<608>

106. DE D'ALEMBERT.

Paris, 8 novembre 1771.



Sire,

Je vois, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'on n'est guère plus heureux au nord qu'au midi de notre pauvre Europe. Dans la précédente lettre, votre philosophie prévoyante se moquait un peu de notre embarras causé par nos sottises, et j'avais pris la liberté de la comparer à la fourmi qui se moque de la cigale; mais en ce moment, grâce à la divine providence qui arrange si bien toutes choses, tout est cigale, des Pyrénées à la mer Glaciale. Si je n'avais pas pour cette sainte providence le profond respect qu'elle mérite, je prendrais, je l'avoue, en ce moment, un peu d'humeur contre elle, et je suis presque assuré que V. M. la partagerait; car enfin, si nous avons pu en France prévoir et même empêcher une partie de la détresse où nous sommes, V. M. n'est pas dans le même cas. Cela me rappelle ce que disait un fameux maître à danser, nommé Marcel, à une femme son écolière, qui avait les pieds en dedans : « Madame, lui disait-il en lui montrant un crucifix qui était dans sa chambre, vous avez les jambes aussi mal tournées que ce crucifix-là; il est vrai que pour lui, ce n'est pas sa faute. » Mais laissons là, Sire, et les cigales, et les crucifix. V. M. croit que pour nous tirer du bourbier il faudrait crier sur la place : Crédit rétabli! Il y aurait, ce me semble, un autre mot à crier auparavant : Economie! Sans cela on répondrait au premier cri, comme les marchands qui veulent de l'argent : Crédit est mort. Mais il sera, je crois, encore plus difficile de crier efficacement économie à nos déprédateurs que de crier modération à Voltaire et de le persuader. Je ne lui écris guère sans l'exhorter à mépriser les chenilles qu'il écrase, et à ménager les hommes de mérite qu'il vilipende; et V. M.<609> voit comme il profite de mes remontrances. Il faut prendre le parti de laisser aller les choses et les hommes, et dire, non pas : Tout est bien, comme Pope, mais : Tout est comme il peut. Les lettres auraient pourtant d'autant plus besoin de se respecter elles-mêmes, qu'il me semble qu'elles sont dans une situation moins favorable que jamais; il me semble même que dans presque toute l'Europe on est assez disposé à les opprimer. On prétend qu'on va supprimer ici le collége royal fondé par François Ier, le Père des lettres; ce ne peut pas être pour la dépense, car je doute qu'il en coûte vingt mille francs à l'État pour tous les professeurs de ce collége; à moins qu'on n'imagine d'affamer la philosophie pour la faire taire, ce qui serait fort bien imaginé. J'avoue que la philosophie a rendu aux souverains de grands services, ne fût-ce qu'en détruisant la superstition qui les rendait esclaves des prêtres; mais le champ est labouré, on n'a plus besoin des bœufs qui ont tiré la charrue, et on ne se soucie pas de les nourrir. J'ai tiré, Sire, la charrue le mieux que j'ai pu, et selon mon petit pouvoir; V. M. a bien voulu regarder mes efforts avec bonté; je lui dois la première récompense de mes travaux. Je lui dois plus encore, ma subsistance dans le moment présent, grâce aux bienfaits dont elle a bien voulu m'honorer l'année dernière; mon économie ménagera le plus longtemps qu'elle pourra ces bienfaits, et elle aura recours sans hésiter au bienfaiteur quand ils lui manqueront.

J'ai pour le présent une autre grâce à demander à V. M.; ce serait de vouloir bien faire chercher dans la bibliothèque de Magdebourg (si cette bibliothèque, qui existait dans le dernier siècle, n'a pas été transportée ailleurs) un ouvrage de Pline le naturaliste qu'on prétend se trouver dans cette bibliothèque. Je doute beaucoup, Sire, de la vérité de cette anecdote; je n'ennuierai point V. M. des raisons sur lesquelles est fondé mon doute; mais enfin l'objet est assez important pour s'en éclaircir de manière à n'y plus revenir. Il s'agit d'une Histoire, en vingt livres, des guerres des Romains contre les diffé<610>rents peuples de la Germanie. La littérature, qui a déjà tant d'obligations à V. M., lui en aurait une nouvelle, si elle voulait bien donner les ordres pour vérifier ce fait, et pour s'assurer au moins que ce précieux manuscrit n'existe pas, comme il n'y a que trop lieu de le croire.

En priant V. M. de vouloir bien faire éclaircir cette anecdote, je prendrai la liberté de lui en apprendre une autre. Il est mort au mois de janvier dernier, dans un village nommé Vitry, tout près de Paris, une femme qui y vivait assez obscurément, et même assez pauvrement, et qu'on assure avoir été la veuve du czarowitz Alexis,610-a que son père le czar Pierre Ier fit mourir. Si la chose était vraie, cette femme serait la belle-sœur du feu empereur Charles VI, dont la femme était Wolfenbüttel, comme celle du czarowitz. Cette dernière, à ce qu'on répandit dans le temps, était morte d'un coup de pied dans le ventre que son mari lui avait donné dans une grossesse; mais on prétend qu'on avait enterré une bûche à sa place, qu'elle s'était enfuie de Russie, qu'elle a été à la Louisiane, et de là à l'Ile de France, où elle avait épousé un officier nommé Maldack,610-b dont elle portait le nom à sa mort. Plusieurs circonstances réunies, et dont la réunion forme d'assez fortes preuves, paraissent prouver que cette femme était réellement la veuve du prince Alexis; il paraît certain qu'elle recevait une pension de la cour de Brunswic, et peut-être V. M. pourrait-elle en savoir davantage par cette voie.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


610-a Charlotte-Christine-Sophie, fille de Louis-Rodolphe, duc de Brunswic-Blankenbourg, et femme du czarowitz Alexis, était morte le 1er novembre 1715.

610-b Ou plutôt d'Auban. Voyez la Correspondance littéraire, philosophique et critique, adressée à un souverain d'Allemagne, par le baron de Grimm et par Diderot, seconde édition, Paris, 1812, t. II, p. 1-9, et p. 77-79.