveu, paraît vouloir marcher sur ses traces; il ne peut se proposer un plus beau modèle; ce prince emporte de France l'estime universelle, et l'attachement de tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher. Son départ accéléré m'a privé du bonheur de lui faire ma cour, si ce n'est pendant quelques instants; mais ses bontés m'ont pénétré de reconnaissance. On dit qu'il doit voir V. M. en passant à Magdebourg; qu'il aura de choses à lui dire de tout ce qu'il a vu, et quelle matière de réflexions pour V. M., moitié tristes, moitié plaisantes, mais toujours très-philosophiques, et telles, en un mot, qu'elle les sait faire!
Je suis avec le plus profond respect et le plus géométrique dévouement, etc.
<589>98. A D'ALEMBERT.
Le 13 mars 1771.
Pour égayer quelquefois la stérilité de la philosophie, je m'amuse de temps en temps avec des sujets moins sérieux; mais puisque vous me ramenez dans le temple sacré où notre ignorance éclate le plus, je vous y suis.
Vous me proposez d'abord un terrible sujet, qui est Dieu, incompréhensible pour un être borné comme je le suis, et dont je ne puis me faire une autre idée, dont je n'ai de compréhension que par celle que me donne tout corps organisé qui jouit du don de la pensée. J'envisage toute l'organisation de cet univers, et je me dis à moi-même : Si toi qui n'es qu'un ciron, tu penses, étant animé, pourquoi ces corps immenses qui sont dans un mouvement perpétuel ne produiraient-ils pas une pensée bien supérieure à la tienne? Cela me paraît très-vraisemblable; mais je n'ai point la vanité de présumer, comme les anciens stoïciens, que notre âme est une émanation du grand Être auquel elle se rejoindra après ma mort, parce que Dieu n'est pas divisible, parce que nous faisons des sottises, et que Dieu n'en fait pas, parce qu'enfin la nature éternelle et divine ne peut ni ne doit se communiquer à des êtres périssables, à des créatures dont l'existence n'a pas la durée d'une seconde, comparée à l'éternité. Voilà ma confession de foi, et c'est ce que j'ai pu combiner de moins absurde sur un sujet où, depuis que le monde est monde, jamais personne n'a entendu goutte.
Vous me conduisez de là dans un poste pour le moins aussi épineux, et je crois entrevoir quelque malentendu qui, étant éclairci, nous mettra incessamment d'accord. Si vous entendez par nécessité ce que j'appelle raison suffisante, notre différend est terminé. Cependant il me resterait encore quelques instances à vous faire; car il ne<590> faut pas croire que tous les hommes se déterminent après avoir bien pesé le pour et le contre. Il est des animaux appelés raisonnables, à deux pieds, sans plumes, qui se décident d'après le premier dictamen de leur imagination; j'ai connu un duc de Mecklenbourg qui consultait la boutonomancie. Tout cela prouve que ce ne sont pas les mêmes ressorts qui agissent sur différentes créatures, et que la raison se borne à guider ceux qu'on appelle les plus sages. Si vous voulez appeler nécessité ce que j'appelle raison, notre dispute est terminée; mais si vous supposez une nécessité fatale, qui nous fait agir comme des marionnettes, j'aurais quelque peine à devenir marionnette sur mes vieux jours.
A vous permis de réprouver la révocation de l'édit de Nantes, quoique plusieurs de ceux que Le Tellier a proscrits aient fait des fortunes brillantes dans les lieux qu'ils ont choisis pour leur asile, et que d'ailleurs la France ne soit que trop peuplée. Nous trouvons dans les temples de ces réfugiés une partie du culte que vous proposez; il n'y est plus question que de discours de morale, et le dogme, on le laisse s'enrouiller dans les milliers de volumes écrits sur ces matières, que personne ne lit plus.
Je suis persuadé qu'un philosophe fanatique est le plus grand des monstres possibles, et en même temps l'animal le plus inconséquent que la terre ait produit. Je me contente donc de n'être point gêné sur ce que mon peu de foi me permet de croire; et loin d'être convertisseur, je laisse à chacun la liberté de bâtir un système selon son bon plaisir. Voilà ma confession entière. Je vous souhaite santé et contentement. Sur ce, etc.
P. S. L'affaire que vous me recommandez, d'une chanoinesse de Clèves, ne dépend pas de moi; car il y a des lois et des fondations dont on ne saurait s'écarter.
<591>99. AU MÊME.
Le 4 avril 1771.591-a
Vous faites plus d'éloges de la réponse de l'empereur de la Chine à Voltaire qu'elle n'en mérite. Ce bon empereur, quoique poëte, a besoin d'un secrétaire qui travaille pour lui, lorsqu'il a des affaires à traiter avec les Occidentaux; et comme j'ai l'honneur de le servir en cette qualité, je me suis efforcé d'exprimer en velche les sentiments de ce puissant monarque. Il a fait connaissance avec des jésuites géomètres, et comme il les a trouvés entiers dans leurs sentiments, par un jugement précipité il en conclut que tous les géomètres sont dans les mêmes principes; mais j'espère de le faire revenir de ce préjugé, surtout s'il veut se donner la peine de lire le procès de Newton et de Leibniz sur la découverte du calcul infinitésimal, et les écrits du grand Bernoulli et de son frère, qui se faisaient des défis pour résoudre des problèmes. Il serait à souhaiter que personne ne fût plus entier dans ses opinions que les géomètres; que le problème de la chaînette soit applicable au balancier d'une montre, ou que cette courbe ne soit d'aucun usage, cela ne fait de mal à personne. Mais quand il s'agit d'opinions que les bourreaux défendent, et qu'on soutient, au lieu d'arguments, par des supplices et des cruautés énormes, cela passe la raillerie; et vous avez encore en France de ces sortes d'argumentateurs, auxquels il ne manque que l'impunité pour se livrer à toute la fureur du fanatisme. J'ai appris des choses fâcheuses sur ce chapitre, mais que de fortes raisons m'empêchent de publier.
J'ai reçu votre discours et le Dialogue de Des Cartes. Je vous remercie de ce que vous avez prononcé mon nom dans une compagnie de philosophes où mon ignorance ne me permettait pas d'ambition<592>ner un éloge. Le Dialogue de Des Cartes est un ouvrage achevé, et d'autant plus admirable, que la matière convenait à la personne pour laquelle elle était destinée, que l'éloge est ingénieux, fin et vrai. Je ne connais point le roi de Suède; je l'ai entendu applaudir par des connaisseurs, et je serai bien aise de le voir; il n'aura qu'à s'imiter lui-même, et suivre la route qu'il s'est tracée. Mais quel pays pour les arts que la Suède! Un de ses plus savants hommes soutient que le paradis perdu s'est trouvé en Scanie;592-a un certain Linnaeus, botaniste, assure que les chevaux et l'homme sont d'une même espèce;592-b je ne sais quel autre fou592-c conjure les âmes, et s'entretient avec tel mort qu'on lui propose. A considérer ces gens-là, on ne dirait jamais qu'un philosophe de la trempe de Des Cartes a mis le pied en Suède;592-d ou il a mal cultivé ce terrain, ou les germes qu'il a répandus ont étrangement dégénéré. Ceux qui veulent faire honneur à la reine Christine de son abdication débitent que, indignée du peu de connaissances et des mœurs agrestes des Suédois de son temps, elle préféra de vivre en personne privée au sein d'une nation civilisée et ingénieuse au plaisir de commander à un peuple qu'elle n'estimait pas. Pour ce roi-ci, je parierais bien qu'il n'abdiquera pas pour de telles raisons; il essayera sans doute d'éclairer le Nord et de répandre le goût des arts et des sciences, pour qu'ils règnent à la place d'anciens préjugés et d'une pédanterie gothique dont les universités ne sont pas encore purgées dans ce pays-là.
Il court ici un Testament politique de Voltaire. C'est quelque plaisant, qui aura recueilli ses propos, qui l'a sûrement forgé à plaisir. Je serais bien surpris si quelque anonyme ne s'avisait pas de tra<593>vailler au nom du pauvre d'Argens,593-a et de nous régaler de quelque ouvrage qu'il aura composé aux champs Élysées. Je le regrette véritablement; il était honnête homme et vrai philosophe, possédant beaucoup de connaissances, et sachant en faire usage. Son style avait quelquefois la diarrhée,593-b et c'était par une suite de sa paresse, qui l'empêchait de corriger ce qu'il donnait au public. A peine avait-il achevé un cahier, que, sans le relire, il l'envoyait au libraire. Si quelqu'un se donnait la peine de faire le triage de ses œuvres, on y recueillerait d'excellentes choses. Mais on peut bavarder et être homme vertueux; cette dernière qualité l'emporte sur toutes les autres; c'est un beau vernis qui couvre bien des petites taches dont l'humanité n'est que trop remplie. Je souhaite que vous ayez à Paris un temps moins rude que celui que nous avons ici, que vous jouissiez d'une santé parfaite et d'une tranquillité d'âme inébranlable. Sur ce, etc.
100. DE D'ALEMBERT.
Paris, 21 avril 1771.
Sire,
J'ai reçu presque en même temps les deux dernières lettres dont V. M. a bien voulu m'honorer; mon premier soin a été de répondre, s'il m'était possible, au désir que V. M. me marque dans la seconde de ces lettres, de lire quelqu'une des fables de M. le duc de Nivernois.593-c Comme il n'était point en ce moment à Paris, je lui ai écrit<594> sur-le-champ, et je prends la liberté d'envoyer à V. M. en original la réponse qu'il m'a faite. J'ai le plus grand regret de n'avoir pas réussi; je puis, au reste, satisfaire en partie V. M. sur ce qu'elle désire de savoir du genre de ces fables. Elles sont plus dans celui de La Motte que des autres fabulistes, mais mieux écrites et avec plus de goût.
Je suis très-flatté de l'approbation que V. M. a la bonté de donner aux deux petits ouvrages que j'ai eu l'honneur de lui envoyer. Elle me paraît préférer le dialogue au discours, et je n'ai garde d'appeler de son jugement; cependant je prendrai la liberté de lui dire que le discours m'est beaucoup plus cher que le dialogue, et je voudrais bien que V. M. devinât par quelle raison.
Quant à notre petite controverse ou discussion métaphysique, il me semble qu'elle est épuisée, et qu'il serait fastidieux d'en ennuyer davantage V. M.; je vois que, tout bien pesé, il s'en faut bien peu que je ne pense tout à fait comme elle, et que si j'en diffère encore, ce n'est qu'autant qu'il le faut pour l'honneur de l'obscurité métaphysique. L'essentiel, comme le remarque très-bien V. M., c'est de sentir et de convenir que notre faible intelligence ne voit goutte en ces matières, et de ne pas surtout vouloir soutenir par les bourreaux et les bûchers ce qu'on a tant de peine à étayer sur de frêles arguments. La philosophie pourrait bien éprouver en France ce malheureux sort, si, comme on nous en menace, les jésuites y sont rappelés. Le parlement qui les avait chassés vient d'être chassé à son tour; il n'était guère plus tolérant qu'eux et plus favorable à la philosophie; mais la cohorte jésuitique, si elle revient en France, joindra la fureur de la vengeance à l'atrocité du fanatisme, et Dieu sait ce que la philosophie deviendra.
Je joins mes regrets à ceux de V. M. sur la mort du pauvre marquis. On ne peut apprécier son mérite littéraire avec plus de justice et de justesse que ne l'apprécie V. M. dans ce qu'elle me fait l'hon<595>neur de me dire au sujet de ses ouvrages et de son style. Mais ce qui me fait surtout chérir sa mémoire, c'est l'attachement aussi tendre que respectueux que je lui ai toujours vu pour V. M. Le voilà délivré des maux de la vie, et, comme disait Fontenelle, de la difficulté d'être. Mon tour viendra, je crois, bientôt, car je m'affaiblis sensiblement; et sans courir absolument la poste vers l'autre monde, j'en gagne tout doucement le chemin. M. de Mairan,595-a mon double confrère, à l'Académie française et à celle des sciences, vient de mourir à quatre-vingt-treize ans; je serais bien fâché d'aller jusque-là, car je n'ai pas lieu d'espérer une vieillesse aussi saine et aussi douce que lui. Pour Voltaire, il se traîne et il écrit toujours; il est bien étonnant que sa tête puisse encore suffire à tant de travail. Mais ce qui m'intéresse infiniment davantage, c'est que V. M. puisse suffire encore longtemps à ses glorieux et utiles travaux. Les lettres surtout ont plus que jamais besoin d'elle et de la protection qu'elle leur accorde. Puissent-elles, Sire, la conserver encore longtemps! Ce sont les vœux que je ne cesserai de faire jusqu'aux derniers moments de ma vie; et ces vœux sont l'expression des sentiments de reconnaissance, d'admiration et de profond respect avec lesquels je serai toujours, etc.
101. A D'ALEMBERT.
7 mai 1771.
C'est dommage que le duc de Nivernois prive le public de ses productions. Il n'y a point de plus grand encouragement pour les sciences que lorsque les grands seigneurs les cultivent eux-mêmes<596> sans en rougir. Le duc de Nivernois est à présent le seul de la haute noblesse qui rassemble des connaissances et des talents, dans un temps où les arts paraissent perdre leur considération en France; il pourrait les relever et les retirer de la roture. Je suis fâché de ce que son extrême circonspection l'empêche de donner cet encouragement au public. Enfin chacun est le maître d'agir comme il le trouve à propos; cependant on dit que les vertus des cénobites sont perdues pour la société; il en pourrait bien être de même des bons ouvrages qui ne voient pas le jour.
Quant à nos dissertations philosophiques et métaphysiques, croyez que si je m'avise d'exposer mes sentiments à l'Anaxagoras de ce siècle, c'est plutôt pour m'instruire que pour le réfuter. Le point que j'ai osé examiner est si subtil, qu'il échappe à nos combinaisons; et Ton peut se tromper sans conséquence sur des matières aussi abstruses. Consolons-nous, mon cher d'Alembert; nous ne serons pas les seuls condamnés à ignorer à jamais la nature divine. Si cette ignorance était le plus grand de nos malheurs, nous pourrions nous en consoler facilement; je me rappelle souvent ce vers anglais :
L'homme est fait pour agir, et tu prétends penser!596-aJe ne saurais vous dire combien vos Français m'amusent. Cette nation si avide de nouveautés m'offre sans cesse des scènes nouvelles : tantôt ce sont les jésuites chassés, tantôt des billets de confession, le parlement cassé, les jésuites rappelés, de nouveaux ministres tous les trois mois; enfin ils fournissent seuls des sujets de conversation à toute l'Europe. Si la Providence a pensé à moi en faisant le monde (supposé qu'elle l'ait fait), elle a créé ce peuple pour mes menus plaisirs. Cependant je ne crois pas que la cour rappelle les jésuites. Le roi les croit coupables du crime de Damiens; ce n'est pas une raison pour infecter de nouveau le royaume de cette vermine.<597> Il ne faut pas voir trop noir; mettant les choses au pis, n'avez-vous pas chez moi un asile ouvert? Des Cartes n'alla-t-il pas se réfugier en Hollande, enfin en Suède, pour se mettre à couvert des persécutions de ses compatriotes? Galilée n'aurait-il pas fait sagement de s'expatrier d'Italie, pour éviter les prisons où l'inquisition le retint? La patrie d'un philosophe est le lieu où il peut trouver un asile et philosopher tranquillement; et le lieu qui l'a vu naître devient pour lui une terre ennemie, dès qu'il y est persécuté.
J'ai vu passer ici le roi de Suède,597-a qui aime bien la France, mais qui la quitte pour occuper dans sa patrie la première place. Il est très-aimable et très-instruit, mais il trouvera chez lui de quoi donner de l'exercice à sa patience; c'est un terrible pays à gouverner.
Nous avons vu passer ici Alexis Orloff le Lacédémonien, qui a fait la guerre dans le Péloponnèse et sur la Méditerranée; il m'a donné une pièce assez curieuse,597-b qu'il a recueillie à Venise; je souhaite qu'elle contribue à votre édification et à celle du troupeau.
Quittez les pensées noires, mon cher d'Alembert. Il vaut mieux rire des sottises des hommes que d'en pleurer. Dissipez votre mélancolie par des idées gaies, et si vous voulez puiser dans une source de bonne humeur, venez chez nous; je le souhaite, je vous y exhorte; vous y vivrez plus tranquille et plus heureux. Sur ce, etc.
<598>102. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 juin 1771.
Sire,
Les philosophes qui aiment à rire, et ce ne sont pas les moins philosophes, doivent être très-obligés à l'abbé Nicolini de leur avoir procuré le bref édifiant du vicaire de Dieu en terre au pontife de son envoyé Mahomet. Je ne suis pourtant point étonné de la bonne intelligence qui règne entre eux; les imans et les muftis de toutes les sectes me paraissent plus faits qu'on ne croit pour s'entendre. Leur but commun est de subjuguer par la superstition la pauvre espèce humaine; ils ne diffèrent que par l'espèce de bride qu'ils mettent à leur monture, et ils pourraient se dire comme les médecins de Molière : Passe-moi l'émétique, et je te passerai la saignée.598-a Mais je soupçonne le révérendissime père en Dieu Ganganelli d'avoir un secrétaire des brefs qui en sait plus long que lui, et qui se moque de ce que le pape cordelier lui dicte. On assure même que ce secrétaire des brefs est tout près de jouer un vilain tour à la chrétienté en procurant la paix aux schismatiques et aux incirconcis, qui s'égorgent sans savoir pourquoi. Il est vrai que ce mauvais tour à la chrétienté sera un grand bien pour l'humanité, qui en bénira le secrétaire, et qui le remerciera de ce qu'il ne se contente pas de faire rire les philosophes, et de ce qu'il veut encore essuyer les larmes de tant de malheureux.
V. M. fait donc l'honneur à la très-plaisante nation française de se moquer un peu d'elle, et de la croire créée et mise au monde pour ses menus plaisirs. Tout bon Français que je suis, je conviens qu'elle<599> lui en fournit quelque sujet; je ne sais ce qui résultera de bien ou de mal de tout ce qui se passe ici; mais je serai fort tranquillisé, si la prophétie de V. M. s'accomplit au sujet de la vermine jésuitique, et si l'État, la philosophie et les lettres n'ont pas le malheur de les voir reparaître. Un autre article non moins important m'intéresse; tout ce qui se passe me serait assez indifférent,
Si de quelque argent frais nous avions le secours,comme dit Crispin dans la comédie.599-a Mais je crains qu'il ne soit encore plus difficile de rappeler l'argent dans nos bourses que les jésuites dans le royaume. Pour moi, Sire, je ne subsiste depuis six mois que des bienfaits de V. M., et au lieu de dire Benedicite, en me mettant à table tous les jours, je dis : Dieu conserve Frédéric. Il faut avouer que quand on voit la manière admirable dont ce meilleur des mondes possibles est gouverné, on est bien tenté de croire à la Providence. Encore si en faisant diète on se redonnait un estomac, et qu'on rattrapât le sommeil, il n'y aurait que demi-mal; mais je suis destiné à passer des jours et des nuits presque également tristes; il faut céder et se soumettre à la nature. Ce qu'il y a de certain, c'est que, soit en pensant, soit en végétant, soit en dînant, soit en jeûnant, soit en dormant, soit en veillant, il est un sentiment qui ne dort jamais au fond de mon cœur : c'est celui de la reconnaissance éternelle que je dois à V. M., de l'admiration qu'elle m'inspire et qui se renouvelle sans cesse, et du profond respect avec lequel lui sera dévoué toute sa vie, etc.
<600>103. A D'ALEMBERT.
Le 25 juillet 1771.
Je suis bien aise que les philosophes de Paris ne ressemblent ni à ..., qui ne rit jamais, ni à la Rossinante de Don Quichotte, qui ne galopa qu'une fois en sa vie. Le pape, le mufti, les derviches et les moines sont faits dans ce siècle pour nous faire rire; autrefois ils faisaient gémir. Je ne sais si la correspondance du vice-Dieu de Rome et du successeur de Mahomet à Constantinople est bien authentique; mais s'ils ne se sont pas écrit ce qu'on leur attribue, ils ont dû se l'écrire, étant de même métier; il n'y a que le débit de leurs drogues et la concurrence qui les rendent ennemis. Ceux qui combattent pour le croissant, et les guerriers des mers hyperborées, sont plus difficiles à concilier que les prêtres; il faut espérer cependant que quelques bonnes âmes rétabliront la paix entre eux.
Vous voyez donc que la guerre est un des ingrédients qui entrent nécessairement dans la composition de ce malheureux monde. Depuis l'année 34, l'Europe n'a vu qu'une succession de guerres perpétuelles, celle de 40 jusqu'à 48, celle de 56 jusqu'à 63, celle des Russes et des Turcs depuis 69, qui dure encore; l'Espagne a été sur le point de rompre avec l'Angleterre; enfin rarement se passe-t-il dix ans de suite que toute l'Europe jouisse d'une paix durable. Vos Français, qui se consolent de tout par un vaudeville, crient un peu quand la guerre oblige à lever de nouveaux impôts, et quelques plaisanteries leur font tout oublier. Ainsi, par un heureux effet de leur légèreté, le penchant qu'ils ont à la joie l'emporte sur toutes les raisons qu'ils ont de s'affliger. Un royaume aussi riche que la France, un royaume à ressources immenses, que les déprédations de tant de brigands de finance n'ont pu épuiser, ne saurait manquer d'argent; et le Roi Très-Chrétien, le plus ancien monarque de la chrétienté,<601> doit avoir des richesses bien plus considérables que les Montézuma et les Mogols n'en ont jamais possédé. J'ose donc supposer que les philosophes de Paris se moquent des habitants de la mer Baltique, lorsqu'ils parlent de la disette des espèces. C'est nous, les Danois et les Suédois qui sommes les gueux de l'Europe, sauvages à peine débarbarisés, qui ne voyons que d'un œil et qui imitons maladroitement l'industrie des peuples policés. Le père Bouhours l'a bien dit, que hors de la France on pouvait à toute rigueur avoir du bon sens, mais non de l'esprit.601-a Vous êtes dans le beau pays d'Eldorado, dont les cailloux sont de brillants et les rochers d'or, etc.; et dans votre opulence, vous vous plaignez de n'être pas dans la Jérusalem céleste, encore supérieure à Eldorado. Qu'on lise le Siècle de Louis XIV; on voit comme les arts sont en honneur en France; on y voit la protection marquée que ce souverain leur accordait. On a vilipendé ce siècle, et vous voyez ce qu'on fait à présent pour n'être pas vilipendé à son tour par la postérité. Je demande donc humblement à un grand philosophe qu'il daigne me fournir une méthode toute nouvelle pour être approuvé de tout le monde et de tous les siècles; il me fera plaisir d'éclairer mon ignorance vandale sur un sujet aussi intéressant, et je l'assure qu'il aura tout l'honneur de sa découverte. A propos, j'ai lu le quatrième tome des Questions encyclopédiques de Voltaire, très-surpris d'y trouver une sortie épouvantable qu'il fait sur Maupertuis.601-b Il y a quelque chose de si lâche à calomnier les morts, il y a tant d'indignité à noircir la mémoire des hommes de mérite, il y a quelque chose, dans ce procédé, qui dénote une vengeance si implacable, si atroce, que je me repens presque de la statue qu'on lui érige. Bon Dieu! comment tant de génie se peut-il allier avec tant de perversité? Je vous avoue que cela me fait de la peine. Enfin, vous qui avez le cœur bon, vous devriez faire des remon<602>trances à Voltaire sur cette conduite, qui lui fait plus de tort qu'à Maupertuis. Je vous avoue qu'on se lasse de retrouver à tout propos Maupertuis, l'abbé Desfontaines, Fréron, Lefranc de Pompignan, le poëte Rousseau et Abraham Chaumeix dans ses ouvrages; des injures si souvent répétées dégoûtent le lecteur, et démasquent trop le fond de l'âme de Voltaire. Cela est triste, et n'est pas plaisant. Toutefois les pauvres Vandales de ces cantons saluent le philosophe habitant de l'Athènes moderne, l'Anaxagoras de Paris; ils se recommandent à sa protection, à ses prières; ils le prient de les associer à ses œuvres pies, comme ces Vandales se sont associés aux prières des bons pères jésuites. C'est le moyen de ne pas manquer le paradis; d'un côté un géomètre, de l'autre un jésuite; avec cette escorte, il faut faire chemin, ou l'on n'en fera jamais. Conservez votre bonne humeur, riez de tout avec Démocrite. Vivez surtout, portez-vous bien, et soyez sûr que personne ne s'y intéresse plus que le solitaire vandale de Sans-Souci. Sur ce, etc.
104. DE D'ALEMBERT.
Paris, 17 août 1771.
Sire,
La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en réponse à mes doléances sur le triste état des finances françaises m'a rappelé la fable de la fourmi qui, étant bien pourvue de toutes ses provisions, se moque de la pauvre cigale pour n'avoir pas eu la même prévoyance.602-a Un royaume tel que la France, dites-vous, ne<603> saurait manquer d'argent. Cela se peut; mais en cas que le dieu Plutus n'ait pas tout à fait pris congé de nous, il s'est au moins si bien caché, qu'il serait difficile de déterrer sa retraite; M. l'abbé Terray, notre contrôleur général, fait de son mieux pour la découvrir, sans en pouvoir venir à bout. Je ne sais pas si le père Bouhours a eu raison quand il a prétendu qu'on ne pouvait avoir de l'esprit qu'en France, comme autrefois un fameux maître de danse, nommé Marcel, prétendait qu'il n'y avait que la France où l'on sût danser. Ce serait bien le cas de nous dire, comme la fourmi à la cigale : Eh bien, dansez maintenant; et quant à l'épigramme bonne ou mauvaise du père Bouhours, j'aimerais mieux avec Crispin que nous eussions la philosophie d'avoir de l'esprit en argent. V. M. va peut-être me trouver bien harpagon, et n'ayant que le mot d'argent à la bouche. Je n'en suis pourtant pas plus triste, et j'envisage même dans le sort prochain dont je suis menacé un grand avantage pour mon estomac, qui n'aura sûrement plus d'indigestions à craindre. O Providence! Providence! il faut avouer que tout est arrangé pour le mieux, et que vous savez parfaitement, comme dit Saint-Paul,603-a tirer le plus grand bien du plus grand mal. Le roi Alphonse disait, à propos du fatras des cercles qu'avait imaginés l'astronomie ancienne, que s'il avait été au conseil de Dieu quand il fit le monde, il lui aurait donné de bons avis.603-b Je suis tenté de croire quelquefois, dans des moments où ma dévotion s'attiédit, que Dieu avait pour le moins autant besoin de conseils quand il fit le monde moral que quand il fit le monde physique; mais je rejette bientôt cette pensée quand je songe à toutes les perfections du monde moral, au bonheur qui inonde la<604> surface de la terre, et à l'esprit de justice, de désintéressement, de vérité, qui règne sur l'espèce humaine. Il faut avouer, Sire, qu'un pareil séjour est délicieux pour un philosophe, et qu'il doit être bien fâcheux d'en être expulsé, soit par la faim, soit par une indigestion, soit par les vrais fidèles, russes ou mahométans, qui sont si dignement occupés à s'égorger. V. M. espère qu'il se trouvera de bonnes âmes qui rétabliront la paix entre eux. Mon premier mouvement est de le souhaiter; mais il reste à savoir si, tout bien considéré, c'est procurer un grand bien à la triste espèce humaine que de l'empêcher de se détruire. C'est à V. M. à voir ce qu'il y a de mieux à faire sur ce point important; et je suis bien assuré d'avance qu'elle fera ce qu'il y a de mieux. Mais pour cela il est nécessaire qu'elle songe d'abord à se conserver; voilà ce qu'elle a de mieux à faire pour le bien de l'humanité et pour l'intérêt de la philosophie.
V. M. voudrait que j'écrivisse à Voltaire, à propos de philosophie, pour l'engager à ne point s'acharner sur les morts, ni sur les vivants qui sont censés morts, et qui devraient l'être pour lui par le peu de mal qu'ils peuvent lui faire. Hélas! Sire, il y a longtemps que j'ai pris la liberté de lui donner ce conseil, et V. M. voit quel en est le fruit. Il faut gémir sur le sort de l'humanité, qui ne permet pas qu'un seul homme ait à la fois tous les talents et toutes les vertus, et qui devrait pourtant le permettre, ne fût-ce que pour dédommager la terre de porter tant d'hommes qui n'ont ni talents, ni vertus. Cependant je ferai encore un nouvel effort d'après les représentations de V. M.; je représenterai, aussi d'après elle, à l'écrivain dont la France s'honore qu'il est trop grand pour cette guerre de chicane avec des pandours; qu'il est trop juste pour ne pas rendre au mérite réel et reconnu la justice qui lui est due; que le plus grand homme a besoin d'indulgence, et s'en rend digne surtout par celle qu'il a pour les autres; que non seulement sa tranquillité, mais ses écrits mêmes y gagneront, et que ces expressions de sa haine qui reviennent<605> à chaque page les rendent d'autant moins intéressants; qu'il en est des auteurs à peu près comme des comédiens :
Que de leurs démêlés le public n'a que faire.Si j'avais à joindre l'exemple au conseil, et à lui rappeler les grands hommes qui n'ont opposé à la satire que la modération et leur gloire, je sais bien, Sire, le modèle que j'aurais à lui proposer. Mais peut-être me répondrait-il que ce modèle est plus admirable qu'imitable, et je ne sais pas trop ce que j'aurais à lui répondre.
Je suis avec le plus profond respect et une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie, etc.
105. A D'ALEMBERT.
Le 16 septembre 1771.
Si vous le voulez absolument, je croirai que le beau royaume de France est sans argent. Cela supposé, je le félicite des prospérités qui l'attendent dans ce monde-ci et dans l'autre. Lycurgue, ce sage législateur de Sparte, rendit sa république fameuse en lui interdisant l'entrée de tous les métaux, à l'exception du fer. A son exemple, vos Français vont donc devenir la nation la plus désintéressée de l'Europe, la plus attachée à sa patrie, la plus vertueuse et la plus invincible; et quelle perspective encore au delà de ces biens terrestres l'avenir ne lui présente-t-il pas : la vie éternelle, et ce paradis interdit à tous possesseurs d'espèces!
Voilà, mon cher d'Alembert, la carrière qui s'ouvre pour vos compatriotes; j'en excepte quelques vilains financiers, trésoriers,<606> archevêques et gens de leur séquelle, qui, trop esclaves de la coutume et fidèles à leurs anciens usages, continueront d'entasser, d'accumuler et de recéler des richesses. Je ne saurais vous dissimuler néanmoins que je crois qu'un mot suffirait pour rappeler dans ce royaume la même abondance d'espèces qui s'y trouvait autrefois; le crédit rétabli, voilà tout. Ce mot ressusciterait les trésors enfouis crainte de les perdre; il remettrait l'or et l'argent en circulation, et les philosophes seraient payés comme le pourraient être les maîtresses. A présent ce mot de conjuration est plus efficace que de certaines paroles que des gens à crâne fêlé prononcent devant des marmousets en certaines occasions. Pardonnez-moi cette comparaison scandaleuse; elle m'est échappée currente calamo, et puisqu'elle est écrite, je ne l'effacerai pas.
Mais ne pensez pas que vous autres Français vous soyez les seuls qui souffriez à présent; nous éprouvons ici en Allemagne des fléaux pires presque que ceux qu'occasionne chez vous la stagnation des espèces. Nous avons eu consécutivement deux mauvaises récoltes; la première année, la prévoyance y avait pourvu, mais celle-ci nous prend sans vert. Les magasins sont épuisés, et toute notre industrie suffira peut-être à peine pour nourrir le peuple et pour gagner la récolte de l'année prochaine. Voilà le sort des hommes dans le meilleur des mondes possibles. J'ajoute mes plaintes physiques à vos plaintes morales, et cependant il n'en sera ni plus ni moins. Je vous avoue que j'avais une grande envie de procurer la paix aux peuples de l'Orient et à mes barbares voisins les Sarmates. Je crains fort de n'y pas réussir; on accorderait plutôt les jansénistes et les molinistes que l'on ne mettrait certain nombre de têtes couronnées sous un chapeau. Passe encore, pourvu que ce feu n'aille pas, se communiquant de proche en proche, jeter quelque étincelle sur les maisons voisines.
Et voilà pour les querelles des despotes; pour celles des auteurs,<607> vous faites une œuvre méritoire d'admonéter Voltaire sur ce tas d'injures usées qu'il répand et sur Maupertuis (qui ne les avait pas méritées), et sur tant de gredins de la littérature qu'il tire par là de l'oubli où probablement ils croupiraient à toute éternité. Je conclus de la conduite de Voltaire que, s'il était souverain, il serait avec tous ses voisins à couteaux tirés; son règne ne serait qu'une guerre perpétuelle, et alors Dieu sait de quels arguments il se servirait pour prouver que la guerre est l'état naturel de la société, et que la paix n'est pas faite pour l'homme. Les passions, ingénieuses à se déguiser, se servent souvent de la dialectique pour plaider leur cause. On ne veut point convenir qu'on a tort, on appelle la raison à son aide, et on lui donne la torture pour qu'elle paraisse autoriser notre conduite. Si, convaincu du mal que ces passions occasionnent, quelque docteur atrabilaire, en s'échauffant, voulait anéantir ces passions autant qu'il est en lui, il nous précipiterait dans une autre extrémité; il ferait d'un homme animé un automate stupide, un être sans ressort. Ainsi, à tout prendre, il faut laisser les choses telles qu'elles sont, se procurer du pain quand il est rare, déterrer l'argent quand il en faut, crier sur la place : Crédit! crédit! laisser faire la guerre à ceux qui ne veulent pas de la paix, souffrir que de soi-disant philosophes impriment des injures, et se contenter d'avoir la paix dans sa maison. Sur ce, etc.
<608>106. DE D'ALEMBERT.
Paris, 8 novembre 1771.
Sire,
Je vois, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'on n'est guère plus heureux au nord qu'au midi de notre pauvre Europe. Dans la précédente lettre, votre philosophie prévoyante se moquait un peu de notre embarras causé par nos sottises, et j'avais pris la liberté de la comparer à la fourmi qui se moque de la cigale; mais en ce moment, grâce à la divine providence qui arrange si bien toutes choses, tout est cigale, des Pyrénées à la mer Glaciale. Si je n'avais pas pour cette sainte providence le profond respect qu'elle mérite, je prendrais, je l'avoue, en ce moment, un peu d'humeur contre elle, et je suis presque assuré que V. M. la partagerait; car enfin, si nous avons pu en France prévoir et même empêcher une partie de la détresse où nous sommes, V. M. n'est pas dans le même cas. Cela me rappelle ce que disait un fameux maître à danser, nommé Marcel, à une femme son écolière, qui avait les pieds en dedans : « Madame, lui disait-il en lui montrant un crucifix qui était dans sa chambre, vous avez les jambes aussi mal tournées que ce crucifix-là; il est vrai que pour lui, ce n'est pas sa faute. » Mais laissons là, Sire, et les cigales, et les crucifix. V. M. croit que pour nous tirer du bourbier il faudrait crier sur la place : Crédit rétabli! Il y aurait, ce me semble, un autre mot à crier auparavant : Economie! Sans cela on répondrait au premier cri, comme les marchands qui veulent de l'argent : Crédit est mort. Mais il sera, je crois, encore plus difficile de crier efficacement économie à nos déprédateurs que de crier modération à Voltaire et de le persuader. Je ne lui écris guère sans l'exhorter à mépriser les chenilles qu'il écrase, et à ménager les hommes de mérite qu'il vilipende; et V. M.<609> voit comme il profite de mes remontrances. Il faut prendre le parti de laisser aller les choses et les hommes, et dire, non pas : Tout est bien, comme Pope, mais : Tout est comme il peut. Les lettres auraient pourtant d'autant plus besoin de se respecter elles-mêmes, qu'il me semble qu'elles sont dans une situation moins favorable que jamais; il me semble même que dans presque toute l'Europe on est assez disposé à les opprimer. On prétend qu'on va supprimer ici le collége royal fondé par François Ier, le Père des lettres; ce ne peut pas être pour la dépense, car je doute qu'il en coûte vingt mille francs à l'État pour tous les professeurs de ce collége; à moins qu'on n'imagine d'affamer la philosophie pour la faire taire, ce qui serait fort bien imaginé. J'avoue que la philosophie a rendu aux souverains de grands services, ne fût-ce qu'en détruisant la superstition qui les rendait esclaves des prêtres; mais le champ est labouré, on n'a plus besoin des bœufs qui ont tiré la charrue, et on ne se soucie pas de les nourrir. J'ai tiré, Sire, la charrue le mieux que j'ai pu, et selon mon petit pouvoir; V. M. a bien voulu regarder mes efforts avec bonté; je lui dois la première récompense de mes travaux. Je lui dois plus encore, ma subsistance dans le moment présent, grâce aux bienfaits dont elle a bien voulu m'honorer l'année dernière; mon économie ménagera le plus longtemps qu'elle pourra ces bienfaits, et elle aura recours sans hésiter au bienfaiteur quand ils lui manqueront.
J'ai pour le présent une autre grâce à demander à V. M.; ce serait de vouloir bien faire chercher dans la bibliothèque de Magdebourg (si cette bibliothèque, qui existait dans le dernier siècle, n'a pas été transportée ailleurs) un ouvrage de Pline le naturaliste qu'on prétend se trouver dans cette bibliothèque. Je doute beaucoup, Sire, de la vérité de cette anecdote; je n'ennuierai point V. M. des raisons sur lesquelles est fondé mon doute; mais enfin l'objet est assez important pour s'en éclaircir de manière à n'y plus revenir. Il s'agit d'une Histoire, en vingt livres, des guerres des Romains contre les diffé<610>rents peuples de la Germanie. La littérature, qui a déjà tant d'obligations à V. M., lui en aurait une nouvelle, si elle voulait bien donner les ordres pour vérifier ce fait, et pour s'assurer au moins que ce précieux manuscrit n'existe pas, comme il n'y a que trop lieu de le croire.
En priant V. M. de vouloir bien faire éclaircir cette anecdote, je prendrai la liberté de lui en apprendre une autre. Il est mort au mois de janvier dernier, dans un village nommé Vitry, tout près de Paris, une femme qui y vivait assez obscurément, et même assez pauvrement, et qu'on assure avoir été la veuve du czarowitz Alexis,610-a que son père le czar Pierre Ier fit mourir. Si la chose était vraie, cette femme serait la belle-sœur du feu empereur Charles VI, dont la femme était Wolfenbüttel, comme celle du czarowitz. Cette dernière, à ce qu'on répandit dans le temps, était morte d'un coup de pied dans le ventre que son mari lui avait donné dans une grossesse; mais on prétend qu'on avait enterré une bûche à sa place, qu'elle s'était enfuie de Russie, qu'elle a été à la Louisiane, et de là à l'Ile de France, où elle avait épousé un officier nommé Maldack,610-b dont elle portait le nom à sa mort. Plusieurs circonstances réunies, et dont la réunion forme d'assez fortes preuves, paraissent prouver que cette femme était réellement la veuve du prince Alexis; il paraît certain qu'elle recevait une pension de la cour de Brunswic, et peut-être V. M. pourrait-elle en savoir davantage par cette voie.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<611>107. A D'ALEMBERT.
30 novembre 1771.
Je crois que les dieux se sont réservé pour eux le bonheur, et qu'ils en ont laissé aux hommes l'apparence; nous le cherchons toujours, et ne le trouvons jamais. Mais si nous sommes privés de tout ce qui est parfait, nous avons en revanche deux consolateurs qui dissipent nombre de nos maux. L'un, c'est l'espérance, et l'autre, un fonds de gaîté naturelle, que vos Français surtout possèdent au suprême degré. Une chanson, un mot bien frappé, dissipent leurs ennuis; si l'année est stérile, la Providence a son couplet; si les impôts haussent, malheur aux traitants dont les noms peuvent entrer dans leurs vers! Aussi se consolent-ils de tout; ils n'ont pas tort, je me range de leur avis. Il y a du ridicule à s'affliger de choses passagères dont le propre est l'instabilité. Si Démocrite en pleure, Héraclite en rit. Rions donc, mon cher d'Alembert, vous de vos finances, moi de la mauvaise année, de ma goutte, etc., etc. C'est le parti que j'ai pris, et je m'en trouve bien. A peine ai-je été délivré de mes grandes douleurs, que je me suis diverti sur le sujet des confédérés de la Pologne.611-a Je me suis amusé à les peindre au vrai; je vous envoie quelques chants de ce poëme. Je ne dis pas qu'il soit bon; c'était comme un remède qui, en faisant diversion à mes maux, les a suspendus. Je souhaite qu'il vous guérisse de vos vapeurs, qu'il vous fasse oublier pour quelques moments vos embarras, et que vous vous souveniez, en le lisant, que ce sont des vers d'un malade et d'un homme qui a dépassé le demi-siècle de dix ans.
Vous me parlez du peu d'honneur où sont à présent les lettres en France. Je ne crois pas que cela soit général en Europe; mais convenez avec moi que bien des gens de lettres donnent lieu par<612> leur conduite à la mésestime où ils vivent. Le gros du monde, qui ne réfléchit point, confond le caractère et le talent de l'artiste, et du mépris de ses mœurs il passe à celui de son art. On croit, parce que les connaissances n'adoucissent et ne corrigent pas le caractère des plus savants, qu'un grand nombre abuse même de ses connaissances, qu'il est inutile d'apprendre et de savoir, que les lumières ne servent qu'à une vaine ostentation, et, puisqu'il n'en revient aucun avantage, qu'elles sont inutiles à la société. Ce raisonnement est géométriquement faux, parce que si l'on voulait condamner toutes les bonnes institutions à cause de l'abus que le monde en fait, il n'en resterait aucune. Que voulez-vous que le public pense, lorsqu'il voit des écrits du même auteur se contredire, qu'on discerne ce que sa plume a librement écrit de ce que sa plume vénale a barbouillé, qu'on voit des libelles infâmes paraître contre le gouvernement, et des cyniques effrontés qui mordent indifféremment tout ce qu'ils rencontrent? que dans des ouvrages philosophiques on retrouve les abominables maximes des Jean Petit,612-a des Busembaum,612-b des Malagrida?612-c Est-ce à des amateurs de la sagesse d'encourager le crime? et après l'attentat de Damiens, ne devrait-on pas être assez circonspect pour ne point échauffer quelque cerveau brûlé par des maximes infernales qui le peuvent porter aux crimes les plus atroces? Si Virgile, si Cicéron, si Varron, si Horace, avaient été noircis de ces traits, ils n'auraient jamais joui dans Rome de la réputation qu'ils conservent encore. Pour rendre les lettres respectables, il faut non seulement du génie, mais surtout des mœurs. Mais ce métier est devenu trop commun, trop de grimauds s'en mêlent, et ce sont eux qui le décréditent.
<613>Pour ce qui vous regarde, je suis bien aise de voir la confiance que vous avez en moi; elle ne sera pas trompée, quoique ce délabrement des finances d'un prince qui a quatre cents millions de revenus me paraisse bien étrange. Vous voulez savoir si un manuscrit de Pline le naturaliste, qui concerne les guerres des Germains, se trouve à Magdebourg? Quoique je n'aie pas encore reçu de réponse de là-bas, je crois que c'est un fait controuvé, accrédité sur la foi d'un voyageur; car si un tel manuscrit existait, vous pouvez être persuadé qu'il serait connu; je n'en ai jamais entendu parler, non plus que nos doctes.
Je puis vous répondre avec plus de précision sur le sujet de cette dame qui prétendait passer pour l'épouse du czarowitz; son imposture a été découverte à Brunswic, où elle a passé peu après la mort de celle dont elle emprunta le nom; elle y reçut quelques charités, avec ordre de quitter le pays et de ne jamais prendre un nom dont sa naissance l'écartait si fort. Croyez qu'on sait comme il faut tuer son monde en Russie, et que lorsqu'on expédie quelqu'un, principalement à la cour, il ne ressuscite de sa vie. Le contraire pourrait nous arriver, à nous qui ne sommes pas aussi versés dans ce métier. Demandez donc, s'il vous plaît, quand vous verrez quelque ressuscité : De grâce, monsieur ou madame, où vous a-t-on tué? Et sur le pays qu'il vous nommera, jugez de la vérité du fait. Si l'on vous parle de la Judée, vous savez que c'était l'usage; si l'on vous nomme mon pays, doutez; si c'est la Russie, n'en croyez rien. Voilà vraiment une belle dissertation, digne de l'Académie des belles-lettres et inscriptions.
A propos, comme j'ai vu quelques ouvrages où la louange des Français n'est pas épargnée, faits par des auteurs qui postulaient une place à l'Académie française, et qui l'ont obtenue, je me suis avisé de me mettre sur les rangs; et pour devenir un de vos quarante babillards, je me suis proposé de faire l'apologie de quelques-unes des<614> campagnes de vos généraux dans la dernière guerre. L'ouvrage sera bientôt fait; je le dédie à la fatuité nationale, et par ce moyen je compte dans peu devenir votre confrère. En voilà assez pour cette fois; si vous voulez me faire bavarder davantage, c'est à vous à m'y provoquer par une nouvelle lettre. Sur ce, etc.
108. DE D'ALEMBERT.
Paris, 2 janvier 1772.
Sire,
Je crains que Votre Majesté ne me prenne tout au moins pour un procureur, ou pour quelque chose de pis, de prendre la liberté de lui envoyer tant de papiers joints à cette lettre. Mais avant d'exposer à V. M. l'objet de ces papiers, je dois commencer par un objet qui m'intéresse davantage sans comparaison; ce sont, Sire, les très-humbles remercîments que je dois à V. M. des vers charmants qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, et du plaisir extrême que m'a fait la lecture de ces vers. L'Épître à Sa Majesté la reine de Suède est pleine de philosophie, de sensibilité, et cependant de force contre les détracteurs des rois,614-a qu'il faut respecter lors même qu'ils s'égarent. Le poëme sur les confédérés est un ouvrage très-agréable, plein d'imagination, d'action, et surtout de gaîté, ce qui n'était pas facile en un si triste sujet. Il y a dans ce poëme, parmi plusieurs traits dignes d'être retenus, un vers sur lequel je prendrai la liberté de demander à V. M. un éclaircissement; la Saint-Barthélemy en tableau<615> chez l'évêque de Kiovie615-a est-elle une vérité historique, ou une fiction seulement vraisemblable et assortie aux sentiments du prélat, fiction semblable à celles que les poëtes se permettent? Je connais quelques philosophes qui ont pris en pitié ces pauvres confédérés, qu'ils croient bonnement ne combattre que pour la liberté de leur pays; s'ils savaient que le prélat, un de leurs chefs, a pour toute bibliothèque un tel tableau, je ne doute point qu'ils ne dissent alors, comme cet ami de la Brinvilliers615-b à qui on apprenait qu'elle avait empoisonné son père : Si cela est, j'en rabats beaucoup. Quoi qu'il en soit, je désire fort, Sire, et avec la plus grande impatience, de voir la suite de ce poëme; je prie V. M. de vouloir bien ne m'en pas priver; mais je désirerais surtout que le dernier chant eût pour titre : La paix donnée par Frédéric le Grand aux confédérés et aux dissidents, aux Turcs et aux Russes, à l'Europe et à l'Asie. V. M. ressemblerait à ce juge qui faisait venir devant lui les parties, commençait par se moquer de leur querelle, et finissait par les faire embrasser et les renvoyer contentes.
Voilà, Sire, ce que l'humanité espère de vous; cette besogne, toute difficile qu'elle est peut-être, l'est peut-être encore moins que le rétablissement de nos finances, délabrées par trente ans de guerres, de rapines et d'opérations ruineuses. Le délabrement n'est guère moindre dans notre pauvre république des lettres, et je suis bien fâché que V. M. ait raison dans les torts dont elle accuse mes confrères. Je voudrais que les réflexions si justes et si sages que V. M. me fait l'honneur de m'écrire à ce sujet fussent imprimées et affichées à la porte de tous les gens de lettres. J'ai tâché, du moins pour ce qui concerne mon petit individu, de conformer, autant que j'ai pu, ma conduite à des principes si vrais et si sûrs, et de mériter par là les bontés dont V. M. m'a honoré.
<616>Je viens maintenant, Sire, aux deux papiers ci-joints. Le premier, qui a pour titre : Histoire de madame Maldack,616-a sont les anecdotes vraies ou fausses que j'ai pu recueillir sur la prétendue veuve du czarowitz. Je crois sans peine que toute cette histoire est une imposture; mais V. M. ne sera peut-être pas fâchée de savoir ce qu'on a débité en France à ce sujet, pendant la vie et depuis la mort de cette femme. Ce mémoire m'a été donné par quelqu'un qui avait une maison de campagne dans le village où cette femme faisait son séjour; et peut-être la cour de Brunswic, qui avait la bonté de lui faire une petite pension, et la cour de Russie, seraient-elles un peu étonnées de l'histoire et des propos de cette aventurière.
L'autre mémoire, qui a pour titre : Article destiné à la gazette du Bas-Rhin, intéresse, Sire, une famille honnête et estimable à tous égards, dont je suis l'ami depuis longtemps. Il a plu à celui qui fait cette gazette à Clèves, dans les États de V. M., à ce corneur qui suit la Renommée, comme V. M. l'appelle très-plaisamment (bien entendu que ce corneur n'a qu'un cornet à bouquin), il a donc plu à ce folliculaire d'insérer dans son no 88 un article injurieux à cette famille, à l'occasion de la mort d'un parent, homme de mérite, qu'elle vient de perdre. Cette famille, Sire, implore les bontés de V. M., non pour faire punir ce malheureux, auquel elle pardonne, mais pour lui faire envoyer la rétractation ci-jointe, avec ordre de l'insérer au plus tôt dans sa gazette, sans y changer un seul mot, et avec défense de parler désormais ni en bien ni en mal de cette famille et de ce qui lui appartient. Comme elle sait les bontés dont V. M. m'honore, elle m'a prié de faire parvenir ses prières aux pieds de V. M., et je m'en acquitte, Sire, avec d'autant plus d'empressement et de zèle, que je mets le plus vif intérêt à l'obliger. Je supplie donc très-humblement V. M., et avec la plus grande instance, de vouloir bien donner ses ordres pour la satisfaction de cette honnête et respectable famille.
<617>Il ne me reste que l'espace nécessaire pour prier V. M. de me faire dire si l'Histoire germanique de Pline se trouve à Magdebourg, ce que je ne crois pas plus qu'elle, et de souhaiter que l'année où nous entrons soit pour V. M. aussi glorieuse que les précédentes. Elle ne fera, s'il est possible, qu'ajouter encore aux sentiments de profond respect et d'éternelle reconnaissance avec lesquels je suis, etc.
109. A D'ALEMBERT.
26 janvier 1772.
Je vois par votre réponse qu'il y a beaucoup d'objets qui gagnent à être vus de loin. La confédération de Pologne pourrait bien être de ce nombre. Nous qui sommes les voisins de cette nation agreste, nous qui connaissons les individus et les chefs du parti, nous ne les croyons dignes que de sifflets. Cette confédération s'est formée par le fanatisme; tous les chefs en sont divisés, chacun a ses vues et ses projets différents; ils agissent avec imprudence, combattent avec couardise, et ne sont capables que du genre de crimes que des lâches peuvent commettre. Si j'avais un évêque Turpin617-a ou un abbé Trithème à ma disposition, je le citerais volontiers; mais comme personne ne sait écrire en Pologne, je suis réduit à être moi-même le garant des faits que j'annonce dans ce poëme. Or, comme ce n'est point une démonstration géométrique, il m'a paru que j'avais la licence de me livrer à mon imagination. Je ne vous réponds pas que l'évêque de Kiovie ait réellement en sa résidence le tableau de la<618> Saint-Barthélemy; mais il pourrait l'avoir. Henri III avait assisté à cette sainte boucherie; il peut l'avoir fait peindre, et avoir donné le tableau à l'évéque de Kiovie d'alors, comme un témoignage de son orthodoxie, et cet évêque peut l'avoir laissé à celui d'à présent, qui ne demanderait pas mieux, s'il en avait le pouvoir, que de renouveler un pareil massacre dans sa patrie. Vous avez vu, par l'attentat que ces misérables avaient projeté contre leur roi, de quoi leur esprit de vertige les rend capables. La cause de leur haine contre ce prince est qu'il n'est pas assez riche pour leur donner des pensions au gré de leur cupidité; ils aimeraient mieux un prince étranger qui pût fournir de son domaine à leurs profusions. Je plains les philosophes qui s'intéressent à ce peuple méprisable à tous égards. On ne peut les excuser qu'en considération de leur ignorance. La Pologne n'a point de lois, elle ne jouit pas de ce qu'on appelle liberté; mais le gouvernement a dégénéré en une anarchie licencieuse; les seigneurs y exercent la plus cruelle tyrannie sur leurs esclaves. En un mot, c'est de tous les gouvernements de l'Europe, si vous en exceptez les Turcs, le plus mauvais. J'insère dans cette lettre deux chants du même poëme, qui auront toujours quelque mérite, s'ils servent à dissiper les vapeurs de ceux qui les liront.
Vous vous imaginez qu'on fait aussi facilement une paix entre des puissances ennemies que de mauvais vers; cependant j'entreprendrais plutôt de mettre toute l'histoire des Juifs en madrigaux618-a que d'inspirer les mêmes sentiments à trois souverains, entre lesquels il faut compter deux femmes. Quoi qu'il en soit, je ne me décourage pas, et il n'y aura pas de ma faute si cette paix ne se conclut pas aussi vite que je le désire. Quand la maison de notre voisin brûle, il faut éteindre le feu, pour qu'il ne gagne pas la nôtre. Voilà comme agit le quinzième des Louis. Sans ses soins infinis, déjà l'Espagne et l'Angleterre se battraient dans les quatre parties du monde connu; chaque<619> année qu'il prolonge la paix doit rétablir ses finances. Un royaume comme la France est inépuisable en ressources, et il faut être bien maladroit, avec quatre cents millions de livres de revenus, pour ne pouvoir pas payer ses dettes. Vos Académies vont s'enrichir, et vos académiciens rouler sur l'or.
Pour le pauvre Helvétius, il ne roulera sur rien; j'ai appris sa mort619-a avec une peine infinie; son caractère m'a paru admirable. On eût peut-être désiré qu'il eût moins consulté son esprit que son cœur. Je crois qu'il paraîtra de lui des œuvres posthumes; une rumeur se répand qu'il y a un poëme de lui sur le Bonheur, dont on dit du bien; si on l'imprime, je l'aurai. L'ouvrage de Pline qu'on a prétendu être à Magdebourg ne s'est point trouvé; on dit que le manuscrit est à Augsbourg, mais ce ne sont que des discours vagues; il est apparent que ce Pline n'existe nulle part. L'histoire de madame de Maldack, soi-disant czarowitzine, n'est pas plus vraie. Cette personne a été, ce me semble, fille de garde-robe de la princesse dont elle a pris le nom. Son histoire est un tissu de faussetés. Jamais la comtesse Königsmarck n'a mis le pied en Russie; le comte de Saxe n'avait jamais vu la femme du czarowitz; donc il ne pouvait pas la reconnaître dans madame de Maldack. Observez surtout que si une princesse, comme elle prétendait l'être, s'était sauvée comme par miracle de la Russie, elle aurait cherché un asile naturel dans le sein de sa famille, et ne ferait pas l'aventurière comme la créature dont vous parlez. Elle peut avoir eu quelque ressemblance avec sa maîtresse; c'est sur quoi elle a fondé son imposture, pour avoir quelque considération; mais elle s'est bien gardée de paraître à Brunswic, parce que la czarowitzine était trop connue de sa famille pour qu'on pût abuser tous ses parents par une ressemblance vague et par des propos qui auraient décelé la friponnerie.
Vous me chargez d'une autre commission plus embarrassante<620> pour moi, d'autant plus que je ne suis ni correcteur d'imprimerie, ni censeur de gazettes. Je crois que la famille de Loyseau de Mauléon a été à l'école chez Le Franc de Pompignan;620-a elle suppose toute l'Europe les yeux fixés sur elle, et l'univers uniquement occupé de cette famille. Pour moi, qui vis en Allemagne, et qui sais ce qui se passe, je puis assurer avec honneur à la famille de Mauléon qu'un très-petit nombre de personnes sait qu'elle existe, et que ceux qui la connaissent le mieux sont peut-être une quarantaine de personnes qui ont lu un factum fait par cet avocat en faveur de Calas. Je puis vous protester que personne ne s'oppose en Allemagne à la noblesse de cette famille; qu'il est très-indifférent à la diète de Ratisbonne que cet avocat soit mort d'un polype au cœur ou d'un crachement de sang, que la duchesse d'Orléans ait consulté son père ou non; et qu'enfin tous les avocats de Paris, la cour des aides, la Tournelle, la grand'chambre, les présidents à mortier et le chancelier peuvent vivre et mourir comme bon leur semble; on promet même de l'ignorer en Allemagne. Pour le gazetier du Bas-Rhin, la famille de Mauléon trouvera bon qu'il ne soit point inquiété, vu que, sans la liberté d'écrire, les esprits restent dans les ténèbres, et que tous les encyclopédistes (dont je suis disciple zélé), en se récriant contre toute censure, insistent sur ce que la presse soit libre, et que chacun puisse écrire ce que lui dicte sa façon de penser. Faites prendre ceci comme une poudre tempérante à la famille de l'avocat; elle donne quelques symptômes de fièvre chaude, qu'il sera bon de prévenir par des saignées et de fréquentes émulsions. Que de personnes, mon bon d'Alembert, qui ne voient les objets qu'à travers ces grandes lunettes avec lesquelles on observe les satellites de Saturne! Il faudrait mettre leurs yeux pour quelque temps au régime du microscope, pour leur apprendre à mieux apprécier les grandeurs des figures,<621> et, s'il se pouvait, la leur propre; mais je n'en ai que trop dit aujourd'hui. Sur ce, etc.
110. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 mars 1772.
Sire,
La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, en date du 26 janvier dernier, ne m'est parvenue que le 21 du mois dernier, la malheureuse goutte dont V. M. a été attaquée ne lui ayant permis de signer cette lettre qu'au bout de trois semaines. J'aurais eu l'honneur d'y répondre sur-le-champ, si, dans le temps où j'ai eu le bonheur de la recevoir, je n'avais été attaqué moi-même d'une espèce de goutte à la tête, ou, pour parler plus proprement, d'un rhumatisme dans cette partie, qui m'interdisait et le sommeil, et la plus légère application.
Les vers charmants que V. M. a eu la bonté de m'envoyer n'étaient pas propres, Sire, à guérir mon insomnie; ces deux nouveaux chants me paraissent ne céder en rien aux deux précédents. J'ai été surtout charmé de la peinture de l'Église catholique dans le troisième, et de l'alliance qui en résulte des très-catholiques confédérés avec le très-chrétien Mustapha. Dans le quatrième, la délivrance que la sainte Vierge Marie procure aux confédérés assiégés en s'adressant à son fils est une imagination vraiment plaisante et poétique. Mais ce qui me plaît surtout de cet ouvrage, Sire, c'est que nulle part l'imagination n'y fait rien perdre à la raison, que jamais elles n'ont été si bonnes amies, et que V. M. sait partout mêler, suivant le précepte<622> d'Horace, utile dulci,622-a l'utile à l'agréable. A l'égard des confédérés, je ne sais ce que mes confrères les philosophes en pensent; je crois bien qu'ils pourraient avoir gagné à n'être vus que de loin. Mais si ces confédérés se plaignent, à tort ou à droit, d'être opprimés par la Russie, j'entends, d'un autre côté, cent mille paysans et davantage, qui se plaignent ou qui peuvent se plaindre, non à tort, mais à très-grand droit, d'être opprimés de temps immémorial par ces mêmes confédérés; et tant que ces derniers seront oppresseurs, je ne verrai dans leurs ennemis qu'un maître qui rend à son valet de chambre les coups de bâton que celui-ci donne aux laquais. C'est à peu près le tableau que je me fais de l'état actuel de la Pologne, et je ne suis nullement surpris que V. M. travaille à empêcher, si elle le peut, que la guerre ne s'y allume encore davantage, et que les maux de l'humanité, déjà si accumulés dans ce malheureux pays, ne s'y entassent encore par de nouvelles dévastations. Ce projet et ces vues sont bien dignes de l'âme de V. M.; je sais plus, je sais qu'elle a fait proposer à une grande puissance de l'Europe de se rendre médiatrice, et je désirerais vivement, pour mille raisons, que les vœux si respectables de V. M. pussent être remplis à cet égard. Mais je n'entre point, comme de raison, dans le conseil et les desseins des rois, et je me contente de prier à la porte de leurs palais que la sagesse et l'amour de l'humanité y président, et règnent avec eux. S'il y a pour les mânes des sages un lieu de retraite, je ne doute pas que le pauvre Helvétius, quelque part qu'il soit, ne fasse des vœux semblables à ceux de V. M. et aux miens pour la paix et le bonheur de la malheureuse espèce humaine. J'ai vivement regretté ce digne, aimable et vertueux philosophe; à toutes les qualités respectables qui me le rendaient cher il en joignait une qui m'attachait encore particulièrement à lui; c'étaient les sentiments de respect et d'admiration dont il était rempli pour V. M. Combien de fois elle a fait le sujet de nos<623> entretiens! combien nos cœurs s'échauffaient et s'attendrissaient mutuellement en parlant d'elle! combien de fois nous nous plaisions à répéter les obligations de toute espèce que lui ont en ce malheureux temps les lettres et la philosophie!
Je m'attendais bien, Sire, que l'histoire du prétendu ouvrage de Pline encore existant était une chimère, et je ne doute pas qu'il n'en soit de même de la fille de garde-robe qui a pris le nom de sa maîtresse, la femme du czarowitz. Je n'insiste pas non plus sur ce qui concerne la famille de Mauléon, et je respecte la manière de penser de V. M. à ce sujet. J'aimerais pourtant mieux que, au lieu de persifler les pauvres encyclopédistes sur leurs vœux réels ou prétendus pour la liberté de la presse, elle eût bien voulu m'éclairer sur cette grande question, et me dire ce qu'elle en pense. Pour l'y engager, j'oserais presque hasarder avec elle quelques réflexions sur ce sujet. Je ne sais pas si cette liberté doit être accordée; mais je pense que si on l'accorde, elle doit être sans limites et indéfinie; car pourquoi serait-il plus permis d'insulter un citoyen honnête, de lui dire qu'il est un fripon ou, si l'on veut, qu'il est le fils d'un laquais, que de dire à un homme en place qu'il est un voleur, un oppresseur ou un imbécile? En un mot, si la satire personnelle est permise, ce que je ne crois pas devoir être, je ne vois pas pourquoi on la restreindrait aux faibles et aux petits, et pourquoi les forts et les grands n'en auraient pas leur part comme les autres. Mais je crois que dans tout État bien policé, monarchique ou républicain, cette sorte de satire devrait être interdite, depuis les rangs les plus élevés de la société jusqu'aux moindres, parce qu'enfin tous les citoyens ont droit également à la protection de la société et à la conservation de l'existence morale que la satire leur ôte, ou veut leur ôter. A l'égard des ouvrages de toute espèce, littérature, philosophie, matières même de gouvernement et d'administration, je pense que la liberté d'écrire sur ces sujets, de critiquer même, doit être pleine et entière, pourvu néan<624>moins, Sire, que la satire en soit bannie, parce que, encore une fois, le but de la liberté de la presse doit être d'éclairer, et non d'offenser. Mais il est temps de réprimer moi-même la liberté de ma plume, en désirant à V. M. une pleine délivrance et de la goutte, et de la guerre, et en lui renouvelant les assurances des sentiments d'admiration, de reconnaissance éternelle et du plus profond respect avec lesquels je suis, etc.
111. A D'ALEMBERT.
7 avril 1772.
Je ne sais par quel hasard il se rencontre toujours des obstacles quand il s'agit de répondre à vos lettres. Tantôt la goutte me tenait garrotté sur le grabat; ensuite c'était le séjour de la reine douairière de Suède et de la duchesse de Brunswic qui m'ont empêché de vous écrire. Vous n'y perdez pas grand' chose; au contraire, vous y gagnez de n'être pas assommé d'un fatras de mauvais vers. Voici encore un chant de ce poëme, que je vous envoie; j'espère que, rempli d'une vertu narcotique, il vous tiendra lieu des pavots que Morphée vous refuse. Nous autres Allemands, comme l'a très-bien dit le bon père Bouhours, nous ne sommes guère propres à la poésie, encore moins au poëme épique. Nous n'avons que l'instinct grossier du bon sens, et notre Pégase n'a point d'ailes. Je pourrais vous dire ce que van Haaren624-a répondit à Voltaire, qui le louait sur son poëme<625> de Léonidas : « Mes vers sont bons, dit-il, car je n'ai point d'imagination. »
On dit que le bon Helvétius a laissé dans ses papiers un poëme sur le Bonheur. Je VOUS prie de me dire ce qui en est; j'avoue que je serais curieux de l'avoir, si ce n'est être trop indiscret que de le demander. J'ai bien regretté ce vrai philosophe, qui a donné des marques d'un parfait désintéressement, et dont le cœur était aussi pur que l'esprit facile à s'égarer; mais les philosophes ne sont pas moins sujets aux lois éternelles que les autres hommes, qui, sages et fous, grands et petits, sont obligés de payer ce tribut à la nature, ou plutôt de lui restituer ce qu'elle leur avait prêté pour un temps. Il est très-probable que le bon Helvétius ne lit plus les gazettes, ni les Nouvelles ecclésiastiques, et qu'ainsi il ne s'embarrasse guère des confédérés ni des Turcs; cependant, si quelque nouvelliste de Paris envoie des nouvelles dans le pays où il est, il pourra lui apprendre que tous ces troubles vont s'apaiser, et qu'une paix générale va fermer les plaies que les calamités passées avaient ouvertes; et le sort des confédérés sera sans doute d'être cocus, battus, et contents.625-a Il n'y aura que les gazetiers de mécontents de la fin de cette guerre; elle mettra fin à leur bavardage sur les conjectures qu'ils font au hasard, et sur les fausses nouvelles qu'ils débitent pour les révoquer l'ordinaire suivant. Voilà ma confession de foi sur les gazetiers, pour répondre à ce que vous me demandez. Mais si vous voulez savoir ce que je pense de la liberté de la presse, et des ouvrages satiriques qui en sont une suite inévitable, je vous avouerai (sans vouloir cependant choquer messieurs les encyclopédistes, que je respecte) que, connaissant les hommes pour m'être assez longtemps occupé d'eux, je suis très-persuadé qu'ils ont besoin de remèdes réprimants, et qu'ils abuseront toujours de toute liberté dont ils jouiront, de sorte qu'il faut, en<626> fait de livres, que leurs ouvrages soient assujettis à l'examen, non pas fait à la rigueur, mais tel cependant qu'il supprime tout ce qui se trouve de contraire à la tranquillité publique, comme au bien de la société, à laquelle la satire est contraire. Mais en même temps je ne vous dissimule pas que je trouve bien fade à la famille d'un petit avocat de se formaliser sur une généalogie mal faite; au contraire, votre avocat ou ses parents devraient se réjouir de ce que Loyseau de Mauléon se trouve dans le cas de grands hommes dont on a donné également une généalogie peu exacte. Si cependant il s'agit de contenter cette famille éplorée, nous trouverons ici, en Allemagne, des érudits qui feront descendre défunt l'avocat en droite ligne des anciens rois de Léon et de Castille, et j'ose assurer que le Courrier du Bas-Rhin insérera cette belle découverte dans ses feuilles. Voilà tout ce que je puis opérer pour la conciliation de ces deux illustres parties; j'en tirerai vanité, et je mettrai dans mes mémoires que, ayant contribué à pacifier les troubles de la Pologne et de la Turquie, j'avais été encore assez favorisé de la fortune pour réussir à rétablir la paix entre les Mauléon et le Courrier du Bas-Rhin. Tenez, mon cher Anaxagoras, après ceci j'espère que votre philosophie sera contente de la mienne. Je travaille, autant qu'il est en moi, à concilier les esprits; je propose des expédients, et j'espère que la famille de Mauléon ne sera pas plus intraitable que le Grand Seigneur et son divan. Muni de mes pleins pouvoirs, vous pouvez signer cet acte important pour le bien de l'Europe, et rendre par là au Courrier du Bas-Rhin la tranquillité et la liberté d'esprit qu'il lui faut pour débiter ses balivernes.
Il ne me reste, après avoir parlé d'aussi grands intérêts, qu'à faire des vœux pour votre conservation, à vous faire souvenir du petit troupeau de philosophes établi aux bords de la Baltique, et à vous assurer de mon estime; sur quoi je prie Dieu, etc.
<627>112. DE D'ALEMBERT.
Paris, 16 mai 1772.
Sire,
Permettez-moi de commencer cette lettre par le compliment que je crois devoir à V. M. sur les succès d'un savant que ses bontés ont fait connaître à l'Europe, succès dont la gloire rejaillit sur votre Académie, dans laquelle vous avez bien voulu lui donner une place distinguée. M. de la Grange vient de remporter, pour la quatrième ou cinquième fois, le prix de notre Académie des sciences, avec les plus grands éloges et les mieux mérités; et je crois pouvoir annoncer d'avance à V. M. qu'il sera élu dans peu de jours associé étranger de notre Académie. Ces places sont très-honorables, parce qu'elles sont en petit nombre, fort recherchées, occupées par les savants les plus célèbres de l'Europe, qui ne les ont obtenues que dans leur vieillesse, au lieu que M. de la Grange n'a pas, je crois, trente-cinq ans. Je me félicite tous les jours de plus en plus, Sire, d'avoir procuré à votre Académie un philosophe aussi estimable par ses rares talents, par ses connaissances profondes, et par son caractère de sagesse et de désintéressement. Je ne doute point que V. M. ne veuille bien lui témoigner sa satisfaction. Cette espérance est fondée et sur l'estime que V. M. veut bien avoir pour lui, comme elle m'a fait l'honneur de me le dire plus d'une fois, et sur le beau discours qu'elle vient de faire lire à son Académie,627-a et qu'elle a eu la bonté de m'envoyer. J'avais déjà lu, Sire, cet excellent discours dans la gazette de littérature qui s'imprime aux Deux-Ponts, et j'avais admiré la saine philosophie qui y règne, les vues justes et dignes d'un grand roi qu'il présente, l'éloquence avec laquelle il est écrit, et la force avec laquelle V. M.<628> foudroie les charlatans sacrés et profanes, ces maîtres d'erreurs payés pour abrutir la nature humaine, et les détracteurs des sciences,628-a autre espèce de charlatans non moins dangereux, et hypocrites d'une autre espèce, aussi méprisables que les premiers.
Je n'ai pas lu avec moins de plaisir et d'admiration le cinquième chant du poëme contre les confédérés. Je devrais peut-être néanmoins demander merci à V. M. pour les pauvres Velches mes compatriotes, dont elle célèbre si plaisamment la gloire et les exploits à Rossbach, à Créfeld, et ailleurs.628-b Mais, Sire, la part qui me revient de cette gloire ou de cette honte est si petite, que je ne cours pas après, et que j'en fais les honneurs à qui voudra. Comme je n'ai pas l'avantage ou le malheur d'être ni ministre, ni général, je les laisse jouir en paix de ce qu'ils font; je ne prétends rien ni aux lauriers qu'ils cueillent, ni aux coups d'étrivières qu'ils reçoivent; et quelque chose qui leur arrive, je ne leur dirai jamais : J'en retiens part, comme disent les mendiants aux gueux de leur espèce qui trouvent et ramassent quelques guenilles dans la rue.
Au reste, j'avouerai, Sire, que le plaisir que me donnent vos vers et votre prose, quelque grand qu'il soit, n'est pas plus vif que celui que je ressens à un article de la lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire. Elle m'y annonce la paix comme prochaine. Toute l'Europe en fait l'honneur à V. M., et cette circonstance de sa vie n'en sera pas la moins glorieuse.
Le poëme du pauvre Helvétius sur le Bonheur est resté imparfait à sa mort. Cependant on assure qu'il sera imprimé, même dans cet état d'imperfection. On dit même qu'il est actuellement sous presse en Hollande; V. M. pourra aisément en savoir la vérité.
Depuis un mois, j'ai acquis, Sire, une dignité nouvelle, celle de secrétaire de l'Académie française; cette place demande plus d'assi<629>duité que de travail; les émoluments en sont d'ailleurs très-peu de chose, et j'ajoute, les dégoûts et les désagréments assez grands dans les circonstances présentes, où la littérature est plus opprimée et plus persécutée parmi nous que jamais.
Je ne ferai point à V. M. le détail des traverses de tout genre que la philosophie et les lettres essuient; ce détail ne ferait que l'affliger, puisqu'elle ne peut y apporter de remède; elle se contente de protéger dans ses États les sciences et les arts, de gémir sur le sort qu'ils éprouvent ailleurs, et d'encourager par ses leçons et par son exemple ceux qui les cultivent. Au reste, pourquoi les sages se plaindraient-ils de leur sort? Ils liront le beau morceau qui commence le cinquième chant de votre poëme, sur le malheur commun à tous les états; ils jetteront les yeux sur tout ce qui les environne, et ils répéteront ce beau vers de V. M. :
C'est même joie, ou ce sont mêmes pleurs.629-aJe suis avec tous les sentiments de profond respect, de reconnaissance et d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.
113. DU MÊME.
Paris, 1er juin 1772.
Sire,
Un jeune militaire plein d'ardeur, d'esprit et de connaissances, nommé M. de Guibert, désire de mettre aux pieds de V. M. l'hommage que lui doivent tous les militaires et tous les philosophes. Il<630> prie V. M. de vouloir bien recevoir l'ouvrage qui est joint ici,630-a et dont il est l'auteur; et comme il connaît les bontés dont V. M. m'honore, il m'a prié de lui faire parvenir son livre et son profond respect.
Quintilien dit qu'on doit juger du progrès qu'on a fait dans l'éloquence, par le plaisir qu'on prend à la lecture de Cicéron.630-b Si on doit juger par une règle semblable des progrès qu'on a faits dans l'art militaire, j'ai lieu de croire, Sire, que M. de Guibert en a fait de grands, par l'admiration profonde dont il est pénétré pour le génie que V. M. a su porter dans cet art nécessaire et funeste. C'est au César de notre siècle à en juger. S'il juge l'ouvrage digne de quelque estime, l'auteur serait infiniment flatté du témoignage que César voudrait bien lui en donner; ce serait la plus noble récompense de son travail.
L'Académie des sciences de Paris a élu pour associé étranger M. de la Grange, comme j'ai eu l'honneur de l'annoncer à V. M.; il a dû l'unanimité des suffrages à son mérite supérieur, et en même temps à l'assurance que j'ai donnée à mes confrères qu'ils feraient une chose agréable à V. M., dont le nom est si cher et si précieux aux sciences par la protection qu'elle leur accorde et les lumières qu'elle y répand.
L'Europe espère, Sire, que V. M. ne se contentera pas de l'éclairer, qu'elle va encore la pacifier. Comme je ne doute point qu'elle n'ait une grande influence dans le traité entre la Porte et la Russie, je prends la liberté de lui recommander toujours un point que je ne cesse point d'avoir à cœur : c'est d'obtenir du sultan Mustapha la réédification du temple de Jérusalem, pour l'embarras de la Sorbonne et le menu plaisir de la philosophie. Mais ce que je désire encore plus, c'est que l'être, quel qu'il soit, qui préside à l'univers con<631>serve longtemps V. M. pour l'avantage de cette pauvre philosophie, persécutée ou vilipendée presque partout ailleurs que dans vos États.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
114. A D'ALEMBERT.
30 juin 1772.
Je commence par vous féliciter de votre nouvelle dignité académique, qui montre que le mérite est encore récompensé en France, et qu'on sait discerner ceux dont les grands talents sont dignes de récompense. Vous savez que tout ce qu'Apollon promet à ses nourrissons se borne à quelques feuilles de laurier et à de l'encens. Vous en jouissez à présent dans la plus célèbre académie de l'Europe, et de là vous distribuez des brevets de grands hommes à ceux qui se distinguent parmi les nations étrangères. Je suis bien aise que notre la Grange soit de ce nombre. Je suis trop ignorant en géométrie pour juger de son mérite scientifique; mais je suis assez éclairé pour rendre justice à son caractère plein de douceur et à sa modestie.
L'approbation que vous donnez au petit discours académique lu en présence de la reine de Suède me le rend supportable, car au fond cette matière est usée; tout le monde devine ce qu'on peut dire sur un pareil sujet; il ne me restait que de présenter ce tableau sous un autre point de vue, et relativement au bien d'un État. Mes succès surpasseraient mes espérances, si ce morceau pouvait réveiller dans l'esprit des lecteurs l'amour des sciences et le goût des beaux-arts; mais je ne m'attends pas à de tels miracles. Pourvu que ce goût prenne chez nous, comme je fais tous mes efforts pour le répandre,<632> cela doit me suffire; car les sciences voyagent. Elles ont été en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre; pourquoi ne se fixeraient-elles pas pour un temps en Prusse? Il faut s'en flatter, et l'idée seule de cet événement me réjouit.
Savez-vous bien que vous venez de m'enorgueillir? Quoi! un des quarante de l'Académie française cite mes vers tudesques! Je commence à me croire poëte, et dès que cette paix dont vous voulez me faire l'honneur sera conclue, vous aurez le sixième chant. J'ai fait écrire en Hollande pour avoir ce qu'on imprime des Œuvres posthumes du pauvre Helvétius; mais je n'ai point encore de réponse; apparemment que l'impression n'en est pas tout à fait achevée. C'était un si honnête homme, que je relirai avec plaisir ses ouvrages. J'aurai dans peu de jours grande compagnie. La reine de Suède vient ici avec une grande partie de la famille. Je lui donne Phèdre et Mahomet. Les acteurs qui joueront ces pièces ne font que d'arriver; ainsi je ne saurais juger de leurs talents. A propos, nous venons de perdre Toussaint;632-a il me faut un bon rhétoricien à sa place. J'ai pensé à ce Delille,632-b traducteur de Virgile; je vous prie de lui en faire la proposition; il serait en même temps membre de notre Académie, avec les émoluments. En cas qu'il refuse, je vous prie de me proposer quelque autre sujet de mérite, et qui pût figurer pour les belles-lettres dans notre Académie. Voilà des commissions; mais qui est plus capable de les remplir que vous? Ainsi j'espère que vous voudrez bien vous en charger.
Sur ce, etc.
<633>115. AU MÊME.
Le 23 juillet 1772.
Je ne m'attendais pas à recevoir un ouvrage de tactique des mains d'un philosophe encyclopédiste; c'est comme si le pape m'adressait un ouvrage sur la tolérance. Je n'ai pas lu en entier le livre du jeune militaire; mais en jetant les yeux sur la préface, j'y ai trouvé des choses qui méritent sûrement d'être corrigées pour rendre hommage à la vérité. Le jeune auteur avance inconsidérément que les Prussiens ne sont pas braves; et c'est cependant à leur valeur que j'ai dû tous les succès que j'ai eus à la guerre. Ce jeune homme devrait avoir compris que, quelque adresse et quelque dextérité qu'aient les troupes, elles ne battront jamais l'ennemi qu'en le dépostant du terrain où il se trouve; et cela ne peut s'exécuter que par des hommes braves et déterminés. Ce passage, digne de censure, devrait être effacé, car en parcourant les titres des chapitres, j'ai vu que c'est l'ouvrage d'un génie qui travaille à s'éclairer et à éclairer les autres, et qui n'attend que les occasions pour se distinguer.633-a Vous aurez la complaisance d'avaler ce petit détail d'une profession que vous n'aimez pas, sous l'abri de laquelle cependant toutes les autres s'exercent.
Vous me faites bien de l'honneur de m'attribuer un si grand crédit auprès de Mustapha; il n'a pas été difficile de lui inspirer des sentiments pacifiques, parce qu'il n'avait plus les moyens de continuer la guerre, et qu'il risquait, en la prolongeant encore, le bouleversement entier de son empire. Je vous réponds d'avance que les abîmes de la terre ne s'ouvriront pas pour vomir des flammes et consumer les ouvriers qui rebâtiront le temple de Jérusalem. Mustapha n'a point assez de fonds, après les énormes dépenses qu'il a faites dans cette guerre, pour se charger d'une pareille entreprise. Les juifs de<634> Constantinople ne sont pas assez riches pour l'entreprendre; il faudrait, pour y réussir, que les encyclopédistes fissent une quête dans tout l'univers, et imposassent une taxe aux francs penseurs; et de cet argent nous élèverions cet édifice, en bravant les flammes. Cependant ne pensez pas que ce temple édifié démontât messieurs de la Sorbonne; ils se jetteraient dans des distinctions, dans des sophismes, et ils trouveraient le moyen de persuader qu'on n'a pas bâti ce temple sur la place où il fut autrefois; ils feraient à Paris des cartes de Jérusalem sans y avoir jamais été, et démontreraient aux dévots que Dieu, par un miracle, abusant les incrédules, leur aurait si bien fasciné les yeux, qu'ils auraient pris pour fonder un édifice un terrain tout opposé à celui du temple de Salomon. Des cagots qui veulent toujours avoir raison, qui ne respectent pas la vérité, et qui sont dans l'usage de mentir impunément, ne demeurent jamais sans réplique. Mais ces bons messieurs sont si fort vilipendés, si décrédités dans l'esprit des penseurs, qu'on ne saurait les avilir plus qu'ils ne le sont déjà. Laissons donc au docteur Tamponnet,634-a au docteur Riballier,634-b aux Garasse634-c modernes le faible argument d'Ammien Marcellin634-d pour étayer leur vieux palais magique qui s'écroule.
Ce sont les philosophes, ces âmes divines nées de la raison universelle, qui, en apprenant à penser aux hommes, ont enfin nettoyé leur esprit des contes de Peau-d'âne et de Barbe-bleue si longtemps consacrés par des fripons en soutane. Voilà pourquoi j'aime ces philosophes, et pourquoi tout homme sensé devrait leur ériger des autels; j'en dédie un petit à l'Anaxagoras de l'Encyclopédie, et je lui dis :<635> Mon bon sens bénit ta raison supérieure, qui dérouille les ressorts engourdis de l'entendement des hommes, et qui leur apprend à examiner, à combiner, à se défier d'eux-mêmes, et à ne croire que des faits constatés par l'expérience. J'adresse ensuite une petite prière au génie heureux de la France, et je lui dis : O génie! si tu protéges l'empire gaulois, veille sur les jours d'Anaxagoras; c'est le seul grand homme qui lui reste; ne permets pas que la mort, de sa faux tranchante, le moissonne au milieu de sa course; raffermis sa santé, et qu'il voie autour de lui s'élever des rejetons de sa science capables de le remplacer un jour! Sur ce, etc.
116. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 août 1772.
Sire,
Je n'ai rien négligé pour répondre à la confiance dont Votre Majesté a bien voulu m'honorer en me chargeant de choisir un professeur de rhétorique et de logique pour son Académie des gentils-hommes. Après les informations et les perquisitions les plus exactes, je crois y avoir réussi, et j'ai l'honneur d'envoyer ce professeur à V. M. Je crois pouvoir lui répondre de sa capacité, de son caractère et de sa conduite. J'écris sur ce sujet plus en détail à M. de Catt, qui en instruira V. M.
Ce n'est point, Sire, comme philosophe encyclopédiste que j'ai pris la liberté d'envoyer à V. M. l'Essai de tactique de M. Guibert; c'est comme admirateur, avec toute l'Europe, des grands et rares talents militaires de V. M. que j'ai cru devoir lui faire connaître un<636> ouvrage où l'on rend à ses sublimes talents les hommages qu'ils méritent, un ouvrage dont V. M. est le meilleur juge que l'auteur puisse désirer, et celui dont le suffrage peut être le plus honorable et le plus flatteur pour lui. Ce suffrage, Sire, pourrait, en cas de besoin, être mis dans la balance contre celui de tout le reste de l'Europe, comme Lucain y a mis le suffrage de Caton contre celui des dieux.636-a Je vois avec peine que V. M. n'a pas été contente d'un endroit du discours préliminaire où elle a cru voir que les Prussiens étaient accusés de manquer de bravoure. Je n'ai point l'ouvrage sous les yeux pour justifier l'auteur, qui vient d'ailleurs de partir pour un voyage de quelques mois, et à qui je ne puis demander raison de ce reproche. Mais je suis bien sûr au moins que son intention n'a point du tout été de reprocher le défaut de courage à des troupes qui ont gagné au moins douze batailles. Je suis persuadé qu'il a voulu dire seulement que les Prussiens n'auraient pas eu tant de succès, s'ils n'eussent été que braves, et s'ils n'eussent eu à leur tête un général aussi consommé dans les manœuvres militaires, devenues aujourd'hui plus nécessaires que jamais; et cette assertion, bien loin d'être un reproche, me paraît au contraire un nouvel éloge et de ces braves troupes, et surtout du héros qui les commande. Voilà, Sire, ce que ma philosophie encyclopédiste croit pouvoir répondre à V. M. pour justifier un jeune militaire dont je connais toute l'admiration pour elle, et toute l'estime qu'il fait de ses troupes. Je ne serai pas aussi empressé à me justifier moi-même de ce que V. M. ajoute, que je n'aime pas la guerre; et comment pourrais-je m'en justifier auprès d'un prince philosophe qui a si bien peint dans ses ouvrages les maux que la guerre fait à l'humanité, qui ne l'a jamais entreprise que forcé par les circonstances, qui, depuis quatre à cinq ans, ne paraît occupé qu'à l'éviter, et qui s'est conduit, pour y parvenir, avec une sagesse<637> et une habileté dont toute l'Europe parle en ce moment avec admiration?
Je ne doute point que Mustapha ne fasse le mieux du monde de se conformer aux sentiments pacifiques que V. M. lui a inspirés, nouvelle preuve qu'elle n'aime pas la guerre plus que moi. Mais je ne serai point content que V. M. ne lui ait fait dire au moins un petit mot du temple de Jérusalem. Cette réédification, Sire, est ma folie, comme la destruction de la religion chrétienne est celle du Patriarche de Ferney. Je sais bien que si la Sorbonne voyait ce temple debout, elle trouverait moyen d'éluder la prophétie; elle a répondu, Dieu merci, à des objections tout aussi pressantes. Mais j'ai cependant encore assez bonne opinion d'elle pour présumer que, au moins dans les premiers moments de l'objection, elle aurait quelque petit embarras; et je désirerais fort que Mustapha eût l'esprit de lui jouer ce petit tour de page; après quoi nous irions à la messe comme à l'ordinaire, en riant seulement un peu plus de ceux qui la diraient.
Je ne sais si V. M. osera faire part aux Russes, ses chers alliés, d'un petit malheur qui vient d'arriver, aux eaux de Spa, à quelqu'un de leurs compatriotes. Il avait, dit-on, passé quelques mois à Paris, où il avait appris à s'habiller avec élégance. Il a donc fait faire un habit du vert le plus élégant du monde; un cheval qui l'a vu habillé de la sorte a pris le tout pour une botte de foin, et l'a mordu si vivement à l'épaule, que le pauvre habillé de vert en est sérieusement malade. Je crois que l'infanterie russe est habillée de vert; cet événement, Sire, ne serait-il pas une bonne raison pour lui faire changer d'uniforme?
Hélas! Sire, je ris, et je n'en ai pas trop d'envie; car si les chevaux de Spa prennent les Russes pour des bottes de foin bonnes au moins à manger, les inquisiteurs de France prennent les philosophes pour des bottes de foin qui ne sont bonnes qu'à brûler. Je suis dégoûté d'écrire, et malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je<638> me réfugierais dans cet asile, si ma pauvre tête pouvait encore supporter l'application qu'elle exige. Je vais cependant essayer la continuation de l'Histoire de l'Académie française. Mais combien de peine il faudra que je me donne pour ne pas dire ma pensée, heureux même si, en la cachant, je puis au moins la laisser entrevoir!
Je suis avec le plus profond respect, la plus vive reconnaissance et la plus immuable admiration, etc.
117. DU MÊME.
Paris, 22 août 1772.
Sire,
Cette lettre sera présentée à Votre Majesté par M. Borrelly, que j'ai l'honneur de lui envoyer pour remplir la double place de feu M. Toussaint à l'Académie royale des nobles et à l'Académie royale des sciences, deux établissements qui honorent également V. M., l'un par son institution, l'autre par son renouvellement et par la protection que lui accorde le philosophe des rois et le roi des philosophes. M. de Catt a déjà dû, Sire, rendre compte à V. M. des informations exactes et multipliées que j'ai prises au sujet de M. Borrelly. Je suis persuadé, Sire, et d'après ces informations, et d'après ce que je connais par moi-même de ses talents et de son caractère, qu'il méritera les bontés dont je prie V. M. de vouloir bien l'honorer. J'ai été assez heureux jusqu'à présent pour répondre à la confiance de V. M. dans les différents choix dont elle m'a fait l'honneur de me charger, et j'ai tout lieu d'espérer qu'elle ne me fera point de reproche de celui-ci.
M. Borrelly, en présentant cette lettre à V. M., s'est chargé de lui<639> remettre en même temps un ouvrage639-a que l'auteur, qui est de mes amis, m'a chargé de présenter à un aussi excellent juge. Cet auteur, Sire, est M. le chevalier de Chastellux, homme de qualité, et d'une des plus anciennes maisons de France, brigadier des armées du Roi, homme d'ailleurs de beaucoup d'esprit et de mérite, et pénétré d'admiration pour V. M. L'application constante que M. le chevalier de Chastellux donne à son métier ne l'empêche pas, Sire, à l'exemple de V. M., de cultiver avec succès les lettres et la philosophie. L'ouvrage qu'il a l'honneur d'offrir à V. M. lui prouvera qu'il joint à une connaissance très-étendue de l'histoire des vues philosophiques, l'amour de l'humanité, et le talent d'écrire. Il se propose de prouver que l'espèce humaine est moins malheureuse qu'autrefois, et que son malheur ira toujours en diminuant, grâce au progrès des lumières. Je le souhaite encore plus que je ne l'espère. Mais, de quelque manière que V. M. pense à ce sujet, j'ai lieu de croire que cet ouvrage lui inspirera de l'estime pour l'auteur, qui serait infiniment flatté que V. M. voulût bien l'en assurer elle-même. Il mérite d'autant plus, Sire, de recevoir de vous cette marque flatteuse de bonté, qu'il est presque aujourd'hui la seule personne distinguée par sa naissance, dans ce malheureux royaume, qui aime vraiment les lettres et ceux qui les cultivent. Ah! Sire, que ces lettres infortunées ont besoin de conserver longtemps un protecteur tel que vous! Il y a longtemps, à dater du ministère du cardinal de Fleury, et même de plus loin, qu'elles sont en France sans encouragement et sans considération. Aujourd'hui on fait plus, on les hait, et il n'y a pas un homme en place qui ne soit leur ennemi secret ou déclaré. V. M., qui a eu la bonté de me marquer sa satisfaction de ma nouvelle et très-mince dignité de secrétaire de l'Académie française, ne peut pas s'imaginer toutes les intrigues qu'on a fait jouer pour m'en écarter. Il s'en faut<640> bien que j'aie eu l'unanimité des suffrages; j'avais contre moi tous nos académiciens de cour et d'Église, c'est-à-dire près d'un tiers. Mais ce qui me console et me flatte, parce qu'enfin il est agréable d'être jugé par ses pairs, j'avais pour moi tous mes confrères les gens de lettres, excepté un seul, qui est prêtre et dévot politique; et un habitant de Versailles m'a assuré que, malgré la pluralité des suffrages, j'aurais eu l'exclusion de la part de la cour, si les marques de bonté et d'estime que j'ai reçues des étrangers, et surtout de V. M., n'avaient été ma sauvegarde. Ce n'est pas la première fois, Sire, que j'ai éprouvé combien je dois aux bontés de V. M. pour me mettre à l'abri de la persécution dans mon propre pays. Le maréchal de Richelieu, le plus acharné ennemi des lettres, de la philosophie, et de toute espèce de mérite, cet homme si gratuitement célébré par le philosophe de Ferney, était à la tête de la cabale; outré de n'avoir pu réussir, il s'en est vengé sur le pauvre Delille, auteur des Géorgiques, qu'il a fait exclure de l'Académie, quoiqu'il eût eu presque l'unanimité des suffrages, et qu'il soit aussi estimable par son caractère et par sa conduite que par ses talents. Il est bien flatté, Sire, et bien honoré du désir que V. M. lui témoigne de voir une traduction entière de Virgile de sa façon; il en a déjà traduit le quatrième livre, qui m'a paru très-beau. La superstition aura beau faire, les gens de lettres sont comme les fourmis, qui réparent leur habitation quand on l'a détruite.
On m'a assuré qu'on trouvait aux Deux-Ponts le poëme du Bonheur, de M. Helvétius, et qu'il y a une très-belle préface à la tête, dont j'ignore l'auteur. On m'assure aussi qu'on imprime actuellement un autre ouvrage en prose, et beaucoup plus considérable, du même M. Helvétius. J'en ignore jusqu'au titre, mais c'est, dit-on, une espèce de supplément au livre de l'Esprit.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<641>P. S. Je prends la liberté, Sire, de joindre à ce long et ennuyeux verbiage en prose un portrait641-a qu'on vient de graver ici, et au bas duquel on a mis des vers que ma muse géométrique a osé faire pour V. M., à qui je crois que ces mauvais vers sont déjà connus. Ce portrait, Sire, m'est précieux, en ce qu'il sera un monument des sentiments que j'ai voués depuis si longtemps à V. M. Je voudrais que ces vers fussent meilleurs, mais cependant j'oserai dire avec Despréaux,641-b dans un sujet bien différent :
Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse;
Et sans aller rêver dans le double vallon,
Le sentiment suffit, et vaut un Apollon.
J'ai placé, Sire, ce portrait dans mon cabinet, entre Des Cartes, Newton, Henri IV et Voltaire; et j'espère que V. M. ne me reprochera pas de l'avoir mise en mauvaise compagnie. J'en reste là, Sire, honteux d'abuser si longtemps du temps précieux de V. M. J'ajouterai seulement que si V. M. avait encore besoin de quelques bons<642> sujets pour son Académie des nobles ou pour quelque autre objet, je ne désespère pas de pouvoir les lui procurer.
118. A D'ALEMBERT.
Le 17 septembre 1772.
Le professeur en rhétorique dont vous venez de faire l'emplette ajoute aux obligations que je vous avais déjà, et contribuera à perfectionner une académie que j'ai beaucoup à cœur, et dont les progrès ont jusqu'ici assez bien répondu à mon attente. Le soin de l'éducation est un objet important que les souverains ne devraient pas négliger, et que j'étends jusqu'aux campagnes. Ce sont les hochets de ma vieillesse,642-a et je renonce en quelque manière à ce beau métier dont M. de Guibert donne de si éloquentes leçons. La guerre demande une jeunesse vive, et ma vieillesse pesante n'y convient plus; d'ailleurs, me conformant aux sentiments de nos maîtres les encyclopédistes, je ne me contente pas de maintenir mon petit domaine en paix, je prêche encore cette paix aux autres. J'espère que le Turc m'en croira, quoique bien d'autres qui se mêlent du métier lui prêchent la guerre. Cependant j'ai encore une péroraison en poche, qui, j'espère, l'emportera sur les phrases des prédicants guerriers. Enfin, vous aurez ce sixième chant des Confédérés, pour qu'il ne vous manque aucune des sottises qui m'ont passé par la tête.
En qualité de prophète, j'annonce la paix, quoiqu'elle ne soit point encore conclue; s'il y avait moins de difficultés à la terminer, le temple de Jérusalem pourrait être réédifié par un des articles.<643> Mais il ne faudrait pas à présent ajouter une condition pareille, qui ne ferait qu'embrouiller les choses; ce pourrait être le sujet d'une négociation particulière; que la Sorbonne cependant n'en ait pas le moindre soupçon, ou vous la verrez épuiser les bourses dévotes, envoyer le plus pur de votre or en Turquie, pour contrecarrer les protecteurs du temple. Enfin ce temple existerait, et les sorbonniqueurs soutiendraient, avec leurs sophismes usités et une noble effronterie, qu'il n'en est rien; tant les prêtres, surtout les docteurs, ont la cervelle dure, et s'opiniâtrent! On les a vus soutenir souvent leurs opinions malgré l'évidence. Vous rirez d'eux, et ils vous anathématiseront; mais riez toujours à bon compte.
Je ne sais si les chevaux de Spa mangent les Russes; mais ce que je sais certainement, c'est que les janissaires ne les mangent pas. J'espère que cette aventure ne sera pas insérée dans l'histoire de votre Académie, dont vous vous acquitterez aussi bien que de toutes les choses dont vous vous êtes chargé jusqu'à présent. Il est sûr que l'Académie ne pouvait pas faire un meilleur choix de secrétaire perpétuel; c'était le seul moyen de faire lire ses Mémoires, depuis que Fontenelle n'y est plus. Je serai un de vos lecteurs, de vos admirateurs, et de ceux qui s'intéressent à tout ce qui concerne votre contentement et votre conservation. Sur ce, etc.
119. AU MÊME.
6 octobre 1772.
M. Borrelly vient d'arriver. Il m'a remis le paquet dont vous l'avez chargé. Autant que j'en puis juger, il paraît habile et plein de bonne<644> volonté. Je l'ai d'abord mis au fait de la besogne dont il doit être chargé; et comme, dans le plan d'éducation qui est reçu à l'Académie, il y a des méthodes qui diffèrent beaucoup des autres écoles, je les lui ai indiquées, et je ne doute pas qu'il ne remplisse l'attente que donne sa bonne réputation, surtout votre suffrage. Le désir que j'ai de voir réussir ma petite institution de l'Académie des nobles me rend d'autant plus reconnaissant des moyens que vous me fournissez de la perfectionner. Plus on avance en âge, et plus on s'aperçoit du tort que font aux sociétés les éducations négligées de la jeunesse; je m'y prends de toutes les façons possibles pour corriger cet abus. Je réforme les colléges ordinaires, les universités, et même les écoles de village; mais il faut trente années pour en voir les fruits; je n'en jouirai pas, mais je m'en consolerai en procurant à ma patrie cet avantage, dont elle a manqué.
Je ne comprends en vérité rien à vos Français. Ces gens pensent-ils donc que la haute réputation où ils étaient du temps de Louis XIV était fondée sur autre chose que sur l'avantage que leur donnait sur les autres nations la culture des arts et des sciences, en y ajoutant cet air de grandeur que Louis XIV savait donner à toutes ses actions? On devrait se souvenir à Paris qu'autrefois Athènes attirait le concours de toutes les nations, et même de ses vainqueurs les Romains, qui rendaient hommage à leurs connaissances, et y venaient pour s'instruire. A présent cette ville, devenue agreste, n'est plus visitée de personne. Le même sort menace Paris, s'il ne sait pas mieux conserver les avantages dont il jouit. Vous recevrez ci-joint une lettre pour le chevalier de Chastellux; ses semblables se trouvaient autrefois abondamment en France. La noblesse, dépourvue de connaissances, n'est qu'un vain titre qui place un ignorant au grand jour, et l'expose au persiflage de ceux qui s'en amusent.
Je vois, par ce que vous me mandez, que l'Académie a ses intrigues comme la cour; des personnes nées avec un esprit inquiet tracassent<645> partout; mais le vrai mérite surmonte tous ces obstacles; il perce, il se fait jour, il triomphe à la fin. Voilà ce qui vous est arrivé, et ce qui ne manquera pas d'arriver à M. Delille, qui est à mes yeux plus académicien que la moitié de vos Quarante. Je vois par votre apostille que vous avez placé très-honorablement mon estampe dans la compagnie de gens bien supérieurs à ce que je suis et à ce que je puis être. Je vous envoie une médaille qu'on vient de frapper par rapport à un événement qui intéresse les Sarmates et je ne sais qui.645-a Je voudrais que c'eût été à l'occasion de la paix que cette médaille se fût faite; mais quoi qu'on machine, quoi qu'on intrigue, cette paix se fera pourtant, et, s'il plaît au fatum, bientôt; je me flatte qu'alors, selon que me l'a fait espérer M. Borrelly, j'aurai le plaisir de vous voir, et de pouvoir vous assurer moi-même de toute l'estime que j'ai pour vous. Sur ce, etc.
120. DE D'ALEMBERT.
Paris, 9 octobre 1772.
Sire,
J'ai reçu la nouvelle diatribe de Votre Majesté contre les pauvres et très-pauvres confédérés polonais et leurs non moins pauvres alliés, si pourtant on doit donner à un excellent morceau de poésie le triste nom de diatribe. Si les objets de cette plaisanterie méritent, par leur ridicule conduite, de n'essuyer que des diatribes, la plaisanterie en elle-même mérite un nom plus digne d'elle, par les traits de finesse, de gaîté et de légèreté dont elle est remplie. Cependant, Sire, per<646>mettez-moi d'ajouter, comme bon et même brave Français, que j'aurais autant aimé ne pas voir mes chers compatriotes mêlés dans cette plaisanterie. Je n'examine point s'ils la méritent, ni le rôle qu'ils ont joué dans cette affaire; je suis seulement fâché que le bout du bâton dont V. M. a frappé les Polonais soit allé jusqu'aux chevaliers qui les ont secourus.646-a Quoi qu'il en soit, comme je n'ai pas pris ma part de leur gloire, je ne la prends pas non plus des nasardes qu'on leur donne; c'est à eux à voir s'ils les acceptent.
Ce qui me plaît le plus, Sire, dans cette charmante fin de votre poëme, c'est la paix qu'elle nous annonce; car, quoique je me pique, tout géomètre que je suis, d'aimer un peu les bons vers, j'aime encore mieux la paix et l'union entre les hommes. La lettre que V. M. me fait l'honneur de m'écrire me confirme dans cette douce espérance, en me faisant envisager cette paix comme prochaine. On nous assure pourtant ici que le congrès est rompu; mais sur la parole de V. M., que je crois comme la vérité même, j'espère que s'il est rompu, il se renouera bientôt, grâce à la péroraison en poche dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et qui, autant que je puis le deviner, doit être une péroraison très-efficace. Plein de confiance, Sire, en cette éloquente péroraison, je me suis hâté de l'annoncer d'avance à mes confrères les encyclopédistes, qui ont avec l'Église cela seul de commun, d'abhorrer le sang comme elle. Plaisanterie à part, Sire, cette paix comblera de gloire V. M., qui joue dans toute cette affaire un rôle si grand et si digne d'elle. J'avoue qu'une nouvelle gloire à V. M. est, comme on dit, de l'eau portée à la rivière; mais cette eau, Sire, est toujours bonne, quand elle vient d'une aussi bonne source, et qu'elle joint au titre de héros celui de pacificateur.
Je suis seulement fâché, et mes confrères les encyclopédistes partagent ma peine, que la réédification de ce temple si édifiant de Jérusalem ne puisse pas faire dans le traité un petit article secret. Il<647> faudra donc que les juifs prennent patience pour aller s'établir sur les bords du Jourdain; j'espère au moins que les Turcs se feront encore battre dans la première guerre qu'ils feront à quelque monarque philosophe en effet, et chrétien pour la forme, et que ce héros philosophe et mauvais chrétien rendra ce petit service aux juifs, dont il pourrait même tirer quelque argent à cette bonne intention, car tout bienfait mérite reconnaissance.
Le professeur que j'ai eu l'honneur d'envoyer à V. M. doit actuellement, si je ne me trompe, être arrivé à Berlin; j'espère que V. M. l'aura vu, et je ne doute point qu'il ne justifie par son travail et par sa conduite ce que j'ai annoncé de lui. Je ne sais si V. M. est informée que M. Thieriot, chargé ici de sa correspondance littéraire, tire absolument à sa fin;647-a en cas que V. M. ne lui ait pas déjà destiné un successeur, et qu'elle veuille bien avoir sur ce sujet quelque confiance en mon choix, je prends la liberté de lui proposer pour remplacer M. Thieriot, et aux mêmes conditions, M. Suard, homme d'esprit, de goût et de probité, qui a travaillé longtemps avec succès au Journal étranger et à la Gazette littéraire, et qui est auteur d'une excellente traduction française de l'Histoire de Charles-Quint, par Robertson. J'ose assurer V. M. qu'elle ne peut faire à tous égards un meilleur choix pour remplacer M. Thieriot, et j'ose de plus me flatter qu'elle voudra bien m'en croire, tant par le zèle qu'elle me connaît pour ce qui l'intéresse, que par l'expérience qu'elle a déjà faite de l'attention scrupuleuse que j'ai apportée à tous les choix dont elle m'a fait l'honneur de me charger.
Je suis avec le plus profond respect, la plus vive reconnaissance, et la plus sincère admiration, etc.
<648>121. A D'ALEMBERT.
27 octobre 1772.
J'ai conçu toute la témérité d'un Allemand qui envoie des vers français à un académicien, à Paris, et de plus encore à un des Quarante. J'ai senti toute l'impertinence qu'il y a d'envoyer à une des premières têtes de la littérature française une satire sur des aventuriers de sa nation. Mais si j'excepte de ces aventuriers trois ou quatre personnes de mérite, le gros de leurs compagnons n'était composé que de la lie des dernières réductions de vos troupes; et quant aux vers, comme ils ne s'élèvent pas plus haut que le ton du vaudeville, il m'a paru qu'un poëte tudesque, muni d'effronterie, pouvait les hasarder.
Cette paix à laquelle vous vous intéressez s'achemine à grands pas; le congrès vient de renouer les négociations, et avant la fin de l'hiver les troubles de l'Orient seront pacifiés. Je ne suis qu'un faible instrument dont la Providence se sert pour coopérer à cette œuvre salutaire. Les dispositions pacifiques de l'impératrice de Russie font tout dans cette affaire; le seul honneur qui peut m'en revenir est d'avoir soutenu les intérêts de l'Impératrice par des négociations à Constantinople et dans d'autres cours. La paix est sans doute le but où tous les politiques doivent tendre; mais que de matières combustibles répandues dans le monde, et que d'embrasements nouveaux à craindre! Toutes les eaux de l'Océan ne seraient peut-être pas suffisantes pour les éteindre, et tous les encyclopédistes, armés de seaux et de seringues, se consumeraient dans les plus durs travaux avant que d'y réussir. J'enverrais volontiers au nouveau temple de Jérusalem une vermine hébraïque dont je serais bien aise de me défaire, si l'on pouvait persuader à M. Mustapha d'en permettre la réédification. Ce bon sultan est plus embarrassé de reconquérir l'Égypte que de ce qui se passe à Sion. Si un juif bien riche d'Amsterdam et de<649> Londres lui proposait, en lui offrant une grosse somme, de permettre de rebâtir ce temple, je crois que le sultan ne s'y opposerait pas; mais les juifs riches aiment mieux les espèces que les synagogues; et d'ailleurs il y a si peu de zèle dans les sectes, que dans ce siècle elles n'achèteraient pas à vil prix des libertés pour lesquelles elles se sont fait égorger autrefois. Il n'y a de zélateurs en Europe qu'en France; Abbeville et Toulouse en ont naguère fourni des exemples. L'Espagne est glacée, Vienne se refroidit chaque jour, et les Anglais ont même fait mettre dans leurs gazettes que le pape s'était fait calviniste. Je ne garantis pas le fait, mais je l'ai vu imprimé.
Votre professeur est arrivé, et vous en aurez déjà reçu mes remercîments. Il a bien débuté, et je ne doute pas que votre choix n'ait été aussi bon qu'éclairé. Le pauvre Thieriot s'en va donc? Il y a quarante ans que je le connais sans l'avoir vu. On l'appelait dans sa jeunesse le colporteur des ouvrages de Voltaire. Il baissait notablement; ses feuilles étaient stériles, et ne contenaient rien de piquant ni d'amusant. Que celui que vous me proposez m'envoie une feuille de sa façon, pour voir s'il me conviendra; mais surtout qu'il n'omette pas les historiettes de Paris, si elles sont plaisantes; car les bons livres deviennent si rares, qu'à peine en paraît-il un dans l'année, tandis que la gaîté, qui fait le caractère de la nation, lui reste. Que vous dirai-je d'ici, sinon qu'on m'a donné un bout d'anarchie à morigéner? J'en suis si embarrassé, que je voudrais recourir à quelque législateur encyclopédiste pour établir dans ce pays des lois qui rendraient tous les citoyens égaux, qui donneraient de l'esprit aux imbéciles, qui déracineraient l'intérêt et l'ambition du cœur de tous les citoyens, et qui ne présenteraient qu'un fantôme de souverain qu'on mettrait dehors au premier ordre, où personne ne connaîtrait de taxes ni d'impôts, et qui se soutiendrait de lui-même. Voilà les hautes pensées qui m'occupent maintenant. Quelque beau que soit ce gouvernement, je désespère de mon peu de capacité pour<650> le monter sur le pied que vos savants législateurs (qui n'ont jamais gouverné) prescrivent. Enfin, il en arrivera ce qu'il pourra, et l'on me tiendra compte de ma bonne volonté, à peu près comme à un écolier qui veut donner des leçons dans l'absence de ses maîtres, et qui, ne les ayant pas assez bien comprises, les rend de travers.
Portez-vous bien, conservez votre santé, pour que j'aie encore le plaisir de vous voir. Sur ce, etc.
122. DE D'ALEMBERT.
Paris, 20 novembre 1772.
Sire,
Je viens de recevoir la belle médaille que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'envoyer, et qui a pour objet les nouveaux États qu'elle vient d'acquérir. La légende Regno Redintegrato prouve que V. M. n'a fait que rentrer dans des possessions qui lui ont appartenu autrefois. La voilà, si je ne me trompe, maîtresse en grande partie du commerce de la Baltique, et j'en fais compliment à cette mer, qui n'a point, ce me semble, encore eu un maître si couvert de gloire; j'espère qu'elle s'en trouvera bien, et l'Europe aussi, quant au commerce qui en dépend, et je souhaite ardemment pour l'un et pour l'autre la continuation des jours glorieux de V. M. Je me doutais bien que la péroraison dont elle m'a fait l'honneur de me parler dans une de ses dernières lettres serait efficace pour engager à la paix M. Mustapha, et je me réjouis, pour le bien de l'humanité, que cette paix si désirée et si nécessaire soit enfin sûre et prochaine, comme V. M. veut bien me le faire espérer. J'avoue en tremblant qu'il y a en effet<651> encore bien des matières combustibles, et peut-être même assez près de vos États; mais j'ai une ferme confiance que celui qui a su jeter si efficacement de l'eau sur le feu qui brûlait depuis quatre ans sera encore plus heureux pour éteindre celui qui ne fait que couver encore. Il vaut mieux pour V. M. de s'occuper, comme elle le fait avec tant de succès, des progrès de l'éducation chez elle que de s'engager dans les querelles des autres. J'espère qu'elle sera contente du professeur que j'ai eu l'honneur de lui envoyer.
Je compte que V. M. recevra, par ce courrier-ci, une feuille littéraire de la part de M. Suard, que j'ai eu l'honneur de proposer à V. M. pour remplacer le pauvre Thieriot. Ce dernier vient de mourir depuis peu de jours, et j'ai lieu de croire que V. M. ne sera pas mécontente de la feuille que M. Suard lui envoie. Il se conformera avec autant de zèle que d'intelligence à tout ce que V. M. pourra désirer, et je prends la liberté en conséquence de renouveler à V. M. mes très-humbles prières pour lui demander, en faveur de M. Suard, les mêmes bontés dont elle honorait M. Thieriot. J'attends à ce sujet ses derniers ordres, et j'ose me flatter qu'ils seront favorables.
J'ai envoyé à M. le chevalier de Chastellux, qui en ce moment n'est point à Paris, la lettre dont V. M. l'a honoré, et je ne doute point qu'il n'ait l'honneur d'en faire incessamment lui-même ses très-humbles remercîments à V. M. Il est digne de ses bontés et de son estime par ses connaissances, son caractère, son ardeur pour s'instruire, et son application à son métier, qui ne souffre point de ses autres études; et il n'est que trop vrai, par malheur pour notre nation, qu'on ne peut aujourd'hui donner le même éloge qu'à un très-petit nombre de ses semblables. La plupart de nos courtisans sont même plus qu'indifférents aux lettres; ils en sont les ennemis déclarés, parce qu'ils sentent au fond de leur cœur que les hommes éclairés les méprisent, et il faut avouer que les hommes éclairés ont grand tort à cet égard. Nous vivons encore un peu de notre ancienne<652> réputation littéraire; mais cette vie précaire ne durera pas longtemps, et nous finirons par être à tous égards la fable de l'Europe. C'est dommage, car nous étions faits pour être aimables.
V. M. ne veut donc pas encore donner à la Sorbonne, ou lui procurer au moins, par l'entremise de Mustapha, la petite mortification de voir rebâtir ce temple qu'elle serait un peu embarrassée de retrouver debout. Je me soumets à tout pour la plus grande gloire de notre sainte religion, qui est pourtant plus intolérante et plus persécutrice que jamais. Dieu merci, je ne verrai pas encore longtemps ces maux; des insomnies presque continuelles m'annoncent une disposition inflammatoire qui se terminera vraisemblablement par me faire prendre congé de ce meilleur des mondes possibles. Je me consolerai sans peine, si le fatum daigne ajouter aux jours précieux de V. M. ce qu'il paraît vouloir retrancher aux jours très-inutiles du plus sincère, du plus reconnaissant et du plus dévoué de ses admirateurs. C'est avec ces sentiments et avec le plus profond respect que je serai toute ma vie, etc.
123. A D'ALEMBERT.
Le 4 décembre 1772.
Vous nous faites trop d'honneur, et à la Baltique, et à moi, de vous intéresser à notre sort; toutefois je sais bien, nonobstant notre union, que je n'aurais pas envie de consommer mon mariage au fond de cette mer, ni de m'y promener beaucoup comme le doge de Venise. Le climat de ces parages est rude, et le voisinage tient un peu de vos Iroquois, à présent assujettis aux Anglais. Je ne sais ce que feront<653> ces autres barbares, habitants de Byzance, et si ma péroraison fera plus d'impression sur eux que les harangues factieuses de quelques-uns de leurs soi-disant amis, qui voudraient, je crois, les voir expulsés de l'Europe, pourvu que les troubles continuassent d'agiter le Nord. Il y a toute apparence que la Sorbonne verra d'un œil tranquille cette guerre et la paix, si elle se fait, et qu'il ne sera pas plus question de rebâtir le temple de Jérusalem que de reconstruire la tour de Babel. Pendant toutes ces agitations diverses, on va entièrement abolir l'ordre des jésuites, et le pape, après avoir biaisé longtemps, cède enfin, à ce qu'il dit, aux importunités des fils aînés de son Église. J'ai reçu un ambassadeur du général des ignatiens, qui me presse pour me déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre. Je lui ai répondu que lorsque Louis XV avait jugé à propos de supprimer le régiment de Fitzjames, je n'avais pas cru devoir intercéder pour ce corps, et que le pape était bien maître chez lui de faire telle réforme qu'il jugeait à propos, sans que des hérétiques s'en mêlassent.
Vous vous plaignez toujours du peu de cas que vos Français font présentement de la littérature. Bien des raisons y contribuent. La nation, avide de gloire, protégea les premiers grands hommes qui, après la renaissance des lettres, illustrèrent leur patrie par leurs écrits, et dont quelques-uns ne le cédèrent pas en mérite aux plus célèbres auteurs anciens; ensuite on se rassasia de ces chefs-d'œuvre; les auteurs qui suivirent ces grands hommes ne les égalèrent pas; les études furent moins profondes, et tout le monde se mêla d'écrire et d'imprimer. La plupart de ces auteurs, décriés par leurs mœurs, ne sauraient mériter l'estime du public, et l'on passe du mépris de la personne au mépris de l'art. Ajoutez à ces considérations que Paris est un gouffre de débauche, dans lequel se précipite votre jeunesse ardente; beaucoup y périssent, ou perdent le goût de l'application; et comme les hommes n'aiment que les choses dans lesquelles ils espèrent de réussir, cette jeunesse frivole, ne connaissant que les plaisirs gros<654>siers des sens, n'aime point les arts, qu'elle ne connaît pas assez pour en juger, et il lui est plus facile de mépriser ce qu'elle n'a point étudié que de convenir de son ignorance; car quel temps reste-t-il à un homme du grand monde, à Paris, je ne dis pas pour étudier, mais pour penser? La matinée, des visites, un déjeuner, ensuite le spectacle; de là au jeu, au souper, encore jeu jusqu'à deux heures du matin, puis bonnes aventures; ensuite on se couche; on se lève à onze heures; ainsi tous les moments sont pris, et l'on est fort occupé sans rien faire. Mais je ne sais à quoi je pense. Ce n'est certainement pas à moi à vous faire la description de la vie de Paris, que vous connaissez mieux que moi. L'éclat que la France jeta au siècle de Louis XIV était trop grand pour pouvoir se soutenir longtemps; il y a un certain point d'élévation qu'il ne nous est pas possible de surpasser. Les matières les plus intéressantes sont épuisées, il ne reste plus qu'à glaner sur les pas de ceux qui ont fait d'amples moissons; et avec un génie aussi élevé que le leur on ne les égalerait pas, parce que le succès des ouvrages dépend en grande partie du choix judicieux de la matière qu'on traite. A présent, ce qui me dégoûte de cette petite correspondance littéraire que j'ai entretenue en France, ce ne sont pas ceux qui écrivent, mais les matières qui leur manquent. Lorsqu'un Fontenelle, un Voltaire, un Mairan, un Crébillon encore, et même l'auteur de Vert-Vert, composaient,654-a c'était un plaisir d'apprendre des nouvelles de la France, qui étaient celles du Parnasse, parce que les ouvrages de ces auteurs méritaient d'être lus par tout le monde; mais aujourd'hui qu'il ne paraît que des compilations ou des recueils de vingt-trois mille six cent trente-trois grands hommes que la France a produits, et de huit mille cinq cent soixante-six femmes illustres, il n'y a plus moyen de soutenir les journaux qui en font les extraits. Qui, par exemple, s'avisera de s'instruire de la Méthode nouvelle de donner des lavements, d'un Nouvel art de raser,<655> dédié à Louis XV pour lui apprendre à se faire la barbe lui-même, de dictionnaires et d'encyclopédies en tous genres? Tout cela me cause des dégoûts, et comme je n'entretiens plus de correspondant à Athènes depuis qu'elle est devenue Sétines, je n'en veux plus avoir à Paris, parce qu'on n'y trouve plus la marchandise dont je fais cas; mais cela ne m'empêche pas de dormir. Souvenez-vous que le sommeil et l'espérance sont les deux calmants que la nature a daigné accorder à l'humanité pour lui faire supporter les maux réels qu'elle endure. Dormez et espérez, et tout ira bien. Vivez, car votre existence fera plus de peine à vos envieux, ou bien à vos ennemis, que votre mort ne leur ferait de plaisir. Souvenez-vous que l'univers n'est pas concentré dans Paris, et que si l'on ne connaît pas dans votre patrie le prix que vous valez, on vous rend plus de justice ailleurs. Sur ce, etc.
124. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er janvier 1773.
Sire,
Pénétré comme je le suis des sentiments aussi tendres que respectueux que V. M. me connaît depuis longtemps pour sa personne, je la prie de me permettre de commencer la lettre que j'ai l'honneur de lui écrire, à peu près comme Démosthène commence sa harangue pour la Couronne. Je prie d'abord tous les dieux et toutes les déesses de conserver dans l'année où nous entrons, comme ils ont fait dans les précédentes, un prince si précieux aux lettres, à la philosophie, et à moi, chétif personnage, en particulier. Je prie encore ces mêmes<656> dieux, s'il est vrai que le cœur des rois soit entre leurs mains,656-a de vouloir bien conserver ce grand et digne prince dans les sentiments de bonté dont il m'a honoré jusqu'ici, et dont je me flatte de n'être pas tout à fait indigne par la vivacité de ma reconnaissance, de mon dévouement et de mon admiration pour lui.
Cette admiration, Sire, augmenterait, s'il est possible, par la lecture que j'ai faite de la lettre charmante que V. M. vient d'écrire à M. de Voltaire.656-b Comme il sait toute mon amitié pour lui, et tout ce que je sens pour V. M., il n'a pas cru faire une indiscrétion de m'envoyer copie de cette lettre, dont je lui ai bien promis de ne donner, de mon côté, copie à personne, mais que je voudrais faire lire à tous les gens de lettres, pour les pénétrer des sentiments qu'ils vous doivent. L'estime que vous marquez pour leur chef mérite toute leur reconnaissance, et la manière dont vous exprimez cette estime est pleine de cette grâce et de ce charme que toutes les lettres de V. M. respirent. L'article des Turcs battus, quoiqu'ils n'aient point de philosophes, est surtout charmant, ainsi que l'article de la lyre de la Henriade, d'Amphion et du poisson qui le porta; et ce que V. M. ajoute, que c'est tant pis pour les .....656-c s'ils n'aiment pas les grands hommes, est digne de faire proverbe parmi les gens de lettres. Pour moi, ce sera désormais le refrain de tous mes discours, en voyant les lettres opprimées et persécutées comme elles le sont.
Il faut que ces pauvres ignatiens soient bien malades, puisqu'ils ont recours à un médecin tel que V. M., qui en effet n'a guère de remèdes efficaces à leur offrir. Je doute qu'ils soient contents de la réponse de V. M., et qu'ils lui fassent l'honneur de l'affilier à leur ordre, comme ils l'ont fait à notre grand Louis XIV, qui aurait bien pu se passer de cet honneur, et au pauvre misérable roi Jacques II,<657> qui était plus fait pour être frère jésuite que pour être roi. Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que le roi d'Espagne, qui sollicite vivement la destruction de cette vermine, soit fort édifié de l'ambassade qu'elle a envoyée à V. M. pour se mettre sous sa protection spéciale. Je ne doute point que quand il saura cette nouvelle intrigue jésuitique, qui leur a valu de la part de V. M. un si excellent persiflage, il ne redouble ses efforts auprès du saint-père pour leur destruction et pour notre délivrance. Je sais que, après l'anéantissement de cet ordre, la philosophie et les lettres n'en seront guère mieux dans la plus grande partie de l'Europe; mais enfin ce sera un nid de chenilles de moins, et de chenilles très-pullulantes et très-dangereuses.
Le jugement que V. M. porte du poëme de M. Helvétius, dans sa lettre à M. de Voltaire,657-a est, comme tous ses autres jugements, très-juste dans les deux sens de justice et de justesse. Je suis persuadé, ainsi que V. M., que l'auteur aurait retouché ce poëme avant de le publier, s'il eût assez vécu pour faire ce présent aux lettres. Mais V. M. n'a-t-elle pas été charmée de la préface qu'on a mise à la tête de cet ouvrage, et qui me paraît pleine de goût, de philosophie, de sensibilité, et très-bien écrite? Nos prêtres n'en sont pas contents, et c'est pour cette préface un éloge de plus.
V. M. ne veut donc plus de correspondant littéraire? J'avoue que notre littérature est un peu en décadence; nous avons beaucoup de chardons, quelques fleurs bien passagères, et peu de fruits. Cependant ce qui doit nous consoler, c'est qu'il me semble que les autres peuples ne font pas mieux que nous, et que, si nous sommes déchus, nous tenons encore au moins la place la plus distinguée. J'ai peur que nous ne conservions pas même longtemps cet avantage, et que les autres nations, dont nos écrivains ont contribué à former le goût et à augmenter les lumières, ne nous battent bientôt, comme un enfant fait sa nourrice quand elle n'a plus de lait à lui donner. Je<658> gémis dans le silence sur le sort qui menace notre littérature; et ma seule consolation est de savoir qu'il y a encore dans le Nord un héros philosophe qui connaît le prix des lumières, qui aime et protége les lettres, et qui sert tout à la fois de chef et d'exemple à ceux qui les cultivent.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
125. A D'ALEMBERT.
28 janvier 1772.658-a
J'implore, moi, au lieu des dieux auxquels s'adressait Démosthène, les lois du mouvement, ces principes vivifiants de toute la nature, dont vous avez si savamment calculé les effets, pour qu'ils prolongent en vous, autant qu'il est possible, leur activité, afin que vous éclairiez encore pendant longues années vos contemporains, et nous autres ignorants qui n'avons pas l'honneur d'être géomètres. Je souhaite en même temps que la fortune, déesse à laquelle vous ne sacrifiez guère, répande ses heureuses influences sur vos jours prolongés; car sans le bonheur, la vie n'est qu'un fardeau, et un fardeau souvent insupportable. Si vous me demandez ce que j'entends par la fortune, ce sera tout ce que vous voudrez, le destin, le fatum, la nécessité, en un mot, ce qui rend heureux. Et voilà, non pas pour la nouvelle année, mais pour un grand nombre de suivantes.
J'ai été flatté de l'approbation que vous donnez à ma façon de penser au sujet du Patriarche de Ferney. La postérité éclairée enviera aux Français ce phénomène de la littérature, et les blâmera de<659> n'en avoir pas assez connu le prix. De pareils génies ne naissent que de loin en loin. L'antiquité grecque nous fournit un Homère, c'était le père de la poésie épique; un Aristote, qui avait, quoique mêlées d'obscurités, des connaissances universelles; un Épicure, auquel il a fallu un commentateur comme Newton pour qu'on lui rendît justice. Les Latins nous fournissent un Cicéron, aussi éloquent que Démosthène, et qui embrassait beaucoup d'érudition dans la sphère de sa capacité; un Virgile, que je regarde comme le plus grand des poëtes. Il se trouve ensuite une très-grande lacune jusqu'aux Bayle, aux Leibniz, aux Newton, aux Voltaire; car une infinité de beaux esprits et de gens à talents ne peuvent se ranger dans cette première classe. Peut-être faut-il que la nature fasse des efforts pour accoucher de ces génies sublimes; peut-être y en a-t-il beaucoup d'étouffés par les hasards de la naissance et par des jeux de la fortune qui les détournent de leur destination; peut-être y a-t-il des années stériles pour la production des esprits, comme il y en a pour les semences et pour les vignes. La France, comme vous le dites, se sent de cette stérilité. On y voit des talents, mais peu de génies. Quoique cette stérilité s'aperçoive chez les voisins, ces voisins mêmes n'en sont pas mieux pourvus. L'Angleterre et l'Italie sont languissantes; un Hume, un Metastasio, ne peuvent entrer en parallèle ni avec le lord Bolingbroke, ni même avec l'Arioste. Pour nos Tudesques, ils ont vingt idiomes, et n'ont aucune langue fixée; cet instrument essentiel qui manque nuit à la culture des belles-lettres. Le goût de la saine critique ne leur est pas encore assez familier. J'essaye de rectifier les écoles sur cette partie si essentielle des humanités; mais peut-être suis-je un borgne qui veut enseigner le chemin à des aveugles. Quant aux sciences, nous ne manquons ni de physiciens ni de mécaniciens; mais le goût de la géométrie ne prend pas encore. J'ai beau dire à mes concitoyens qu'il faut des successeurs à Leibniz, il ne s'en trouve point. Quand des génies naîtront, tout cela se trouvera. Je<660> crois cette chance supérieure à votre calcul. Il faut attendre que la nature, libre dans ses opérations, agisse; nous autres pauvres créatures, nous ne pouvons ni réclamer ses efforts, ni prévenir les mouvements qu'elle s'est proposés pour opérer ces productions tant désirables. Il y a encore des érudits; cependant croiriez-vous bien que je suis obligé d'encourager l'étude de la langue grecque, qui, sans les soins que je prends, se perdrait tout à fait?
Vous jugerez vous-même, par cet exposé véridique, que votre patrie ne doit pas craindre encore que les autres nations la surpassent. Pour moi, je bénis le ciel d'être venu au monde au bon temps. J'ai vu les restes de ce siècle à jamais mémorable pour l'esprit humain; tout dépérit à présent, mais la génération suivante sera plus mal que la nôtre. Il paraît que cela n'ira qu'en empirant, jusqu'au temps où quelque génie supérieur s'élèvera pour réveiller le monde de son engourdissement, et lui rendre ce stimulus qui le porte à l'amour de ce qui est estimable et utile à toute l'espèce humaine. En attendant, jouissons du présent, sans nous embarrasser du passé ni de l'avenir. Voyez avec des yeux stoïques tout ce qui peut vous faire de la peine, et saisissez avec empressement ce qui peut vous être agréable; après bien des réflexions, il en faut venir là. Je souhaite de tout mon cœur que les objets du plaisir l'emportent chez vous sur les désagréables, ou que vous vous fassiez illusion à vous-même; car, quoi qu'on en dise, il vaut mieux être heureux par l'erreur que malheureux par la vérité. Sur ce, etc.
<661>126. DE D'ALEMBERT.
Paris, vendredi saint, 9 avril 1773.
Sire,
Les nouvelles publiques ont tant parlé depuis deux mois des grandes occupations de V. M., que j'ai respecté ces occupations, et craint d'importuner V. M. par mes bavarderies philosophiques ou littéraires. Ce n'est pas que je n'aie été fort occupé du grand prince qui, après avoir été si longtemps le héros du Nord, semble en être devenu aujourd'hui l'arbitre, sans cesser d'en être le héros. Mais, Sire, quelque intérêt que je prenne à la gloire de V. M., je désirerais fort, pour son repos et sa conservation, qu'elle ne fût plus que l'arbitre de ses voisins, et que les circonstances ne la forçassent pas à se montrer encore une fois héros à la guerre. On nous menace si fort de ce fléau, que moi, qui Dieu merci de courage me pique, comme le souriceau de La Fontaine,661-a j'en suis presque mort de frayeur, non pour moi, que les coups de fusil n'ont pas l'air d'atteindre sitôt, mais pour V. M., qui a maintenant beaucoup plus à craindre de la fatigue que de ses ennemis, si elle peut en avoir. Le philosophe Fontenelle, dans le temps des troubles du système, alla un jour à l'audience ou à l'audiance du Régent, qui l'aimait, et lui dit : « Permettez-moi, monseigneur, de vous demander en toute humilité si vous espérez vous en tirer. » Je ne ferai pas la même question à V. M., qui s'est tirée d'affaires plus difficiles; je prendrai seulement la liberté de lui dire, si elle nous conserve la paix : Dieu vous bénisse! et, si elle est forcée à la guerre : Dieu vous conserve!
Si je jugeais des occupations de V. M. par la lettre pleine de philosophie et de lumière qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, je croirais qu'elle n'est livrée qu'à la littérature et aux beaux-arts; on ne<662> soupçonnerait pas que les choses dont elle parle si bien et avec un détail si profond ne fussent qu'un délassement pour elle, et un délassement de quelques instants dérobés aux plus importantes affaires. Il faut toujours finir par admirer V. M.; mais cette admiration sera pour moi un sentiment douloureux, tant que je craindrai pour elle. Ayez pitié, Sire, de la philosophie et des lettres, qui crient à V. M., comme David fait à son Dieu dans ses psaumes : « Ne m'abandonnez pas, Seigneur, car je n'espère qu'en vous! »662-a
Cette pauvre philosophie a déjà eu, cet hiver, une alarme assez chaude. Nous avons craint de perdre le Patriarche de Ferney, qui a été sérieusement malade, et pour la damnation duquel les âmes pieuses faisaient déjà les prières les plus touchantes. Il est mieux, et j'espère qu'il pourra encore, comme il le dit, donner quelques façons à la vigne du Seigneur. La littérature et la nation feraient en lui une perte immense et irréparable, et d'autant plus cruelle dans les circonstances présentes, que notre pauvre littérature est en ce moment livrée plus que jamais aux ours et aux singes. V. M. n'a pas d'idée de la détestable inquisition qu'on exerce sur tous les ouvrages, et des mutilations intolérables qu'on fait essuyer à tous ceux qu'on croit capables de dire quelques vérités. Il me semble que cette rigueur est bien maladroite; car ceux qui, par complaisance et pour avoir la paix, se seraient châtrés à moitié, voyant qu'on veut les châtrer tout à fait, prendront le parti de ne se rien ôter, et de se livrer à Marc-Michel Rey662-b ou à Gabriel Cramer662-b tels que Dieu les a faits, et avec toute leur virilité. Je ne sais pas si c'est l'usage chez V. M. comme en France de livrer les chats aux chaudronniers pour la castration; on traite ici les gens de lettres comme les chats; on les livre, pour être mutilés, aux chaudronniers de la littérature. Malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je me concentrerais dans cette<663> étude, si ma pauvre tête me le permettait; le calcul intégral et la précession des équinoxes n'ont rien à craindre des chaudronniers. Obligé de renoncer à cette étude paisible, mais fatigante, je m'amuse à écrire l'histoire de l'Académie française, dont j'ai l'honneur d'être le secrétaire, et dans laquelle, pour mon malheur, j'ai à parler d'une foule d'académiciens médiocres, morts depuis le commencement du siècle. Je ne sais si cet ouvrage sera jamais fini, encore moins s'il paraîtra de mon vivant. Si tous ceux dont j'ai à parler ressemblaient à V. M., l'écrivain serait soutenu par sa matière; mais quand je pense que j'ai, d'un côté, de mauvais auteurs à disséquer, et, de l'autre, de plats censeurs à satisfaire, la plume me tombe des mains presque à chaque instant. Continuez, Sire, à tenir la vôtre comme vous tenez votre épée; mais continuez-moi surtout les bontés dont V. M. m'honore, et dont je me flatte de n'être pas tout à fait indigne par la tendre et profonde vénération avec laquelle je suis, etc.
127. A D'ALEMBERT.
27 avril 1773.
Je partage ma lettre entre vous, à qui j'écris, et les commis des bureaux des postes, qui ouvrent les paquets. J'envoie à ces commis deux pièces en vers663-a qui pourront peut-être les scandaliser, ce dont je me soucie fort peu, et amuser les encyclopédistes, ce qui me fera plaisir. Vous verrez par ces pièces, qui peut-être ne seraient pas assez exactes pour soutenir la révision des Vaugelas et des d'Olivet, que les chaudronniers tudesques ne châtrent pas, en Teutonie, les chats qui veulent<664> penser; et comme, Dieu merci, nous n'avons point de Sorbonne, ni de bigots assez autorisés pour oser se mêler de censurer les pensées, vous verrez, par les pièces que je vous envoie, que moi et tous les Prussiens, nous pensons tout haut. Cependant je ne saurais vous dissimuler que le secrétaire perpétuel664-a de notre Académie s'est avisé de faire imprimer je ne sais quelle Confession d'un incrédule664-b qui, comme de raison, se convertit in articulo mortis de ses débauches par peur du diable. C'est ce qui m'a donné lieu de vous adresser l'Épître ci-jointe;664-c il n'y manque qu'un meilleur poëte pour mettre les matériaux en œuvre.
Vous voyez, mon cher d'Alembert, que, m'occupant de pareilles niaiseries, le poids de l'Europe, que vous me supposez porter, ne m'accable guère. Comment pouvez-vous croire qu'un souverain des anciens Obotrites s'émancipe à jouer un rôle en Europe? Je ne suis en politique qu'un polisson, qui me contente de garder mon coin, et de le défendre contre la cupidité et l'envie des grandes puissances. Je me suis ingéré, il est vrai, à vouloir rétablir la paix en Europe; l'argent de vos Velches a prévalu à Constantinople, chez les ulémas, contre des raisons plus valables que des louis; et pour toutes les rodomontades de vos compatriotes, et les prétendus mouvements que les gazetiers prétendent qu'ils feront dans le Nord, je vous assure qu'on s'en moque à Berlin tout comme à Pétersbourg et à Copenhague. Nous demeurerons très-pacifiques; personne ne pense ici à aiguiser ses couteaux, et ceux qui par étourderie voudraient se frotter à nous trouveraient à qui parler. Prenez pour vous la moitié de ce que je viens de vous écrire, et cédez le reste à ceux qui, sans doute admirateurs de mon beau style, sont curieux de me lire furtivement; ils peuvent faire courir cette lettre comme d'autres qu'ils<665> ont répandues où bon leur semblait; et s'ils en veulent une autre, j'ai assez de loisir pour en composer une qu'ils ne montreront pas.
Sans plus vous parler de ces faquins, qui m'ennuient, je vous assure que je m'intéresse beaucoup à la conservation de Voltaire. C'est le seul grand génie de ce siècle; il est vieux, à la vérité, mais il a encore de beaux restes; il nous rappelle le siècle de Louis XIV, duquel le nôtre n'approche pas; il a le bon ton et ces agréments de l'esprit qui manquent à tous les prétendus beaux esprits de notre âge; enfin, il habite sur les confins d'une république, et il écrit librement, en observant cependant de certaines bienséances que je crois que tout écrivain doit observer, pour qu'une liberté permise ne dégénère pas en cynisme effronté.
Si vous travaillez à présent sur les traces de Fontenelle pour transmettre à la postérité les hauts faits de vos académiciens, je vous trouve à plaindre; car Fontenelle avait à parler tour à tour de grands hommes et d'académiciens assez ridicules. Ce mélange piquait et excitait la curiosité du lecteur, au lieu que vous n'aurez ni grandes découvertes à relever, ni grands talents à louer, et que, ne vous occupant que de la vie de gens très-médiocres, personne ne s'empressera à savoir ce que vous en direz. C'est le défaut de la matière, et ce ne sera pas le vôtre; cependant cela fait une grande différence. Tout le monde lira avidement la vie d'un Newton, d'un Pierre le Grand, d'un Cassini; mais qui s'avisera de s'instruire des hauts faits et gestes d'un abbé Coyer,665-a d'un Marmontel, d'un La Harpe, et gens de leur acabit? Croyez que tout dépend du moment où l'on vient au monde. Un Alexandre le Grand, né de nos jours en Macédoine, ne serait qu'un polisson; et si votre Louis XIV était le petit-fils de Louis XV, il débuterait, en montant sur le trône, par une banqueroute générale, qui ne lui donnerait pas beaucoup de célébrité. Les talents ne suffisent pas seuls, s'ils n'ont les moyens pour les mettre<666> en œuvre. Si le grand Condé avait été capucin, il n'aurait jamais fait parler de lui en Europe; et si Voltaire était né vigneron en Bourgogne, il n'aurait jamais écrit la Henriade. Si César naissait à présent à Rome, il deviendrait peut-être un des monsignori qui se morfondent dans l'antichambre du cordelier Ganganelli, et ..... Ceci est pour les commis des postes, qui, s'ils le jugent à propos, peuvent l'imprimer pour l'édification des fidèles. Vous voyez que je ne néglige aucun de mes correspondants, et que ces messieurs ont leur portion de ma lettre; puisqu'ils ont eu l'impertinence d'en ouvrir quelques-unes, il est juste qu'on s'adresse directement à eux, et aux supérieurs non moins insolents à l'instigation desquels ils agissent.
Grimm vient faire un tour ici; il accompagne le prince héréditaire de Darmstadt. J'espère d'apprendre par lui de vos nouvelles. En attendant, vous pouvez être dans la plus grande tranquillité pour ce qui me regarde; et en vous recommandant à la protection d'Uranie et de Minerve, je fais mille vœux pour votre prospérité. Sur ce, etc.
128. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 mai 1773.
Sire,
Il paraît bien, par les deux pièces que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'envoyer, qu'elle ne craint point les chaudronniers tudesques comme on craint en France les chaudronniers velches; car assurément, dans ces deux pièces charmantes, le chat ne fait pas, comme on dit, patte de velours, et ce chat teutonique si redoutable n'éviterait pas dans notre terrible Gaule le couteau sacré des druides.<667> Mais aussi ce chat teutonique est à la tête de cent cinquante mille dogues à qui il commande, et qui ne lui laisseraient couper ni les griffes, ni quelque chose de plus précieux encore, dont ses écrits sont bien pourvus. Je n'en voudrais pour preuves, Sire, entre mille autres, que ces deux pièces si pleines d'esprit, de raison, d'une philosophie aussi saine qu'éloquente, et de vers excellents. Je remercie très-humblement V. M. de l'honneur qu'elle m'a fait en me jugeant digne qu'elle m'adressât des vérités si utiles et si heureusement exprimées. J'ai surtout été enchanté, en digne géomètre que je suis, du petit calcul des trois cent trente écus comptés au lieu de mille, et je pense, comme V. M., que ce petit calcul, si on en faisait éprouver à nos druides le résultat fâcheux, serait le meilleur moyen de les dégoûter des sottises qu'ils nous débitent. L'Épître au marquis d'Argens, ou plutôt à son ombre, est pleine de poésie, de facilité et d'imagination; et la philosophie, qui est obligée ailleurs de tenir la vérité captive, doit une belle chandelle à la Providence d'avoir dans le héros de ce siècle un soutien tel que vous, et de pouvoir s'exprimer si fortement, si librement et si noblement, à l'ombre de votre trône et de vos armes. Elle n'a pas moins d'obligation à V. M. de l'assurance qu'elle veut bien lui donner que le Nord, et par conséquent l'Europe, resteront en paix. Elle craindrait moins la guerre, Sire, si elle ne devait se faire qu'entre les druides; la philosophie respirerait tandis qu'ils s'égorgeraient. Mais les druides, entre autres tours qu'ils ont joués au genre humain, ont trouvé le secret de se faire dispenser de se battre; et ils sont en effet si précieux à l'espèce humaine, qu'on ne saurait trop les conserver. Quoi qu'il en soit, Sire, c'est du moins une consolation pour la philosophie de savoir que les pauvres peuples se contenteront d'être trompés, comme à l'ordinaire, par les druides, et qu'ils feront trêve pour s'égorger. Que Dieu et Frédéric les maintiennent en de si bonnes dispositions!
Je n'aurai donc, Sire, grâce à Dieu et à vous, aucune idée triste<668> qui me trouble dans la confection de l'Histoire de l'Académie française; je me sers du mot confection, parce que je regarde cette histoire comme une espèce de pilule que le secrétaire est obligé de faire et d'avaler. Je tâcherai néanmoins, comme de raison, de la dorer le mieux qu'il me sera possible, et pour moi-même, et pour ceux qui voudront en goûter après moi; je ferai comme Simonide, qui, n'ayant rien à dire de je ne sais quel athlète, se jeta sur les louanges de Castor et de Pollux.668-a
V. M. a bien raison sur notre littérature; Voltaire en soutient encore l'honneur, quoique faiblement; mais il laisse bien loin derrière lui tous ceux qui veulent le suivre. Il est vrai, comme V. M. le remarque, que c'est principalement aux circonstances qu'il faut s'en prendre. Nous sommes rassasiés de chefs-d'œuvre; il devient plus difficile d'en produire de nouveaux; et d'ailleurs l'inquisition littéraire, qui est plus atroce que jamais, tient tous les esprits à la gêne. V. M. n'a pas d'idée du déchaînement général des hypocrites et des fanatiques contre la malheureuse philosophie. Comme ils voient que leur maison brûle de toutes parts, ils en jettent les poutres enflammées sur les passants. Toute la basse littérature est à leurs ordres, et crie sans cesse Religion! dans les brochures, dans les dictionnaires, dans les sermons. La plupart sont des hommes décriés pour leurs mœurs, et quelques-uns des voleurs de grand chemin; mais n'importe, notre mère sainte Église emploie ce qu'elle peut pour sa défense; et, en voyant en bataille cette armée de cartouchiens commandée par des prêtres, la philosophie peut bien dire à Dieu avec Joad :
Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle!668-b Ce malheur, Sire, ne sera pas grand, tant qu'il plaira à l'Être su<669>prême, qui a jusqu'ici conservé la philosophie au milieu de tant de brigands, de conserver V. M., dont le nom, la gloire, les arguments, les vers, sont si nécessaires à la bonne cause. Je ne sais si les commis des bureaux ouvrent les lettres; j'ai peine à croire qu'on exerce nulle part cette tyrannie contre la foi publique; mais, supposé qu'ils aient pris copie des deux Épîtres de V. M., et qu'ils en fassent part au grand aumônier, je doute que ce discret flamen les fasse courir, à Versailles, parmi les dévotes de la cour. Quant à moi, Sire, je n'en ferai part qu'à quelques élus, qui diront en les lisant : Vive notre chef, notre protecteur et notre modèle! Je porte d'avance aux pieds de V. M. tous les vœux qu'ils feront pour sa précieuse conservation, et j'y joindrai tous les miens, avec la tendre vénération que vos bontés ont mise depuis si longtemps dans mon cœur. C'est avec ce sentiment que je serai toute ma vie, etc.
129. DU MÊME.
Paris, 17 mai 1773.
Sire,
M. de Guibert, colonel commandant de la légion corse, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M.,669-a est l'auteur de l'Essai de tactique que j'ai pris la liberté, moi philosophe indigne, d'envoyer de sa part l'année dernière à l'illustre fondateur de la tactique moderne, et que ce grand maître m'a paru honorer de son suffrage. L'auteur, après avoir mis cette production militaire aux pieds du<670> héros de notre siècle, a désiré, Sire, de venir mettre sa personne même aux pieds du plus grand prince de l'Europe, d'être le spectateur des qualités sublimes de Frédéric le Grand, et de pouvoir dire : Je l'ai vu. J'ose assurer V. M. que M. de Guibert est bien digne à tous égards de lui rendre hommage, par la profonde vénération dont il est pénétré pour elle, par l'étendue et la variété de ses connaissances, par le désir qu'il a de les éclairer des lumières supérieures de V. M., enfin, par les vertus que V. M. préfère au génie même, par la candeur et l'honnêteté de son caractère, la simplicité de ses mœurs et la noblesse de son âme. Quoiqu'il fasse, comme il le doit, de l'étude de son métier sa principale et sa plus chère occupation, il a su donner aux lettres et à la philosophie, et avec le plus grand succès, tous les moments que cette étude a pu lui laisser. Il vient chercher dans votre personne le modèle et l'arbitre de tous les talents que la nature partage ordinairement entre plusieurs grands hommes; et il mérite, Sire, d'admirer également en vous le général et l'écrivain, le monarque et le philosophe. Après avoir pris V. M. pour juge de ses essais militaires, il oserait aussi, s'il ne craignait de lui dérober des instants précieux, lui soumettre ses essais dans un genre bien différent, mais où les leçons de V. M. ne lui seraient pas moins utiles. Il a fait une tragédie dont le sujet est le connétable de Bourbon, et dont il serait très-flatté que l'auteur du poëme de la Guerre670-a voulût bien entendre la lecture. Il n'appartient pas, Sire, à un humble et timide géomètre de prévenir le jugement que V. M. portera de cette tragédie. Mais j'avoue que je me serais bien mépris sur le plaisir qu'elle m'a fait, si les sentiments de grandeur et de vertu dont elle est remplie ne méritaient pas à M. de Guibert votre estime et vos bontés. Une des marques les plus flatteuses, Sire, que V. M. pût lui en donner, ce serait de lui permettre d'être témoin de ces manœuvres savantes qui rendent les Prussiens si célèbres et si formidables. J'ai<671> lu, je ne sais où, qu'un officier de l'armée de Darius, quelques années après la bataille d'Arbèles, se rendit à la cour d'Alexandre; qu'il demanda à ce grand prince à voir manœuvrer ces troupes macédoniennes qui avaient fait repentir son maître d'avoir attaqué le leur; que le vainqueur d'Arbèles fit à l'officier de Darius la réponse qu'Alexandre le Grand devait lui faire : Venez et voyez; et que l'officier, après avoir admiré cette belle et grande machine, dit, en prenant congé du prince : « J'ai vu les roues et les ressorts; mais l'art de les faire mouvoir est un secret dont le génie seul a la clef; je ne trouverai qu'ici celui à qui la nature a donné ce secret; et malheureusement pour le roi de Perse mon maître, il ne saurait l'avoir pour général. »671-a
Je ne dois pas oublier, Sire, de prévenir V. M. que M. de Guibert, en venant auprès d'elle admirer et s'instruire, désire surtout d'effacer jusqu'aux plus légères traces du reproche qu'une phrase de son livre a mérité de votre part.671-b Il rend justice, avec toute l'Europe, à la valeur si généralement reconnue des troupes prussiennes, et serait d'autant plus honteux de penser autrement, qu'il se verrait seul de son avis. Cependant il osera dire à V. M., dût-il courir le risque d'être contredit par elle, qu'il croit que les succès de ces braves troupes sont encore moins dus à leur courage qu'à la supériorité des talents qui l'ont dirigé; il osera même ajouter, peut-être encore au risque de vous déplaire, qu'il est persuadé que nos pauvres Velches, tout pauvres Velches qu'ils se sont montrés à Rossbach, auraient été vainqueurs, s'ils avaient seulement changé de général avec les Prussiens. La géométrie, Sire, qui ne se connaît pas en manœuvres de guerre, mais qui se connaît en calcul, prendrait la liberté de parier ici pour M. de Guibert; et après avoir gagné le pari, comme elle ose<672> s'en flatter, elle répéterait aux Velches le mot de Louis XIV au duc de Vendôme, vainqueur à Villaviciosa :672-a « Il n'y avait pourtant qu'un homme de plus. » Je suis, etc.
130. DU MÊME.
Paris, 30 juillet 1773.
Sire,
M. de Guibert est pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle V. M. a bien voulu le recevoir. Cette bonté, Sire, augmenterait encore, s'il est possible, les sentiments dont il est depuis si longtemps rempli pour votre personne, et couronne à ses yeux les vertus et les talents qu'il admire en vous. Je partage bien vivement la reconnaissance de M. de Guibert, quelque persuadé que je sois que, depuis que V. M. l'a vu, il n'a plus besoin auprès d'elle d'autre recommandation que de lui-même. Cependant il s'en faut bien, Sire, et cela même ajoute encore à son mérite, qu'il soit aussi satisfait de lui que V. M. me paraît l'être. « Quoique ce héros, m'écrit-il, m'ait témoigné une bonté bien propre à me rassurer, je n'ai pu me défendre, en le voyant, d'un trouble qui ne me permettait pas de répondre comme je l'aurais désiré aux questions qu'il voulait bien me faire; une espèce de nuage magique l'environnait à mes yeux; c'est, je crois, ce qu'on appelle l'auréole autour de messieurs les saints, et la gloire autour d'un grand homme. » Je suis persuadé, Sire, que V. M., en revoyant M. de Guibert, se confirmera dans la bonne opi<673>nion qu'elle en a prise, et que j'étais bien sûr qu'elle en aurait. Je désire avec impatience de savoir le jugement que V. M. aura porté de sa tragédie, et j'avoue que je serais bien trompé, si elle n'entend cet ouvrage avec plaisir, et avec estime pour l'auteur. Mais ce que j'attends, Sire, avec plus d'impatience encore, ce sont les nouvelles qu'il me dira de la santé de V. M., qui me paraît s'affermir par l'augmentation de ses succès et de sa gloire. Je ne doute point qu'elle ne mette bientôt le comble à cette gloire immortelle, en donnant à la Russie, à la Pologne, aux Turcs mêmes, tout Turcs qu'ils sont, la paix dont ils ont tous si grand besoin, et qu'il n'a pas tenu à elle de leur donner plus tôt; et que V. M. ne joigne au titre de héros, qu'elle a mérité depuis si longtemps, celui de pacificateur, qu'elle obtiendra encore, malgré les efforts que l'envie pourra faire pour l'empêcher.
La gaîté de la dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire est pour moi un garant précieux de la santé dont elle jouit, et qui m'est si chère, ainsi qu'à tant d'autres. Quand je me sens tenté de bouder contre la nature de ce qu'elle m'a donné un si triste et si frêle individu, je lui pardonne en pensant qu'elle conserve V. M., et je me dis tout bas à moi-même : Tais-toi, et ne te plains pas, car le grand homme se porte bien. Puissiez-vous, Sire, faire encore longtemps des vers tels que ceux que vous avez eu la bonté de m'envoyer, dussent les curieux impertinents qui ont mis V. M. de mauvaise humeur les trouver assez bons pour vouloir en prendre des copies! Quoique ces curieux impertinents ressemblent à M. van Haaren,673-a et qu'ils puissent se vanter comme lui de n'avoir point d'imagination, je ne les en crois pourtant pas assez dépourvus pour ne pas sentir celle qui a dicté vos vers. V. M. ne sera jamais dans le cas de donner à ses vers le même éloge que ce poëte très-hollandais donnait aux siens, ni de dire d'aucun de ses ouvrages ce qu'un certain Hardion, plat instituteur de princesses très-respectables, disait, en<674> parlant de je ne sais quel mauvais livre qu'il venait de faire : Il n'y a point d'esprit là-dedans. Le pauvre homme disait bien plus vrai qu'il ne pensait; et on aurait été tenté de lui répondre : On le voit bien, si l'on n'avait craint qu'à force d'esprit il ne prît encore cette réponse pour un compliment.
Je ne sais où cette lettre trouvera V. M.; je désire cependant qu'elle lui parvienne avant le retour de M. de Guibert, afin que V. M. adoucisse, s'il lui est possible, le nouveau trouble qu'il ne pourra s'empêcher d'éprouver en revoyant l'auréole. Je lui envie bien, Sire, le bonheur qu'il aura de la revoir, dussé-je, en la revoyant moi-même, éprouver le même trouble que lui. Il est vrai que le trouble serait bien tempéré en moi par un sentiment plus doux, et bien fait pour commander à ce trouble par celui de la vive reconnaissance et de la tendre vénération dont je suis pénétré pour V. M. C'est avec ces sentiments que je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.
131. DU MÊME.
Paris, 13 septembre 1773.
Sire,
M. le marquis de Puységur, lieutenant-général des armées du roi de France, et fils du maréchal de Puységur, auteur d'un ouvrage sur l'art de la guerre, m'a prié de faire parvenir à V. M. le livre qui est joint à cette lettre, et dont il a fait la plus grande partie. C'est au souverain juge en ces matières, à celui dont les décisions font loi pour tous les connaisseurs, à prononcer sur le mérite de cette pro<675>duction; je me borne à remplir les intentions de l'auteur en mettant son ouvrage aux pieds de V. M.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
132. DU MÊME.
Paris, 27 septembre 1773.
Sire,
Je ne crains point d'abuser des bontés dont Votre Majesté m'honore, en prenant la liberté de les lui demander quelquefois pour des personnes dignes de la voir et de l'entendre. De ce nombre est M. le comte de Crillon, colonel au service de France, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M. L'admiration et le respect dont il est pénétré pour les grands hommes, et le prix qu'il sait mettre au bonheur de les approcher, lui fait désirer de rendre à Frédéric le Grand son respectueux hommage, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour vous écouter et s'instruire, et pour puiser des lumières à cette même source où toute l'Europe vient s'éclairer. Le beau nom qu'il porte, Sire, nom si cher à toutes les âmes nobles et honnêtes, serait déjà sans doute une recommandation suffisante auprès du héros dont il espère les bontés. Mais à ce titre estimable M. le comte de Crillon en joint d'autres qui lui sont personnels, et plus faits encore pour toucher un monarque philosophe : des connaissances peu communes à son âge, l'amour le plus vif pour les sciences, pour les lettres et pour l'étude, un mépris profond de toutes les frivolités qui occupent et dégradent si fort la plus grande partie de la noblesse française, une honnêteté de caractère et une simpli<676>cité de mœurs dont ses pareils ne lui offrent guère l'exemple, enfin la candeur et la vertu mêmes, jointes à un esprit juste, sage et cultivé. Tel est, Sire, M. le comte de Crillon; et je ne doute pas que s'il obtient de vous le bonheur qu'il en attend, celui de vous faire sa cour pendant son séjour dans vos États, il ne justifie tout ce que j'ai l'honneur de vous dire de lui. V. M. le trouvera digne de ses illustres ancêtres, et destiné à marcher sur leurs traces; si Henri IV donnait à l'un d'eux le nom de brave Crillon, qui est devenu comme son nom propre, j'espère que V. M., quand elle aura connu celui que j'ai l'honneur de lui présenter, l'appellera le sage et vertueux Crillon; ce nom, Sire, en vaudra bien un autre, surtout s'il lui est donné par vous.
M. le comte de Crillon oserait peut-être offrir encore à V. M. d'autres titres pris dans sa propre maison, où les actions de courage et de vertu sont héréditaires. C'était M. le duc de Crillon son père qui commandait au pont de Weissenfels dix-sept compagnies de grenadiers français dont la bravoure mérita les éloges de V. M. Mais M. le duc de Crillon mérita lui-même personnellement dans cette circonstance, par une action digne de ses aïeux, la reconnaissance de tous ceux qui s'intéressent à la conservation des grands hommes. Il avait placé dans une petite île deux officiers qui observaient votre armée lorsqu'on brûlait le pont. Un des deux vint dire à M. le duc de Crillon, qui leur avait recommandé de se tenir cachés, que, s'il le voulait, ils tueraient un général qu'ils jugeaient être le roi de Prusse par le respect que les officiers lui témoignaient. M. le duc de Crillon le leur défendit;676-a il ne savait pas, Sire, en ce moment, qu'il préparait à son fils l'honneur qu'il espère, de voir le plus grand roi de l'Europe, et peut-être le bonheur d'en recevoir un accueil favorable.
M. de Guibert, pénétré d'admiration de tout ce que vous lui avez<677> permis de voir, et surtout de ce qu'il a vu dans V. M., m'écrit qu'il conservera toute sa vie la plus vive reconnaissance de la bonté avec laquelle vous avez daigné le recevoir, et des grâces signalées que vous avez bien voulu lui accorder. M. le comte de Crillon ose se flatter, Sire, d'obtenir de V. M. les mêmes grâces; après avoir admiré le digne chef des troupes prussiennes, il désire ardemment de voir et d'admirer aussi ces troupes si célèbres, qui doivent à V. M. ce qu'elles sont, et qui, sous vos ordres, ont acquis une gloire immortelle. J'ose demander pour lui cette grâce à V. M., comme j'ai pris la liberté de la lui demander pour M. de Guibert, et je lui réponds de la même reconnaissance. Mais, Sire, ce qui me touche encore davantage, c'est que, à leur retour, M. de Guibert et M. le comte de Crillon m'apprennent des nouvelles de V. M., telles que je les attends et les espère. Ces nouvelles satisferont le tendre et profond intérêt que je prends à votre conservation, à votre bonheur et à votre gloire; elles consoleront et encourageront la philosophie, qui, dans toutes ses traverses, a plus besoin de V. M. que jamais, et dont vous êtes par vos écrits et par vos lumières le chef, le soutien et le modèle. Je suis avec le plus profond respect, etc.
133. DU MÊME.
Paris, 10 décembre 1773.
Sire,
J'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, il y a plus de deux mois, une lettre que j'espérais qu'elle recevrait beaucoup plus tôt. M. le comte de Crillon, jeune officier français plein de mérite, en est le<678> porteur. Il se flattait d'avoir l'honneur de la présenter à V. M. dans le mois d'octobre; mais des circonstances imprévues l'ont obligé, Sire, de retarder son arrivée à Berlin. Je compte qu'il ne tardera pas à y arriver, et je prends la liberté de demander d'avance à V. M. ses bontés pour ce jeune homme, qui en est digne par le nom qu'il porte, par ses talents et par ses vertus.
Le retard imprévu de l'arrivée de cette lettre a été cause, Sire, du silence que j'ai gardé depuis quelques mois à l'égard de V. M., ne voulant pas l'importuner trop souvent au milieu des grandes et même des petites affaires qui l'occupent. Je mets au nombre de ces dernières le petit tour que V. M. joue au cordelier Ganganelli en recevant ses gardes prétoriennes jésuitiques, qu'il a eu la maladresse de licencier.678-a Je ne sais si ce petit tour n'excitera pas une querelle dans le paradis, et je crains que François d'Assise et Ignace de Loyola ne s'y battent à coups de poing comme les héros du Roman comique.678-b Ce que je souhaite plus sérieusement, Sire, c'est que V. M. ou ses successeurs ne se repentent jamais de l'asile que vous donnez à ces intrigants, qu'ils vous soient à l'avenir plus fidèles qu'ils ne l'ont été dans la dernière guerre de Silésie, comme V. M. m'a fait l'honneur de me le dire à moi-même, et qu'ils effacent par leur conduite sage et honnête le nom de vermine malfaisante dont V. M. les gratifiait, il y a quatre ou cinq ans, dans une des lettres678-c qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Je serais curieux de demander à présent aux jésuites ce qu'ils pensent de la philosophie et de la tolérance, contre laquelle ils se sont tant déchaînés. Où en seraient-ils dans leur agonie, s'il n'y avait en Europe un roi philosophe et tolérant? J'ai beaucoup ri de l'excellente lettre de V. M. à l'abbé Colombini,678-d entre autres de la<679> justice qu'elle rend aux bons pères, en assurant qu'elle ne connaît point de meilleurs prêtres à tous égards. Cela me fait souvenir d'un certain philosophe, très-incrédule de son métier, en présence duquel on tournait en ridicule je ne sais quelle preuve de ce que Voltaire appelle . . . « Vous êtes bien difficile, répondit le philosophe; pour moi, je ne connais pas de meilleure preuve que celle-là. » Je n'ai pas moins ri de ce que V. M. ajoute, que, comme elle est dans la classe des hérétiques, le saint-père ne peut pas la dispenser de tenir sa parole; mais, tout en riant, je ne dois pas dissimuler à V. M. que la philosophie a été un moment alarmée de la voir conserver cette graine. Heureusement elle s'est rassurée bientôt, en considérant que la vipère est actuellement sans tête, que l'apothicaire Ganganelli a pris lui-même la peine de la couper, et que, au moyen de cette amputation, le reste du corps pourra fournir d'excellent bouillon médicinal, que V. M. espère sans doute en tirer. Ainsi soit-il!
J'ai fait passer à M. le marquis de Puységur, qui en ce moment n'est point à Paris, ce que V. M. m'a chargé de lui dire de sa part. Je ne sais ce qu'il peut répondre à l'objection très-solide que V. M. lui fait sur la prétendue différence des soldats anciens et des nôtres. Pour moi, juge très-indigne de ces matières, je pense que les soldats même du cordelier deviendraient les soldats de Paul-Émile, s'ils avaient un Frédéric à leur tête, et que la superstition pour l'antiquité n'a pas plus de raison de la croire supérieure aux modernes en force de corps qu'en talents et en génie.
M. de Guibert est revenu comblé de reconnaissance de toutes les bontés dont V. M. l'a honoré. Il ne parle qu'avec admiration de sa personne et de ce qu'il a vu; il n'a qu'un regret, mais ce regret est très-grand : c'est de n'avoir pu profiter des conseils que V. M. aurait<680> pu lui donner sur sa tragédie; car il attendait bien plus des conseils de V. M. que des éloges. Il a vu, en revenant, le Patriarche de Ferney, qui rit beaucoup, ainsi que moi, aux dépens du pape, du petit embarras que V. M. lui cause; car il doit, en honnête pape qu'il est, excommunier les jésuites, s'ils vous obéissent; et, s'il les excommunie, la philosophie espère voir beau jeu. V. M. se souvient peut-être d'une certaine bataille donnée au Paraguay par le roi jésuite Nicolas,680-a dans laquelle le père feld-maréchal avait eu trois capucins tués sous lui. Je mande au philosophe de Ferney que V. M., en établissant ce nouveau régiment dans ses États, ne peut guère se dispenser de faire une recrue de capucins pour remonter cette troupe. J'invite seulement V. M. à retrancher à ses nouveaux soldats les carabines dont on prétend que le roi de Portugal s'est mal trouvé.
Quoi qu'il en soit, Sire, comme il n'est pas à craindre que V. M. prenne jamais un jésuite ni pour confesseur, ni pour général, ni pour premier ministre, ni pour maîtresse, je pense que la philosophie doit être bien tranquille sur l'usage que Y. M. en veut faire, et qu'elle saura les rendre utiles, en les empêchant d'être dangereux. Tel est le résultat de mes réflexions, après m'être égayé un moment sur leur compte et sur celui du cordon de Saint-François qui les frappe et qui les disperse. Mais, Sire, ce qui est vraiment admirable, vraiment précieux à la philosophie, vraiment digne de V. M., c'est la belle inscription qu'elle vient de faire mettre à l'église catholique de Berlin, et que je n'ai apprise que depuis quelques jours : Frédéric, qui ne hait pas ceux qui servent Dieu autrement que lui.680-b Voilà, Sire, une des plus grandes et des plus utiles leçons que V. M. ait données à ses confrères les rois, tant ses contemporains que ses successeurs.<681> Voilà une leçon dont sûrement ils profiteront un jour, soit par principe de justice, soit par principe au moins de vanité, et pour ressembler en quelque chose au héros de ce siècle. Voilà une inscription qui mérite bien d'être célébrée par une médaille, dont V. M. imaginera mieux que personne le corps et la devise.
Je prie V. M. de vouloir bien recevoir mes très-humbles compliments sur la naissance du prince dont votre auguste maison vient d'être augmentée.681-a Tout ce qui peut la perpétuer et l'étendre est pour moi l'objet du plus vif intérêt, et j'ose croire que V. M. en est bien persuadée.
Un des plus estimables membres de votre Académie, M. Bitaubé, vient de m'envoyer le poëme de Guillaume,681-b dont il est l'auteur. Cet ouvrage m'a paru intéressant, et la lecture m'en a fait plaisir. L'auteur désirerait de le rendre plus parfait à une seconde édition, et m'a fait part du désir qu'il a témoigné à V. M. de faire un voyage en France pour être à portée d'améliorer son ouvrage par les conseils de nos principaux gens de lettres. Je crois en effet, Sire, que cet ouvrage y pourrait gagner beaucoup; mais ce qui peut-être y gagnerait encore davantage, c'est la nouvelle édition que l'auteur a entreprise de sa traduction de l'Iliade. Il désire d'autant plus de donner à cet ouvrage toute la perfection dont il se sent capable, que l'ouvrage est dédié à V. M., et qu'il a eu le bonheur de lui plaire. C'est une entreprise si difficile, qu'il n'ose s'en fier à ses seules forces; en voulant donner une traduction plus fidèle, il craint de gâter un ouvrage qui a eu du succès; et pour éviter cet écueil, il croit avoir besoin de consulter les vrais juges de la langue. Tels sont, Sire, les motifs qui lui font désirer ce voyage, quoiqu'il n'aime rien moins<682> qu'une vie errante; et il ose se flatter que V. M. voudra bien se rendre à ces raisons.
Puisse la destinée, qui veille sur les grands hommes, conserver V. M. dans l'année où nous allons entrer, et dans celles qui la suivront! puisse-t-elle, en pacifiant le Nord, mettre le comble à ses succès et à sa gloire! Ce sont les vœux de celui qui sera toujours avec la plus vive reconnaissance et la plus tendre vénération, etc.
134. A D'ALEMBERT.
16 décembre 1773.
M. de Crillon m'a rendu votre Crillonnade,682-a qui m'a mis au fait de l'histoire de tous les Crillons du comtat d'Avignon. Il ne s'arrête point ici, et poursuivra son voyage en Russie, de sorte que, sur votre parole, je le crois et le prends pour le plus sage des Crillons, persuadé que vous avez toisé et calculé toutes ses courbes, ainsi que ses angles d'incidence. Il trouvera Diderot et Grimm en Russie, tout occupés de l'accueil favorable que l'Impératrice leur a fait, et des choses dignes d'admiration qu'ils y ont vues. On dit que Grimm pourrait bien se fixer dans ce pays, qui deviendra l'asile des Chaumeix682-b et des encyclopédistes.
Il paraît ici un Dialogue des morts dont les interlocuteurs sont la Vierge et la Pompadour.682-c On l'attribue à différents auteurs; je vous<683> l'enverrai, si vous ne l'avez pas. Cependant la crainte de scandaliser vos visiteurs de lettres ou vos illustres commis des postes m'empêche de hasarder le paquet.
M. de Guibert a passé par Ferney, où l'on assure que Voltaire l'a converti, c'est-à-dire, l'a fait renoncer aux erreurs de l'ambition, lui faisant abjurer le métier affreux de bourreau mercenaire, pour le rendre ou capucin, ou philosophe; de sorte qu'il aura déjà publié une déclaration comme Gresset, avertissant le public que, ayant eu le malheur d'écrire un ouvrage de tactique, il s'en repentait du fond de son cœur, en y joignant l'assurance que de sa vie il ne donnerait des règles de meurtres, d'assassinats, de ruses, de stratagèmes et de pareilles abominations. Pour moi, dont la conversion n'est pas avancée, je vous prie de me donner les détails de celle de Guibert, pour amollir mon cœur et pénétrer mes entrailles.
Nous avons ici la landgrave de Darmstadt, qui revient de Pétersbourg, où elle a marié sa fille; elle ne tarit point sur les louanges de l'Impératrice, ni sur toutes les belles fondations que cette princesse a faites dans ce pays. Voilà ce que c'est que de voyager. Pour nous, qui vivons comme des rats de cave, les nouvelles ne nous viennent que de bouche en bouche, et le sens de l'ouïe ne vaut pas celui des yeux. Je fais, en attendant, des vœux pour le sage Anaxagoras, et je dis à Uranie : C'est à toi de soutenir ton premier apôtre, pour maintenir une lumière sans laquelle un grand royaume tomberait dans les ténèbres; et je dis au grand Démiourgos : Conserve toujours le bon d'Alembert dans ta sainte et digne garde.
<684>135. AU MÊME.
Le 7 janvier 1774.
Vous pouvez être sans appréhension pour ma personne; je n'ai rien à craindre des jésuites. Le cordelier Ganganelli leur a rogné les griffes; il vient de leur arracher les dents mâchelières, et les a mis dans un état où ils ne peuvent ni égratigner, ni mordre, mais bien instruire la jeunesse, de quoi ils sont plus capables que toute la masse des cuculatis. Ces gens, il est vrai, ont tergiversé pendant la dernière guerre; mais réfléchissez à la nature de la clémence. On ne peut exercer cette admirable vertu à moins que d'avoir été offensé; et vous, philosophes, vous ne me reprocherez pas que je traite les hommes avec bonté, et que j'exerce l'humanité indifféremment envers tous ceux de mon espèce, de quelque religion et de quelque société qu'ils soient. Croyez-moi, pratiquons la philosophie, et métaphysiquons moins. Les bonnes actions sont plus avantageuses au public que les systèmes les plus subtils et les plus déliés de découvertes, dans lesquels, pour l'ordinaire, notre esprit s'égare sans saisir la vérité. Je ne suis pas cependant le seul qui ait conservé les jésuites; les Anglais et l'impératrice de Russie en ont fait tout autant; et même dans ces trois États l'ordre684-a fait corps ensemble.684-b Voilà pour les jésuites.684-c
<685>Pour M. de Guibert, j'ai cru qu'il avait abjuré son art inhumain entre les mains de Voltaire. Je n'ai pas eu le temps d'entendre sa tragédie; il m'a dit qu'il méditait pour l'année prochaine un voyage au Nord, qu'il passerait par ici, et qu'alors il me lirait sa pièce. Je ne suis fait que pour admirer, et non critiquer ceux qui en savent plus que moi; quelques vers composés pour mon amusement dans une langue étrangère ne me rendent pas assez présomptueux pour me croire maître de l'art. La tragédie m'a paru surtout difficile à traiter; je n'ai pas eu le courage de m'essayer en ce genre,685-a parce qu'il ne souffre rien de médiocre, et qu'il faut un esprit plus libre de soins que le mien pour se flatter d'y réussir.
A propos d'ouvrages nouveaux, j'ai lu celui d'Helvétius,685-b et j'ai été fâché, pour l'amour de lui, qu'on l'ait imprimé. Il n'y a point de dialectique dans ce livre; il n'y a que des paralogismes et des cercles de raisonnements vicieux, des paradoxes et des folies complètes, à la tête desquelles il faut placer la république française. Helvétius était honnête homme, mais il ne devait pas se mêler de ce qu'il n'entendait pas; Bayle l'aurait envoyé à l'école pour étudier les rudiments de la logique. Et cela s'appelle des philosophes! Oui, dans le goût de ceux que Lucien a persiflés. Notre pauvre siècle est d'une stérilité affreuse en grands hommes comme en bons ouvrages. Du siècle de Louis XIV, qui fait honneur à l'esprit humain, il ne nous est resté que la lie, et dans peu il n'y aura plus rien du tout.
Diderot est à Pétersbourg, où l'Impératrice l'a comblé de bontés. On dit cependant qu'on le trouve raisonneur ennuyeux; il rabâche sans cesse les mêmes choses. Ce que je sais, c'est que je ne saurais soutenir la lecture de ses livres, tout intrépide lecteur que je suis; il y règne un ton suffisant et une arrogance qui révolte l'instinct de ma liberté. Ce n'était pas ainsi qu'écrivaient Aristote, Cicéron, Lu<686>crèce, Locke, Gassendi, Bayle, Newton. La modestie va bien à tout le monde, elle est le premier mérite du sage; il faut raisonner avec force, mais ne pas décider impérieusement. Cela vient de ce que l'on veut être tranchant; on croit qu'il suffît de prendre un ton décisif pour persuader; ce ton peut aider à la déclamation, mais il ne se soutient pas à la lecture. Quand on a le livre à la main, on juge des raisons, et l'on se moque de l'emphase; l'auteur a beau se targuer, on l'apprécie, et on réduit ses arguments à leur juste valeur. Je m'aperçois que ma lettre est bien longue; j'en ai honte, je vous en demande pardon. En finissant, je n'ajouterai qu'un mot : ce sont mes vœux pour la conservation et la prospérité d'Anaxagoras, tant pour cette année que pour une longue suite d'autres; sur quoi je prie la nature et l'esprit qui président au grand tout de vous conserver dans leur sainte garde.
P. S. Pour votre Crillon, il est allé crillonner en Russie; il y a un mois qu'il n'en est plus question chez nous.
136. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 février 1774.
Sire,
Je ressemble au maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme de Molière;686-a j'ai lu, comme ce grand philosophe, le docte traité que Sénèque a fait de la colère, et je conviens avec V. M., au sujet des jésuites dont elle se fait le général, que s'il n'y avait point de coupables, il n'y aurait point de clémence. On assure d'ailleurs que les jésuites<687> de Pologne ont réparé par leur fidélité pour V. M. le tort déjà un peu vieux des jésuites de Silésie; et V. M. ne saurait mieux faire que de ressembler à Dieu, qui ne veut pas, dit-on, la mort du pécheur, surtout quand il se sauve par la contrition parfaite. Je les crois en effet bien contrits, c'est-à-dire bien fâchés, et d'autant plus fâchés, que, V. M. ayant l'honneur et le bonheur d'être hérétique, ils ne pourront, comme elle l'observe très-bien, qu'être utiles dans ses États, sans y être jamais dangereux, comme ils l'ont été plus d'une fois chez quelques princes qui allaient à la messe et à confesse.
Vous prétendez, Sire, que Diderot ne l'est pas autant. Je ne le nierai pas à V. M.; mais, s'il passe par Berlin, je désire que V. M. lui permette d'approcher d'elle; j'ose l'assurer qu'elle jugera plus favorablement de sa personne que de ses ouvrages, et qu'elle lui trouvera, avec beaucoup de fécondité, d'imagination et de connaissances, une chaleur douce et beaucoup d'aménité.
Je conviens avec V. M. qu'il y a dans l'ouvrage de M. Helvétius bien des opinions fausses et hasardées, bien des redites et des longueurs; que ce sont plutôt des matériaux qu'un ouvrage, et que ces matériaux ne doivent pas être tous employés à beaucoup près. Mais il y a, ce me semble, quelques vérités utiles et bien rendues, et l'ouvrage aurait d'ailleurs quelque prix à mes yeux, ne fût-ce que par la justice qu'il rend à V. M.
Notre siècle, j'en conviens encore avec V. M., ne vaut pas le siècle de Louis XIV pour le génie et pour le goût; mais il me semble qu'il l'emporte pour les lumières, pour l'horreur de la superstition et du fanatisme, pour l'amour des connaissances utiles; et ce mérite, ce me semble, en vaut bien un autre.
M. de Guibert, Sire, n'a point abjuré entre les mains de Voltaire le métier dont il a puisé les leçons dans les ouvrages et les États de V. M.; il espère que V. M. lui permettra de venir encore l'entendre et l'admirer, quand les circonstances le lui permettront, et recevoir<688> ses conseils sur une tragédie faite pour être jugée par des princes tels que vous.
Je suis persuadé de toutes les belles choses que Diderot et Grimm écrivent sur la Sémiramis du Nord. Il me semble pourtant que ces Russes, qui, comme j'ai eu l'honneur de le mander il y a quelque temps à V. M., se laissent manger à Spa par les chevaux, commencent à se laisser manger par les janissaires. Si V. M. ne vient à leur secours pour renvoyer les Turcs et les Russes chez eux, je crains qu'à la fin il n'y ait plus ni Russes, ni Turcs, et ce serait grand dommage. Je me souviens que, après la bataille de Zorndorf, où V. M. avait assommé trente mille Russes, un grand Danois me disait froidement : « Il n'y a pas de mal; il est si aisé à Dieu de refaire des Russes! »
J'ai grand désir de lire le Dialogue dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et dont la bienheureuse Vierge Marie est un des interlocuteurs. Ne pourrait-elle pas trouver quelque occasion de me l'envoyer, sans qu'il passât par les mains des cerbères?
M. le comte de Crillon, Sire, est digne des bontés et de l'estime de V. M. par son ardeur pour s'instruire, par ses connaissances, par ses vertus, et par son respect pour les grands hommes. C'est le sentiment que vous inspirez, et avec lequel je serai toute ma vie, ainsi qu'avec la plus vive reconnaissance, etc.
137. A D'ALEMBERT.
Le 11 mars 1774.
Vous pouvez être entièrement tranquille sur le sujet des jésuites, qui ne sont plus jésuites que chez moi. Ils sont plus nécessaires que<689> vous ne le pensez en France, pour l'éducation de la jeunesse, dans un pays où les maîtres sont rares, et où, parmi les laïques, on aurait bien de la peine à en trouver, surtout dans la Prusse occidentale. Je suis bien aise que vous soyez d'accord avec moi, qu'on ne peut exercer la clémence qu'après avoir été offensé. Je suis fort étonné des remèdes dont le roi de Sardaigne se sert pour ses fluxions, et je croirais presque que c'est un conte fait à plaisir. Pour moi, j'ai eu la goutte, dont je me suis guéri par le régime, sans invoquer saint Antoine de Padoue. Il est bien sûr qu'un homme qui se sert des remèdes qu'on dit que le roi de Sardaigne a pris n'est pas fait pour être entouré par des d'Alembert et des la Grange. Notre Académie a si peu à perdre, que nous devons conserver les bons sujets que nous avons, sans nous en départir.
Les lettres de Pétersbourg nous annoncent que Diderot et Grimm sont sur leur départ. Leur intention est de passer par Varsovie avant de se rendre ici; je suppose qu'ils pourront arriver dans le commencement du mois d'avril; je les verrai certainement à leur passage, et je vous écrirai sur Diderot, quand je lui aurai parlé, avec toute la sincérité que vous me connaissez. J'aurais souhaité, pour la mémoire du bon M. Helvétius, qu'il eût pu consulter quelques-uns de ses amis sur son ouvrage avant que de le publier. Il me semble qu'il s'était formé un certain système, en faisant son livre sur l'Esprit, qu'il a voulu soutenir par ce dernier ouvrage, ce qui a produit les fautes que tous les ouvrages systématiques font ordinairement commettre; c'est faire des efforts inutiles que de vouloir donner aux paradoxes les caractères de la vérité. Je verrai, quand Grimm passera ici, s'il voudra se charger de ce Dialogue de la Vierge Marie jouant un si beau rôle. Je crains, quand vous l'aurez lu, que vous ne disiez : N'est-ce que cela? Ce Dialogue n'est bon que pour amuser un moment.
Il paraît ici une nouvelle brochure de Voltaire, sous le titre du Taureau blanc, écrite avec toute la gaîté et la fraîcheur qu'il a eue<690> dans sa jeunesse. La fin en est édifiante; le taureau redevient homme, et même roi. Toutes les fois qu'il a fait des sottises et qu'il les répare, le peuple s'assemble autour de son palais, et s'écrie : Vive notre grand roi qui n'est plus bœuf! Si vous n'avez pas cet ouvrage à Paris, il y aura moyen de vous le faire tenir par la même voie. J'attends ici le non-converti Guibert, qui sera bien reçu, lui et sa tragédie; et je ne doute pas que cet ouvrage, dont quelques personnes m'ont parlé, ne mérite d'être approuvé. Pour M. de Crillon, il a eu le nez gelé à Pétersbourg; mais heureusement, à l'aide de la neige, on le lui a sauvé. Il doit repasser ici ce printemps, dirigeant sa route par la Laponie, la Suède et le Danemark; lui et le prince de Salm690-a pourront bien revenir glacés ici; nous aurons tout le soin possible de les dégeler et de les remettre, s'il est possible, dans leur état naturel. Pour moi, qui ne suis point à la glace, et qui vous estime très-chaudement, je fais des vœux pour que le grand Démiourgos protége Anaxagoras; et sur ce, etc.
138. DE D'ALEMBERT.
Paris, 25 avril 1774.
Sire,
Ce n'est point pour Votre Majesté que je crains le rétablissement des ci-devant soi-disant jésuites, comme les appelait le feu parlement de Paris; quel mal en effet pourraient-ils faire à un prince que les Au<691>trichiens, les Impériaux, les Français et les Suédois réunis n'ont pu dépouiller d'un seul village? Mais je crains, Sire, que d'autres princes que vous, qui ne résisteraient pas de même à toute l'Europe, et qui ont arraché cette ciguë de leur jardin, n'aient un jour la fantaisie de vous en emprunter de la graine pour la ressemer chez eux. Je désirerais, Sire, que V. M. fît un édit pour défendre à jamais dans ses États l'exportation de la graine jésuitique, qui ne peut venir à bien que chez vous.
J'ignore si on a défendu à M. de Guibert l'exportation de sa personne dans les États du Nord; mais je sais qu'il n'aura pas l'honneur de faire sa cour cette année à V. M., comme il le désirait et l'espérait. Il souhaitait ardemment de revoir les manœuvres admirables de vos troupes; il souhaitait surtout de revoir le dieu qui fait mouvoir cette belle et grande machine, et de soumettre sa tragédie du Connétable de Bourbon au jugement du monarque qui réunit le génie d'Apollon à celui de Mars.
M. le comte de Crillon sera plus heureux, Sire; il aura le bonheur de revoir V. M.; il lui dira des nouvelles de ces Russes qui devraient bien faire la paix, et de ces Suédois qui feront bien de ne point faire la guerre; mais ce qui m'intéresse infiniment, il me dira des nouvelles de V. M., et lui renouvellera l'hommage des sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration que je lui dois. Je prends la liberté de recommander de nouveau M, le comte de Crillon aux bontés de V. M.; j'ose lui répéter que plus elle le connaîtra, plus elle l'en trouvera digne, et qu'elle le distinguera de cette horde de jeune noblesse française qui lui a donné à juste titre si mauvaise opinion du reste.
On m'écrit que Diderot est à la Haye; la maladie du pays le pressait de revenir en France. J'aurais fort désiré que V. M. l'eût vu et jugé, et je suis persuadé qu'il lui aurait plu par la douce chaleur de sa conversation et par l'aménité de son caractère.
<692>Je suis chargé, Sire, de présenter à V. M. une requête de la part d'un jeune homme du plus grand mérite, nommé M. de Villoison,692-a que son profond savoir a fait recevoir à l'Académie des belles-lettres de Paris avant l'âge de vingt ans; il est à cet âge ce que les Grotius, les Petau, les Scaliger, ont été à cinquante, mais avec plus de goût et d'esprit que ces messieurs. Il serait très-flatté d'obtenir une place d'associé étranger dans l'Académie que la protection de V. M. rend si florissante. Il vient de donner un ouvrage sur Homère, que tous les savants regardent comme un prodige de savoir et de travail, et qu'il prendrait la liberté de présenter à V. M., s'il ne craignait que le grec dont cet ouvrage est hérissé ne la fît reculer deux pas en arrière. J'ose assurer à V. M. que le nom de ce rare jeune homme ne déparera point la liste de son Académie, et je lui demande cet honneur pour M. de Villoison.
Je ne sais si j'ai eu l'honneur de parler à V. M. du poëme de Guillaume, qui m'a paru intéressant et bien écrit. L'auteur désire de le perfectionner par les conseils des gens de lettres de France, qui pourront en effet lui être très-utiles; il souhaiterait en conséquence de faire le voyage de Paris; et je suis persuadé, Sire, que ce voyage serait très-avantageux pour M. Bitaubé, que son poëme y gagnerait beaucoup, ainsi que d'autres ouvrages qu'il se propose de publier, et qu'il recueillerait à Paris de nouvelles richesses littéraires dont il pourrait faire un très-bon usage dans ses travaux pour l'Académie.
J'attends, Sire, avec impatience ce Dialogue édifiant de la Vierge Marie, à qui V. M. sait que j'ai toujours eu la plus grande dévotion. J'ai lu ce Taureau blanc dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et qui m'a fait beaucoup rire; le grand roi qui n'est plus bœuf, les prophètes changés en pies, et qui n'en parlent que mieux, et mille<693> autres traits de gaîté, sont inconcevables dans un homme de quatre-vingts ans, et dans l'auteur de la Henriade et d'Alzire. Il faut dire avec Térence :693-a Homo homini quid praestat! (Qu'il y a de distance entre un homme et un autre!). Ce proverbe, Sire, est plus fait pour V. M. que pour personne. Ceux qui, comme moi, sont dans la classe commune ne peuvent même espérer de s'en tirer par les hommages qu ils vous rendent. C'est un sentiment qu'ils partagent avec tout le reste de leur malheureuse et chétive espèce.
Leur consolation est d'avoir des pareils, même dans les espèces, comme l'on dit, les plus haut huppées. Ce que j'ai eu l'honneur de mander à V. M. de la dévotion d'un certain prince d'Italie à saint Antoine de Padoue est très-vrai, et n'est que trop vrai, malheureusement pour ce prince, et heureusement pour l'Académie de Berlin, qui conservera M. de la Grange, et qui se passera de saint Antoine de Padoue.
V. M. a sans doute déjà appris que M. de la Grange vient de remporter pour la cinquième ou sixième fois, car j'en ai perdu le compte, le prix de notre Académie des sciences de Paris. Je ne puis trop me féliciter d'avoir procuré à l'Académie de Berlin un homme d'un talent si éminent et si rare, et plus estimable encore par sa modestie et par la douceur de son caractère que par son savoir et son génie.
Je m'aperçois, toujours trop tard, que j'abuse du temps précieux de V. M., et je finis en lui renouvelant les très-humbles assurances de la vénération profonde et de l'attachement inviolable avec lequel je suis, etc.
<694>139. A D'ALEMBERT.
Le 15 mai 1774.
Tant de fiel entre-t-il dans le cœur d'un vrai sage?694-a diraient les pauvres jésuites, s'ils apprenaient comme dans votre lettre vous vous exprimez sur leur sujet. Je ne les ai point protégés tant qu'ils ont été puissants; dans leur malheur, je ne vois en eux que des gens de lettres qu'on aurait bien de la peine à remplacer pour l'éducation de la jeunesse. C'est cet objet précieux qui me les rend nécessaires, parce que de tout le clergé catholique du pays, il n'y a qu'eux qui s'appliquent aux lettres; aussi n'aura pas de moi un jésuite qui voudra, étant très-intéressé à les conserver.
Depuis que je vous ai écrit, un grand phénomène encyclopédique, en décrivant une ellipse, a frisé les bords de notre horizon; les rayons de sa lumière ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Les astronomes de Stettin l'ont observé, et ont calculé sa marche, qui se dirigeait sur Hambourg; les observateurs de la Haye l'ont depuis vu sur leur horizon, d'où son influence bénigne s'est répandue sur les libraires hollandais. Pompée fut assez heureux pour voir et pour entendre Posidonius, quoique le philosophe eût la goutte;694-b pour moi, je n'ai vu ni entendu le grand Diderot, quoiqu'il fût plein de santé; mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Athènes,694-c et la fatalité encyclopédique, qui décide du destin des hommes, ne m'a pas favorisé, apparemment parce que je protége les jésuites. Votre brave Crillon, après avoir crillonné en Russie, en Finlande, en Laponie, en Suède, en Danemark, vient d'arriver à Berlin. Je m'imagine qu'il faudra l'échauffer pour refondre tout l'air congelé qu'il a respiré en chemin;<695> il voyage en compagnie d'un prince de Salm qui est fort aimable, et qui a remporté l'approbation de toutes les cours où il s'est produit. Votre Crillon peut avoir des qualités occultes admirables, mais on le trouve un peu ennuyeux, et il n'y a que les bâilleurs qui s'amusent avec lui. Ce n'est pas moi qui parle; pour avoir vu un homme une fois, on ne décide pas de lui; mais c'est le public qui juge ainsi, et je ne suis que son écho. J'attendrai intrépidement M. Guibert et sa tragédie, tant que le ciel me donnera vie, disposé à applaudir à l'un et à l'autre autant que les élans d'admiration peuvent s'exhaler d'une âme tudesque. Vous le savez, le père Bouhours l'a dit,695-a que nous avons la forme furieusement enfoncée dans la matière; il faut des secousses fortes pour mettre nos fibres grossières en vibration, et encore, quand nous avons cette perception, elle n'est pas de la vingtième partie aussi forte que les transports, et les extases, et les convulsions qu'éprouve l'âme d'un petit-maître français; son sang est du vin de Champagne mousseux, ses nerfs sont plus fins que des toiles d'araignées, son sensorium est aussi facile à ébranler qu'une girouette au souffle du zéphyr. C'est à de tels juges qu'il faut offrir du beau, de l'élégant, du parfait, et non à des masses à demi animées.
Notre Académie ne doit pas être rangée sous cette catégorie; elle est composée d'étrangers qui ont le droit de penser, et qui peuvent avoir quelques prétentions modestes à l'esprit. Votre M. de la Grange brille par des choses admirables, des a plus b auxquels je n'entends goutte, ni le roi de Sardaigne non plus. Je ne sais si ce dernier se livre à présent à la dévotion transcendante et mystique; au moins, étant encore duc de Savoie, il n'y pensait pas. Je le plains, c'est tout ce que je puis faire; car la grande dévotion ou des transports au cerveau sont, à mon sens, des synonymes, si la dévotion n'est pas pire, car elle reste, et les transports se perdent aussitôt que la fièvre est calmée. Mais pour en revenir à notre Académie, je ne doute pas<696> qu'elle n'accepte avec plaisir le nouveau confrère que vous lui offrez; il leur sera proposé, et, muni de votre recommandation, l'Académie aurait aussi mauvaise grâce à le refuser que si Charles XII eût rejeté un officier approuvé par le grand Condé. Voilà tout ce que vous aurez pour cette fois d'un valétudinaire qui, tant que durera son existence, s'intéressera au sort et à la prospérité de l'Anaxagoras moderne. Sur ce, etc.
140. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er juillet 1774.
Sire,
La dernière fois que Votre Majesté me fit l'honneur de m'écrire, elle était près de partir pour toutes ses revues. Je les crois finies actuellement, et V. M. de retour dans sa retraite philosophique, où je viens un moment la troubler pour lui renouveler mes profonds respects et ma vive reconnaissance.
Il s'est passé chez nous un grand événement depuis la dernière lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire à V. M. Nous en attendons les suites politiques, civiles, morales, littéraires, philosophiques, et surtout économiques. On nous en promet beaucoup, et c'est de quoi nous avons le plus de besoin. L'inoculation du Roi et de la famille royale, à laquelle on était bien éloigné de s'attendre il y a un mois, prouve que la raison est écoutée, et donne tout à la fois bon espoir et bon exemple. Qu'on nous préserve de la guerre, des fanatiques et des fripons, et tout ira bien.
Je ne pense pas qu'on redemande jamais de France des jésuites<697> à V. M. Je plains bien l'Allemagne catholique de n'avoir pas mieux que ces intrigants ignorants pour l'instruction de la jeunesse. V. M. ne me rend pas justice, si elle croit que j'ai du fiel contre eux. Personne au contraire ne s'est élevé avec plus de force contre la barbarie avec laquelle les individus de cette espèce ont été traités en France. Mais je voudrais que, en rendant les particuliers aussi heureux qu'ils peuvent l'être sans se mêler de rien, on ne fournît jamais au corps les moyens de renaître, surtout dans les pays où il ne peut être que dangereux, et où il n'a jamais été autre chose. Si tous les princes étaient des Frédérics, je verrais l'Europe pavée de jésuites sans les craindre ou sans m'en soucier; mais les Frédérics passent, et les jésuites restent.
Je suis fâché que le phénomène encyclopédique dont V. M. me fait l'honneur de me parler n'ait fait que raser l'horizon de Berlin. Je suis persuadé que V. M., en l'observant de plus près, l'aurait trouvé digne de quelque attention. Je l'avais fort exhorté et fort invité à se laisser voir du plus grand astronome de notre siècle; je l'avais assuré que les lunettes de cet astronome étaient très-bénévoles, quoique très-exactes. Il a eu peur de l'astronome, et j'en suis fâché, car je suis bien sûr que l'astronome n'aurait pas été mécontent de son observation, et qu'il m'aurait fait l'honneur de m'écrire : J'ai trouvé vrai tout ce que vous m'avez dit du phénomène encyclopédique.
Le jeune Crillon n'est pas un aussi grand phénomène; mais j'ose assurer V. M. qu'il n'en a pas moins son prix, et je désirerais fort aussi que V. M. eût pu le juger par elle-même. Si les Russes l'ont trouvé ennuyeux, tant pis pour eux d'être Russes. Je voudrais pouvoir faire part à V. M. d'une lettre qu'il m'a écrite, et dans laquelle il me fait le détail de tout ce qu'il a admiré dans vos États. Je ne répondrais pourtant pas que les Russes fussent contents de cette lettre; car assurément il ne pense et ne parle pas d'eux comme de V. M.
Quant à M. de Guibert, V. M. n'entendra pas cette année sa tra<698>gédie; il me paraît, par le ton sur lequel elle me fait l'honneur de m'en parler, qu'elle attend avec patience l'ouvrage et l'auteur. Elle ne m'a pas paru mécontente du dernier, du moins quant à sa personne, et je crois, Sire, que V. M. penserait de même de la pièce. Je vois avec une sorte de douleur que V. M. est depuis quelque temps peu favorable à la nation française; je conviens qu'elle le mérite à beaucoup d'égards, et personne ne voit mieux que moi les atrocités et les absurdités de toute espèce qui déshonorent ma chère patrie. Mais Dieu avait dit qu'il pardonnerait à Sodome, s'il s'y trouvait seulement dix justes;698-a et il me semble que la pauvre France n'en est pas encore à ce point d'indigence et de disette. Si le père Bouhours a dit une sottise, il faut la pardonner à ceux qui ne font pas plus de cas que V. M. des jugements et des écrits du père Bouhours.
M. de Villoison me charge de mettre aux pieds de V. M. son profond respect et sa vive reconnaissance. Il attend, ainsi que moi, avec impatience la nouvelle de l'honneur que V. M. veut bien lui faire en l'admettant dans son Académie.
Je suis avec tous les sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.
141. A D'ALEMBERT.
Le 28 juillet 1774.
Vous avez deviné juste. Il y a trois semaines que je suis de retour de mes courses, et que je jouis ici de la satisfaction de posséder la<699> duchesse de Brunswic, à laquelle j'ai fait entendre le Duc de Foix et Mithridate, déclamés par Aufresne.699-a J'avais appris encore avant mon départ la mort de Louis XV,699-b dont j'ai été sincèrement touché; c'était un bon prince, un honnête homme, qui n'eut d'autre défaut que de se trouver à la tête d'une monarchie dont le souverain doit avoir plus d'activité qu'il n'en avait reçu de la nature. Si tout n'a pas été également bien pendant son règne, il faut l'attribuer à ses ministres plutôt qu'à lui. A présent la malignité publique se déchaîne contre ce bon prince. Que l'inquiétude des Français n'aille pas les mettre dans le cas des grenouilles de la fable, que Jupiter punit de leur inconstance; mais c'est ce qu'ils n'ont pas à craindre. On dit des merveilles de Louis XVI; tout l'empire des Velches chante ses louanges. Le secret pour être approuvé en France, c'est d'être nouveau. Votre nation, lasse de Louis XIV, pensa insulter son convoi funèbre. Louis XV également a duré trop longtemps. On a dit du bien du feu duc de Bourgogne, parce qu'il mourut avant de monter sur le trône, et du dernier Dauphin par la même raison. Pour servir vos Français selon leur goût, il leur faut tous les deux ans un nouveau roi; la nouveauté est la déité de votre nation, et quelque bon souverain qu'ils aient, ils lui chercheront à la longue des défauts et des ridicules, comme si pour être roi on cessait d'être homme.
Quel homme est sans erreur, et quel roi sans faiblesse? Si j'étais M. de Sartines,699-c je ferais afficher cette sentence à toutes les places publiques et aux coins de tous les carrefours. Les souverains nos devanciers, nous et nos successeurs, nous sommes tous dans la même catégorie, des êtres imparfaits, composés d'un mélange de bonnes et de mauvaises qualités; il n'y a que votre vice-Dieu, siégeant à la ville aux sept montagnes, qui soit infaillible et regardé comme tel<700> par ceux qui ont une foi robuste. Moi qui ai la foi débile, et de petits nerfs comme le duc de Nivernois, quand je considère un Alexandre VI, tyran, barbare, hypocrite et incestueux, j'ai de la peine à reconnaître son infaillibilité; je range vos suisses du paradis au niveau des autres hommes, et cent piques au-dessous des philosophes.
Toutes ces réflexions, puisées dans la connaissance du cœur humain, rendent indulgent, et ce support que les hommes se doivent mutuellement achemine à la tolérance. Voilà pourquoi vos ennemis les jésuites sont tolérés chez moi; ils n'ont point usé du coutelet dans ces provinces où je les protége; ils se sont bornés, dans leurs colléges, aux humanités qu'ils ont enseignées. Serait-ce une raison pour les persécuter? M'accusera-t-on pour n'avoir pas exterminé une société de gens de lettres, parce que quelques individus de cette compagnie ont commis des attentats à deux cents lieues de mon pays? Les lois établissent la punition des coupables, mais elles condamnent en même temps cet acharnement atroce et aveugle qui confond dans ses vengeances les criminels et les innocents. Accusez-moi de trop de tolérance, je me glorifierai de ce défaut; il serait à souhaiter qu'on ne pût reprocher que de telles fautes aux souverains.
Voilà pour les jésuites. A l'égard de M. de Crillon, ne vous fâchez pas de ce que je vous ai écrit sur son sujet; je le crois très-vertueux, et tel que vous le dépeignez. Je ne suis pas assez téméraire pour juger du mérite d'un étranger sans le connaître; j'ai fait le rapporteur de la voix publique, et de ce qu'on écrit de lui de Pétersbourg, du Danemark et d'autres lieux qu'il a traversés dans son voyage. Je me garde bien aussi de prendre M. de Guibert pour un homme indifférent; ce héros, quoique en herbe, sauvera peut-être un jour la France, et remplira l'univers du bruit de ses exploits. Cela se trouve dans le cas des possibilités, et par conséquent cela peut arriver. Pour sa tragédie, je n'en ai pas entendu le mot; mais je la crois bonne et excellente, sur la foi du charbonnier. D'Alembert a du goût, il a approuvé<701> ce drame; donc je dois l'en croire sur sa parole. Pour l'invisible Diderot, je ne sais que vous en dire; il est comme ces agents célestes dont on parle toujours, et qu'on ne voit jamais. Un de ses ouvrages me tomba naguère entre les mains; j'y trouvai ces paroles : « Jeune homme, prends et lis; »701-a sur cela, je fermai le livre, comprenant bien qu'il n'avait pas été fait pour moi, qui ai passé soixante ans. Des lettres de Pétersbourg marquent que l'Impératrice lui a fait faire un habit et une perruque, parce qu'il était fagoté de façon à ne pas pouvoir se produire à sa cour sans cette nouvelle décoration. Si après cette apologie vous ne me croyez pas encore assez bon Français, j'ajouterai, pour ma justification, que j'admire beaucoup vos Velches quand ils ont du bon sens et de l'esprit; que je fais grand cas des Turenne, des Condé, des Luxembourg, des Gassendi, des Bayle, des Boileau, des Racine, des Bossuet, des Deshoulières même, et, dans ce siècle, des Voltaire et des d'Alembert; mais que, ma faculté admirative ou admiratrice étant restreinte à de certaines bornes, il m'est impossible d'englober dans ces actes de vénération des avortons du Parnasse, des philosophes à paradoxes et à sophismes, de faux beaux esprits, des généraux toujours battus et jamais battants, des peintres sans coloris, des ministres sans probité, des, etc., etc., etc. Après cette confession, condamnez-moi, si vous le pouvez, et en ce cas je me ferai absoudre par l'Arétin, qui, loin d'admirer rien, passa sa vie à tout critiquer.
Je ne sais si Paris peut se comparer à Sodome, ou Sodome à Paris; toutefois il est certain que je n'aurais envie de brûler ni l'une ni l'autre de ces villes, et que je dirais avec l'ange Ituriel : Si tout n'est pas bien, tout est passable.701-b
Vivez heureux et content sous le règne du seizième des Louis. Que votre philosophie vous serve à vous égayer; c'est le plus grand<702> bien qu'on en puisse attendre, et c'est celui que je vous souhaite sincèrement. Sur ce, etc.
142. DE D'ALEMBERT.
Paris, 12 septembre 1774.
Sire,
Je crois en ce moment Votre Majesté plus occupée que jamais, et je crains bien de l'importuner par cette lettre. La paix qui vient de se conclure entre la Russie victorieuse et la très-sublime et très-méprisable Porte702-a doit donner à V. M. plus d'une affaire importante. Quelque pacifique que soit la philosophie, je ne sais encore si elle doit se réjouir de cette paix, jusqu'à ce qu'elle soit bien assurée que la tranquillité de l'Europe n'en souffrira pas; car s'il fallait absolument avoir la guerre, elle aimerait encore mieux la voir entre les Turcs et les Russes qu'entre des nations plus dignes de jouir et de profiter des avantages de la paix.
On assure que notre jeune monarque, en cela semblable à son aïeul, n'aime pas plus la guerre que lui; et toute la France bénit dans son roi cette disposition si nécessaire aux peuples, disposition dont V. M. donne l'exemple, quoi qu'en disent ceux qui ne la connaissent pas, et qui ne veulent pas sentir que plus on hait la guerre, plus on se tient prêt à la faire avec supériorité. C'est ce qui manquait au roi que nous avons perdu, et sur lequel V. M. pense avec tant de vérité et de justice. La fermeté lui manqua; ce défaut a causé les malheurs de son règne; avec cette vertu il eût été un excellent prince. Son successeur, qui ne règne que depuis quatre mois, montre une vo<703>lonté bien décidée de faire le bien, et de ne vouloir que d'honnêtes gens pour ministres. Il y paraît par tous les choix qu'il a faits jusqu'à présent. Il vient surtout de prendre pour contrôleur général un des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de ce royaume;703-a et si le bien ne se fait pas, il faut en conclure que le bien est impossible. Les ministres qu'il a renvoyés étaient l'horreur de la nation, et leur expulsion a causé une joie universelle. D'autres grands fripons, quoique subalternes, mais dans des places importantes, ont aussi été chassés; et comme il en reste encore quelques-uns, le public espère que le Roi fera enfin maison nette. Je ne suis ni enthousiaste ni flatteur, mais je fais avec toute la France des vœux pour ce prince, qui s'annonce d'une manière si désirable.
Je ne parle plus des jésuites; j'espère que la conduite de V. M. à leur égard leur apprendra la tolérance qu'ils ont si peu pratiquée. Mais, tout éloigné que je suis de leur vouloir aucun mal, au moins comme citoyens et comme hommes, je serais très-affligé de les voir comme jésuites dans des États où ils pourraient faire à leur aise tout le mal qu'ils ne pourront ou n'oseront faire dans les États de V. M.
Quoi qu'on ait pu écrire de Russie, de Danemark même, et de Laponie ou d'Islande, sur M. de Crillon, je prends la liberté, Sire, de persister dans ce que je pense de lui, et je suis seulement fâché que le grand Frédéric ne l'ait pas assez vu pour lui rendre la justice que des juges assez peu redoutables lui ont refusée.
Quant à M. de Guibert, comme V. M. le connaît, et que les Russes et les Islandais n'en ont point écrit de mal, je suis encore plus tranquille sur le jugement que j'en ai porté, après celui que V. M. en a porté elle-même. Il désirait beaucoup d'aller encore s'instruire et s'éclairer auprès de V. M.; mais M. le duc d'Aiguillon, par les meilleures ou les plus mauvaises raisons du monde, n'a pas jugé à propos de le lui permettre.
<704>Pour les Velches, je n'en dirai rien, et je conviens que tout ce que V. M. en dit n'est que trop vrai. Cependant je crois que nos sottises et notre frivolité tiennent encore plus à notre gouvernement qu'à notre caractère; et ce qui étonnera peut-être V. M., c'est que pendant plus de six semaines que les spectacles ont cessé à Paris, depuis le commencement de mai jusqu'au 15 de juin, personne ne les a regrettés, n'y a pensé même, parce qu'on était occupé des grandes espérances que donnait le nouveau règne, et que le Roi commence à réaliser; tant il est vrai, ce me semble, qu'il ne faut peut-être aux Velches, pour les rendre moins frivoles et plus raisonnables, que de grands intérêts dont ils puissent s'occuper avec plus de sérieux qu'ils n'en sont ordinairement capables.
Je finis, Sire, en me reprochant les moments que je fais perdre à V. M., en lui souhaitant la santé, la paix et le bonheur, car elle n'a plus de gloire à désirer; elle en a de toutes les sortes, et de quoi faire la renommée de plusieurs monarques.
M. de Catt rendra compte à V. M. de ce que j'ai fait à l'égard du sculpteur qui désire d'entrer à son service. Je ne veux point ennuyer V. M. de ce détail.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
143. A D'ALEMBERT.
Octobre 1774.
Mes occupations ne sont pas aussi considérables que vous les imaginez; la paix conclue avec les Turcs en diminue une partie, et après<705> tout, l'homme est né pour l'ouvrage : l'oisiveté le rend non seulement malheureux, mais souvent criminel. Vous n'avez pas lieu d'appréhender qu'il s'élève de nouveaux troubles dans le nord et vers l'orient de l'Europe. Nos envieux prennent leurs rêves pour des réalités, et débitent des sottises; mais il faut être autant sur ses gardes sur les sottises politiques que sur les théologales. Votre monarque, s'il aime la paix comme vous le supposez, pourra en donner des preuves en tranquillisant ses voisins et pacifiant des dissensions qui sont près d'embraser le sud de l'Europe. Ce prince paraît mesuré et sage dans ses démarches; c'est un phénomène rare à son âge de réunir et de posséder des qualités qui ne sont que le fruit d'une longue expérience.
Il paraît ici une pièce en vers sous le titre de : Louis XV aux champs Élysées.705-a Peut-être lavez-vous déjà vue à Paris. Louis y est équitablement jugé par Minos. Ce sont des polissonneries, et peut-être est-il contre l'étiquette de polissonner à l'occasion de la mort d'un grand monarque; mais tout sert à ceux qui aiment à s'amuser.
Je ne vous parle plus de M. de Crillon, que je respecte et honore comme un preux chevalier. Accordez-moi cependant qu'on peut avoir de bonnes qualités, et être un brin ennuyeux; et il accompagnait un prince de Salm qui était réellement aimable. Celui-ci attirait tous les regards; on s'entretenait avec lui, et on abandonnait l'autre à ses profondes méditations. Il faut creuser votre Crillon pour y trouver ces trésors cachés; mais tout le monde n'aime pas à creuser, principalement si c'est un oiseau de passage; tout le mal qui m'en a viendra, c'est que je ne connaîtrai pas à fond M. de Crillon.
J'ai entendu faire l'éloge de M. Turgot. On dit que c'est un homme sage, honnête et appliqué. Tant mieux pour vos pauvres paysans, qu'il soulagera du fardeau des subsides, s'il a des entrailles. Le bon choix des personnes en place est sans doute l'application la<706> plus importante d'un souverain. Pour juger du règne d'un prince, il ne faut pas décider sur un début de trois mois. Je recueille les actions du seizième de vos Louis, et si je vis encore deux ou trois ans, ce sera alors que je pourrai dire ce que j'augure de son règne. Je me rappelle les prophéties de Voltaire au sujet du roi de Danemark; elles n'ont pas été heureuses; le plus sûr est de prophétiser après l'événement.
Voici une attestation de la conduite d'un jeune officier;706-a Voltaire la demande, et je vous l'envoie pour en faire je ne sais quel usage. Elle est du commandant de Wésel; comme elle est en allemand, je vous en envoie la copie vidimée sur l'original. Catt a des coliques, des courbatures, des fluxions, des esquinancies, des hémorroïdes, des crampes de vessie, et je ne sais quoi encore. Il ne m'a pas dit le mot du sculpteur; ainsi j'ignore entièrement de quoi il est question. Je fais des vœux pour votre santé, prospérité et conservation. Sur ce, etc.
144. DE D'ALEMBERT.
Paris, 31 octobre 1774.
Sire,
M. Grimm, qui n'est de retour ici que depuis très-peu de jours, m'a remis de la part de V. M. un paquet contenant certain Dialogue entre deux dames qui, chacune de leur côté et à leur manière, ont fait une fortune bien grande et bien inespérée, toutes deux d'ailleurs aussi<707> pucelles l'une que l'autre, et même que la Pucelle d'Orléans. Ce Dialogue m'a beaucoup diverti, et me ferait désirer beaucoup de voir un autre Dialogue en vers dont V. M. me fait l'honneur de me parler dans la lettre que je viens de recevoir de sa part. Je ne doute pas que le grand seigneur qu'on y fait parler, et la grande reine (car elle avait l'honneur de l'être) qui a l'honneur encore plus grand de se trouver dans certaine brillante généalogie, quoique un peu suspecte, je ne doute point, dis-je, que ces deux illustres interlocuteurs ne conservent parfaitement leur personnage.
J'aimerais bien mieux lire ce Dialogue que d'être occupé, comme je le suis en ce moment, des dissensions prêtes à embraser le sud de l'Europe, dont V. M. me fait l'honneur de me parler. J'ignore dans ma retraite les querelles des rois; je voudrais qu'ils fussent tous aussi pacifiques que V. M., et en même temps aussi prêts à faire la guerre; c'est le plus sûr moyen de l'éviter. Dieu nous préserve de ce fléau! Puisse-t-il au moins donner le temps à M. Turgot, notre nouveau contrôleur général, de réparer le mal que nous souffrons depuis si longtemps! On a eu raison d'en faire l'éloge à V. M.; c'est assurément un des hommes les plus instruits, les plus laborieux et les plus justes du royaume, d'une vertu à toute épreuve, et d'une probité incorruptible, dont il a déjà donné plus d'une marque depuis deux mois qu'il administre nos finances. Comme le Roi paraît aimer la justice, la vérité, les honnêtes gens, et qu'il déteste les flatteurs, les fripons et les hypocrites, j'espère qu'il prendra de jour en jour plus de confiance en cet homme éclairé et vertueux, et toute la France le souhaite pour le bonheur des peuples et pour la gloire du Roi.
On dit que ce prince va nous rendre l'ancien parlement, que son prédécesseur avait cassé. Celui qu'on y avait substitué était trop mal composé pour pouvoir subsister avec la confiance et la considération publique, nécessaires à des magistrats. Mais l'ancien avait aussi des reproches très-graves à se faire. Il faut espérer que la disgrâce<708> où il a été pendant quatre ans le rendra raisonnable et sage. Les fanatiques gémissent beaucoup de son rétablissement. C'est une raison pour qu'il ne soit plus à l'avenir superstitieux et fanatique, comme il ne l'a que trop été.
Je viens de mander à M. de Voltaire que V. M. a eu la bonté de m'envoyer le certificat favorable à M. d'Étallonde, qu'il me paraissait attendre avec impatience. Il est digne de V. M. de rendre justice à la conduite de ce jeune homme, si cruellement persécuté, et je ne désespère pas qu'un tel certificat ne lui procure enfin des jours plus heureux.
Toutes les lettres de Rome et d'Italie assurent que la mort du pape est un chef-d'œuvre de l'apothicairerie jésuitique. V. M. ne pourrait-elle pas fonder pour ces honnêtes gens, dans leur collége de Breslau, une chaire de pharmacie, dans laquelle ils paraissent être si versés? L'élection du successeur de Clément XIV sera un grand événement pour eux; mais je ne doute pas que les princes catholiques, qui connaissent si bien le savoir-faire de la Société, ne se réunissent pour engager le pape futur à laisser ce trésor aux princes qui ne vont point à la messe, et qui n'auront point à craindre, en communiant, le sort du pauvre empereur si bien régalé par le frère Sébastien de Monte-Pulciano.708-a
Je suis très-affligé de l'état du pauvre Catt; c'est un fidèle serviteur de V. M., et bien digne de l'intérêt qu'elle prend à son malheur. Je lui écris en détail au sujet du sculpteur, ne voulant pas importuner V. M. de ce détail. Ce sculpteur, Sire, a pris le parti d'aller lui-même incessamment à Berlin, à ses propres frais et risques, pour avoir l'honneur de se présenter à V. M., pour s'assurer si ses services lui conviennent, et pour avoir l'honneur de lui proposer lui-même ce qu'il désire d'obtenir d'elle en s'attachant à son service. Il sera<709> parti dans le temps où V. M. recevra cette lettre, et il ne tardera pas à la suivre.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
145. DU MÊME.
Paris, 10 novembre 1774.
Sire,
J'ai eu l'honneur d'annoncer à Votre Majesté, par ma dernière lettre, que le sieur Tassaert, qui désire d'entrer en qualité de sculpteur au service de V. M., se proposait de partir incessamment pour Berlin, à ses frais et risques, pour avoir l'honneur de se présenter lui-même à V. M. et de pouvoir s'assurer si ses talents, sa personne et son caractère lui conviennent. C'est lui, Sire, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M., et de savoir d'elle-même à quelles conditions elle jugera à propos de le prendre à son service. J'ai tout lieu de croire que par sa conduite, son habileté, et son zèle, il méritera les bontés de V. M.
Permettez-moi, Sire, de profiter de cette occasion pour demander à V. M. une grâce qui a rapport aux arts. J'ai vu ces jours derniers, entre les mains de M. Grimm, un portrait de V. M. en petit, qui vient de sa belle manufacture de porcelaine, et qui m'a paru si ressemblant et si parfait à tous égards, que je ne puis résister au désir d'en avoir un semblable. Y aurait-il, Sire, de l'indiscrétion à demander cette grâce à V. M.? Elle rappellerait sans cesse à mes yeux le monarque philosophe qui est sans cesse présent à mon cœur, et<710> pour lequel mon admiration, ma reconnaissance et mon profond respect ne finiront qu'avec ma vie. C'est avec ces sentiments que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.
146. A D'ALEMBERT.
15 novembre 1774.
J'ai été d'autant plus fâché de la maladie de Catt, qu'elle est d'un genre singulier. Des hémorroïdes qui ne voulaient pas fluer l'avaient mis dans l'état de Tirésias, sans qu'aucune déesse s'en fût mêlée. Les chirurgiens, qui se moquent des maux comme des déesses, prétendent le guérir par l'usage des mouches cantharides qu'on lui applique; il commence à revoir, mais la guérison n'est pas encore complète. Peut-être la Vierge l'a-t-elle puni d'avoir fait copier je ne sais quel Dialogue, et qu'ainsi je suis en partie cause de ce qui lui est arrivé. Ces sottises que je vous envoie ne sont bonnes qu'autant qu'elles amusent celui qui les compose, et qu'elles font rire ceux qui les lisent; ce sont les hochets de ma vieillesse, qui me procurent quelques moments de gaîté.
Je ne sais ce que je puis vous avoir mandé des troubles qui menacent le Sud; mais c'est à Tirésias à les prédire. Moi, pauvre reclus au fond du Nord, je ne sais pas trop ce qui se fera demain, bien moins encore dans un terme plus éloigné. Pour votre jeune roi, il se conduit sagement; ce que j'approuve surtout en lui, c'est la volonté qu'il a de bien faire; voilà tout ce qu'on peut prétendre de lui. Il a une grande tâche à remplir, et il ne pourra suffire à ses devoirs<711> qu'en se mettant bien au fait des choses, et en entrant dans un détail qui lui paraîtra étranger et nouveau, vu l'éducation qu'il a reçue. Que l'ancien parlement revienne, que le nouveau reste, c'est un spectacle qui trouvera en moi un esprit neutre et qui ne décidera qu'après qu'on aura vu la somme du bien ou du mal qui en résultera. Nous autres acataleptiques ne sommes pas gens à précipiter nos jugements; nous sommes convaincus que nos raisonnements nous trompent souvent, et qu'il n'est presque aucune matière qu'on puisse discuter jusqu'au bout. C'est par une suite de ce scepticisme que je vous prie de ne pas ajouter foi légèrement aux calomnies qu'on répand contre nos bons pères; rien de plus faux que le bruit qui a couru de l'empoisonnement du pape; il s'est fort chagriné de ce que, en annonçant aux cardinaux la restitution d'Avignon, personne ne l'en a félicité, et de ce qu'une nouvelle aussi avantageuse au saint-siége a été reçue avec autant de froideur. Une petite fille a prophétisé qu'on l'empoisonnerait tel jour; mais croyez-vous cette petite fille inspirée? Le pape n'est point mort en conséquence de cette prophétie, mais d'un desséchement total des sucs; il a été ouvert, et on n'a pas trouvé le moindre indice de poison. Mais il s'est souvent reproché la faiblesse qu'il a eue de sacrifier un ordre tel que celui des jésuites à la fantaisie de ses enfants rebelles; il a été d'une humeur chagrine et brusque les derniers temps de sa vie; ce qui, avec les débauches qu'il a faites, a contribué à raccourcir ses jours. Voilà la Société justifiée, et ce qui en reste n'aura besoin ni d'arsenal pour le coutelet, ni de pharmacie pour les potions expéditives.
Après avoir fait l'apologie de l'innocence de ces prêtres, il me sera bien permis d'y ajouter celle d'un pauvre officier que je vous ai adressé; je ne m'attends pas qu'on y fasse attention; ni plus ni moins, nous aurons fait notre devoir. Cette abominable superstition est plus enracinée encore en France que dans la plupart des autres pays de l'Europe. Vos évêques et vos prêtres n'en démordront pas si facile<712>ment; ce ne sera pas la raison qui les convertira; la nécessité, qui les forcera à ne point persécuter, est l'unique moyen qui reste pour les réduire à la tolérance. Je souhaiterais que ma lettre fût ouverte, et qu'elle tombât entre les mains de votre archevêque; il bénirait Dieu de ce que sa providence ne m'a pas fait naître sur le trône des Velches, et il en aimerait d'autant plus Louis XVI.
Nous jouissons ici d'une tranquillité parfaite, et je me flatte que cette heureuse situation pourra continuer, si l'on est sage. La paix est la mère des arts; il faut que le temple de Janus soit fermé pour les cultiver. C'est le temps que votre sculpteur712-a devait prendre pour venir ici; les morceaux que j'ai vus de sa façon sont élégants et de bon goût. Il trouvera d'abord de l'ouvrage en arrivant; pourvu que sa tête soit aussi sage que ses mains sont adroites, nous nous comporterons fort bien ensemble.
S'il vous faut des vers, en voici; ce seront vos étrennes; cela est bon pour amuser un moment, et voilà tout. Je n'apprends rien de votre santé, ce qui me fait soupçonner qu'elle est bonne; conservez-la soigneusement, c'est l'unique vrai bien dont nous puissions jouir. Personne ne s'intéresse plus à la conservation de Protagoras que le Philosophe de Sans-Souci. Sur ce, etc.
<713>147. AU MÊME.
Le 14 décembre 1774.
Le sculpteur est arrivé avec la lettre dont vous avez bien voulu le charger. Nous ferons notre accord, et il ne manquera pas d'ouvrage. Je vous suis obligé du choix que vous en avez fait. Les morceaux que j'ai vus de lui sont beaux, et je crois, sur votre témoignage, sa cervelle mieux organisée que celle de son prédécesseur.713-a J'aime mieux, s'il faut choisir, moins d'art et un esprit tranquille que plus d'habileté et une inquiétude et une fougue perpétuelle, dont un artiste désole tous ceux qui ont affaire à lui. A mon âge, la tranquillité est ce qu'il y a de plus désirable, et on sent de l'éloignement pour tout ce qui la trouble.
Grimm, qui est jeune, pense autrement. Je le crois tout déterminé à se jeter dans les grandes aventures. Je ne m'attendais pas qu'il eût mon portrait en porcelaine; j'ignorais même qu'il existât tel. Il faut être Apollon, Mars ou Adonis pour se faire peindre, et comme je n'ai pas l'honneur d'être un de ces messieurs, j'ai dérobé mon visage au pinceau autant qu'il a dépendu de moi. Si pourtant vous voulez avoir de cette porcelaine, j'en ferai une petite pacotille à Berlin, et je vous la ferai tenir la mieux conditionnée qu'il sera possible. Tirésias commence à recouvrer la vue; les organes n'ont pas été viciés, son mal n'a eu de cause qu'un sang ardent, porté avec véhémence à la tête par la suppression des hémorroïdes. Voilà des acci<714>dents auxquels la malheureuse humanité est assujettie. Et qu'on nous dise, après cela, qu'il ne faut pas de philosophie dans un des pires globes de cet univers! Il en faut beaucoup, mais plus pratique que spéculative; la première est un besoin, la seconde un luxe. Passez-moi, mon cher Pythagoras, cette assertion en faveur de l'estime que j'ai pour vous. Sur ce, etc.
148. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 décembre 1774, anniversaire de la bataille de Kesselsdorf.
Sire,
Il faut, et je n'ai pas de peine à le croire, que tous les commis de toutes les postes d'Allemagne, sans compter ceux des postes de France, aient été curieux de lire les vers que V. M. me fait l'honneur de m'envoyer; car le paquet qui contenait ces vers, et la lettre du 15 novembre qui y était jointe, ne me sont parvenus qu'à plus de trois semaines de date. Ce retard, joint à un rhumatisme qui m'a privé pendant quelques jours de l'usage du bras droit, m'a empêché de faire plus tôt à V. M. mes très-humbles et très-sincères remercîments sur la charmante pièce714-a dont elle a bien voulu me procurer la lecture. C'est en même temps un ouvrage plein de poésie et d'imagination, et une satire très-piquante et très-philosophique de tous les désordres dont nous autres malheureux Velches avons été les témoins et les victimes; satire qui a, d'ailleurs, un mérite très-rare dans<715> des ouvrages de cette espèce, celui de n'exagérer rien, et de ne point passer les bornes de la justice et de la vérité. Je l'ai lue et relue, Sire, avec le plus grand plaisir; je la relirai encore; c'est à V. M. qu'il appartient de donner à ses pareils de si utiles leçons. Je suis ravi de la bonne opinion que V. M. paraît avoir de notre jeune roi; il la justifie tous les jours par de nouveaux actes de justice et de bienfaisance. Je ne l'approcherai vraisemblablement jamais, et sûrement je n'aurai jamais rien à lui demander; mais je fais des vœux pour sa conservation, et je ne puis m'empêcher de remarquer combien il est heureux pour l'humanité que, de toute la maison de Bourbon, les deux princes les plus dignes du trône soient précisément les deux qui l'occupent aujourd'hui, le roi de France et le roi d'Espagne. Comme notre roi a le cœur droit et vertueux, on ne craint pour lui ni la séduction des flatteurs, ni celle des fripons; on ne craint que celle des hypocrites qui pourraient prendre le masque de la vertu; mais heureusement ces hypocrites ont si maladroitement montré ce qu'ils sont par la conduite scandaleuse qu'ils ont eue dans la maladie du feu roi, qu'on est persuadé que le jeune prince les a bien connus, et ne tombera pas dans leurs filets. Rien n'égale l'indignation de toute la France contre les instituteurs qui ont élevé ce monarque avec une négligence dont il se plaint lui-même. On espère au moins qu'il ne leur donnera pas sa confiance.
Nous attendons un pape, et nous espérons qu'il ne laissera de jésuites que dans les États de V. M., puisqu'elle veut bien les y souffrir. Je ne suis point étonné que V. M. ne croie pas à l'empoisonnement du pauvre pontife; elle ne pourrait garder un moment de si habiles apothicaires. Mais toutes les nouvelles d'Italie sont si positives et si bien circonstanciées à ce sujet, qu'il n'est pas possible d'en douter. V. M. me fait l'honneur de me demander si je crois cette petite fille inspirée. Je me flatte qu'elle me connaît assez pour ne pas me soup<716>çonner d'ajouter foi à de pareilles inspirations; mais ce que je crois plus volontiers, c'est que les fripons qui lui ont fait prédire la mort du pape avaient d'avance pris leurs mesures, ou étaient bien résolus de les prendre, pour que la prédiction fût vraie. Ainsi, n'en déplaise à V. M., je dirai toujours, comme Caton, qu'il faut détruire Carthage;716-a mais j'ajouterai que, à l'exception des empoisonneurs, s'ils sont convaincus, il serait barbare de rendre malheureux et de réduire à la misère et au désespoir les individus qui habitaient Carthage, et qu'il faut tâcher de transformer en bons et honnêtes citoyens ceux qui auraient été des jésuites ambitieux et intrigants.
J'espère que le sculpteur sera arrivé quand V. M. recevra la lettre que j'ai l'honneur de lui écrire. J'ai tout lieu de croire que V. M. sera aussi contente de sa personne qu'elle me paraît l'être de ses talents et de ses ouvrages; c'est un bon Flamand, droit et honnête, qui n'aura rien de plus à cœur que de se montrer digne des bontés de V. M. Il a dû remettre à V. M. une lettre dans laquelle je lui demande instamment une grâce, que je la prie de ne pas me refuser. C'est de vouloir bien me donner son portrait, fait à sa belle manufacture de porcelaine, et pareil au portrait en petit, très-beau et très-ressemblant, que j'ai vu entre les mains de M. Grimm. Ce portrait, Sire, sera pour moi l'étrenne la plus précieuse que j'aie reçue de ma vie, et le présent le plus cher dont V. M. puisse me gratifier et m'honorer.
Je travaillerai, Sire, avec tout le zèle possible à faire rendre justice à l'officier auquel V. M. s'intéresse. J'ai déjà fait à ce sujet, conjointement avec quelques amis honnêtes et aussi zélés que moi, mais plus considérables et plus accrédités, des démarches qui, à ce que j'espère, ne seront pas infructueuses; mais il faut du temps et de la prudence pour mener à bien cette affaire. Quand il en sera temps, je saurai faire valoir, si je le crois nécessaire, l'intérêt que V. M. veut<717> bien y prendre, et j'espère que son nom mettra quelque poids dans la balance.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux que je fais pour vous au commencement de l'année qui va être, si je ne me trompe, la trente-sixième de votre glorieux règne, et qui ne fera qu'accroître les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de profond respect avec lesquels je suis, etc.
403-a Voyez t. XXI, p. 297.
403-b Le 2 juin 1746. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 276 et 277.
403-c Le Roi a écrit de sa main au bas de cette lettre : « Un compliment obligeant, en lui insinuant qu'on aimerait mieux le voir lui-même ici que son livre. Fr. »
404-a Réflexions sur la cause générale des vents. Pièce qui a remporté le prix proposé par l'Académie royale des sciences de Berlin, pour l'année 1746. Par M. d'Alembert, des Académies royales des sciences de Paris et de Berlin. A Paris, 1747, in-4. A la tête de cette édition se trouve la lettre dédicatoire que nous donnons ici; elle est intitulée A Sa Majesté Prussienne, et n'a pas de date.
404-b C'est à son entrée à Berlin, le 12 novembre 1741, après avoir reçu l'hommage de la BasseSilésie, que Frédéric fut, à ce qu'il paraît, nommé le Grand pour la première fois, par un poëte. (Voyez Helden-, Staats- und Lebensgeschichte Friedrichs des Andern, seconde édition, t. II, p. 387 et 388.) Son buste, sur la médaille gravée par Jean-George Holtzhey, à Amsterdam, en mémoire de la paix de Breslau, est entouré de la légende Fridericus Magnus, etc. Voltaire donne déjà ce titre à Frédéric dans sa lettre de juillet 1742 (t. XXII, p. 114); et le Roi fut généralement nommé ainsi dès la paix de Dresde.
406-a Probablement le Discours préliminaire de l'Encyclopédie.
406-b Voyez t. XX, p. 57 et 287.
406-c Nous donnons dans le premier Appendice, à la fin de cette correspondance : 1° trois lettres du marquis d'Argens à d'Alembert, avec les réponses de celui-ci, de 1752 et de 1753; 2° une lettre de Maupertuis à l'abbé de Prades, de 1753; 3° et deux lettres de d'Alembert à l'abbé de Prades, de 1755. Elles roulent toutes sur le désir que Frédéric éprouvait d'attirer d'Alembert auprès de lui.
408-a Voyez t. XII, p. 147-150.
409-a Jour de la bataille de Liegnitz. Voyez t. V, p. 72-76.
410-a Le Roi ne répondit pas à cette lettre. Voyez ci-dessus, p. 5, no 4.
410-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXIV, p. 199.
410-c Frédéric avait envoyé à d'Alembert ses Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie. Voyez t. IX, p. 69-86; t. XIX, p. 335, 338, 360 et 361; t. XXI, p. 169; t. XXII, p. 206 et 226; et t. XXIII, p. 346.
411-a Voyez t. IX, p. 72.
411-b Nous n'avons trouvé dans Zadig, ou la destinée, par Voltaire, aucun passage auquel cette citation puisse se rapporter.
412-a Fontenelle publia en 1688 ses Poésies pastorales, avec un Traité sur la nature de l'Églogue, et une Digression sur les anciens et les modernes.
412-b Boileau dit en parlant de l'Ode,
Art poétique
, chant II, vers 71 et 72 :Son style impétueux souvent marche au hasard;
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.
412-c Voyez t. XXI, p.386.
413-a Voyez t. XII, p. 250-254.
413-b Voyez t. V, p. 240.
415-a Voyez t. VI, p. 80; t. XIII, p. 11 et 96; t. XIX, p. 144 et 361; et t. XXIII, p. 407 et 412.
417-a Voyez le Médecin malgré lui, par Molière, acte I, scène VI.
417-b Bernis. Voyez t. IV, p. 38; t. X, p. 123; t. XVIII, p. 104; t. XIX, p. 25; t. XXIII, p. 25; et ci-dessus, p. 269.
419-a Voyez, dans le second Appendice, à la fin de cette correspondance, la lettre que d'Alembert écrivit de Sans-Souci, le 25 juin 1763, à madame du Deffand, au sujet de son séjour auprès de Frédéric.
422-a M. de Catt, qui avait copié cette lettre pour l'expédier, ajouta de sa main au bas de la minute du Roi : « M. d'Alembert avait envoyé à S. M. ses Œuvres de philosophie et de littérature, en quatre volumes. »
424-a Le Médecin malgré lui, acte I, scène II.
426-a Voyez t. VII, p. V et VI, et p. 141-147; et t. XVIII, p. 283.
426-b Ce mariage fut célébré le 14 juillet 1765.
431-a Jean-Henri Lambert, né le 26 août 1728 à Mulhouse, en Alsace, vint à Berlin en 1764, et fut présenté au Roi au mois de février de la même année. Il mourut à Berlin le 25 septembre 1777. Voyez, au sujet de la conversation à laquelle Frédéric fait allusion, J. G. Sulzer's Lebensbeschreibung von ihm selbst aufgesetzt, Berlin, 1809, p. 38 et 39, et J. H. Lambert nach seinem Leben und Wirken, von D. Huber. Basel, 1829, p. 14 et suivantes.
431-b Voyez ci-dessus, p. 21.
433-a Voyez t. XIX, p. 446.
433-b Tristes, livre I, élégie 1, v. 1. Voyez t. XXI, p. 26.
433-c Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur, qui l'attache au rivage.
Épître IV, Au Roi
, vers 113 et 114.434-a Evangile selon saint Jean, chap. XIV, v. 2.
434-b Sur la destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé. 1765, in-12.
435-a M. Thiébault.
436-a Voyez t. IX, p. 87-98.
436-b Dans sa lettre à l'électrice Marie-Antonie de Saxe, du 1er février 1768 (ci-dessus, p. 164), Frédéric déclare qu'il conservera les jésuites dans ses États; et dans sa lettre à Voltaire, du 18 novembre 1777 (t. XXIII, p. 467), il expose les raisons qui l'ont engagé à prendre cette résolution. Voyez aussi, plus bas, sa lettre à d'Alembert, du 7 janvier 1774. Il écrit à son frère le prince Henri, le 19 juin 1769 : « Le pape abolira les jésuites; mais je ne crois pas que nous y gagnions la moindre chose, parce que ces bons pères ont été mis à sec par les enfants chéris de l'Église, et sûrement qu'on les dépouillera du peu qui leur reste avant de les extirper. »
437-a Le 1er janvier 1765. Voyez t. XXIII, p. 103.
437-b La fin de cette phrase, à partir de « mais en même temps, » est omise dans les Œuvres posthumes, t. XI, p. 8; nous la tirons de la traduction allemande de cette correspondance, pour laquelle on s'est servi des manuscrits originaux. Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Nouvelle édition. Berlin, 1789, t. I, p. xxxI (b).
437-c Le Roi parle du marquis d'Argens, alors en France. Voyez t. XIX, p. 445. La bête du Gévaudan fut tuée le 20 septembre 1765, et reconnue pour un loup.
438-a Le prince héréditaire Pierre de Courlande alla, le 13 février, rendre ses devoirs au Roi à Potsdam, et s'en retourna à Berlin le 15.
438-b En 1762, on avait offert à d'Alembert la place de précepteur du grand-duc de Russie. C'est à cela que le Roi fait allusion. Voyez t. XIX, p. 428.
438-c Voyez ci-dessus, p. 21.
440-a Voyez t. XIX, p. 451.
440-b L. c., p. 447, et ci-dessus, p. 22.
441-a Claude-Henri Watelet, peintre et littérateur, nommé par d'Alembert un de ses exécuteurs testamentaires.
444-a Voyez Plutarque, Vie de Caïus Marius, chap. XL; voyez aussi notre t. XII, p. 213.
445-a Voyez t. XX, p. XIV, XV, et 232-234, nos 20, 21 et 22.
449-a Voyez t. XXIII, p. 463.
450-a Voyez t. XXIII, p. 114.
450-b L. c., p. 113 et 129.
450-c Ce furent les comédiens qui imaginèrent les premiers en France de poudrer les cheveux; les personnages bouffons se saupoudraient la tête et le visage de farine, pour se donner un air plus risible; de là vient l'expression triviale de Jean-Farine. Dictionnaire des Proverbes français (par Pierre de la Mésangère). Seconde édition. A Paris, 1821, p. 240.
453-a Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 7 août 1766 (t. XXIII, p. 115), et celle de Voltaire à d'Alembert, du 25 du même mois.
457-a Chicaneau dit, dans les
Plaideurs
de Racine, acte II, scène IV :Et j'ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents.
459-a Il s'agit probablement ici des pièces contre l'infâme dont Frédéric parle au commencement de sa lettre à Voltaire, du 16 janvier 1767, t. XXIII, p. 135.
459-b ... Duas tantum res anxius optat,
Panem et Circenses.
Satire X
, v. 80 et 81.460-a Évangile selon saint Matthieu, chap. XIX, v. 5 et 21.
461-a Les Œuvres complètes de Marmontel, A Paris, chez A. Belin, 1819, renferment, t. III, première partie, p. 301-322, les Lettres relatives à Bélisaire (de l'impératrice de Russie, du roi de Pologne, etc.). On n'y trouve pas la réponse de Frédéric à la lettre de Marmontel imprimée en tête de ces Lettres relatives à Bélisaire. Voyez d'ailleurs, dans notre t. XXIII, p. 153 et 154, la lettre de Frédéric à Voltaire, du 5 mai 1767.
463-a Voyez, t. XXIII, p. 151, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 2 mai 1767.
463-b L. c., p. 136, 137, 140, 144, 162 et suivantes.
463-c Iphigénie en Aulide, par Racine, acte I, scène II.
463-d Voyez t. XXIII, p. 140.
466-a Voyez t. XXIII, p. 137 et 153. C'est dans sa lettre à l'électrice Marie-Antonie, du 1er février 1768 (ci-dessus, p. 164), que Frédéric parle pour la première fois de son intention de conserver les jésuites.
467-a Voyez ci-dessus, p. 241.
468-a Le prince Henri, neveu du Roi, était mort le 26 mai. Voyez t. VII, p. 43 et suivantes.
468-b Morival d'Étallonde. Voyez t. XXIII, p. 142.
470-a Ce mariage fut célébré le 4 octobre 1767. Voyez t. XXIII, p. 156, et ci-dessus, p. 156 et 157.
472-a La Piété filiale, ou l'Honnête criminel, drame en cinq actes et en vers, par CharlesGeorge Fenouillot de Falbaire, né en 1727, mort en 1800.
473-a Voyez t. XII, p. 90.
474-a Frédéric veut probablement parler du Huron, par l'abbé Du Laurent, et de Cosroès, par Lefevre; ces deux tragédies sont de 1767. Le 27 mai de la même année, on joua aussi à Paris Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny.
478-a Allusion au bref du 30 janvier 1768, par lequel Clément XIII excommunia tous ceux qui avaient eu part aux édits de Ferdinand, duc de Parme. Voyez ci-dessus, p. 167.
480-a Madame Denis. Voyez t. XXII, p. 354 et 355, et t. XXIII, p. 62.
482-a Voyez ci-dessus, p. 170.
484-a Comédie de Molière, acte I, scène II.
485-a Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet par Molière, acte I, scène I.
486-a Profession de foi des théistes, par le comte Da . . . Au R. D. Traduite de l'allemand. 1768. Cet opuscule se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIV, p. 112-142.
487-a Voyez t. XV, p. 11-21, et t. XIX, p. 474.
488-a D'Alembert fait allusion au Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, en l'année 1750, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Voyez les Œuvres de J.-J. Rousseau, édition ornée de figures, etc. Paris et Amsterdam, 1797, in-4, t. VII, p. 7-46. Voyez aussi notre t. IX, p. x, et p. 198 et 199.
491-a Les juifs orthodoxes qui vivent hors de leur pays ont coutume de mettre une poignée de terre de Jérusalem sous le corps de leurs morts, afin que ceux-ci reposent sur terre sainte.
492-a Voyez t. XXIII, p. 154.
493-a Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLV, p. 1-135.
494-a Voyez t. XXIII, p. 419.
495-a Le marquis d'Argens. Voyez t. XIX, p. 443.
496-a Elle était accouchée, le 23 mars 1769, d'un prince qui mourut le même jour.
497-a Clément XIII était mort le 2 février 1769; son successeur, Clément XIV (Ganganelli), fut élu le 19 mai suivant.
497-b Voyez t. XIV, p. XV, no XL, et p. 195.
498-a Jean-Henri Wieber ou Wiber, auteur des Principia philosophiae antiperipateticae. Ratisbonne, 1707, in-12.
499-a Voyez t. X, p. 157; t. XIV, p. 294; et t. XIX, p. 137.
499-b Voyez t. XXIII, p. 408, et Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, par J.-D.-E. Preuss, t. III, p. 258 et 259.
500-a Traduction libre ou plutôt paraphrase des huit premiers vers de l'ode Justum et tenacem, etc., liv. III, ode 3.
502-a Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 4.
502-b Synonymes français, leurs différentes significations, etc., par M. l'abbé Girard; nouvelle édition, considérablement augmentée, etc., par M. Beauzée. A Paris, 1769, deux volumes.
503-a Institution de la religion chrétienne. La première édition est de Bâle, 1535, in-8.
504-a Évangile selon saint Jean, chap. XVIII, v. 36.
504-b Voyez t. XXIII, p. 178.
506-a Ces vers sont une variation de deux vers de l'Épître LIV de Voltaire, A madame du Châtelet. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XIII, p. 124. Quant aux mots croasse dans la fange, voyez notre t. X, p. 12; t. XVIII, p. 22 et 109; et t. XXI, p. 36.
506-b M. de la Grange.
507-a Le philosophe platonicien Athénagoras naquit à Athènes au deuxième siècle de l'ère vulgaire. Jeune encore, il embrassa la religion chrétienne, et alla s'établir à Alexandrie, où il ouvrit une école dans laquelle il se proposa de concilier les dogmes de sa nouvelle religion avec ceux de l'Académie. Nous avons de lui deux ouvrages : un Traité de la résurrection des morts; et une Apologie de la religion chrétienne, qu'il adressa aux empereurs Marc-Aurèle et Commode. Peut-être Frédéric n'a-t-il écrit Athénagoras que par méprise au lieu d'Anaxagoras, surnom qu'il donne ordinairement à d'Alembert.
508-a La jument Borak transporta en une nuit le prophète Mahomet de la Mecque à Jérusalem. Voyez le Coran, chap. XVII. - D'Alembert fait allusion à la guerre entre les Russes et les Turcs.
510-a Voyez ci-dessus, p. 189.
510-b Voyez t. VI, p. 27 et 28, et t. XXIII, p. 158.
512-a Voyez t. XXIII, p. 244.
512-b Léonard Cochius, prédicateur de la cour, à Potsdam. Ses Recherches sur les penchants remportèrent le prix le 2 juin 1768.
514-a La copie de cette lettre que nous devons à la direction des Archives de Darmstadt porte très-distinctement Schoins, mot dont le sens nous est absolument inconnu.
515-a Voyez t. XIII, p. 24-27, et t. XXIII, p. 163.
515-b Frédéric-Henri-Emile-Charles, fils du prince Auguste-Ferdinand de Prusse, né le 21 octobre 1769, et mort le 9 décembre 1773.
517-a Voyez t. XIII, p. 27.
519-a En 1764, Diane-Adélaïde de Mailly-Nesle, duchesse de Lauraguais, l'une des maîtresses de Louis XV, plaidait en séparation contre son mari. Les lettres de Voltaire au maréchal de Richelieu, du 21 juillet 1764, et au marquis de Villette, du 1er septembre 1765, font supposer que c'est de ce même duc de Lauraguais que le Roi fait ici mention.
519-b Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse. Voyez, t. VI, p. 25; t. XX, p. 197; et ci-dessus, p. 221 et 222.
519-c Essai sur l'amour-propre envisagé comme principe de morale. Voyez t. XXIII, p. 166 et 169, et ci-dessus, p. 210.
523-a Voyez le Dictionnaire historique et critique de Bayle, article Diagoras, surnommé l'Athée.
523-b L'édition Bastien, t. XVII, p. 149, porte : « de jeter les yeux sur mes Éléments de philosophie, au chapitre de la Morale, t. II, p. 179 et suivantes. » Nous ne connaissons pas les sources où ces deux recueils ont pris leur texte; mais nous avons trouvé les passages cités par d'Alembert dans ses Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie. Nouvelle édition. A Amsterdam, 1773, t. IV, p. 79 et 92.
524-a Voyez t. XXIII, p. 169.
529-a Voyez t. XXIII, p. 424 et 425.
530-a Polybe dit, livre X, chap. II, que Scipion le premier Africain s'était fondé sur des songes et sur des augures pour reculer les bornes de l'empire romain, et qu'il faisait passer tous ses desseins pour des inspirations des dieux.
530-b Voyez t. XXIII, p. 60, et ci-dessus, p. 311.
531-a Voyez t. XVII, p. 142.
531-b La canonisation de Cucufin. Voyez t. XXIII, p. 177.
531-c Voyez t. XX, p. 315, 320 et suivantes, et t. XXIII, p. 112.
531-d Voyez ci-dessus, p. 151 et 167.
531-e L. c., p. 213.
536-a Voyez t. IX, p. 160 et 161; t. XIV, p. 293; et t. XXIII, p. 176.
537-a Voyez t. IX, p. IX, no XI, et p. 149-175; et t. XXIII, p. 176.
538-a Tobie, chap. IV, v. 16, et saint Matthieu, chap. VII, v. 12.
539-a Le Français à Londres, comédie de L. de Boissy, scène VIII : « Je m'appelle Jacques Rosbif, et non pas monsieur. Je vous ai dit cent fois, ma mie, que ce nom-là m'affligeait les oreilles; il y a tant de faquins qui le portent .... »
540-a Voyez t. IX, p. 166 et 167.
541-a Voltaire écrit à d'Alembert, de Ferney, le 27 avril 1770 : « Il ne serait pas mal que Frédéric se mît au rang des souscripteurs; cela épargnerait de l'argent à des gens de lettres trop généreux qui n'en ont guère. Il me doit cette réparation, et vous êtes le seul qui soyez à portée de lui proposer cette bonne œuvre philosophique. » Il écrit au même, le 21 juin suivant : « A l'égard de Frédéric, je crois qu'il est absolument nécessaire qu'il soit de la partie. Il me doit, sans doute, une réparation comme roi, comme philosophe, et comme homme de lettres; ce n'est pas à moi à la lui demander, c'est à vous à consommer votre ouvrage. » - Voyez notre t. XXIII, p. 28.
542-a Voyez t. IX, p. IX et x, n° XII, et p. 177-194.
544-a Voyez t. XIV, p. 323; t. XV, p. 151 et 152; t. XXII, p. 102 et 103; et enfin, ci-dessus, p. 148.
545-a Le sculpteur Pigalle exécuta cette statue de Voltaire, et se rendit pour cet effet à Ferney, au mois de juin 1770. Voyez la lettre de d'Alembert à Voltaire, du 30 mai 1770, et celle de Voltaire à Frédéric, du 20 août de la même année (t. XXIII, p. 188 de notre édition). Voyez aussi t. VII, p. 40; t. XIII, p. 46; et t. XIX, p. 438.
546-a Cette lettre se trouve déjà dans le Commentaire historique sur les Œuvres de l'auteur de la Henriade, etc. Avec les pièces originales et les preuves (publié par Wagnière, secrétaire de Voltaire, et revu par celui-ci). Bâle, 1778, p. 96-98. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 380-382.
548-a Voyez t. XIV, p. 20; t. XXI, p. 222; et t. XXIII, p. 191.
551-a Voyez la lettre de d'Alembert à Voltaire, du 9 août 1770. Voyez aussi notre t. XXIII, p. 188.
551-b D'Alembert écrit à Voltaire, le 21 décembre : « Le roi de Prusse vient d'envoyer deux cents louis pour la statue; je l'apprends dans ce moment. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVI, p. 540.
552-a D'Alembert écrit à Voltaire, de Paris, le 12 août 1770 : « Je lus hier à l'Académie française la lettre du roi de Prusse, et elle arrêta, d'une voix unanime, que cette lettre serait insérée dans ses registres, comme un monument honorable pour vous et pour les lettres. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVI, p. 383.
553-a Le Roi partit le 15 pour la Silésie; la date de cette lettre est donc inexacte. Voyez t. XXIII, p. 186.
555-a Voyez t. X, p. 58; t. XII, p. 215; t. XIII, p. 91; et t. XIV, p. 113.
555-b Banquier de Frédéric à Paris. Voyez t. XIX, p. 449.
556-a Voyez t. XXIII, p. 192.
557-a Voyez t. XXI, p. 158.
563-a Voyez Virgile, Énéide, liv. I, v. 21; voyez aussi notre t. XXI, p. 54, et ci-dessus, p. 261.
563-b Le 17 mai, on faisait à Toulouse une procession en mémoire de la victoire remportée par les catholiques sur les protestants en mai 1562.
564-a Allusion aux persécutions exercées contre les Vaudois. Le président de Thou en parle dans son Histoire universelle, publiée à la Haye, 1740, in-4, t. I, p. 542, chap. VI, année 1550. - Voici ce qu'en dit Daniel, dans son Histoire de France, année 1545 : « Les deux cantons de Mérindol et de Cabrières furent entièrement désolés; il y eut jusqu'à vingt-deux bourgs ou villages saccagés et brûlés, et quelques-uns de ces malheureux, qui avaient évité la mort, furent envoyés aux galères. »
564-b Frédéric veut parler des Éléments de philosophie, ouvrage qui forme le quatrième volume des Mélanges littéraires cités ci-dessus, p. 523, et qu'il nomme aussi Essais dans sa lettre à Voltaire, du 17 février 1770. Voyez t. XXIII, p. 169.
565-a Le 30 novembre 1770. (Variante de l'édition Bastien, t. XVII, p. 204.)
568-a Voyez t. XXIII, p. 185, 193 et 195.
568-b Cette discussion philosophique rappelle celle qui eut lieu en 1737 et 1738 entre Frédéric et Voltaire, sur la liberté. Voyez t. XXI, p. 101, 102, 108 et suivantes, p. 142 et suivantes; t. XXIII, p. 227 et 232; et ci-dessus, p. 79.
574-a Voyez t. XXIII, p. 278.
575-a Voyez t. XV, p. III, n° III, et p. 23-28; t. XXIII, p. 201.
575-b Voyez t. XVIII, p. 100 et 259. Grimm avait été à Berlin au mois de septembre 1769.
575-c Le 31 novembre 1770. (Variante de l'édition Bastien, t. XVII, p. 220.)
579-a Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel, se fit catholique en 1749. Voyez t. XXIII, p. 428 et 429.
579-b Voyez t. XIX, p. 174, et t. XX, p. 94.
580-a Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler.
Cinna
, acte V, scène III.581-a Facétie à M. de Voltaire. Rêve. Il en est fait mention ci-dessus, p. 575.
581-b Vers de l'empereur de la Chine, t. XIII, p. 43-46, et t. XXIII, p. 199 et 200.
583-a Voyez ci-dessus, p. 19.
587-a Voyez t. XIII, p. 44.
587-b Voltaire écrit à d'Alembert, de Ferney, le 8 avril 1771 : « Je n'entendrai jamais rien dans les champs Élysées, où je compte bien aller, qui vaille votre Dialogue entre Des Cartes et Christine. Je ne sais rien de plus beau que votre éloge du roi de Prusse. Il ne vous avouera pas tout le plaisir qu'il aura eu d'être si bien peint par vous dans l'Académie des sciences; mais il le sentira de toutes les puissances de son âme. Non, personne n'a rendu la philosophie et la littérature plus respectables. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVII, p. 123.
591-a Le 7 avril 1771. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 105.)
592-a Olaus Rudbeck, Atland eller Manheim. Atlantica sive Manheim vera Japheti posterorum sedes ac patria. Upsalae, 1675 et années suivantes, trois volumes in-folio.
592-b Le Roi aurait dû écrire classe, au lieu d'espèce. Il reproche à Linné d'avoir rangé l'homme et le cheval dans la même classe, celle des mammifères.
592-c Emmanuel Svedenborg, né à Stockholm en 1688, et mort le 29 mars 1772.
592-d René Des Cartes mourut à Stockholm en 1650.
593-a Le marquis d'Argens était mort à Toulon le 12 janvier 1771.
593-b Voyez t. XXIII, p. 399, et ci-dessus, p. 333.
593-c Voyez t. XIX, p. 356.
595-a Voyez t. XI, p. 57; t. XVII, p. 32; et t. XIX, p. 20.
596-a Voyez t. X, p. 110; t. XXI, p. 184; et t. XXII, p. 206.
597-a Gustave III, roi de Suède, arriva à Potsdam le 22 avril, et il partit de Berlin le 29, pour se rendre dans ses États. Voyez t. XXIII, p. 220 et 221.
597-b Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, et Lettre du pape Clément XIV au mufti Osman Mola. Voyez t. XV, p. xvIII, et 195-201; et t. XXIII, p. 221. Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 12 avril 1771 : « Je vous prie de cultiver avec soin votre correspondance avec l'impératrice de Russie; et s'il ne s'agit que de vous fournir quelque morceau qui puisse l'amuser, je vous enverrai, mon cher frère, dans quelques jours, une Lettre du pape au mufti, qu'on suppose être écrite il y a deux ans, assez raisonnablement ridicule pour amuser là-bas. » Il écrit au même, le 16 avril 1771 : « J'ai pris la liberté de vous envoyer hier la Lettre du pape au mufti, dont vous ferez l'usage qu'il vous plaira. »
598-a Desfonandrès dit, dans l'Amour médecin, par Molière, acte III, scène I : « Qu'il me passe mon émétique pour la malade dont il s'agit, et je lui passerai tout ce qu'il voudra pour le premier malade dont il sera question. »
599-a Les Folies amoureuses, par Regnard, acte II, scène VII.
601-a Voyez t. XIV, p. 256, et t. XXIII, p. 216.
601-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVIII, p. 381 et 382.
602-a La Cigale et la Fourmi, par La Fontaine.
603-a Peut-être dans l'Épître aux Romains, chap. VIII, v. 18, ou dans la seconde Épître aux Corinthiens, chap. IV, v. 17.
603-b Il est probable que ce mot du roi de Castille ne se rapportait qu'au système de Ptolémée. Il voulait simplement dire que, si Dieu avait fait le monde tel que le suppose ce philosophe, on pourrait lui donner de bons avis pour une autre fois. Voyez le Dictionnaire de Bayle, article Castille (Alphonse X du nom, roi de), note H.
610-a Charlotte-Christine-Sophie, fille de Louis-Rodolphe, duc de Brunswic-Blankenbourg, et femme du czarowitz Alexis, était morte le 1er novembre 1715.
610-b Ou plutôt d'Auban. Voyez la Correspondance littéraire, philosophique et critique, adressée à un souverain d'Allemagne, par le baron de Grimm et par Diderot, seconde édition, Paris, 1812, t. II, p. 1-9, et p. 77-79.
611-a Voyez t. XIV, p. 211-271, et t. XXIII, p. 231 et suivantes.
612-a Le cordelier Jean Petit, docteur de l'université de Paris, justifia publiquement l'assassinat du duc d'Orléans par le duc de Bourgogne (1407).
612-b Hermann Busembaum, jésuite, né en 1600 à Notteln dans l'évêché de Münster, mourut à Münster en 1668. Il prêcha la monstrueuse doctrine de l'homicide et du régicide.
612-c Voyez t. IV, p. 254, et t. XIV, p. 222.
614-a Voyez t. XIII, p. 86-88.
615-a Voyez t. XIV, p. 228.
615-b L. c., p. 196.
616-a Voyez ci-dessus, p. 610.
617-a Voyez t. XI, p. 232.
618-a Voyez t. XIX, p. 248.
619-a Helvétius mourut le 26 décembre 1771.
620-a Voyez t. XV, p. 37, et t. XXIII, p. 34.
622-a Art poétique, v. 343. Voyez t. XXI, p. 353.
624-a Guillaume van Haaren, le Tyrtée hollandais, né à Leeuwarden en 1713, mort en 1768. Voltaire lui adressa, en 1743, trois stances qui se trouvent dans le tome XII, p. 520 de ses Œuvres, édit. Beuchot.
625-a Allusion au titre d'un des contes de La Fontaine, Le Cocu battu et content, nouvelle tirée de Boccace.
627-a Discours de l'utilité des sciences et des arts dans un État. Voyez t. IX, p. x, et p. 195 à 207; t. XXIII, p. 238 et 239.
628-a Allusion à l'ouvrage de Rousseau cité ci-dessus, p. 488.
628-b Voyez t. XIV, p. 255 et suivantes.
629-a Voyez t. XIV, p. 252, et ci-dessus, p. 555.
630-a Essai général de tactique. A Londres (Paris) 1787. Le même auteur a fait un excellent Éloge de Frédéric.
630-b Quintilien, De institutione oratorio, liv. X, chap. 1, §. 112.
632-a Voyez ci-dessus, p. 21 et 431.
632-b Jacques Delille, né à Clermont-Ferrand le 22 juin 1738, et mort le 1er mai 1813. On a de lui des traductions en vers, entre autres celles de l'Énéide et des Géorgiques (voyez t. XXIII, p. 268), ainsi que plusieurs poëmes originaux.
633-a Voyez t. XXIII, p. 268.
634-a L'abbé Tamponnet, docteur de Sorbonne, avait été censeur de l'Encyclopédie.
634-b Le docteur Riballier était syndic de la Sorbonne lorsque ce corps censura le Bélisaire de Marmontel (1767).
634-c François Garasse, jésuite; Pascal en parle dans les Provinciales.
634-d Ammien Marcellin, ou les dix-huit livres de son histoire qui nous sont restés. Nouvelle traduction (par Moulines). A Lyon, 1776, trois volumes in-8. Voyez notre t. XXIII, p. 411 et 412.
636-a Voyez t. XV, p. 150; t. XVI, p. 174; t. XVIII, p. 253; t. XXI, p. 186; t. XXIII, p. 264; et ci-dessus, p. 118.
639-a De la félicité publique, ou considérations sur le sort des hommes dans les différentes époques de l'histoire. Amsterdam, 1772, deux volumes in-8.
641-a Ce portrait, petit in-8, gravé par M. B. (Marie-Louise-Adélaïde Boizot, née à Paris en 1748), et publié à Paris, chez Massard, a pour légende les mots : Frédéric II, roi de Prusse et électeur de Brandebourg, né le 24 janvier 1712. On lit au bas les vers suivants : Modeste sur un trône orné par la Victoire,
Il sut apprécier et mériter la gloire;
Héros dans ses malheurs, prompt à les réparer,
De Mars et d'Apollon déployant le génie,
Il vit l'Europe réunie
Pour le combattre et l'admirer.
641-b Boileau dit dans sa
première Satire
, vers 141-144 :Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse :
Et sans aller rêver dans le double vallon,
La colère suffit, et vaut un Apollon.
642-a Voyez ci-dessus, p. 436.
645-a Voyez t. XXIII, p. 247.
646-a Voyez t. XIV, p. 263 et 264.
647-a Voyez t. XXIII, p. 260.
654-a Voyez t. XI, p. 57 et 58; t. XX, p. I et II, p. 1-12; t. XXIII, p. 268.
656-a Proverbes de Salomon, chap. XXI, v. 1.
656-b Le 4 (1er) décembre 1772.
656-c Les Dauphins. Voyez t. XXIII, p. 256.
657-a Voyez t. XXIII, p. 256 et 257.
658-a Le 20 janvier 1773. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes.)
661-a Le Cochet, le Chat, et le Souriceau, fable de La Fontaine.
662-a Psaume LXX, selon la Vulgate. (Psaume LXXI, selon la traduction de Luther.)
662-b Libraires, le premier à Amsterdam, et le second à Genève.
663-a Voyez t. XIII, p. 111-118, et 119-125.
664-a M. Formey.
664-b Cet écrit nous est inconnu.
664-c Voyez t. XIII, p. 119.
665-a Auteur d'une Histoire de Jean Sobieski, roi de Pologne. Paris, 1761, trois volumes in-12.
668-a Voyez Cicéron, De Oratore, liv. II, chap. 86; Quintilien, De institutione oratoria, liv. XI, chap. 2; et Phèdre, Fables, liv. IV, fab. 24.
668-b Athalie, par Racine, acte III, scène VII.
669-a Voyez, dans le troisième Appendice, à la fin de cette correspondance, la lettre du comte de Guibert à Frédéric, du 14 juin 1773.
670-a Voyez t. X, p. 259-318.
671-a L'anecdote fictive racontée ici est un voile transparent sous lequel d'Alembert adresse des compliments à Frédéric; Arbèles signifie Rossbach.
671-b Voyez ci-dessus, p. 633.
672-a Louis-Joseph duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, remporta cette victoire sur le comte de Starhemberg le 10 décembre 1710.
673-a Voyez ci-dessus, p. 624.
676-a Voyez les Mémoires militaires de Louis de Berton des Balbes de Quiers, duc de Crillon. A Paris, 1791, p. 164 et suivantes.
678-a Voyez ci-dessus, p. 286, 291 et 292.
678-b Le Roman comique, par Paul Scarron, première partie, chap. XII. Combat de nuit.
678-c Voyez ci-dessus, p. 436, et t. XIX, p. 284 et 360.
678-d On trouve cette lettre à l'abbé Colombini, datée du 13 septembre 1773, dans l'ouvrage de Christophe-Gottlieb Murr, Briefe über die Aufhebung des Jesuiterordens (Sans lieu d'im+ pression), 1774, Stück III, p. 100. Elle paraît supposée. L'agent diplomatique de la Prusse à Rome était alors l'abbé Ciofani, et le nom de Colombini est tout à fait inconnu dans l'histoire de la diplomatie prussienne.
680-a L'histoire de ce jésuite, qu'on disait avoir été couronné en 1754, est une pure fiction; sa prétendue biographie a paru sous le titre de : Histoire de Nicolas Ier, roi du Paraguay et empereur des Mamelus. A Saint-Paul, 1756, quatre-vingt-huit pages in-8.
680-b Voyez t. XVIII, p. 96.
681-a Voyez t. XX, p. 197.
681-b Guillaume de Nassau, ou la fondation des Provinces-Unies (poëme épique en dix chants et en prose), par M. Bitaubé. Nouvelle édition, considérablement augmentée et corrigée. Paris, 1775, in-8. Voyez, au sujet de l'auteur, notre t. XXIII, p. 463.
682-a Le 3 décembre.
682-b Abraham-Joseph de Chaumeix dénonça l'Encyclopédie aux magistrats, et en signala les auteurs comme des impies. Il se retira à Moscou, où il mourut maître d'école.
682-c Voyez t. XIV, p. 1, et t. XXIII, p. 313.
684-a Au lieu de l'ordre, on lit Londres dans toutes les éditions, et même dans la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 163 et 164; mais il est évident que c'est une erreur, répétée par inadvertance. Frédéric dit ci-dessus, p. 334 : « On m'écrit de Paris que les jésuites se reforment en corps. »
684-b Le 8 février 1776, Frédéric, cédant aux instances de M. de Strachwitz, évêque suffragant de Breslau, décida que les jésuites cesseraient d'exister comme corporation, et qu'ils déposeraient le costume de l'ordre, mais qu'ils continueraient à fonctionner comme instituteurs de la jeunesse dans les écoles catholiques. Voyez Schlesische Provinzial-Blätter. Breslau, 1836, t. CIII, p. 333 et suivantes.
684-c Voyez ci-dessus, p. 436.
685-a Voyez t. XIV, p. II, et t. XXI, p. 298, 333 et 334.
685-b De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. Voyez t. XXIII, p. 283.
686-a Acte II, scène III.
690-a Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 7 décembre 1773 : « Nous avons ici un prince Salm et un Crillon, qui viennent de Ceuta pour aller se rafraîchir à Pétersbourg. Ce prince Salm a servi autrefois chez les Autrichiens, et a fait trois campagnes contre nous. Pour le peu que je l'ai vu, il me paraît fort aimable. Sa sœur est mariée à un grand d'Espagne. »
692-a Jean-Baptiste-Gaspard d'Ansse de Villoison, célèbre helléniste, naquit à Corbeil le 5 mars 1750, et mourut à Paris le 26 avril 1805. Son édition de l'Iliade, bien supérieure à toutes les éditions précédentes, parut à Venise, en 1788, grand in-folio.
693-a L'Eunuque, acte II, scène II.
694-a Voyez t. XIV, p. 340 et 398.
694-b Voyez t. XIX, p. 108 et 109; t. XXIII, p. 177; et ci-dessus, p. 97.
694-c Voyez ci-dessus, p. 92 et 333.
695-a Voyez t. XIV, p. 256, et t. XXIII, p. 216.
698-a Voyez ci-dessus, p. 292.
699-a Voyez t. XXIII, p. 321.
699-b Louis XV mourut le 10 mai 1774.
699-c Lieutenant de police, à Paris.
701-a Voyez t. XIX, p. 208, et t. XXIII, p. 176.
701-b Voyez t. XXIII, p. 101 et 322, et ci-dessus, p. 298 et 299.
702-a Voyez t. VI, p. 71.
703-a Turgot. Voyez ci-dessus, p. 603.
705-a Voyez t. XIV, p. xvIII, et 298-316; t. XXIII, p. 322.
706-a Morival d'Étallonde. Voyez t. XXIII, p. 330 et 331, et ci-dessus, p. 468.
708-a Voyez t. XII, p. 148.
712-a Jean-Pierre-Antoine Tassaert, l'auteur des statues du général de Seydlitz (1781) et du feld-maréchal Keith (1786), qu'on voit sur la place Guillaume, à Berlin, fut baptisé le 19 août 1727, à Anvers, en la paroisse de Saint-Georges, et mourut à Berlin le 21 janvier 1788.
André Schlüter (t. I, p. 125 et 261), qui fut baptisé le 22 mai 1664, dans l'église de Saint-Michel, à Hambourg, et qui mourut en Russie en 1714, avait travaillé à l'embellissement de Berlin de 1694 à 1713. Après lui, l'art de la sculpture n'eut plus de représentant dans cette ville jusqu'à Tassaert. Avec celui-ci commence une série d'artistes qui ont continué jusqu'à présent à décorer de leurs ouvrages les places de notre capitale.
713-a Frédéric parle probablement de Sigisbert Michel, successeur de Gaspard-Balthasar Adam (t. XIX, p. 233), Français comme lui, et mort en 1761; Michel acheva la statue du feld-maréchal comte de Schwerin, commencée par Adam, et érigée sur la place Guillaume le 28 avril 1769. Il retourna à Paris en 1770.
714-a Louis XV aux champs Élysées. Voyez ci-dessus, p. 705.
716-a Plutarque, Vie de Marcus Caton, chap. XXVII.