109. A D'ALEMBERT.
26 janvier 1772.
Je vois par votre réponse qu'il y a beaucoup d'objets qui gagnent à être vus de loin. La confédération de Pologne pourrait bien être de ce nombre. Nous qui sommes les voisins de cette nation agreste, nous qui connaissons les individus et les chefs du parti, nous ne les croyons dignes que de sifflets. Cette confédération s'est formée par le fanatisme; tous les chefs en sont divisés, chacun a ses vues et ses projets différents; ils agissent avec imprudence, combattent avec couardise, et ne sont capables que du genre de crimes que des lâches peuvent commettre. Si j'avais un évêque Turpin617-a ou un abbé Trithème à ma disposition, je le citerais volontiers; mais comme personne ne sait écrire en Pologne, je suis réduit à être moi-même le garant des faits que j'annonce dans ce poëme. Or, comme ce n'est point une démonstration géométrique, il m'a paru que j'avais la licence de me livrer à mon imagination. Je ne vous réponds pas que l'évêque de Kiovie ait réellement en sa résidence le tableau de la<618> Saint-Barthélemy; mais il pourrait l'avoir. Henri III avait assisté à cette sainte boucherie; il peut l'avoir fait peindre, et avoir donné le tableau à l'évéque de Kiovie d'alors, comme un témoignage de son orthodoxie, et cet évêque peut l'avoir laissé à celui d'à présent, qui ne demanderait pas mieux, s'il en avait le pouvoir, que de renouveler un pareil massacre dans sa patrie. Vous avez vu, par l'attentat que ces misérables avaient projeté contre leur roi, de quoi leur esprit de vertige les rend capables. La cause de leur haine contre ce prince est qu'il n'est pas assez riche pour leur donner des pensions au gré de leur cupidité; ils aimeraient mieux un prince étranger qui pût fournir de son domaine à leurs profusions. Je plains les philosophes qui s'intéressent à ce peuple méprisable à tous égards. On ne peut les excuser qu'en considération de leur ignorance. La Pologne n'a point de lois, elle ne jouit pas de ce qu'on appelle liberté; mais le gouvernement a dégénéré en une anarchie licencieuse; les seigneurs y exercent la plus cruelle tyrannie sur leurs esclaves. En un mot, c'est de tous les gouvernements de l'Europe, si vous en exceptez les Turcs, le plus mauvais. J'insère dans cette lettre deux chants du même poëme, qui auront toujours quelque mérite, s'ils servent à dissiper les vapeurs de ceux qui les liront.
Vous vous imaginez qu'on fait aussi facilement une paix entre des puissances ennemies que de mauvais vers; cependant j'entreprendrais plutôt de mettre toute l'histoire des Juifs en madrigaux618-a que d'inspirer les mêmes sentiments à trois souverains, entre lesquels il faut compter deux femmes. Quoi qu'il en soit, je ne me décourage pas, et il n'y aura pas de ma faute si cette paix ne se conclut pas aussi vite que je le désire. Quand la maison de notre voisin brûle, il faut éteindre le feu, pour qu'il ne gagne pas la nôtre. Voilà comme agit le quinzième des Louis. Sans ses soins infinis, déjà l'Espagne et l'Angleterre se battraient dans les quatre parties du monde connu; chaque<619> année qu'il prolonge la paix doit rétablir ses finances. Un royaume comme la France est inépuisable en ressources, et il faut être bien maladroit, avec quatre cents millions de livres de revenus, pour ne pouvoir pas payer ses dettes. Vos Académies vont s'enrichir, et vos académiciens rouler sur l'or.
Pour le pauvre Helvétius, il ne roulera sur rien; j'ai appris sa mort619-a avec une peine infinie; son caractère m'a paru admirable. On eût peut-être désiré qu'il eût moins consulté son esprit que son cœur. Je crois qu'il paraîtra de lui des œuvres posthumes; une rumeur se répand qu'il y a un poëme de lui sur le Bonheur, dont on dit du bien; si on l'imprime, je l'aurai. L'ouvrage de Pline qu'on a prétendu être à Magdebourg ne s'est point trouvé; on dit que le manuscrit est à Augsbourg, mais ce ne sont que des discours vagues; il est apparent que ce Pline n'existe nulle part. L'histoire de madame de Maldack, soi-disant czarowitzine, n'est pas plus vraie. Cette personne a été, ce me semble, fille de garde-robe de la princesse dont elle a pris le nom. Son histoire est un tissu de faussetés. Jamais la comtesse Königsmarck n'a mis le pied en Russie; le comte de Saxe n'avait jamais vu la femme du czarowitz; donc il ne pouvait pas la reconnaître dans madame de Maldack. Observez surtout que si une princesse, comme elle prétendait l'être, s'était sauvée comme par miracle de la Russie, elle aurait cherché un asile naturel dans le sein de sa famille, et ne ferait pas l'aventurière comme la créature dont vous parlez. Elle peut avoir eu quelque ressemblance avec sa maîtresse; c'est sur quoi elle a fondé son imposture, pour avoir quelque considération; mais elle s'est bien gardée de paraître à Brunswic, parce que la czarowitzine était trop connue de sa famille pour qu'on pût abuser tous ses parents par une ressemblance vague et par des propos qui auraient décelé la friponnerie.
Vous me chargez d'une autre commission plus embarrassante<620> pour moi, d'autant plus que je ne suis ni correcteur d'imprimerie, ni censeur de gazettes. Je crois que la famille de Loyseau de Mauléon a été à l'école chez Le Franc de Pompignan;620-a elle suppose toute l'Europe les yeux fixés sur elle, et l'univers uniquement occupé de cette famille. Pour moi, qui vis en Allemagne, et qui sais ce qui se passe, je puis assurer avec honneur à la famille de Mauléon qu'un très-petit nombre de personnes sait qu'elle existe, et que ceux qui la connaissent le mieux sont peut-être une quarantaine de personnes qui ont lu un factum fait par cet avocat en faveur de Calas. Je puis vous protester que personne ne s'oppose en Allemagne à la noblesse de cette famille; qu'il est très-indifférent à la diète de Ratisbonne que cet avocat soit mort d'un polype au cœur ou d'un crachement de sang, que la duchesse d'Orléans ait consulté son père ou non; et qu'enfin tous les avocats de Paris, la cour des aides, la Tournelle, la grand'chambre, les présidents à mortier et le chancelier peuvent vivre et mourir comme bon leur semble; on promet même de l'ignorer en Allemagne. Pour le gazetier du Bas-Rhin, la famille de Mauléon trouvera bon qu'il ne soit point inquiété, vu que, sans la liberté d'écrire, les esprits restent dans les ténèbres, et que tous les encyclopédistes (dont je suis disciple zélé), en se récriant contre toute censure, insistent sur ce que la presse soit libre, et que chacun puisse écrire ce que lui dicte sa façon de penser. Faites prendre ceci comme une poudre tempérante à la famille de l'avocat; elle donne quelques symptômes de fièvre chaude, qu'il sera bon de prévenir par des saignées et de fréquentes émulsions. Que de personnes, mon bon d'Alembert, qui ne voient les objets qu'à travers ces grandes lunettes avec lesquelles on observe les satellites de Saturne! Il faudrait mettre leurs yeux pour quelque temps au régime du microscope, pour leur apprendre à mieux apprécier les grandeurs des figures,<621> et, s'il se pouvait, la leur propre; mais je n'en ai que trop dit aujourd'hui. Sur ce, etc.
617-a Voyez t. XI, p. 232.
618-a Voyez t. XIX, p. 248.
619-a Helvétius mourut le 26 décembre 1771.
620-a Voyez t. XV, p. 37, et t. XXIII, p. 34.