I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC D'ALEMBERT. (21 JANVIER 1759 - 27 FÉVRIER 1779.) (1746 - 30 SEPTEMBRE 1783.) SECONDE PARTIE. (6 JANVIER 1775 - 30 SEPTEMBRE 1783)[Titelblatt]
<2><3>149. A D'ALEMBERT.
Le 6 janvier 1775.
Je serais fort flatté, s'il était sûr que mes mauvais vers vous eussent amusé un moment. Je crois que les commis des postes les auront lus, car ils sont dans l'usage d'ouvrir tous les paquets. Cette lettre-ci ne sera pas ouverte, puisque Tassaert, avec lequel le contrat est passé,3-a vous la rendra, ainsi qu'une plus ancienne, dont il est le porteur également. Je félicite les Français de pouvoir être contents de leur roi; je leur en souhaite toujours de semblables. Le poste que ce prince occupe est scabreux; il a affaire à des milliers d'hommes qui ont intention de le duper et de le pervertir; s'il échappe aux uns, il est bien difficile qu'il ne devienne la victime des autres. Mais lorsque dans les souverains le cœur est bon, et que les intentions sont droites, il faut avoir plus d'indulgence pour eux que pour d'autres individus qui, se trouvant moins exposés aux embûches, peuvent les éviter plus facilement.
Vous voulez donc que le pape ait été empoisonné? Je sais de science certaine que toutes les lettres d'Italie qui arrivent chez nous se récrient contre le poison, et ne trouvent rien d'extraordinaire dans la mort de Ganganelli, à moins que ces Italiens n'aient double poids et. double mesure, en écrivant en France ce qui peut y plaire, et ici ce qui nous convient le mieux. Je n'y comprends rien; toutefois il<4> est sûr que mes bons pères silésiens et prussiens n'ont point trempé dans toutes ces horreurs. Pour Carthage,4-a je vous la sacrifie, j'entends ce que Calvin nommait Babylone, la hiérarchie et toutes les superstitions qui en dépendent;4-b ce serait un bien pour l'humanité que d'en délivrer les hommes. Mais ni vous ni moi ne verrons cet heureux jour; il faut des siècles pour l'amener, et peut-être qu'alors une nouvelle superstition remplacera l'ancienne; car je suis persuadé que le penchant à la superstition est né avec l'homme.
Vous aurez ce portrait, qui ne vaut pas certainement la peine de vous être envoyé, et dont la matière fait tout le prix. Je crains avec raison que la philosophie protectrice de l'innocence n'échoue contre vos présidents à mortier, hérissés de formalités, et trop opiniâtrement attachés à leurs anciennes décisions pour se prêter à en modifier la rigueur. Ce pauvre Étallonde m'a la mine de demeurer déshérité pour n'avoir pas bien su faire la révérence à une mauvaise confiture qu'un prêtre promenait en cérémonie dans les rues d'Abbeville; il n'en est pas moins affreux que le sort des hommes dépende de telles niaiseries. Je vous souhaite, mon cher Anaxagoras, non seulement une bonne nouvelle année, mais encore toutes les prospérités que vous pouvez désirer vous-même, surtout la santé, sans laquelle le reste se réduit à zéro. Sur ce, etc.
<5>150. DE D'ALEMBERT.
Paris, 7 février 1775.
Sire,
Je me prosterne aux pieds de Votre Majesté, et je n'ai point d'expressions pour lui témoigner ma vive et tendre reconnaissance. M. Tassaert vient de me remettre les superbes porcelaines que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer; j'étais déjà trop content et trop honoré de l'écritoire qu'elle voulut bien me donner il y a quinze ans, le même jour où elle se couvrait de gloire dans les plaines de Liegnitz;5-a mais V. M. veut sans doute, et en cela elle n'aura point de violence à me faire, que je pense à elle non seulement en écrivant, mais en faisant tous les matins mon déjeuner frugal, que j'accompagnerai d'actions de grâces pour elle, après avoir écrit sur la belle boîte qui renferme ces porcelaines les deux mots si chers à mon cœur : Dedit Fredericus. Mais si je ne puis, Sire, vous exprimer ma sensibilité pour un si beau présent, que pourrais-je vous dire pour peindre toute ma reconnaissance du beau portrait que vous avez eu la bonté d'y joindre? Je le porterai sur moi sans cesse, et la nuit je le mettrai au chevet de mon lit, à l'endroit où les dévots placent leur crucifix et leur bénitier. Je conserve précieusement le portrait que V. M. voulut bien me donner il y a près de douze ans, et qui la représente à la tête de ses armées; celui que je viens de recevoir, Sire, vous représente dans votre cabinet, comme le philosophe le plus aimable et de la physionomie la plus auguste et la plus noble; j'admirerai toujours le premier, et j'adorerai toujours le second. Tous mes amis, à qui j'ai dit combien ce nouveau portrait est ressemblant, lui ont déjà rendu le plus tendre hommage, et veulent en faire faire des copies, pour partager mon plaisir et mon bonheur.
<6>M. de Voltaire vient de m'envoyer une tragédie de Don Pèdre où il y a encore des tirades et même des scènes entières dignes de lui. Il a mis à la suite un Éloge de la Raison qui est, à mon avis, une des choses les plus charmantes qu'il ait faites. J'imagine qu'il l'aura envoyé à V. M.6-a A quatre-vingts ans, quel homme! Mais ce qui l'occupe surtout, c'est l'atroce et ridicule affaire du jeune homme auquel V. M. s'intéresse, et qui m'en paraît bien digne par tout ce que M. de Voltaire m'écrit de son caractère et de son application. Un très-grand nombre d'honnêtes gens sont actuellement occupés de cette affaire abominable, qui rend nos Velches des juges aussi odieux que méprisables; V. M. doit bien compter sur mon zèle et sur tout ce qui dépendra de moi pour laver l'affront dont nous sommes couverts par cet infâme jugement.
Notre jeune roi continue à se faire aimer, à vouloir le bien, enfin à nous donner les plus heureuses espérances. On ne cite de lui que des actions honnêtes, et des mots pleins de sens et de raison. Il a pris pour ministres des hommes très-vertueux, et surtout un contrôleur général qui rétablira nos finances, si la cupidité, l'envie, la calomnie, veulent bien le laisser faire.
Je suis très-affligé de l'état du pauvre M. de Catt, dont les services doivent d'autant plus manquer à V. M., que je connais la tendre vénération qu'il a pour elle.
M. Tassaert est enchanté d'entrer au service de V. M. Il voudrait déjà être à Berlin; il y serait resté, sans quelques affaires indispensables qu'il lui faut terminer en France, et il est bien décidé à se rendre aux pieds de V. M., selon la promesse qu'il lui en a faite, à la fin de juillet au plus tard. Je crois pouvoir assurer à V. M. qu'elle sera très-contente de sa capacité, de son travail et de son caractère, et qu'elle le trouvera plus sage et plus honnête que la plupart des artistes français dont elle a eu lieu d'être si peu contente. Pour rendre<7> son bonheur parfait, il aurait une grâce à demander à V. M. : ce serait de vouloir bien lui accorder, outre l'atelier qu'elle lui a donné, un logement où elle voudra, pour lui et pour sa famille. Je lui ai fait espérer que V. M. ne lui refuserait pas cette grâce, ne doutant point qu'elle n'ait dans sa capitale quelque appartement dont elle puisse disposer. Cette faveur mettrait le comble aux bienfaits de V. M. et à la reconnaissance de M. Tassaert. J'y joindrais, Sire, toute la mienne, par l'intérêt que je prends à lui, et par la certitude où je suis que V. M. ne se repentira pas d'avoir rendu la situation de cet artiste douce et heureuse.
Je suis avec la plus tendre reconnaissance et le plus profond respect, etc.
151. A D'ALEMBERT.
Le 22 février 1775.
Je suis bien aise que les bagatelles que je vous ai envoyées vous aient fait plaisir; au moins pourrez-vous vous souvenir de moi quand vous prendrez le café; c'est toujours un objet intéressant pour moi que mon nom ravisse un instant d'attention au cerveau d'Anaxagoras, occupé des plus profondes méditations de philosophie. Je noterai qu'on mette dans mon oraison funèbre que mon souvenir a dérobé une minute au calcul infinitésimal, et ce sera ce qu'on pourra dire de plus flatteur pour ma mémoire. Je viens de voir le comte Czernichew, qui m'a beaucoup entretenu de vous et de Louis XVI; nous nous sommes cependant plus arrêtés sur le philosophe que sur le monarque, parce que l'un a une réputation faite, et que l'autre doit encore travailler à se faire un nom.
<8>On dit le Roi fâché contre son parlement, et je le suis aussi, car je n'aime point du tout les atrocités jointes à l'injustice; et non seulement je crois que ces robins doivent réparer le tort qu'ils ont fait à Étallonde, mais je les condamnerais de plus à ressusciter ce malheureux La Barre. Toutes les lettres qui me viennent de Paris disent que vous y verrez incessamment Voltaire, que la Reine le veut voir, et que la nation doit le récompenser de l'honneur qu'il a fait rejaillir sur elle. Je ne connais point les nouvelles pièces de sa façon dont vous me parlez; ce sont des ouvrages dignes d'être envoyés dans la Grèce moderne, à l'Athènes de Paris, non pas aux Vandales ni aux Ostrogoths; mais cela nous viendra par la Hollande. Nous n'avons ici qu'une traduction admirable du Tasse, avec un Avant-propos unique.8-a Il est sûr que Voltaire se soutient merveilleusement; quoique son corps se ressente de l'âge, son esprit a toute la fraîcheur et tous les agréments qu'il avait dans sa jeunesse; mais il n'est pas donné à tout le monde d'avoir comme lui une âme immortelle. Nous avons eu ici le duc de Lauzun et le plus ancien baron de l'Europe, Montmorency-Laval; ce sont des lumières qui viennent éclairer nos ténèbres tudesques, qui passent rapidement comme des comètes, pour retourner aux sphères bienheureuses où leur destin les fixe, et qui par leur départ nous replongent dans notre obscurité ordinaire.
Vous autres Parisiens, vous allez vous remettre en pourpoints; vous aurez des saintes ampoules, des sacres, des cavalcades de sacre, des fêtes et des choses admirables, avec des coiffures de vingt-deux pouces de hauteur, et nous n'aurons que le sculpteur Tassaert, auquel même nous ne pouvons pas trouver de logement, parce qu'il y a longtemps que j'ai donné à occuper tout ce qui était logeable. Cela n'empêchera pas que nous ne trouvions des expédients; il faudra bâtir, mais la difficulté sera de trouver une place. C'est mon affaire, et j'y pourvoirai le mieux que possible. En attendant, conservez votre<9> santé; ayez la noble émulation de jouter contre Voltaire et de résoudre, après quatre-vingts ans passés, un beau problème de géométrie; c'est ce que Termite de Sans-Souci souhaite à son cher Anaxagoras. Sur ce, etc.
152. AU MÊME.
Le 16 mars 1775.
M'ayant paru que vous trouviez la porcelaine de Berlin à votre goût, je vous envoie un morceau représentant le buste d'un des hommes les plus célèbres de l'Europe;9-a il a le mérite de la ressemblance, ce qui en fait le prix. Vous voyez par cet essai que jusqu'à nos artistes honorent le mérite et les talents des grands hommes en leur genre, et que, tout épais que sont nos bons Germains, ils sont cependant assez éclairés pour rendre aux hommes supérieurs les hommages qui leur sont dus. Nous avons vu passer ici des colonies russes qui voyagent, dit-on, pour se former le cœur et l'esprit. Le duc de Lauzun, qui a séjourné longtemps chez nous pour se désennuyer, est allé faire l'amour à Varsovie, et je crains que nous ne nous rouillions incessamment, si Paris, par un généreux effort, ne nous renvoie quelqu'un pour nous décrasser. Les froides côtes de la Baltique glacent les esprits comme les corps, et nous serions gelés, si de temps en temps quelque Prométhée gaulois n'apportait du feu de l'éther pour nous ranimer. J'en saurais bien un qui pourrait nous rendre ce service; mais il n'en fera rien, car on dit qu'il est secrétaire perpétuel de l'Académie, et depuis peu intendant des eaux et rivières. Si vous le voyez,<10> faites-lui mes compliments, et assurez-le que personne ne s'intéresse plus à sa conservation que l'anachorète de Sans-Souci. Vale. Sur ce, etc.
153. DE D'ALEMBERT.
Paris, 12 avril 1770.
Sire,
Je n'ai reçu qu'aujourd'hui 12 avril la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en date du 18 mars,10-a et par laquelle elle veut bien m'annoncer elle-même un buste de porcelaine qu'elle a encore la bonté de m'envoyer, après m'avoir comblé des plus beaux présents de cette porcelaine, et surtout après m'avoir envoyé son portrait, qui ne me laisse rien à désirer, et que j'ai fait monter plus superbement qu'il n'appartient à un philosophe, afin de pouvoir le porter toujours avec moi sans crainte de l'endommager. V. M. me fait l'honneur de me dire que le buste qu'elle veut bien me donner est celui d'un des hommes les plus célèbres de l'Europe. Je désirerais bien vivement, Sire, que ce fût encore le buste de V. M.; mais elle ne parlerait pas ainsi d'elle-même, toute l'Europe l'en dispense, et la louange serait d'ailleurs bien modeste pour le plus grand et le plus illustre prince de nos jours, pour celui que le peu d'hommes célèbres qui existent aujourd'hui regardent comme leur chef et leur modèle. Si ce buste est celui de Voltaire, comme je l'imagine, j'écrirai au bas : Portrait d'un grand homme, donné par un plus grand. Enfin, Sire, j'attends avec la plus vive impatience cette nouvelle preuve des bontés dont V. M. m'honore, et je ne manquerai pas, dès que je l'aurai reçue, de lui en témoigner de nouveau ma vive et respectueuse<11> reconnaissance, dont je n'ai point voulu retarder les expressions. Je supplie V. M. de vouloir bien les recevoir avec cette bonté qu'elle m'a lait éprouver tant de fois, et surtout de croire ces expressions fort au-dessous des sentiments de mon cœur.
M. le comte de Gzernichew, dont V. M. m'a lait l'honneur de me parler dans sa dernière lettre, et avec qui je me suis souvent entretenu de la gloire, des talents suprêmes et des vertus de V. M., et surtout de mon admiration et de mon dévouement pour elle, aura sans doute rendu justice à ces sentiments lorsqu'il a bien voulu parler de moi à V. M., pour laquelle il m'a paru pénétré de la vénération qu'elle inspire à toute l'Europe.
Je ne crois pas que nous voyions Voltaire à Paris; je doute que sa santé le lui permette, et encore plus que la cour soit fort empressée de le voir. Il nous trouverait tels qu'il nous a laissés il y a vingt-cinq ans, faisant et disant beaucoup de sottises. Une des plus sérieuses, parce que les suites en ont été exécrables, est l'affaire du malheureux Étallonde, dont beaucoup de gens honnêtes continuent à s'occuper; mais nous avons affaire à une compagnie qui est encore bien absurde et bien barbare. Il faut que la justice et la raison combattent ici contre la superstition, l'atrocité et l'orgueil réunis; et le combat n'est pas égal.
Le sieur Tassaert, que je vois de temps en temps, ne cesse de me témoigner combien il est ravi d'entrer au service d'un grand homme, et de l'appréciateur le plus éclairé des talents. Il est si empressé de se rendre à son devoir, qu'il avancera beaucoup son départ; il compte se mettre en route dans un mois, et arriver dans les premiers jours de juin, c'est-à-dire environ six semaines plus tôt qu'il ne comptait pouvoir faire. Je prends la liberté de le recommander à V. M. pour le logement qu'il désire, et qui, en mettant le comble à son bonheur, augmenterait encore, s'il est possible, son ardeur et son zèle pour le service de V. M.
<12>Je ne prends guère d'intérêt, Sire, à tous nos brillants Français, qui ne voyagent guère que pour rendre notre nation ridicule. Elle l'est déjà assez sans sortir de chez elle, et sans aller porter ailleurs sa sottise et sa frivolité.
Je suis bien plus touché de l'intérêt que V. M. m'a marqué pour l'état de M. de Catt. Il me paraît pénétré de reconnaissance de vos bontés; il m'en parle sans cesse, dans toutes ses lettres, et j'ose dire qu'il les mérite par sa fidélité inviolable et son dévouement sans bornes pour V. M. Ce sont, Sire, les sentiments que doivent prendre pour V. M. tous les hommes vertueux qui l'approchent. Ceux qui ne le sont pas peuvent penser autrement; mais leurs plaintes font l'éloge de V. M. J'ose pourtant réclamer ses bontés pour un malheureux qui assure qu'on l'a calomnié auprès de vous; c'est le sieur E..., qui supplie V. M. de vouloir bien écouter les preuves qu'il désire lui donner de son innocence. Je l'ai vu de temps en temps pendant son séjour à Paris; il m'a paru avoir une conduite sage et honnête, et je n'ai rien appris qui puisse me donner de lui des idées peu favorables. Il ne demande à V. M. que la permission de se justifier auprès d'elle. Mille pardons, Sire, de la liberté que je prends de lui présenter la requête de ce malheureux, dont je n'aurais pas osé lui parler, si je le croyais coupable. Je suis, etc.
154. A D'ALEMBERT.
Le 8 mai 1775.
Vous avez deviné juste sur le buste qui vous a été envoyé; c'est celui de Voltaire. Le mérite de ce morceau consiste dans la ressemblance;<13> c'est Voltaire lui-même, il ne lui manque que la parole. Vous direz qu'il y manque donc ce qu'il y a de mieux; mais la porcelaine et la sculpture ne vont point jusqu'à cette perfection, et pour avoir l'ensemble, il faut regarder le buste, en lisant la Henriade. Si nous pouvions vous posséder ici, nos artistes ne resteraient pas oisifs, et je suis sur que votre buste ferait dans peu le pendant de celui de Voltaire; mais nous aurons ici des ducs et des plus anciens barons de France. sans que ceux qu'on leur préférerait de beaucoup s'abaissent jusqu'à éclairer notre horizon de leur lumière. Je me doute que vous prenez pour des plaisanteries les éloges que je vous ai faits des seigneurs qui n'ont pas dédaigné de visiter nos foyers rustiques; ce sont des Christophe Colomb qui ont bien voulu traverser les forêts hercyniennes, pour examiner les sauvages qui habitent les bords de la mer Baltique. Ils ont été étonnés de nous voir marcher sur nos deux pieds de derrière; mais nous leur avons confessé que nous devions cet avantage au zèle de Louis XIV, qui nous a pourvus d'une colonie de huguenots, laquelle nous a rendu autant de services que la société d'Ignace en a rendu aux Iroquois. Mais avec tout cela nous sommes bien rustres; nous ignorons une multitude de phrases néologiques dont la fécondité et l'imagination élégante des gens du bon ton ont enrichi la langue française. Nous voudrions nous façonner au langage des toilettes; nous voudrions savoir disserter sur les pompons et les panaches, soutenir une conversation intéressante sur la manière d'appliquer les mouches, de bien placer le rouge, et sur cent choses de cette nature auxquelles notre stupidité se refuse. Nous sommes si humiliés quand on nous parle du grand ou du petit couvert, du débotté, des petites entrées, de l'honneur de porter le bonjour, que nous sommes anéantis devant ces gens du grand monde qui nous en font les descriptions les plus imposantes. Nous ne sommes pas dans le cas de dire, comme ce philosophe grec, qu'il remerciait les dieux de l'avoir fait homme et non pas bœuf, de l'avoir fait naître à Athènes<14> plutôt que dans la Béotie, et de lui avoir fait voir le jour dans un siècle éclairé plutôt que dans un siècle d'ignorance. Nous ne sommes pas même Béotiens; nous sommes pis que des lices placées dans un carrefour septentrional de l'Allemagne, sur les bords de la Baltique. Ovide, exilé dans le Pont, ne vit jamais autant de frimas dans les lieux où le Danube par sept bouches va se précipiter dans le Pont-Euxin14-a que nous en essuyons ici annuellement. Jugez donc quelle impression doit faire sur des habitants d'un pays aussi disgracié de la nature l'arrivée d'Athéniens modernes, étincelants de grâces, d'esprit et de gentillesse. Que ceci me serve au moins d'apologie, et qu'on ne soupçonne plus de malignité un citoyen d'une nation célèbre chez les anciens Romains mêmes pour sa candeur et pour sa bonne foi.
Votre recommandation ne sera certainement pas inutile au sieur Tassaert. Pour de maison ni de logement, il n'en est point à ma disposition; je n'ai de ressource que celle de faire élever quelque bâtiment nouveau pour lui.14-b Tassaert encore nous parlera du sacre de Reims, des otages pour la sainte ampoule, d'entrées, de chars de triomphe de six cent mille livres de valeur; et nous de nous extasier, et d'admirer des merveilles auxquelles notre imagination même ne pouvait atteindre. Cette sainte ampoule, qu'une colombe apporta du ciel pour oindre un roi de France, et qui ne se vide jamais, fera dire à nos bonnes gens : Hélas! quand notre huile de Provence est consommée, il faut en ajouter de nouvelle; mais aussi n'y a-t-il qu'un Roi Très-Chrétien dans le monde, et nous sommes bien loin de l'être. Vous autres Parisiens, qui vivez dans cette sphère d'opulence et de grandeur, vous traitez de choses communes celles qui nous paraissent extraordinaires, et vous ne concevez pas l'impression qu'elles font<15> dans le lointain et sur la simplicité de nos mœurs. Je m'arrête en si beau chemin, de crainte de scandaliser les mécréants. Soupçonnez-moi de tout ce que vous voudrez; mais au moins rendez justice à l'intérêt que je prends à votre personne, à l'admiration que j'ai pour vos talents, et aux vœux que je fais pour votre conservation. Sur ce, etc.
155. DE D'ALEMBERT.
Paris, 17 mai 1775.
Sire,
Je viens de recevoir le nouveau présent dont Votre Majesté a bien voulu m'honorer, et je ne perds pas un moment pour lui en témoigner ma vive reconnaissance. Ce buste de M. de Voltaire, Sire, m'est encore plus cher par la main auguste et chérie de qui je le tiens que par l'ancien et illustre ami dont il me retrace si bien l'image. La ressemblance est parfaite, et la finesse de l'exécution ne laisse rien à désirer. L'inscription Immortalis est digne, par sa vérité, sa simplicité et sa noblesse, du grand homme à qui elle est consacrée, et du plus grand homme qui l'a imaginée. Il ne manque, Sire, à cette inscription que deux mots que je prendrai la liberté d'y ajouter, avec la permission de V. M.; c'est que cet homme immortel m'a été donné par un autre homme immortel, ab immortali datus. Puisse cet homme immortel joindre à tous ses titres de gloire si bien mérités celui de pacificateur du Nord et de l'Europe! Puisse-t-il, par son ascendant et par son influence si puissante, éloigner la guerre dont on dit que les taureaux menacent nous autres grenouilles! Les pauvres Velches, en<16> particulier, Sire, tout Velches qu'ils sont, n'ont pas besoin de nouveaux malheurs; V. M. aura sans doute appris les troubles qu'il y a eu en différents endroits du royaume, au sujet de la cherté du pain, troubles dont cette cherté n'a été que le prétexte, car le pain a été beaucoup plus cher sous le ministère précédent, sans que personne se soit plaint; mais les fripons qui faisaient sous ce ministère le commerce du blé au préjudice du peuple ne peuvent souffrir un ministre qui ne les laisse pas friponner, et ils ont prodigué l'or, les manœuvres perfides et les infamies de toute espèce pour culbuter, s'ils le pouvaient, le plus honnête homme et le plus vertueux qui ait jamais été à la tête des finances. Heureusement notre jeune roi, qui aime la vertu, et à qui les fripons n'en imposent pas, a connu le principe de tous ces troubles, et il y a mis ordre avec une fermeté, un courage et un calme dont tous les bons citoyens ne doivent parler qu'avec reconnaissance et avec attendrissement. Mais ce qui a dû lui paraître étrange, et ce qui ne le paraîtra pas à V. M., plus exercée à la connaissance des hommes et surtout des prêtres, c'est que pas un de ces évêques qu'on voit partout à Versailles, et dont les diocèses ont souffert de ces troubles, n'ait élevé la voix pour les faire cesser. L'archevêque de Paris a donné l'exemple de ce silence édifiant, lui à qui les mandements ne coûtent rien pour des choses bien moins nécessaires. Enfin V. M. croira-t-elle que le Roi a été obligé de faire lui-même la besogne de ces messieurs, et d'adresser aux curés une Instruction qui leur apprend ce qu'ils ont à faire, et ce que les évêques auraient dû leur dire? Il est vrai que cette Instruction est un chef-d'œuvre de sagesse et de bonté, et qu'assurément ni l'archevêque de Paris, ni le grand, ni le premier aumônier, ni tous les aumôniers de la cour, n'étaient capables de la faire. Tous ces grands zélateurs de la religion, qui déclament tant à la cour contre les philosophes, parce que les philosophes les connaissent et les jugent, s'étaient déjà bien impudemment et bien maladroitement démasqués dans la maladie du<17> feu roi, qu'ils voulaient laisser mourir sans sacrements. Cette nouvelle aventure achève de les faire connaître, et c'est un bien pour la raison et la vertu, qu'ils persécutent.
Voilà, Sire, un long verbiage qui n'intéresse peut-être guère V. M.; j'aime mieux lui parler du sieur Tassaert, qui, empressé de se rendre à son devoir, a hâté le moment de son départ de près d'un mois, pour se rendre auprès de V. M., au service de laquelle il me paraît enchanté de consacrer ses travaux et ses jours. Je suis bien sur que V. M. sera contente des services, de l'honnêteté et de la sagesse de ce bon Flamand plus qu'elle ne l'a été de nos turbulents artistes velches. Le sieur Tassaert, Sire, se recommande aux bontés de V. M. pour le logement dont elle a bien voulu lui donner l'espérance dans une des lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Ce logement, Sire, mettrait le comble à son bonheur, et à la reconnaissance dont il me paraît pénétré pour les bontés de V. M.
Après avoir parlé si longtemps à V. M. de nos sottises atroces, je ne lui parlerai point de nos sottises ridicules, de nos mauvais vers, de nos mauvais livres, et de la hauteur de nos coiffes. J'aime mieux lui parler de la hausse de nos fonds publics, qui est incroyable depuis que le nouveau contrôleur général est en place, et que les troubles présents n'ont pas même altérée, parce que toute la nation est pleine de confiance dans la probité du ministre et dans les vertus du Roi.
Je suis avec tous les sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.
<18>156. DU MÊME.
Paris, 31 mai 1775.
Sire,
Mylord Dalrymple, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M., est un homme encore plus distingué par son mérite que par sa naissance. Il a fait en France plusieurs voyages, qui m'ont procuré l'avantage de le connaître, et qui m'ont laissé la plus grande estime pour lui; c'est un sentiment que je partage avec tous ceux qui l'ont connu. Il désire vivement, Sire, l'honneur de faire sa cour à V. M. dans le voyage qu'il fait à Berlin; il est bien naturel qu'un étranger instruit et philosophe ait le plus grand empressement d'approcher et d'admirer un monarque qui, au milieu de sa gloire, cultive et protége avec tant d'éclat les lettres et la philosophie. J'ai flatté mylord Dalrymple de l'espérance de vos bontés, et j'ose espérer que V. M. l'en trouvera digne, et qu'elle le distinguera par son mérite de cette foule d'étrangers dont elle n'est pas toujours contente.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
157. A D'ALEMBERT.
Le 19 juin 1775.
Un petit voyage équivalent à trois cents lieues de France m'a empêché, mon cher Anaxagoras, de vous répondre plus lot.18-a Je suis bien aise que vous soyez content du buste de Voltaire; chacun veut<19> l'immortaliser comme il peut. La pâte de la porcelaine n'était pas une matière assez durable pour l'homme qu'elle représente; cependant nos artistes, zélés pour le mérite de l'original, ont voulu travailler autant qu'il était en eux à éterniser sa mémoire, et j'ai été bien aise qu'à Berlin on rendît justice aux talents supérieurs. Vous me croyez, mon cher, dans les nues, occupé à gouverner l'Europe; vous vous trompez beaucoup. Je vis en solitaire, et comme le plus pacifique des hommes. L'Orient est pacifié, le Nord respire, après avoir soutenu une cruelle guerre, et les Gaules, autant que j'en suis informé, n'ont aucun trouble à craindre. J'ai admiré la conduite de votre jeune roi, que des séditions excitées par les cabales de mauvais sujets n'ont point ébranlé, et qui n'a point cédé aux desseins pernicieux de quelques frondeurs. Ce trait de fermeté assurera à l'avenir son administration. Des gens avides de changements l'ont tâté; il leur a résisté, il a soutenu ses ministres; à présent on ne hasardera plus de telles entreprises. Je ne m'étonne point de la mauvaise conduite de vos évêques et de vos prêtres. Quel bien peut-on attendre d'une telle engeance? Ils n'ont que deux dieux, l'intérêt et l'orgueil. Il est bon que votre jeune roi se détrompe par sa propre expérience des préjugés qu'on lui avait inspirés pour ces charlatans sacrés. Heureux les Pensylvaniens, qui savent s'en passer tout à fait!
J'ai vu ici un M. de Laval-Montmorency et un M. de Clermont-Gallerande, qui me paraissent des jeunes gens fort aimables, modestes et sans fatuité; ils ont été avec moi dans ce pays que j'appelle notre Canada, dans la Pomérellie.19-a Je pense qu'à leur retour ils en feront une belle description aux Parisiens. Des tailleurs et des cordonniers sont des virtuoses qu'on recherche dans ce pays, faute d'en avoir. J'établis à présent cent quatre-vingts écoles tant protestantes que catholiques, et je me regarde comme le Lycurgue ou le Solon de ces barbares. Imaginez-vous ce que c'est : on ne connaît point le droit de propriété<20> dans ce malheureux pays; pour toute loi, le plus fort opprime impunément le plus faible. Mais cela est fini, et on y mettra bon ordre à l'avenir. Les Autrichiens et les Russes ont trouvé chez eux la même confusion. Ce ne sera qu'avec bien du temps et une meilleure éducation de la jeunesse qu'on parviendra à civiliser ces Iroquois.
Tassaert est arrivé. Je ferai ce qui sera possible pour le contenter, surtout en faveur de votre recommandation. A présent qu'une partie de mes tournées est achevée, je me rejette à tète baissée au milieu des lettres, seul vrai aliment de l'esprit, et seuls amusements dignes des êtres qui forment quelques prétentions à la raison : car, dans le fond, il me semble que nous n'en avons que fort peu. Adieu, mon cher Anaxagoras; vous feriez une œuvre bien méritoire, si vous pouviez vous déterminer un jour à venir visiter l'ermite de Sans-Souci. Cependant je ne vous presse point. Vous vivez dans un pays où il faut tant de considérations, de considérations, de considérations, qu'un secrétaire perpétuel de l'Académie n'y l'ait pas tout ce qu'il veut. Sur ce, etc.
158. DE D'ALEMBERT.
Paris, 10 juillet 1775.
Sire,
Un m'avait alarmé beaucoup, il y a peu de temps, sur la santé de V. M.; j'avais couru sur-le-champ chez M. le baron de Goltz, qui m'avait rassuré par les nouvelles toutes récentes qu'il avait reçues. La dernière lettre que V. M. a eu la bonté de m'écrire a dissipé tout à fait mes inquiétudes, et m'a prouvé que non seulement V. M. jouis<21>sait d'une santé parfaite, mais de cette gaîté qui pour l'ordinaire en est la suite et la preuve. Jouissez-en longtemps, Sire, et pour votre gloire, et pour le bien de la philosophie, à laquelle vous êtes si nécessaire.
Vous avez bien raison, Sire, dans les éloges que vous donnez à la conduite de notre jeune monarque. Il ne veut que le bien, et ne néglige rien pour y parvenir; il fait les meilleurs choix, et il vient encore de nommer pour successeur au duc de la Vrillière, qui part enfin à la satisfaction générale, l'homme le plus respecté peut-être de noire nation, et avec le plus de justice, M. de Malesherbes, qui concourra avec M. Turgot à mettre partout la règle, l'ordre et l'économie, bannis depuis si longtemps. Grande est l'alarme au camp des fripons; ils n'auront pas beau jeu avec ces deux hommes; mais toute la nation est enchantée, et fait des vœux pour la conservation et la prospérité du Roi. Je parle de ces deux vertueux ministres avec d'autant moins d'intérêt, qu'assurément je ne veux et n'attends rien d'eux. Le contrôleur général, à qui j'ai offert mes services, à condition qu'ils seraient gratuits, me disait, il y a quelques jours, qu'il voudrait bien faire quelque chose pour moi : « Gardez-vous-en bien, lui répondis-je; outre que je n'ai besoin de rien, je veux que mon attachement pour vous soit à l'abri de tout soupçon. » Enfin, Sire, toute la nation dit en chorus : Un jour plus pur nous luit; et elle espère que ses vœux seront exaucés. Les prêtres seuls font toujours bande à part, et murmurent tout bas, sans oser trop s'en vanter; mais le Roi connaît les prêtres pour ce qu'ils sont, ne fût-ce que par l'éducation qu'ils lui ont donnée. Il vient de récompenser du cordon bleu le seul honnête homme qui ait été parmi ses instituteurs; il fera sans doute justice des autres en n'écoutant point leurs conseils, s'ils s'avisaient de lui en donner.
On dit qu'on a envoyé à V. M. le détail des cérémonies du sacre : elle aura été indignée sans doute de l'affectation et je pourrais dire<22> de l'impudence avec laquelle les prêtres ne font faire au Roi de serments que pour eux. On assure qu'ils ont mieux fait encore dans cette occasion, et qu'ils ont supprimé l'endroit de la cérémonie où deux des évêques assistants demandent au peuple s'il reconnaît Louis XVI pour roi. Ces bons citoyens briseraient, s'il leur était possible, les liens les plus chers qui unissent le monarque aux sujets, l'obéissance commandée par l'amour. Je sais bien mauvais gré à l'auteur du Système de la nature du prétendu pacte qu'il imagine que les rois ont fait avec les prêtres pour opprimer les peuples;22-a si cet écrivain dangereux eût seulement ouvert l'histoire ecclésiastique, il y aurait vu que de tout temps et en toute occasion les prêtres ont été les plus grands ennemis des rois. Puissent tous les souverains, Sire, penser comme vous sur cette engeance, qui ne connaît, comme vous le dites si bien, que deux dieux, l'intérêt et l'orgueil!
Je suis bien sûr que la Pomérellie se sentira du gouvernement de V. M., que les lumières et la justice y régneront, et que vous rendrez ces Esquimaux plus heureux et plus éclairés.
Je prends toujours la liberté de recommander le sieur Tassaert aux bontés de V. M., et j'espère qu'il en sera digne par son travail et par sa conduite.
C'est un spectacle bien doux pour moi que de voir V. M., au milieu de tant d'occupations, trouver encore du temps à donner aux lettres; elles en recueilleront le fruit et par vos ouvrages, et par votre protection; et on pourrait frapper une médaille où Frédéric serait d'un côté, et Minerve de l'autre, avec ces mots : Ditat et défendit (Il l'enrichit et la défend). Pour moi, Sire, je ne puis plus guère être autre chose que le témoin des succès de la philosophie; ma santé me permet à peine un léger travail; elle commence cependant à prendre un peu plus de consistance, et je voudrais bien qu'elle en pût prendre assez pour me permettre d'aller encore présenter à V. M. le juste<23> hommage de mon profond respect, de mon admiration, et de la vive reconnaissance que je dois à ses bontés. C'est avec ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.
159. A D'ALEMBERT.
Le 5 août 1775.
On vous avait alarmé mal à propos, mon cher Anaxagoras; je n'ai eu que quelques accès de fièvre et un rhume de poitrine, dont le voyage de Prusse m'a entièrement guéri. Croyez-moi, il n'y a point de santé sans exercice. Un voyage est un remède plus efficace que Tipécacuana et le quinquina. Si vous veniez chez nous, vous regagneriez vos forces. Un vieillard, assez gai pour son âge, vous communiquerait sa bonne humeur, et vous retourneriez à Paris rajeuni de dix ans. Un mylord au nom baroque, à l'esprit aimable, m'a rendu une lettre de votre part.23-a Pour moi, d'abord : Eh! comment se porte le prince des philosophes? est-il gai? travaille-t-il? l'avez-vous vu souvent? - Moi? point; je viens de Londres. - Mais d'Alembert est à Paris .... - Mais il m'a envoyé sa lettre pour vous la rendre. Ainsi, d'explication en explication, j'ai débrouillé qu'il a été précédemment à Paris, et que, ayant fait votre connaissance, il avait d'abord imaginé que pour être bien reçu il lui fallait un passe-port d'Anaxagoras. Il ne s'est pas trompé, et je conviens que c'est un des Anglais les plus aimables que j'aie v us; je n'en excepte que le nom, que je ne retiendrai jamais, et dont il devrait se faire débaptiser pour prendre celui de Stair, qui lui convient également.
<24>A présent, grâce à l'inconstance, on ne parle plus ni de pigeon céleste, ni de sainte ampoule, ni de sacre, ni de toutes ces pauvretés qui rappellent le souvenir des siècles d'ignorance et de barbarie. On dit beaucoup de bien de votre nouveau roi.24-a J'en suis charmé, pourvu qu'il persévère, et qu'il ne se laisse pas entraîner aux manigances de ses courtisans et de cette tourbe qui environne les rois, et réunit ses complots pour leur faire commettre des sottises. On vaille fort le choix de ses ministres. Pour moi, qui ne suis ni comme les singes qui imitent, ni comme les perroquets qui répètent, j'attends qu'ils aient été certain temps en activité pour juger d'eux par leurs actions. Je ne connais ni Turgot ni Malesherbes, mais bien un M. de Malézieu, homme très-instruit et aimable, qui passait sa vie auprès de madame du Maine, à Sceaux. Vos financiers et vos robins ne sont connus que de ceux auxquels les uns donnent des billets payables au porteur, ou de ceux qui gagnent les procès par leur habileté; leur réputation ne passe pas le Rhin, à moins qu'il ne paraisse quelque factum bien fait sur quelque cause célèbre. On aime dans l'étranger ceux qui font plaisir, non ceux qui ennuient. L'auteur d'une bonne tragédie aura un nom plus généralement connu que le premier président aux enquêtes, et que le chancelier même. Et puis, tous ces ministres passent; ils sont sur un piédestal si mobile, que le moindre choc les renverse, et on regrette d'en avoir fait la connaissance. J'ai vu, moi qui n'ai que soixante-trois ans, plus de quatre-vingts ministres en France. Ces productions de la faveur ou de l'intrigue n'intéressent guère, à moins qu'il ne se trouve dans leur nombre quelque homme bien supérieur. Je m'en tiens à un Voltaire, à un Anaxagoras; leur espèce n'a pas besoin de décorations étrangères, elle vaut par elle-même. Je leur donne la préférence sur les la Vrillière, les Amelot, les Laverdie, les Terray, les Rouillé, et toute leur séquelle; non pas qu'un ministre habile et honnête ne soit estimable, mais il doit se contenter de l'ap<25>probation du peuple auquel il fait du bien; au lieu que les gens de lettres instruisent, plaisent, et amusent toute l'Europe; ils doivent donc de justice en recueillir les suffrages.
Je laisse à messieurs vos évêques la faculté de faire de leurs tours. Ce sont des moules à sottises; on ne peut attendre autre chose d'eux. Je les abandonne aux anathèmes encyclopédiques, et les dévoue, eux et leur séquelle, aux dieux infernaux, s'il y en a, mais non les bons pères jésuites, pour lesquels je conserve un chien de tendre, non comme moines, mais comme instituteurs de la jeunesse, comme gens de lettres, dont l'établissement est utile à la société. J'ai vu jouer Le Kain,25-a et j'ai admiré son art. Cet homme serait le Roscius de son siècle, s'il était un peu moins outré. J'aime à voir représenter nos passions avec vérité, telles qu'elles sont; ce spectacle remue le cœur et les entrailles; mais je me refroidis aussitôt que l'art étouffe la nature. Je parie que vous pensez : Voilà les Allemands; ils n'ont que des passions esquissées; ils répugnent aux expressions fortes, qu'ils ne sentent jamais. Cela se peut; je n'entreprendrai pas de faire le panégyrique de mes concitoyens. Il est vrai qu'ils ne ruinent les moulins ni ne gâtent les semailles en se plaignant de la cherté des blés; ils n'ont point fait jusqu'ici de Saint-Barthélémy, ni de guerres de la Fronde; mais comme le monde s'éclaire de proche en proche, nos beaux esprits espèrent que tout cela viendra avec le temps, surtout si les Velches veulent bien nous honorer de la friction de leurs esprits. Parmi ces Velches, j'excepte toujours les Voltaire et les d'Alembert, desquels je serai l'admirateur jusqu'au moment où la nature me fera rentier dans la masse dont elle m'a tiré pour me produire.25-b Sur ce, etc.
<26>160. DE D'ALEMBERT.
Paris, 13 août 1775.
Sire,
M. de Voltaire vient de m'écrire, pénétré de reconnaissance des bontés de V. M. pour M. d'Étallonde Morival, et de la grâce que vous venez d'accorder à ce jeune homme, si cruellement et si bêtement persécuté par les fanatiques du pays des Velches. La protection, Sire, que vous accordez à M. d'Étallonde est digne du génie et de l'âme de V. M., et sera la honte éternelle des barbares absurdes qui n'ont pas rougi de le condamner à perdre la tête pour n'avoir pas salué une procession de capucins. M. de Voltaire, et tous ceux qui ont vu ce jeune homme à Ferney, assurent qu'il est bien digne des bontés de V. M. par la noblesse de ses sentiments, par la douceur de son caractère et de ses mœurs, et par son application à s'instruire. J'espère que M. d'Étallonde, par l'usage qu'il fera de ses connaissances et de ses talents au service de V. M., répondra aux bontés et à la protection dont elle l'honore. Je prends la liberté de lui en demander la continuation pour ce jeune homme, innocente victime de la plus atroce et de la plus absurde superstition. C'est à César à réparer les sottises des druides et de leurs agents, et c'est à lui à donner tout à la fois à son siècle des leçons de guerre, de paix, de philosophie, d'humanité et de justice. Recevez donc, Sire, par ma faible voix, les très-humbles remercîments de tous les hommes honnêtes et éclairés pour ce que vous voulez bien faire en faveur de ce jeune homme, et pour l'opprobre dont vous couvrez en ce moment la superstition et le fanatisme.
Je suis avec le plus profond respect, la plus vive admiration, et la plus sincère reconnaissance, etc.
<27>161. A D'ALEMBERT.
Le 9 septembre 1775.
La religion n'est donc pas la seule qui ait ses martyrs, et la philosophie aura également les siens. Divus Etallundus va dans peu arriver ici, et, protégé par vous et Voltaire, je tâcherai de lui faire un sort dans ce monde,27-a jusqu'au temps où il fera des miracles après sa mort. On dit que vous autres Français commencez à prononcer sans horreur le mot de tolérance; vous vous en avisez un peu tard. Du temps de Louis XIV, ce mot n'était pas admis dans le dictionnaire théologique de son confesseur. Les Malesherbes et les Turgot vont donc faire des merveilles; ce seront les apôtres de la vérité, qui terrasseront facilement l'erreur, mais qui trouveront de grands obstacles à vaincre, les préjugés de l'éducation. Vous savez que lorsqu'on est très-chrétien, il est difficile d'être en même temps très-raisonnable. J'abandonne ce problème à vos équations algébriques, qui sans doute pourront le résoudre.27-b
Deux de vos jeunes Français ont été en Silésie, M. de Laval-Montmorency et M. de Clermont-Gallerande; je les ai chargés tous deux de vous faire mille compliments de ma part. Ce sont des gens aimables. Clermont a de l'esprit, et je crois même quelques connaissances; par discrétion je n'ai pas voulu sonder ses profondeurs. Mais, mon cher d'Alembert, si vous n'avez pas pu venir chez nous cette année, cela ne se pourra-t-il pas dans la prochaine? Savez-vous bien que je suis vieux, et que si je ne vous revois pas dans ce monde-ci, je vous donnerai rendez-vous à pure perte dans la vallée de Josaphat? Croyez-moi, il n'y a pas de temps à perdre; faisons ce que nous voulons exécuter, tant que nous en sommes les maîtres, ou cela ne se<28> fera jamais. Je ne puis aller en France; mais avec un congé vous pouvez vous rendre ici, sans que vos Académies aient à s'en plaindre. Combien de secrétaires perpétuels ont fait des absences! Et je crois l'air de ce pays très-convenable à votre santé. Que je vous voie avant de mourir, et que je puisse encore vous assurer de mon estime, voilà mes souhaits. Sur ce, etc.
162. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 septembre 1775.
Sire,
J'ai eu l'honneur d'écrire il y a quelque temps à Votre Majesté une lettre particulière en faveur de M. d'Étallonde Morival, pour remercier V. M., au nom de l'humanité et de la justice, de ce qu'elle veut bien faire pour ce jeune homme, qui en est vraiment digne par son honnêteté, sa douceur, son application, et son zèle pour votre service. Tous ceux qui ont vu cet officier n'ont qu'une voix sur son éloge, et regardent comme une des plus belles actions de V. M. la protection qu'elle veut bien accorder en cette occasion à l'innocence et à la raison persécutées par l'absurde et atroce fanatisme. Ce sera un nouveau trait à ajouter à votre histoire, qui en a déjà de si glorieux et de si grands.
Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu, Sire, accueillir mylord Dalrymple, dont le nom est presque aussi difficile à écrire qu'à prononcer, mais qui ne m'a point trompé dans l'idée qu'il vous a laissée de lui. Il joint à l'amabilité à laquelle nos Français prétendent à tort ou à droit une maturité de<29> raison à laquelle malheureusement ils ne prétendent pas. Je lui envie bien sincèrement le bonheur qu'il a eu d'approcher de V. M., et je désirerais bien de jouir de ce bonheur au moins encore une fois, avant de rendre mon corps aux éléments, qui ne tarderont pas à me le redemander. Mais je suis si peu sûr de ma santé, et une maladie en voyage me rendrait si malheureux, que je n'ose pas même m'exposer à des courses beaucoup moindres que celle de Paris à Berlin, par exemple à celle de Hollande, que j'aurais pourtant grande envie de faire, et que je n'ose entreprendre. Cependant je suis, en général, un peu moins mécontent de mon individu, et dès que je croirai pouvoir m'y fier, je me traînerai encore, s'il m'est possible, aux pieds de V. M., pour y mettre les dernières et les plus vives expressions des sentiments que je lui ai voués à si juste titre.
Notre jeune roi continue à aimer les honnêtes gens, à leur donner sa confiance, et à faire le bien, tant par lui-même que par ses ministres. Il n'y a point de jour où l'on ne fasse cesser quelque vexation ou quelque abus; mais la pelote était si énorme, qu'à peine paraît-elle encore dégrossie. Ce sera l'ouvrage du temps; aussi faisons-nous tous des vœux pour la conservation de ce jeune prince. On dit pourtant que les prêtres ont juré d'empêcher tout le bien qu'ils pourront, et qu'ils proposent aux parlements de se joindre à eux pour cette belle œuvre. Grâce aux magistrats vertueux qui sont dans le conseil, ce projet d'iniquité ne s'accomplira pas.
V. M. a très-bien jugé Le Kain, au moins si j'en crois mon petit sens et ma sévérité géométrique. Cet acteur a des moments de vérité, mais dans tout le reste il est d'une lenteur qui rend son jeu fatigant et monotone. Je voudrais que V. M. eût vu jouer mademoiselle Clairon. Elle n'avait pas ce défaut, et je suis presque assuré, Sire, qu'elle vous aurait plu bien davantage.
J'ai fait mettre il y a quelques jours au carrosse de Strasbourg un exemplaire destiné à V. M. du catalogue de feu M. Mariette, amateur<30> très-curieux et très-éclairé, qui avait la plus superbe collection de dessins et d'estampes. La vente commencera dans deux mois; et peutêtre V. M, voudra-t-elle y faire quelques acquisitions. C'est ce qui a engagé les héritiers à me prier de vous faire parvenir cet ample et curieux catalogue.
M. Tassaert doit être à présent en pleine fonction au service de V. M,, et je me flatte qu'elle sera contente de son travail et de sa conduite.
Il ne me reste, Sire, en finissant cette lettre, qu'à renouveler mes vœux pour la conservation de V. M., pour son bonheur et pour sa gloire; qu'à souhaiter qu'elle puisse faire goûter à ses peuples, et par contre-coup à l'Europe, les fruits d'une paix douce et durable, qu'elle continue longtemps à protéger les sciences, les arts, les lettres et la philosophie, et qu'elle contribue toujours elle-même à leurs progrès par des écrits pleins de lumière, de grâce et de force. Ne pouvant plus, Sire, vous suivre même de loin dans cette carrière, je vous suivrai du moins des yeux, et j'applaudirai à vos brillants succès.
Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.
163. DU MÊME.
Paris, 3 octobre 1775.
Sire,
Il n'y a que très-peu de temps que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté; et ce que je crains le plus, c'est de l'importuner par des lettres trop fréquentes, qui lui déroberaient un temps si précieux pour elle. Mais la lettre pleine de bonté que je viens d'en recevoir<31> exige de ma part, Sire, de nouvelles expressions de toute la reconnaissance et de toute la vénération que je vous dois à tant de titres. V. M., en honorant de ses bienfaits le malheureux et intéressant d'Étallonde, va donc venger d'une manière éclatante et digne d'elle l'innocence opprimée par le fanatisme des prêtres et l'atrocité des parlements! Ils ne valent pas mieux, Sire, les uns que les autres, et ce qui le prouvera bien à V. M., c'est que ces mêmes hommes qui se sont déchirés avec tant de fureur pour des sottises sous le règne du feu roi font actuellement entre eux une ligue offensive et défensive, qu'ils ont l'insolence d'annoncer publiquement, pour s'opposer à l'autorité royale, qui sans doute ne le souffrira pas, et pour empêcher, s'ils le peuvent, le bien que des ministres éclairés et vertueux voudraient faire. Je disais l'autre jour à quelqu'un, et je crains bien d'avoir raison, que, en chassant le parlement nouveau pour reprendre l'ancien, nous n'avions fait que changer notre bête puante en une bête venimeuse.31-a
Quant aux prêtres, qui sont actuellement assemblés comme ils le sont par malheur tous les cinq ans, et qui dans cette assemblée se dévorent et se déchirent entre eux, ils partent de là pour aller à Versailles conjurer le Roi de renouveler les édits atroces et absurdes qui ordonnent la persécution des protestants. Voilà ce qu'ils ont fait jurer à ce prince dans la cérémonie de son sacre. Je ne sais si V. M. a reçu l'ouvrage imprimé qui a pour titre : Formules et cérémonies pour le sacre de Sa Majesté Louis XVI. Je voudrais, Sire, que vos occupa<32>tions, à la vérité trop importantes pour que des sottises les interrompent, vous permissent de jeter les yeux sur ce livre, qui a indigné tous les bons et fidèles sujets de notre jeune et vertueux monarque; vous y verriez, à la page 60, que les prêtres recommandent à Dieu le nouveau roi, que nous élisons, disent-ils, pour souverain de ce royaume. Comment souffre-t-on cette insulte impudente au monarque et à la nation? Comment souffre-t-on que, dans celle ridicule et révoltante cérémonie,32-a il ne soit jamais question que des prêtres, de leurs priviléges, de leurs biens, de leurs prétentions, et point du tout des droits du Roi et du peuple? Il ne reste plus aux patriotes éclairés et fidèles qu'une consolation : c'est d'espérer que, pendant le règne de Louis XVI, dont nous souhaitons tous le bonheur et la durée, les lumières feront assez de progrès pour que cette cérémonie bizarre et absurde, dont la religion n'est que le prétexte et nullement l'objet, soit enfin abolie sans retour. Le premier ministre du roi de Naples, M. le marquis Tanucci, homme très-éclairé, qui connaissait apparemment en détail tout ce qu'il y a d'odieux et d'insolent dans les formules sacerdotales pour le sacre des rois, a empêché que le roi de Naples d'aujourd'hui ne se soumît à cette espèce d'humiliation. Puissions-nous en faire de même à l'avenir!
L'indignation contre les prêtres m'a emporté si loin, Sire, qu'à peine me laisse-t-elle de la place pour des objets plus intéressants. M. Marggraf,32-b très-habile chimiste de votre Académie, Sire, est, dit-on, près de sa fin, et aurait besoin d'un successeur. Si V. M. n'avait personne en vue pour le remplacer, et qu'elle voulût bien me témoigner sur ce sujet la même confiance qu'elle a bien voulu déjà me marquer en d'autres occasions, je trouverais peut-être quelqu'un qui pourrait lui convenir, et j'aurais peut-être le bonheur de réussir dans<33> ce choix, comme dans quelques autres qui ont eu l'agrément de V. M. J'ai appris aussi la mort de M. Heinius, directeur de la classe de philosophie. Je crois que M. Béguelin33-a serait très-digne de cette place par son honnêteté, ses travaux et ses lumières, et je prends la liberté de le recommander aux bontés de V. M. Que ne puis-je, Sire, aller vous dire moi-même tout ce que je suis forcé de ne vous dire que par lettres! V. M. a la bonté de me faire à ce sujet des invitations nouvelles, et qui me pénètrent de tendresse et de reconnaissance. Que ne suis-je en état d'y répondre! Ma place de secrétaire ne m'empêcherait pas d'aller passer encore quelque temps auprès de V. M., et de mettre à ses pieds, avant que de mourir, tous les sentiments qui sont depuis si longtemps dans mon cœur. Mais, Sire, une santé très-faible, et qui craint de ne pouvoir résister à la fatigue, des amis malades à qui je suis cher, et qui ont besoin de moi, ne me permettent pas de former sur ce sujet des projets arrêtés. Je ne désespère pourtant pas tout à fait de remplir mes vœux à ce sujet, et de pouvoir renouveler à V. M. les témoignages de la tendre vénération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.
<34>164. A D'ALEMBERT.
Le 23 octobre 1775.
Quoi qu'en dise Posidonius, la goutte est un mal physique très-réel. Cette maudite goutte m'a tenu quatre semaines tous les membres garrottés, et m'a empêché de vous répondre. Votre dernière lettre m'a fait bien du plaisir, parce qu'elle me fait espérer de voir et d'entendre encore le sage Anaxagoras avant de boire du fleuve Léthé. Croyez-moi, jouissons de la liberté de nous voir tant que nous le pouvons. Dès que je saurai la route que vous aurez choisie, je prendrai le contre-pied des prêtres, qui sèment la route du paradis d'épines et de ronces, pour semer la vôtre de roses et d'oeillets. A la vérité, vous ne serez pas chez nous dans le paradis, mais dans une contrée bien sablonneuse, où cependant les vrais philosophes sont plus estimés que chez les juifs les chérubins et les séraphins.
Je vous félicite du ministère philosophique dont le seizième des Louis a fait choix. Je souhaite qu'il se maintienne longtemps, ce ministère, dans un pays où l'on veut sans cesse des nouveautés, et où la scène est toujours mobile; gare que leur règne ne soit de courte durée! Divus Etallundus vient d'arriver. Nous lui préparons une niche comme martyr de la philosophie et du bon sens, et nous espérons qu'il opérera incessamment des miracles, par exemple, qu'il rendra complétement fous ses persécuteurs, qu'il fera mettre les fanatiques aux Petites-Maisons, qu'il ressuscitera La Barre et Calas, enfin qu'il décorera dignement la tête de tous vos sorboniqueurs. Si vous voyez là-bas quelque commencement de pareils miracles, ne manquez pas de m'en avertir, pour qu'on les note dans la légende du saint.
Quant à ce que vous me proposez touchant notre Académie, je crois que la place a été donnée avant l'arrivée de votre lettre; cela n'empêche pas qu'à la première occasion je ne puisse y déférer. Enfin<35> venez vous-même, comme vous me le faites espérer, pour rendre la vie à cette Académie, dont vous êtes l'âme, quoique absent, et recueillez ici les approbations sincères et les marques d'amitié d'un peuple obotrite qui vous rend plus de justice que vos compatriotes. Sur ce, etc.
165. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 décembre 1775, anniversaire de la bataille
de Kesselsdorf.
Sire,
Je suis absolument de l'avis de Votre Majesté, et nullement de celui du charlatan Posidonius; je pense que la goutte est un grand mal, non seulement pour ceux qui la souffrent, mais même pour ceux qui s'intéressent aux souffrants. Celle dont V. M. a été si cruellement attaquée m'a causé les plus vives alarmes, même depuis la dernière lettre que j'ai eu l'honneur de recevoir d'elle; il a couru les plus mauvais bruits à ce sujet, et ce n'a été qu'à force d'informations que je suis parvenu à calmer un peu mes inquiétudes. Cependant, Sire, je n'en serai entièrement délivré que quand V. M. aura bien voulu me faire donner des nouvelles de son état, car je n'ose lui en demander à elle-même, et ne me laisser plus aucun doute sur le rétablissement d'une santé aussi précieuse à mon cœur.
J'ai reçu une lettre de divus Etallundus, comme V. M. l'appelle; il me paraît pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., et bien résolu de ne rien négliger pour s'en rendre digne. J'espère que son application, sa conduite et ses mœurs prouveront à V. M., ou plutôt aux fanatiques absurdes et atroces à qui vous avez arraché cette mal<36>heureuse victime, qu'on peut être digne des bienfaits et de l'estime d'un grand roi, quoiqu'on ait passé à dix-huit ans devant une procession de capucins, en temps de pluie, sans avoir l'honneur de saluer.
Sur l'espérance que V. M. veut bien me donner d'avoir égard dans une autre circonstance à la requête que j'ai eu l'honneur de lui présenter en faveur de M. Béguelin, je prends la liberté de recommander de nouveau à ses bontés cet homme estimable, que j'en crois digne par la sagesse de sa conduite et par son assiduité au travail. J'avais eu l'honneur aussi d'offrir à V. M. de lui chercher quelqu'un pour succéder à M. Marggraf, dans le cas où l'Académie viendrait à perdre cet habile chimiste. Comme je ne fais acception de personne quand il est question de servir V. M. et de faire le bien de son Académie, j'ai appris, il y a peu de temps, qu'il y avait à Stockholm un très-habile chimiste, nommé Scheele,36-a membre de l'Académie des sciences de cette ville, et qui, sans m'être d'ailleurs connu, me paraît fort estimé par les plus habiles chimistes de la France. V. M. pourrait faire prendre à ce sujet des informations, et faire l'acquisition de ce savant, qui peut-être ne serait pas difficile. On m'a dit aussi que M. Michaelis,36-b de Göttingue, avec lequel je n'ai d'ailleurs aucune relation, mais qui est un savant très-distingué, et que V. M. désirait, il y a douze ans, d'attirer à Berlin, serait aujourd'hui plus disposé à cette transplantation, par quelques dégoûts qui diminuent son attachement pour le pays de Hanovre. C'est encore un avis que mon zèle seul me dicte, et dont V. M. fera l'usage qu'elle jugera à propos, suivant sa sagesse et ses lumières.
Je reçus il y a quelques jours, Sire, une lettre de madame la mar<37>quise d'Argens, qui me paraît pénétrée de douleur du mécontentement que lui a, dit-elle, marqué V. M. de ce que le mausolée de son mari est à Aix, et non pas à Toulon. Elle me mande que l'évêque de Toulon n'a pas voulu que ce monument fût érigé dans son diocèse, quoique la manière dont est mort le marquis, muni des sacrements de l'Eglise romaine, ait dû calmer les scrupules des âmes les plus timorées. Sa veuve n'aurait pu, ce me semble, opposer de résistance à cette vexation sans avoir contre elle toute la horde des pénitents bleus, blancs, rouges, etc., dont ce malheureux pays est inondé, et sans compromettre en quelque sorte V. M. vis-à-vis des prêtres provençaux, qui ne valent pas mieux que les autres, et qui, grâce à leur soleil, sont encore plus près de la folie et des sottises.
Nos évêques viennent de demander au Roi que les enfants des protestants soient déclarés bâtards, et que les vœux monastiques puissent se l'aire à seize ans. Voilà des demandes bien dignes de nos évêques. Le Roi y a répondu avec sagesse, et toute la nation espère que ce prince se rendra sur ces deux points aux vœux que tous les bons citoyens font depuis longtemps, qu'on accorde à tous les Français, sans distinction, l'état civil, et qu'on ne puisse pas disposer de sa liberté à un âge où on ne peut pas disposer de son bien.
On nous annonce de grandes réformes dans l'état militaire, et surtout dans la maison du Roi, qui était jusqu'ici un objet de grande dépense, sans aucune utilité. Les intéressés, qui sont en grand nombre, jettent déjà les hauts cris; mais la nation bénit le prince et son ministre.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux que je lais pour V. M. dans l'année qui va commencer. Puisse-t-elle y en ajouter encore beaucoup d'autres, et recevoir longtemps l'hommage des sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration avec lesquels je suis, etc.
<38>166. A D'ALEMBERT.
Le 30 décembre 1775.
Je vous avoue que je ne suis pas aussi grand stoïcien que Posidonius. Si Zénon d'Élée avait eu comme moi quatorze accès consécutifs de goutte, je ne sais s'il n'aurait pas confessé que la goutte est un mal très-réel. Que le corps soit l'étui de l'âme, ou qu'il en constitue la machine organique, il n'en est pas moins certain que la matière influe prodigieusement sur la pensée, et que ses souffrances, à la longue, attristent et abattent l'esprit. La nature nous a faits des êtres sensibles, et le Portique, par des raisonnements alambiqués, ne saurait nous rendre impassibles, à moins que de substituer d'autres êtres en notre place. J'ai eu des douleurs très-vives; et quoique mon mal n'ait pas été dangereux, sa durée a fait croire que j'enfilerais la route qui aboutit au gouffre du néant. Mais mon heure n'était pas arrivée, et je respire encore pour honorer les lettres, et pour applaudir à ceux qui, comme un certain Anaxagoras, s'y distinguent par leur éclat. Si ce sage vient ici, sa présence achèvera de me débarrasser des restes de mes infirmités, et nous nous entretiendrons ensemble de votre roi, de ses bonnes qualités, du gouvernement des philosophes, et des belles espérances qu'en conçoit le royaume des Velches.
On dit que Voltaire est devenu marquis, et en même temps intendant du pays de Gex; mais j'aimerais mieux qu'il n'eût point ces distinctions, et qu'il n'eût pas en même temps à craindre une rechute d'apoplexie. Si l'Europe perd ce beau génie, c'en sera fait de la littérature. Des auteurs médiocres voudront le remplacer, le public leur applaudira faute de mieux, et le bon goût se perdra tout à fait; on peut prévoir cette marche sans être voyant. Pour moi, qui aime vraiment les lettres, j'envisage leur décadence avec douleur. Il faudra des siècles avant que la nature produise un Voltaire; et qui sait<39> encore dans quel climat elle en sèmera le germe? Peut-être en Russie, peut-être sur les bords de la mer Caspienne; nous deux ne le verrons pas. Il faut me contenter des grands hommes que j'ai connus; leur espèce a été rare dans tous les pays et dans tous les siècles; je rends du moins grâces à mon heureux destin, qui m'a fait naître sur la fin du grand siècle de Louis XIV.
Je vous donnerai pleine satisfaction sur le sujet de M. Wéguelin.39-a Marggraf vit encore, et je ne crois pas qu'il ait envie d'aller sitôt travailler au laboratoire de l'autre monde. Morival est un bon garçon; c'aurait été une cruauté de barbare que de le griller pour l'omission d'une petite révérence. Ah! mon cher d'Alembert, votre infâme est une étrange créature, qui a causé bien des maux au genre humain. Vos prêtres velches sont plus fanatiques que ceux du saint-empire romain de Germanie. La superstition diminue à vue d'oeil dans les pays catholiques; pour peu que cela continue, les moines retourneront de leurs cellules dans le siècle, les préjugés du peuple ne seront plus entretenus et nourris, et la raison pourra paraître en plein jour, sans craindre la persécution ni les bûchers. L'enthousiasme du zèle s'est perdu; tant de bons livres qui ont dévoilé l'absurdité des fables que le public regardait comme sacrées ont abattu les cataractes qui aveuglaient les yeux des principaux ministres; ils rougissent de leur culte insensé, et travaillent sourdement à la chute de la superstition. Que le ciel les bénisse! En revanche, un évèque de Toulon réduit le tombeau du marquis d'Argens à un cénotaphe, que l'on est obligé d'ériger à quelques lieues de l'endroit où repose le corps de ce pauvre philosophe; il ne manquait plus, pour rendre la chose complète, que de voir ce moine barbare faire déterrer le marquis pour le jeter à la voirie. Et lorsque de telles indignités s'exercent, on aura encore l'ef<40>fronterie d'appeler ce dix-huitième siècle le siècle des philosophes! Non, tant que les souverains porteront des chaînes théologiques, tant que ceux qui ne sont payés que pour prier pour le peuple lui commanderont, la vérité, opprimée par ces tyrans des esprits, n'éclairera jamais les peuples, les sages ne penseront qu'en silence, et la plus absurde des superstitions dominera dans l'empire des Velches. J'espère que nous discuterons ensemble toutes ces matières, et que je pourrai vous assurer de toute mon estime et de mon amitié. Sur ce, etc.
167. DE D'ALEMBERT.
Paris, 23 février 1776.
Sire,
Je ne sais s'il y a quelque sympathie physique entre Votre Majesté et moi, son serviteur indigne, qui lui suis d'ailleurs attaché par la sympathie morale; mais les quatorze accès de goutte de V. M. ont été suivis chez moi d'un long accès de rhumatisme, que j'ai eu successivement dans toutes les parties de mon faible corps, et qui a totalement détruit le peu d'amélioration que je commençais à éprouver dans ma frêle machine. Il est vrai que nous avons éprouvé, pendant plus de trois semaines, un hiver affreux, tel que nous n'en avons point eu ici de mémoire d'homme; celui de 1709 a été moindre d'un degré, du moins si on s'en rapporte aux observations qui paraissent les plus exactes. Heureusement il ne résultera pas la même calamité du froid de 1776, parce que la terre était couverte de neige, et que nous n'avons point eu cette année, comme en 1709, un faux dégel qui ait tout perdu. Mais il y a eu des malheureux qui sont morts de froid et de faim. Notre jeune roi, qui est la bienfaisance et la justice même,<41> a sauvé de la mort tous ceux qu'il a pu connaître, et n'a point mis de bornes à sa charité. On nous assure que le froid a été, à proportion, aussi vif dans le Nord. Je crains bien que, s'il a été tel à Berlin, V. M. n'en ait cruellement ressenti les effets. Je la supplie de vouloir bien me rassurer elle-même sur sa santé, quoique toutes les nouvelles que j'en apprends soient très-consolantes pour moi.
Il est faux que Voltaire soit devenu marquis et intendant du pays de Gex, comme on l'a dit à V. M.41-a Il n'est pas plus marquis et intendant qu'auparavant; mais il a profité de la circonstance d'un contrôleur général vertueux et zélé pour le bien, pour demander que le pays de Gex, où il habite, ne soit plus dévoré par les financiers; et il a obtenu cette grâce, qui fait en même temps l'avantage du Roi et celui du peuple. Du reste, il se porte bien, et j'espère que, malgré son âge de quatre-vingt-deux ans, les lettres et l'humanité le conserveront encore. Quelle perte, Sire, comme l'observe très-bien V. M., quand nous aurons le malheur de la faire! J'en détourne ma pensée, et quand je dis tous les matins, comme je le dis depuis deux ans : Domine, salvumfac Regem, j'y ajoute un mot de prière pour un autre roi, que je vous laisse, Sire, à deviner, et un petit orémus pour le philosophe de Ferney.
Puisque V. M. veut bien avoir quelque égard à la recommandation que j'ai pris la liberté de lui faire pour M. Béguelin, je prends celle de lui demander de nouveau ses bontés pour cet homme de mérite, lorsqu'elle trouvera occasion de les lui faire éprouver.
Je lui demande aussi les mêmes bontés pour M. d'Étallonde, et avec d'autant plus de confiance, que je sais combien V. M. y est disposée, et combien ce jeune homme le mérite. V. M. a bien raison; on ne peut penser à l'affaire malheureuse de ce jeune homme sans être indigné contre les tigres en soutane et en longue robe dont le fanatisme imbécile et barbare a causé son malheur.
<42>Voilà nos Midas du parlement qui recommencent leurs sottises. Les voilà qui font de belles remontrances contre les édits les plus justes, les plus faits pour soulager le peuple. Les voilà qui font brûler de plats ouvrages, oubliés depuis six ans, et à qui ils donnent de la vie par leur condamnation. Les voilà qui poursuivent un malheureux auteur, parce que son libraire n'a pas voulu donner pour rien à un sot janséniste du parlement toute l'édition d'un livre ignoré, mais qui déplaît à ce plat janséniste, quoique revêtu d'une approbation. Enfin les voilà qui commencent à nous faire regretter les faquins, du moins paisibles, à la place desquels on les a mis; car nous aimons encore mieux les crapauds que les aspics.42-a
Il me semble que les affaires des Anglais vont mal en Amérique. Quoiqu'une guerre à deux mille lieues m'intéresse moins que celle de 1756, j'ai toujours peur que cette tache d'huile ne s'étende, et ne nous arrive. J'ai besoin d'être rassuré par V. M. sur ce fléau.
Notre littérature, toujours assez pauvre, l'est beaucoup en ce moment-ci. Il ne paraît rien qui mérite même la critique; et nous remplissons comme nous pouvons les places vacantes à l'Académie française, de la même manière que le festin du père de famille dans l'Évangile,42-b par les estropiés et les boiteux de la littérature. Mais elle doit se consoler, tant que Frédéric et Voltaire vivront.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire l'assurance de tous les sentiments qui sont depuis si longtemps dans mon cœur pour V. M., de l'admiration profonde, de la reconnaissance éternelle, et de la tendre vénération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.
<43>168. A D'ALEMBERT.
Le 17 mars 1776.
Depuis la dernière fois que je vous ai écrit, j'ai encore essuyé deux accès de goutte. Gela est un peu dur; cependant à présent j'ai fait divorce avec cette vilaine maladie, dont je me crois entièrement délivré. Je suis fâché d'apprendre que vous soyez incommodé du rhumatisme; mais notre frêle machine va en baissant avec l'âge, et c'est en dépérissant insensiblement qu'elle se prépare à sa destruction totale. Cependant ma goutte salue votre rhumatisme. Je souhaite et j'espère que vous en serez bientôt délivré.
L'hiver dernier a été violent. Le baromètre est monté, les jours où le froid était excessif, à dix-huit degrés, à deux de plus que l'année 1740; mais il n'y a eu que trois jours de cette force; ni les blés ni les arbres fruitiers n'ont souffert, et le dégel qui est survenu le 20 de février n'a point endommagé les digues du Rhin, de l'Elbe, de l'Oder, ni de la Vistule, ce qui arrive d'ailleurs assez souvent, et cause des pertes considérables. Je n'attribue pas cependant ma maladie à l'intempérie de la saison; lorsque l'on est jeune, ni les froids de la zone glaciale, ni les chaleurs de la zone torride, n'altèrent un corps robuste et vigoureux. J'ai été curieux de savoir combien de temps les horloges de fer qui sont aux clochers peuvent durer; les experts m'ont assuré que tout au plus cela allait à vingt ans. N'est-il donc pas étonnant que notre espèce, dont les organes sont de filigrane et les chairs composées de boue et de fange, résiste plus de temps, et parvienne à une durée plus que triplée de celle de ces horloges, composées de la matière la plus dure que nous connaissions? La différence des horloges à nous est que nous souffrons, et qu'elles n'éprouvent aucune sensation douloureuse en se détraquant; en revanche, nous<44> avons goûté des plaisirs dans notre jeunesse, et, malgré l'âge, il en reste encore dont les personnes raisonnables peuvent jouir.
Je suis persuadé que les bonnes actions de votre jeune roi vous font plaisir, et que vous ne m'avez pas écrit avec indifférence sur son sujet. Si messieurs les robins intervertissent ses bons desseins, c'est la faute de ceux qui les ont rappelés : il faudrait les borner à l'objet de leur destination; ils sont payés pour juger les procès, et non pas pour tenir leurs souverains sous tutelle. Vous verrez que peut-être la cour sera réduite à les exiler une seconde fois. Vous m'avertissez un peu tard que Voltaire n'est ni marquis, ni intendant; je l'en avais déjà félicité; il n'y a pas de mal, il s'apercevra facilement que mon ignorance est involontaire. Si l'on ment d'une chambre à une autre, on peut débiter de même bien des mensonges, à Potsdam, de ce qui se fait à Paris.
Vous vous plaignez de la difficulté de remplir de bons sujets votre Académie; c'est la faute du siècle. Nous avons beaucoup plus de gens médiocres qu'il n'y en avait dans le siècle passé; mais il nous surpassait en génies; il semble que le moule en soit cassé. Lorsque la France aura perdu le Patriarche de Ferney et un certain Anaxagoras, il ne lui restera plus personne. Pour M. Wéguelin, dont je connais le mérite, je ne négligerai pas, en temps et lieu, d'avoir égard à votre recommandation; il serait peut-être un Montesquieu, si son style répondait à la force de ses pensées.
Je vous rassurerai facilement sur l'appréhension que vous causent les Anglais animés des fureurs du dieu Mars; s'ils ont la fièvre chaude, il n'y a pas d'apparence que l'épidémie franchisse les mers pour se communiquer au continent; leurs guinées l'ont fait passer à quelques principi di Germania bisognosi di scudi.44-a Sans doute cela s'arrêtera là, et la guerre de l'Amérique sera pour les Européens ce qu'étaient pour les anciens Romains les combats des gladiateurs.
<45>Je fais des vœux pour que vous soyez promptement délivré de votre sciatique. Je ne renonce pas encore à la consolation de vous revoir dans ce monde-ci, assuré que nous ne nous reverrons plus dans un autre; vous ne devez pas y trouver à redire. Quand on a fait votre connaissance, on voudrait jouir de votre présence plus souvent, et toujours davantage. En attendant, je prie Dieu, etc.
169. DE D'ALEMBERT.
Paris, 26 avril 1776.
Sire,
Quoique les dernières nouvelles que Votre Majesté a bien voulu me donner elle-même de sa santé et de son état aient calmé mes inquiétudes, cependant il n'a pas tenu au public, et surtout au public de ce pays-ci, que je n'en eusse encore d'assez sérieuses; mais j'ai mieux aimé en croire V. M. que le public, et je m'en suis d'autant mieux trouvé, que le public a fini par où il aurait dû commencer, c'est-à-dire par se taire. Jouissez, Sire, de votre santé et de votre gloire, et jouissez-en longtemps encore pour la consolation de votre fidèle Anaxagoras. Il en a plus que jamais besoin dans ce moment, ayant sous ses yeux le spectacle d'une ancienne amie avec laquelle il demeure depuis douze ans, et qui dépérit d'une maladie de langueur. Celle raison, Sire, sans parler de ma santé, ni de quelques affaires qui exigent ma présence, m'empêchera d'aller, comme je le désirais, mettre aux pieds de V. M. tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle. Ma pauvre machine est d'ailleurs si ébranlée, et par les secousses de cet hiver, et par les affections morales qui s'y joignent,<46> qu'elle est hors d'état de se déplacer. Elle se borne donc à regret aux vœux qu'elle fait pour V. M., ne pouvant aller les lui présenter elle-même.
Je ne sais si V. M. est informée qu'on a imprimé dans quelques gazettes d'Allemagne, et depuis dans quelques journaux de France, une prétendue lettre46-a qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, selon messieurs les gazetiers, et dans laquelle les Français sont vilipendés, Voltaire traité de vieille femme, et l'Académie de Berlin de bête. Ce même sot public, qui a voulu si longtemps que V. M. fût bien malade, ne demandait pas mieux que de croire à la réalité de cette lettre : j'ai cru devoir le désabuser, en imprimant à mon tour dans les journaux que messieurs les gazetiers en avaient menti.46-b C'est à V. M. à leur répondre autrement, si elle juge qu'ils en soient dignes.
Notre jeune roi mérite toujours la bonne opinion que V. M. a de lui. Il aime le bien, la justice, l'économie et la paix. Mais les fripons, les courtisans et les prêtres font bien tout ce qu'ils peuvent pour<47> s'opposer aux réformes et aux règlements que lui proposent les ministres vertueux et éclairés dont il a eu le bonheur et la sagesse de s'entourer. Je ne cesse de faire des vœux pour lui, bien persuadé que, de tous les princes de sa maison, sans exception, il est celui que nous devrions désirer pour roi, si la destinée propice ne nous l'avait pas donné. Je n'en fais pas autant pour les parlements, qui se montrent de jour en jour plus malintentionnés, plus ignorants, et plus opposés au bien. Les voilà, dit-on, qui veulent faire revivre et faire valoir par leurs arrêts les principes absurdes des théologiens sur l'intérêt de l'argent; il ne leur manque plus que ce ridicule, dont je voudrais bien qu'ils se couvrissent, pour leur faire perdre le peu de crédit qui leur reste encore, et pour n'avoir plus même les sots et les fripons dans leur parti.
J'aurai peut-être dans quelque temps une grâce à demander à V. M. Des gens de lettres ont entrepris de donner une édition de Froissait, historien du quatorzième siècle, dont on n'a jusqu'ici que de mauvaises éditions. On leur a dit qu'il y avait à Breslau un excellent manuscrit de cet historien;47-a peut-être leur sera-t-il nécessaire, et dans ce cas ils prendraient la liberté de prier V. M. de vouloir bien donner ses ordres pour qu'ils en eussent communication; ils osent se flatter de cette grâce de la part du protecteur et de l'ami le plus éclairé que les lettres aient encore eu sur le trône.
Je vois, par la réponse que V. M. veut bien me faire au sujet de M. Béguelin, qu'elle a cru que je lui parlais en faveur de M. Wéguelin, dont je connais d'ailleurs le mérite, mais qui n'est point l'objet des demandes que j'ai pris la liberté de faire à V. M. Celui que j'ai eu l'honneur de recommander à ses bontés est M. Béguelin, mathématicien et philosophe de son Académie, distingué dans l'un et dans l'autre<48> genre par ses lumières et par ses écrits, et digne de la protection de V. M. par ses sentiments et par sa sage conduite.
V. M. me tranquillise beaucoup en m'assurant que les coups qui se frappent en Amérique ne viendront pas jusqu'en Europe, et surtout jusqu'en France. Mon refrain est celui de l'Évangile : Paix sur la terre aux hommes;48-a je n'ajoute pas même de bonne volonté, car je craindrais que la paix ne fût pour un trop petit nombre.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
170. A D'ALEMBERT.
Le 16 mai 1776.
J'ignore ce qui se débite à Paris au sujet de ma maladie, et je me trouve glorieux d'être dans le cas des Anglais, dont on exagère les pertes, tandis qu'ils n'en ont point fait de considérables. Ma santé est celle d'un vieillard qui a essuyé dix-huit accès de goutte, et qui ne recouvre pas ses forces aussi vite qu'un jeune homme de dix-huit ans; mais on me fera mourir par allégorie, comme on me fait écrire en style de charretier des lettres où l'on me prête des idées que jamais je n'ai eues. Je vous suis obligé d'avoir donné un démenti au compilateur de ces bêtises, qui a voulu les mettre sur mon compte. Pour moi, je pourrais demander que le gouvernement fît des recherches contre l'auteur de cette imposture; mais je n'aime point à me venger, et ce n'est pas cette sorte d'athlètes qu'il me convient de combattre. Je lis les Réflexions de l'empereur Marc-Antonin, qui m'enseigne que<49> je suis dans le monde pour pardonner à ceux qui m'offensent, et non pas pour user du pouvoir de les accabler.
Je compatis, mon cher Anaxagoras, aux chagrins que vous cause l'amitié; c'est un des plus sensibles. Je ne sais quel ancien a très-bien dit que les amis n'avaient qu'une âme en deux corps.49-a Je souhaite que mademoiselle de Lespinasse se rétablisse pour la consolation de vos vieux jours. Mais si sa santé se remet, et si un jour vous vous portez mieux, faudra-t-il que je renonce à jamais au plaisir de vous voir, ou me reste-t-il encore quelque espérance? C'est ce que je vous prie de me marquer.
Comme j'ignore si l'ouvrage de Froissart se trouve dans les bibliothèques de Breslau, j'en ai fait écrire à l'abbé Bastiani,49-b qui me dira les choses au juste. S'il se trouve, celui qui veut écrire sur ce sujet pourra recevoir tous les éclaircissements qu'il désirera. Je suis sur le point de faire mes tournées dans les provinces, ce qui m'occupera jusque vers le 15 de juin, où je pourrai avoir le plaisir de vous écrire. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous sommes les gens les plus pacifiques du monde. La scène qui se passe en Amérique, et ce qui peut-être se prépare encore ailleurs, est pour nous comme ces combats de gladiateurs que les Romains (tant soit peu barbares à cet égard) voyaient de sang-froid dans leur cirque, et dont ce peuple-roi49-c faisait son amusement. Les mêmes acteurs ne paraissent pas toujours sur la scène; nous y avons été assez longtemps; à présent le tour est à d'autres. Votre philosophie pourra donc réfléchir à son aise sur la cause et sur les effets de ce fléau destructeur qui ravage actuelle<50>ment l'Amérique. Portez-vous bien, c'est le principal, et abandonnez les hommes à leurs folies et à leurs passions, que ni vous ni moi ne parviendrons à adoucir. Sur ce, etc.
171. AU MÊME.
Le 9 juillet 1776.
Je compatis au malheur qui vous est arrivé de perdre une personne à laquelle vous vous étiez attaché.50-a Les plaies du cœur sont les plus sensibles de toutes, et, malgré les belles maximes des philosophes, il n'y a que le temps qui les guérisse. L'homme est un animal plus sensible que raisonnable.50-b Je n'ai que trop, pour mon malheur, expérimenté ce qu'on souffre de telles pertes. Le meilleur remède est de se faire violence pour se distraire d'une idée douloureuse qui s'enracine trop dans l'esprit. Il faut choisir quelque occupation géométrique qui demande beaucoup d'application, pour écarter, autant que l'on peut, des idées funestes qui se renouvellent sans cesse, et qu'il faut éloigner le plus que possible. Je vous proposerais de meilleurs remèdes, si j'en connaissais. Cicéron, pour se consoler de la mort de sa chère Tullie, se jeta dans la composition, et fit plusieurs traités, dont quelques-uns nous sont parvenus. Notre raison est trop faible pour vaincre la douleur d'une blessure mortelle; il faut donner quelque chose à la nature, et se dire surtout qu'à votre âge comme au mien on doit se consoler plus tôt, parce que nous ne tarderons guère de nous rejoindre aux objets de nos regrets.
<51>J'accepte avec plaisir l'espérance que vous me donnez de venir passer quelques mois de l'année prochaine chez moi. Si je le puis, j'effacerai de votre esprit les idées tristes et mélancoliques qu'un événement funeste y a fait naître. Nous philosopherons ensemble sur le néant de la vie, sur la philosophie51-a des hommes, sur la vanité du stoïcisme et de tout notre être. Voilà des matières intarissables, et de quoi composer plusieurs in-folio. Faites, je vous prie, cependant tous les efforts dont vous serez capable pour qu'un excès de douleur n'altère point votre santé; je m'y intéresse trop pour le supporter avec indifférence.51-b
Sur ce, etc.
172. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 août 1776.
Sire,
Mon âme et ma plume n'ont point d'expressions pour témoigner à V. M. la tendre et profonde reconnaissance dont m'a pénétré la lettre qu'elle a daigné m'écrire, lettre si pleine de vérité et d'intérêt, de sentiment et de raison tout ensemble, enfin, Sire, permettez-moi cette expression, si remplie même d'amitié; car pourquoi n'oserais-je employer avec un grand roi le mot qui rend ce grand roi si cher à mon cœur? Je n'aurais pas tardé un moment à répondre à cette nouvelle marque, si touchante pour moi, des bontés dont V. M. m'honore, et à lui réitérer plus vivement que jamais l'expression des<52> sentiments que je lui dois à tant de titres, si cette expression n'avait dû entraîner malgré moi un nouvel épanchement de douleur, que V. M., sans doute, eût bien voulu pardonner à ma situation, mais qui peut-être aurait troublé un moment par une image affligeante la satisfaction si douce et si juste dont V. M. vient de jouir. Toutes les nouvelles publiques ont annoncé le voyage du grand-duc de Russie à Berlin, et l'union que va contracter avec vous ce jeune prince, digne, à ce qu'on assure, de s'unir à vous par ses rares qualités. J'ai attendu le moment de son départ pour répandre encore une fois mon âme dans celle de V. M., et pour lui rendre surtout les plus sensibles actions de grâces de cette lettre qui est si peu celle d'un roi, et qui n'en est pour moi que plus précieuse et plus chère. V. M. n'a pas besoin de dire qu'elle n'a que trop éprouvé, pour son malheur, ce qu'on souffre en perdant ce qu'on aimait. On voit bien, Sire, que vous avez éprouvé ce cruel malheur, à la manière si sensible et si vraie dont vous savez parler à un cœur affligé, et lui dire ce qui convient le mieux à sa déplorable situation. Tous mes amis cherchent comme vous à me consoler; tous me disent, comme vous, qu'il faut chercher à me distraire; mais aucun ne sait ajouter, comme vous, ces mots si dignes d'un ami et d'un sage, que notre raison est trop faible pour vaincre la douleur d'une blessure mortelle, qu'il faut donner quelque chose à la nature, et se dire surtout que, à l'âge où nous sommes l'un et l'autre, nous ne tarderons guère à nous rejoindre aux objets de nos regrets. Hélas! Sire, c'est aussi le seul espoir qui me console, ou plutôt qui me fera supporter le peu de jours qui me restent à vivre. Je ne désire plus de les voir prolongés que pour me mettre encore aux pieds de V. M., et il faudra que ma santé soit bien mauvaise au printemps prochain, si je ne vais pas avec le plus grand empressement m'acquitter d'un devoir si précieux et si sacré pour moi. J'écrivais il y a quelques années52-a à V. M., dans un moment où ma frêle ma<53>chine dépérissait de jour en jour, que je ne désirais plus rien qu'une pierre sur ma tombe, avec ces mots : Le grand Frédéric l'honora de ses bontés et de ses bienfaits. Cette pierre et ces mots sont aujourd'hui, Sire, bien plus qu'autrefois, le seul désir qui me reste; la vie, la gloire, l'étude même, tout est devenu insipide pour moi; je ne sens que la solitude de mon âme, et le vide irréparable que; mon malheur y a laissé. Ma tête, fatiguée et presque épuisée par quarante ans de méditations profondes, est aujourd'hui privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines. Elle me laisse tout entier à ma mélancolie, et la nature, anéantie pour moi, ne m'offre plus ni un objet d'attachement, ni un objet même d'occupation. Mais, Sire, pourquoi vous entretenir si longtemps de mes maux, lorsque vous avez à soulager ceux de tant d'autres? Pourquoi vous faire ce détail douloureux, lorsque je ne devrais vous parler que des lauriers que vous cueillîtes il y a seize ans, à pareil jour, dans les plaines de Liegnitz? Pourquoi vous parler enfin de mes tristes intérêts, au milieu des grands intérêts qui vous occupent? Puissent ces intérêts, Sire, satisfaits et remplis, ajouter encore à votre gloire et à l'éclat de votre règne! Puisse la nature, qui vous a fait le plus grand des rois, vous rendre encore le plus heureux des hommes! Puisse-t-elle ajouter à vos jours tous ceux que je voudrais qu'elle retranchât aux miens! Puissé-je enfin, en me traînant bientôt aux genoux de V. M., répandre dans son sein mes dernières larmes, et mourir entre ses bras, plein de reconnaissance pour elle, après avoir joui encore une fois du bonheur de la voir et de l'entendre, de la trouver sensible à ce qui pénètre et remplit mon âme, de l'assurer surtout de la tendre vénération qu'elle m'a depuis si longtemps inspirée, et qui est en ce moment plus juste et plus profonde que jamais! C'est avec ce sentiment que je serai tout le reste de ma vie, etc.
<54>173. A D'ALEMBERT.
Le 7 septembre 1776.
Votre lettre, mon cher d'Alembert, m'a été rendue à mon retour de Silésie. Je vois que votre cœur tendre est toujours sensible, et je ne vous condamne pas. Les forces de nos âmes ont des bornes; il ne faut rien exiger au delà de ce qui est possible. Si l'on voulait qu'un homme très-fort et robuste renversât le Louvre en appuyant fortement ses épaules, il n'en viendrait pas à bout; mais si on le chargeait de soulever un poids de cent livres, il pourrait y réussir. Il en est de même de la raison : elle peut vaincre des obstacles proportionnés à ses forces; mais il en est de tels qui l'obligent à céder. La nature a voulu que nous fussions sensibles, et la philosophie ne nous fera jamais parvenir à l'impassibilité; et supposé que cela pût être, cela serait nuisible à la société. On n'aurait plus de compassion pour le malheur des autres; l'espèce humaine deviendrait dure et impitoyable. Notre raison doit nous servir à modérer tout ce qu'il y a d'excessif en nous, mais non pas à détruire l'homme dans l'homme. Regrettez donc votre perte, mon cher; j'ajoute même que celles de l'amitié sont irréparables, et que quiconque est capable d'apprécier les choses vous doit juger digne d'avoir de vrais amis, parce que vous savez aimer. Mais comme il est au-dessus des forces54-a de l'homme et même des dieux de changer le passé, vous devez songer, d'autre part, à vous conserver pour les amis qui vous restent, afin de ne leur point causer le chagrin mortel que vous venez de sentir. J'ai eu des amis et des amies; j'en ai perdu cinq ou six, et j'ai pensé en mourir de douleur. Par un effet du hasard, j'ai fait ces pertes pendant les différentes guerres où je me suis trouvé, et obligé de faire continuellement des dispositions différentes. Ces dis<55>tractions de devoirs indispensables m'ont peut-être empêché de succomber à ma douleur. Je voudrais fort qu'on vous proposât quelque problème bien difficile à résoudre, afin que cette application vous forçât à penser à autre chose. Il n'y a en vérité de remède que celui-là, et le temps. Nous sommes comme les rivières, qui conservent leur nom, mais dont les eaux changent toujours; quand une partie des molécules qui nous ont composés est remplacée par d'autres, le souvenir des objets qui nous ont fait du plaisir ou de la douleur s'affaiblit, parce que réellement nous ne sommes plus les mêmes, et que le temps nous renouvelle sans cesse. C'est une ressource pour les malheureux, et dont quiconque pense doit faire usage.
Je m'étais réjoui pour moi-même de l'espérance que vous me donnez de vous voir; à présent je m'en réjouis encore pour vous. Vous verrez d'autres objets et d'autres personnes. Je vous avertis que je ferai ce qui dépendra de moi pour écarter de votre souvenir tout ce qui pourrait vous rappeler des objets tristes et fâcheux, et je ressentirai autant de joie de vous tranquilliser que si j'avais gagné une bataille; non que je me croie grand philosophe, mais parce que j'ai une malheureuse expérience de la situation où vous vous trouvez, et que je me crois par là plus propre qu'un autre à vous tranquilliser. Venez donc, mon cher d'Alembert; soyez sûr d'être bien reçu, et de trouver, non pas des remèdes parfaits à vos maux, mais des lénitifs et des calmants. Sur ce, etc.
<56>174. DE D'ALEMBERT.
Paris, 7 octobre 1776.
Sire,
Des maux de tête violents et continuels, qui durant près de trois semaines m'ont empêché d'écrire et de penser, et qui sont la triste suite de ma disposition morale, m'ont paru d'autant plus cruels, qu'ils ne m'ont pas permis de répondre sur-le-champ à l'admirable lettre que V. M. a bien voulu m'écrire encore sur mon malheur. Quelle lettre, Sire! et combien peu, je ne dis pas de rois (car ils ne connaissent guère ce langage), mais d'amis, savent aussi bien parler que vous à une âme oppressée et souffrante! Je lis et je relis tous les jours cette lettre si bien faite pour adoucir mes maux; je la lis à tous mes amis, qui en sont comme moi pénétrés de reconnaissance pour V. M. Je me dis sans cesse, en la lisant et après l'avoir lue : Ce grand prince a raison; et je continue pourtant à m'affliger. V. M. n'en sera point surprise, et ne désespérera pourtant pas de ma guérison, malgré le peu d'espérance que j'y vois encore moi-même. Des objets d'étude profonde seraient le seul moyen de l'accélérer, et V. M. me propose avec autant de raison que de bonté ce puissant remède; mais ma pauvre tête n'est plus capable d'en faire usage. C'est donc du temps seul que je dois attendre quelque soulagement à mes peines; et je crains bien que ce temps cruel ne me dévore au lieu de me guérir. La comparaison que V. M. fait de notre malheureux individu avec les rivières, qui changent sans cesse, en conservant leur nom, est aussi ingénieuse que philosophique, et explique avec autant de raison que d'esprit pourquoi le temps finit par nous consoler; mais jusqu'à présent, Sire, ma triste rivière ne sent que la peine de couler, et ne voit point encore l'espoir d'avoir enfin un cours plus heureux et plus paisible. Si j'avais vingt-cinq ans de moins, j'aurais peut-être le bonheur de former quelque autre<57> attachement qui me ferait supporter la vie; mais, Sire, j'ai près de soixante ans, et à cet âge on ne retrouve plus d'amis pour remplacer ceux qu'on a eu le malheur de perdre. Je l'éprouve en ce moment de la manière la plus affligeante, par une perte nouvelle dont je suis encore menacé, ou plutôt que j'éprouve déjà avant qu'elle soit consommée. Une femme respectable, pleine d'esprit et de vertu, dont le nom est sûrement parvenu jusqu'à V. M., madame Geoffrin, qui depuis trente ans avait pour moi l'amitié la plus tendre, qui tout récemment encore m'avait procuré dans mon malheur toutes les consolations ou les distractions que cette amitié lui avait fait imaginer, est frappée depuis plus d'un mois d'une paralysie qui l'a presque entièrement privée du sentiment et de la parole, et qui ne me laisse aucune espérance, non seulement de la conserver, mais même de la revoir encore. Sa famille, qui ne lui ressemble guère, dévote ou feignant de l'être, mais plus sotte encore que dévote, et affichant, sans savoir pourquoi, une haine stupide des philosophes et de la philosophie, m'ôte en ce moment jusqu'à la déplorable consolation d'être auprès de celte digne femme, de lui rendre tous les soins que ma tendresse pour elle pourrait me suggérer, et que peut-être la pauvre malade ne sentirait pas, mais qui du moins satisferaient mon cœur. Je perds ainsi dans l'espace de quelques mois les deux personnes que j'aimais le plus, et dont j'étais le plus aimé. Voilà, Sire, la malheureuse situation où je me trouve, le cœur affaissé et flétri, et ne sachant que faire de mon âme et de mon temps.
Mais je me reproche encore d'entretenir V. M. de ma douleur, lorsque je ne devrais lui parler que de ma v ive reconnaissance pour toutes ses bontés, de l'admiration profonde que m'inspire sa philosophie si vraie et si peu commune, si raisonnable et si sensible tout à la fois, et surtout du désir que j'ai d'aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. tous les sentiments qu'elle m'inspire. Ma santé seule pourrait s'opposer à ce voyage; mais il m'est trop précieux et trop<58> cher pour ne pas donner à cette santé chancelante tous les soins dont je suis capable, et que vous avez la bonté d'exiger de moi. Hélas! Sire, ce voyage est presque le seul objet qui m'attache encore à la vie, et je ne regretterais en ce moment, si je venais à la perdre, que d'être privé de témoigner encore une fois à V. M. ma tendre et profonde vénération. Puisse V. M. jouir elle-même, pendant la mauvaise saison où nous allons entrer, d'une santé meilleure qu'elle n'a fait le dernier hiver! Je crains plus que jamais pour elle ces violentes attaques de goutte dont elle était, il y a quelques mois, si cruellement tourmentée. Je crains plus encore, je crains les nouvelles de guerre prochaine qui retentissent sans cesse à mes oreilles, et qui pourraient engager V. M. dans de nouvelles fatigues, plus redoutables pour elle que jamais. Tout affligé et tout philosophe que je suis, je ne puis m'empêcher de m'intéresser encore aux malheurs de la triste espèce humaine, qui n'ont pas besoin d'être augmentés, et j'y joins surtout les vœux les plus ardents pour la conservation, le bonheur et le repos de V. M. Elle a bien voulu me rassurer plus d'une fois sur les guerres dont je croyais l'Europe menacée, et elle m'a rendu la tranquillité par cette assurance. Puisse-t-elle me la rendre encore en ce moment, où j'en ai plus besoin que jamais, et bien plus encore pour V. M. que pour moi! Je suis, etc.
<59>175. A D'ALEMBERT.
Le 22 octobre 1776.
Vous voilà accablé de vers59-a dont je crois que vous vous seriez passé. J'ai cru cependant que quelques réflexions assez graves pourraient coin cuir59-b à la douce mélancolie où je vous crois plongé. Ces vers ne demandent qu'à être déchirés avant ou après leur lecture; c'est tout ce qu'ils méritent. Pour moi, je vois avec impatience la belle automne dont nous jouissons; je demande quand arrivera l'hiver, pour demander ensuite quand viendra le printemps, enfin cet été qui me procurera le plaisir de vous revoir, et je dis :
Volez, volez, heures trop lentes
Pour mes impatients désirs.59-b
Lorsque quelqu'un vient de France, par exemple M. de Rulhière,59-c je ne m'informe pas de ce que font vos providences dans leur troisième ciel de Versailles, je ne demande point si vos Mars subalternes à six sols par jour sont encachottés ou rossés à coups de plat d'épée, si vos ports regorgent de vaisseaux, si les manches et les poches des hommes haussent ou baissent, si l'on se frise en bec de corbin ou en ruisseau; enfin je passe cent choses de cette importance pour demander : Que fait le duc de Nivernois? Comment se porte Anaxagoras?<60> Aurons-nous bientôt l'Énéide de Delille? Voilà ce qui m'intéresse en France; le reste ne m'est rien. Mais, à propos, on m'assure que les garçons deviennent filles chez vous. On dit que pour parler correctement, au lieu de monsieur d'Éon il faut dire mademoiselle d'Éon, enfin qu'il se fait dans la nature des changements étonnants. Voilà un sujet inépuisable de pyrrhonisme. Quoi! me dis-je en moi-même, si la nation la plus éclairée de l'Europe se trompe sur les sexes, que sera-ce de nous autres? Il faudra que M. de Vergennes fasse venir du Vatican le fameux stersicorium60-a de saint Pierre, pour qu'on y fouille tous ceux qui sont destinés aux affaires étrangères, et qu'on ne les admette qu'après le grave témoignage : Pater habet .... Je ne sais où j'en suis avec notre marquis ou marquise de Pons;60-b je suis indécis devant lui si je dois l'appeler monsieur ou madame. Il est vrai qu'il a du poil; mais on prétend que d'Éon en avait aussi. Enfin cette incertitude me chiffonne et m'embarrasse l'esprit, car que deviendra l'exactitude grammaticale, si l'on ne sait plus s'il faut dire elle ou lui? Si l'abbé d'Olivet vivait encore, j'aurais recours à la plénitude de sa science; à présent, je ne sais à qui m'adresser. Tout cela me rend si ignorant, si honteux, mon cher d'Alembert, que j'hésite à proférer une parole, crainte de dire une sottise. Rassurez-moi, rendez-moi le courage et l'effronterie de prononcer à tout hasard monsieur ou madame, faute de pouvoir faire autrement. Je n'avais pas trop haute opinion de mon savoir; je croyais cependant que je connaissais clairement quelques vérités; en voilà des plus triviales, et je les ignore. Je dirai donc, comme je ne sais quel philosophe,60-c que, après avoir bien étudié, j'ai appris à ne rien savoir. Bon Dieu! si l'aventure de d'Éon était arrivée il y a dix-huit siècles, c'aurait été un article de foi que<61> de croire à sa métamorphose. Le ciel soit béni que ce miracle soit arrivé de nos jours! C'est une sottise de moins, qu'on épargne à notre croyance; mais qui répondra des autres?
Ayez pitié du plus ignorant des hommes, et venez l'été prochain l'éclairer de votre lumière, le rassurer sur ses doutes, et surtout le réjouir par votre présence. C'est ce qu'attend de vous votre ancien admirateur.
Sur ce, etc.
176. AU MÊME.
Le 26 octobre 1776.
Il y a, mon cher d'Alembert, un proverbe qui souvent n'est que trop vrai : Un malheur ne vient jamais sans l'autre. Je serais fort embarrassé d'en donner une raison passable. Ni plus ni moins, l'expérience prouve que cela arrive souvent. Voilà madame Geoffrin attaquée de paralysie, qui, selon toutes les apparences, après avoir langui jusqu'à l'hiver, sera emportée par un coup d'apoplexie foudroyant. J'en suis lâché pour vous et pour les lettres, qu'elle honorait. Mais, mon cher d'Alembert, vous savez apparemment qu'elle n'était pas immortelle. A bien prendre les choses, les morts ne sont pas à plaindre, mais bien leurs amis qui leur survivent. La condition humaine est sujet le à tant d'affreux revers, qu'on devrait plutôt se réjouir de l'instant fatal qui termine leurs peines que du jour de leur naissance. Mais les retours qu'on fait sur soi-même sont affligeants; on a le cœur déchiré de se voir séparé pour jamais de ceux qui méritaient notre estime par leur vertu, notre confiance par leur probité.<62> et notre attachement par je ne sais quelle sympathie qui se rencontre quelquefois dans les humeurs et dans la façon de penser. Je suis tout à fait de votre sentiment, qu'à notre âge il ne se forme plus de telles liaisons; il faut qu'elles soient contractées dans la jeunesse, fortifiées par l'habitude, et cimentées par une intégrité soutenue. Nous n'avons plus le temps de former de semblables liaisons; la jeunesse n'est point faite pour se prêter à notre façon de penser. Chaque âge a son éducation; il faut s'en tenir à ses contemporains, et quand ceux-là partent, il faut se préparer lestement à les suivre. J'avoue que les âmes sensibles sont sujettes à être bouleversées par les pertes de l'amitié : mais de combien de plaisirs indicibles ne jouissent-elles pas, qui seront à jamais inconnus à ces cœurs de bronze, à ces âmes impassibles (quoique je doute qu'il en existe de telles)! Toutes ces réflexions, mon cher d'Alembert, ne consolent point. Si je pouvais ressusciter des morts, je le ferais. Vous savez que ce beau secret s'est perdu. Il faut nous en tenir à ce qui dépend de nous. Lorsque je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce,62-a et cela me soulage. C'est un palliatif; mais pour les maladies de l'âme nous n'avons pas d'autre remède.
Je vous avais écrit avant-hier, et je ne sais comment je m'étais permis quelque badinage; je me le suis reproché aujourd'hui en lisant votre lettre. Ma santé n'est pas trop raffermie encore. J'ai eu un abcès à l'oreille, dont j'ai beaucoup souffert. La nature nous envoie des maladies et des chagrins pour nous dégoûter de cette vie, que nous sommes obligés de quitter; je l'entends à demi-mot, et je me résigne à ses volontés.
Vous me parlez, mon cher, de guerre et des avant-coureurs qui pronostiquent l'arrivée du dieu Mars. Ce que j'en sais, c'est que les Portugais poussent à bout la patience espagnole, et que, en conséquence d'un certain pacte de famille, le plus chrétien des rois sera dans le<63> cas de seconder ses alliés. Ce sera probablement sur mer que les parties belligérantes exhaleront leur fureur. Vous savez que ma flotte manque de vaisseaux, de pilotes, d'amiraux et de matelots; probablement elle n'agira point; et quant à la guerre du continent, je ne vois pas comment elle aurait lieu. Votre jeune roi ne demande qu'à vivre en bonne intelligence avec tous ses voisins; s'il y a des puissances qui ont ce que les Italiens appellent la rabbia d'ambizione, il est à présumer qu'elle ne pervertira pas les bonnes et sages dispositions dans lesquelles se trouve votre jeune monarque; d'où je conclus que, après s'être battus dans les mers des deux Indes, les auteurs des troubles, lassés ou punis de leurs entreprises, feront la paix, sans que Bellone, suivie de la Discorde, trouble le reste de l'univers. Souvenez-vous, en lisant ceci, que ce n'est ni de Delphes ni de l'antre de Trophonius63-a que part cet oracle, mais que ce sont des combinaisons humaines sur des contingents futurs, sujets à l'erreur.
En attendant, je me réjouis véritablement de vous voir ici; j'espère même que ce voyage vous sera salutaire, parce que tout l'est pour qui peut faire diversion à la douleur. J'en reviens toujours à l'ouvrage, que je vous recommande. Mon ami Cicéron, ayant perdu sa fille Tullie, qu'il adorait, se jeta dans la composition; il nous dit63-b qu'en commençant il fut obligé de se faire violence, qu'ensuite il trouva du plaisir dans son travail, et qu'enfin il gagna assez sur lui-même pour paraître à Rome sans que ses amis le trouvassent trop abattu. Voilà, mon cher d'Alembert, un exemple à suivre; si j'en savais un meilleur, je vous le proposerais. Nous sentons nos pertes par le prix que nous y mettons; le public, qui n'a rien perdu, n'en juge pas de même, et il condamne avec malignité ce qui devrait lui inspirer la plus tendre compassion. Toutes ces réflexions ne font pas aimer ce public. Faites-vous violence, mon cher; vivez, et que j'aie encore<64> une fois le plaisir de vous voir et de vous entendre avant de mourir. Sur ce, etc.
177. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 novembre 1776.
Sire,
J'ai reçu presque en même temps les deux nouvelles lettres, du 22 et du 26 octobre, dont V. M. a bien voulu m'honorer. Ces deux lettres, Sire, et celle que j'avais eu l'honneur d'écrire à V. M. il y a environ six semaines, ont été plus longtemps en chemin qu'à l'ordinaire. Les honnêtes commis des postes qui, par des ordres sans doute fort respectables, mais dont j'aime mieux que d'autres soient chargés que moi, ouvrent les lettres sur la route d'Allemagne (car je n'ose dire sur celle de France) ont été apparemment plus empressés encore qu'à l'ordinaire de lire, pour leur instruction ou pour leur triste amusement, ce qu'un grand roi veut bien dire à un pauvre philosophe affligé, et ce que le pauvre philosophe répond au grand roi. On ne peut nier, Sire, que ces commis ne soient vraiment et en tout sens des gens de lettres, et des gens de lettres curieux des belles choses; mais je crains bien que ces littérateurs si curieux, et surtout si honnêtes, ne soient dignes ni de s'instruire en lisant vos lettres, ni même de s'attrister en lisant les miennes. Quoi qu'il en soit, je leur serais au moins fort obligé de ne pas retarder de plusieurs jours, et même de quelques heures, la consolation si douce et si nécessaire à mon cœur que les bontés de V. M. me font éprouver dans la malheureuse circonstance où je me trouve. Je ne sais plus, Sire, comment vous exprimer à quel point ces bontés si touchantes pénètrent mon âme,<65> et combien cette âme, qui ne se croyait plus ouverte qu'à la douleur, trouve encore de sensibilité en elle pour la reconnaissance qu'elle vous doit à tant de titres. Cette reconnaissance n'est pas un sentiment réservé pour moi seul; tous mes amis le partagent avec la plus tendre vénération pour votre personne. Je voudrais que V. M., sensible comme elle est à la véritable gloire, c'est-à-dire, aux hommages des hommes éclairés et vertueux, pût entendre ce qu'ils disent à la lecture de ces lettres; qu'elle pût apprendre de leur propre bouche combien le grand Frédéric, depuis longtemps l'objet de leurs éloges et de leur admiration, leur paraît digne encore d'être aimé. J'ose croire que ce concert unanime de louanges si douces et si vraies toucherait autant V. M. que les cris de victoire de ses soldats sur les champs de bataille où elle a triomphé tant de fois. Pour moi, Sire, je fais mieux encore que de vous admirer et de vous chérir; je vous écoute, et je profite de vos leçons; je fais tout ce qui est en moi pour me distraire; j'essaye différentes sortes de travaux, d'études, de lectures, d'amusements même; je rassemble chez moi quelques amis certains jours de la semaine; je vais les chercher les autres jours; je prends le plus de part que je puis à leur conversation; je tâche de me persuader que tout ce qui se passe autour de moi me touche, ou du moins m'occupe; je tâche même de le faire croire aux autres par la part apparente que j'y prends. Mes amis me croient quelquefois soulagé et presque consolé; mais quand je ne les ai plus autour de moi, quand, après les avoir quittés, je me trouve seul dans l'univers, privé pour jamais d'un premier objet d'attachement et de préférence, mon âme affaissée retombe douloureusement sur elle-même, et ne voit plus que le vide qui l'environne et qui la flétrit; je suis comme les aveugles, profondément tristes quand ils sont seuls, mais que la société croit gais, parce que le moment où ils conversent avec les hommes est le seul supportable pour eux. J'ai beau suivre le conseil que V. M. veut bien me donner, et dont elle m'apprend qu'elle fait<66> usage pour elle-même dans ses moments d'affliction; j'ai beau lire les philosophes et chercher à me consoler avec eux : j'éprouve, comme le dit si bien V. M., que les maladies de l'âme n'ont point d'autres remèdes que des palliatifs, et je finis par me répéter tristement ce que m'ont dit ces philosophes, que le vrai soulagement à nos peines, c'est l'espoir de les voir finir bientôt avec la fin de la vie. Cela n'est pas fort consolant, mais, comme le dit encore V. M., c'est un moyen que la nature nous donne de nous détacher de cette vie, que nous sommes obligés de quitter. Cela me rappelle le mot du solitaire qui disait aux personnes dont il recevait quelquefois la visite : « Vous voyez un homme presque aussi heureux que s'il était mort. » Je suis comme cette vieille femme qui voulait à toute force devenir dévote, et qui n'y pouvait parvenir. « Je m'excède, disait-elle, de livres de dévotion, je m'en bourre, et rien ne passe. » J'éprouve dans un sens bien plus profond que le sens ordinaire combien le malheur est un grand maître, combien une perte irréparable fait naître de réflexions, cruelles à la vérité, mais que sans elle on n'aurait jamais eues; combien une douleur pénétrante étend et agrandit l'âme, et combien une pensée est vaste quand on n'en a qu'une. J'ai été touché jusqu'aux larmes, Sire, par ces mots de votre dernière lettre, si pleins de bonté et d'intérêt : « Je vous avais écrit avant-hier, et je ne sais comment je m'étais permis quelque badinage; je me le suis reproché en lisant votre lettre. » Ne vous reprochez rien, Sire, et croyez que vous avez ce que Tacite dit de Germanicus,66-a per séria, per jocos eundem animum, une âme qui intéresse également mon cœur quand elle est sérieuse et quand elle est gaie. Vous mettez le comble à vos bontés en employant même la poésie à ma consolation; vous me dites en vers élégants et harmonieux ce que vous avez bien voulu me dire en prose éloquente et philosophique; votre prose, Sire, devrait être signée Sénèque, Montaigne, et vos vers, Lucrèce, Marc-Aurèle.
<67>La pauvre madame Geoffrin est dans la même situation, entourée de médecins qui ne peuvent la soulager, de sots et de dévots qui l'ennuient, privée de voir les personnes qui lui plaisent le plus, et moi de la triste douceur de mêler mes larmes avec les siennes.
V. M. veut bien me rassurer sur la guerre, que je craignais pour elle et surtout pour moi; je désirerais bien vivement qu'elle pût me rassurer de même sur sa santé, dont l'état chancelant m'alarme et m'afflige. Ménagez-vous, Sire, et conservez-vous pour vos peuples, pour la philosophie et les lettres, et j'ose ajouter, pour ma consolation. J'attends avec la plus grande impatience le printemps prochain, pour m'assurer par moi-même de l'état de cette santé qui m'est si chère, et pour remplir les vœux de mon cœur en mettant aux pieds de V. M. les sentiments d'admiration, de reconnaissance, de vénération et de tendresse avec lesquels je suis plus que jamais, etc.
178. A D'ALEMBERT.
Le 29 novembre 1776.
Ceux qui ont le malheur d'être méfiants poussent ordinairement leur curiosité trop loin; on ouvre les lettres, on veut pénétrer les secrets des familles, et l'asile des maisons n'est plus sacré. Soit Allemand, soit Français, quiconque a ouvert nos lettres n'y aura pas trouvé des aliments à sa curiosité. Quelques réflexions morales qui nous regardent, et voilà tout, ou des polissonneries qui ne sont bonnes que pour le moment; nous n'avons qu'à continuer de même, et nous les dégoûterons.
Je souhaite que mes lettres vous aient pu procurer quelque sou<68>lagement; c'était l'intention pour laquelle elles étaient écrites. Vous faites très-bien de vous distraire; il n'y a qu'à continuer, le temps fera le reste; le grand point est d'empêcher l'esprit de se fixer constamment à un seul objet. Cet objet, comme vous le dites fort bien, est plus vaste qu'on ne pense; tout ce qui l'environne est sombre et très-propre à détruire les illusions du monde, à nous détacher de cette auberge où nous ne faisons que passer, à nous rappeler notre peu de durée, à rabaisser les prétentions de l'amour-propre, ainsi qu'à nous convaincre de notre néant. J'avoue que ces idées ne conviennent guère aux fêtes d'un carnaval; néanmoins il est bon de les avoir eues, pour savoir estimer les choses d'après leur juste valeur; le plaisir en devient moins vif, mais plus raisonné; on voit que le temps presse, et qu'on serait bien fou de ne point profiter d'un bien certain pour courir après des folies chimériques. Voilà comme il faut adoucir des réflexions noires, en y mêlant des nuances couleur de rose, pour supporter le fardeau de la vie et ne le trouver pas tout à fait révoltant.
Je viens de perdre un général dont toutes les femmes doivent retenir le nom, quoique peu sonore; il s'appelait Koschembahr.68-a Il y a un an que sa femme mourut; la tendresse qu'il avait pour elle, et la vive douleur avec laquelle il l'a regrettée, l'ont conduit au tombeau. Ce serait un sujet de tragédie, mais non un exemple à suivre. Tout ce qu'on doit à ses amis, c'est un tendre souvenir de leur vertu, et, si l'on peut, de secourir leur postérité et d'assister ceux qui leur furent chers. Mais je ne devrais pas toucher à ces matières pour épeler ce que votre cœur ne vous dit que trop, et avec plus de force.
Toutes les apparences annoncent que madame Geoffrin n'échappera pas de cette maladie; mais quel est cet excès de fanatisme qui exerce sa rigueur sur une femme mourante, qui l'empêche de voir<69> ses amis et de mourir comme elle veut? Je ne reviens point de mon étonnement. Oui, la France a des philosophes; mais je soutiens que le gros de la nation est plus superstitieux qu'aucun autre peuple de l'Europe; cette fougue s'échappe, comme dans le procès de Calas, de Sirven, de La Barre; ce qui s'est passé à Toulon à l'égard de d'Argens, les cris du public au sujet de Necker, enfin cent exemples font connaître que le funeste levain du fanatisme agit encore en France, et que ce sera le dernier pays de l'Europe où il se conservera. Je bénis la fatalité de ce que l'Allemagne devient de jour en jour plus tolérante; ce zèle pernicieux, cause de tant de scènes sanglantes, s'éteint, et personne ne demande à ceux avec lesquels il vit quelle est leur religion.69-a Voilà ce qui fait que l'Allemagne mérite que le philosophe d'Alembert vienne jeter un coup d'oeil sur elle. Je me réjouis d'autant plus de son apparition, que ce sera pour lui une diversion à sa douleur, et pour moi une grande satisfaction de le voir.
J'ai eu l'érésipèle à la jambe, où il s'est formé un gros abcès sous le genou; j'ai été obligé de le faire opérer; la plaie se fermera dans quelques jours. Vous devinez juste, que mon intention est d'être utile à ma patrie, ainsi qu'à mes contemporains, pendant le peu de temps que j'aurai à vivre; le devoir de l'homme est d'assister ses semblables en tout ce qui dépend de lui; c'est l'abrégé de la morale, et un cœur bien placé sera mécontent de lui-même, s'il ne remplit pas ce devoir. Je souhaite de tout mon cœur que votre chagrin diminue, que votre santé se raffermisse, pour que je puisse assurer cet été le cher Anaxagoras de toute mon estime. Sur ce, etc.
P. S. Voltaire m'écrit une lettre toute mélancolique; il se dit accablé de malheurs; je vous prie de m'expliquer ce que c'est.69-b
<70>179. DE D'ALEMBERT.
Paris, 30 décembre 1776.
Sire,
Si je ne respectais les occupations de Votre Majesté presque autant que sa personne, si je ne savais qu'elle a bien mieux à faire que de lire mes jérémiades ou mes sottises, les lettres que je prends la liberté de lui écrire seraient beaucoup plus fréquentes, quoiqu'elles ne le soient déjà que trop, tant celles que V. M. a la bonté de me répondre me remplissent de consolation. Je commence à sentir plus efficacement l'effet des conseils qu'elle a bien voulu me donner; je me suis remis à la géométrie, que j'avais comme abandonnée depuis longtemps, et j'en éprouve l'effet le plus salutaire. Ma vie n'est pas délicieuse, il s'en faut beaucoup; mais elle commence à être tolérable, et j'espère que le temps, l'étude, et surtout le bonheur de voir bientôt V. M., m'aideront à supporter mon existence. Celle de la pauvre madame Geoffrin, à laquelle V. M. veut bien s'intéresser et par rapport à moi, qui l'aime tendrement, et par rapport à elle, qui en est bien digne, cette existence, Sire, est toujours bien fâcheuse, et sans aucun espoir d'amélioration. Heureusement elle ne paraît souffrir beaucoup ni de corps, ni même d'esprit, et je bénis à cet égard sa destinée; car il lui serait bien amer, si sa sensibilité morale avait toute son énergie, d'être privée, dans la triste situation où elle est, de voir ce qu'elle aime le mieux. Oh! que V. M. a bien raison de dire que la France, avec tous les philosophes dont elle se vante à tort ou à droit, est encore un des peuples les plus superstitieux et les moins avancés de l'Europe, et que vos bons Allemands, que nos petits messieurs se donnent les airs de dédaigner, ne sont pas à beaucoup près aussi sots que nous! Je ne vois que les Espagnols à qui nous cédions les honneurs du pas en fait de sottise religieuse. Que dit V. M. de ce qui se<71> passe actuellement dans ce malheureux pays, de la procession solennelle et brillante que l'inquisition vient de faire à Cadix, des acclamations du peuple, qui, prosterné à genoux dans les rues pendant cette belle cérémonie, criait : Viva la fè di Dios! du gouvernement qui la souffre, de la publication que les inquisiteurs ont osé faire des bulles de Paul IV et de Pie V, qui déclarent que tout le monde sera soumis à l'inquisition, sans excepter le souverain, du roi d'Espagne, qui permet cette insolence, qui même, dit-on, l'autorise? On assure que ce tribunal exécrable reprend toute sa vigueur et toute son activité, et qu'un seigneur espagnol71-a très-considérable est déjà condamné, par grâce spéciale, à une prison perpétuelle, pour avoir fait défricher par des familles hérétiques qu'il a appelées d'Allemagne plusieurs cantons de son malheureux pays. Voilà bien, Sire, de quoi augmenter la mélancolie que Voltaire vous montre dans ses lettres. Cette affliction a d'ailleurs une autre cause. On a imprimé, je ne sais comment, et je ne sais où, un ouvrage assez curieux, intitulé : La Bible enfin expliquée et commentée par plusieurs aumôniers de Sa Majesté le roi de P. Vous devinez, Sire, qui est ce roi-là. On s'est avisé, je ne sais pourquoi, de croire et de dire que Voltaire était le sacristain de ces aumôniers,71-b et on ajoute que nosseigneurs du parlement, gens aussi éclairés que la Sainte-Hermandad, et qui n'aiment pas que la Bible soit expliquée par des hérétiques, veulent brûler solennellement cette explication, qui n'en sera pas meilleure, et sont assez malintentionnés pour le sacristain, qui pourtant est bien bon de les craindre. V. M. ne pourrait-elle pas lui rendre le service de faire dire par son ministre au premier président et aux gens du Roi que cet ouvrage maudit est en effet celui de ses aumôniers, qui se sont amusés à cette<72> besogne pour soulager l'oisiveté profonde où V. M. les laisse? Elle ferait par cette déclaration une très-bonne œuvre, dont la philosophie lui aurait une obligation signalée, digne de toutes celles qu'elle vous a depuis si longtemps.
Je désire beaucoup d'apprendre quelles ont été les suites de l'érésipèle de V. M., et de l'abcès qui en a été la fin. Je connais un vieillard de plus de quatre-vingts ans, qui était fort tourmenté de la goutte, et qui depuis deux ans n'en entend plus parler, après avoir eu, comme V. M., des éruptions à la peau, qui ont fini par des abcès. Oh! combien je désirerais que V. M. éprouvât le même soulagement, et combien je serais flatté de le lui avoir annoncé!
Recevez, Sire, les assurances de toute la part que je prends à la naissance du nouveau prince72-a dont votre auguste maison vient d'être augmentée. Recevez surtout, je vous en supplie, avec votre bonté ordinaire les vœux ardents que je fais pour votre conservation et votre bonheur pendant l'année où nous allons entrer, et qui sera sans doute heureuse pour moi, puisqu'elle me procurera le précieux avantage de mettre encore aux pieds de V. M. les sentiments de vénération tendre et profonde avec lesquels je serai toute ma vie, etc.72-b
180. A D'ALEMBERT.
Le 25 janvier 1777.
Je suis bien aise d'apprendre par vous-même que vous commencez à pouvoir vous occuper de la géométrie; la forte application que<73> les calculs demandent accoutume insensiblement l'esprit à s'occuper d'autres sujets que de ceux qui causent la douleur, et le temps achèvera le reste. Je me flatte que le voyage que vous ferez dans nos contrées obotrites sera avantageux à votre santé; c'est une diversion de plus, qui pourra affaiblir les profondes impressions que le chagrin avait laissées dans votre âme. Pour moi, ce me sera un plaisir sensible de vous voir. Nous philosopherons, nous métaphysiquerons ensemble; mais en même temps vous devez vous attendre que nous bannirons de la conversation toutes les idées lugubres qui faneraient les roses et les fleurs de nos amusements.
Des lettres d'Espagne avaient annoncé, il y a quelques mois, des marques d'aliénation d'esprit qu'avait données le roi d'Espagne; c'est bien la plus grande marque de folie qu'un homme puisse donner que de s'abandonner à son confesseur. On croit que le prince des Asturies n'attend que le moment où son père aura fait quelque fausse démarche, pour l'enfermer et régner en sa place. On frémit d'indignation en voyant cette inquisition rétablie en Espagne. Hélas! mon cher Anaxagoras, le bon sens est plus rare qu'on ne pense. Pour expier ses amours avec la vache blanche,73-a Sa Majesté Catholique se livre avec ses fidèles sujets aux mains de bourreaux tonsurés qui font plus de mal dans ce monde-ci que jamais les diables n'en feront dans ces enfers imaginaires empruntés des Égyptiens.
Messieurs vos conseillers au parlement seront bien gens à protéger l'inquisition; le zèle qui les anime contre Voltaire me paraît fort suspect; ce pourrait bien être la suite du ressentiment qu'ils lui conservent d'avoir célébré en beaux vers leur expulsion; ils devraient rougir de honte. Quel honneur ont-ils à persécuter un pauvre vieillard qui est au bord de sa tombe? Et à bien examiner la chose, Voltaire n'a fait que recueillir les sentiments de quelques Anglais et leurs<74> critiques de la Bible; lui-même il gémit de leur audace, et il paraît n'avoir fait cet ouvrage que dans le dessein qu'on le réfute. On a tant dit de choses dans ce siècle contre la religion! Ses Commentaires sur la Bible sont moins forts qu'une infinité d'autres ouvrages qui font crouler tout l'édifice, en sorte qu'on a de la peine à le relever. Mais il est plus aisé de condamner un livre à être brûlé que de le réfuter. Si l'on parlait sérieusement en France de mes chapelains, on rirait au nez de mon ministre, tant ma réputation est mal établie en fait d'orthodoxie. Cependant Voltaire me fait de la peine; son abattement perce dans ses lettres. Il faut qu'on le chicane sur ses établissements de Ferney; il ajoute qu'il a perdu un procès, qu'il est ruiné, et qu'il terminera ses vieux jours dans la misère. C'est l'énigme du sphinx; il faudrait un autre Œdipe pour l'expliquer.
Tout ce qui arrive à Voltaire me fait venir une réflexion assez vraie malheureusement : qu'on fait souvent des vœux inconsidérés en souhaitant une longue vie à ses amis. Si Pompée était mort à Tarente, où il fut attaqué d'une fièvre chaude violente, il aurait été enterré avec toute sa réputation, et n'aurait pas vu périr sa république. Si le fameux Swift était mort à temps, ses domestiques ne l'auraient pas montré pour de l'argent lorsqu'il devint imbécile.74-a Si Voltaire était mort l'année passée, il n'aurait pas essuyé tous les chagrins dont il se plaint si amèrement. Laissons donc agir les vagues destinées, et, sans nous embarrasser de la durée de notre course, contentons-nous de souhaiter qu'elle soit heureuse.
Le neveu dont vous me félicitez n'a pas poussé sa carrière au delà de trois jours. Je pense comme je ne sais quel peuple de l'Afrique, qui pleurait à la naissance des enfants, et fêtait leur mort, parce qu'il n'y a que ceux qui meurent qui soient à l'abri des chagrins et des infortunes innombrables auxquelles les hommes sont sujets. Je ne vous dis rien au sujet de la nouvelle année; elle sera assurément heu<75>reuse pour moi, puisqu'elle me procurera le plaisir de voir le sage Anaxagoras et de l'assurer de vive voix de mon estime. Sur ce, etc.
181. DE D'ALEMBERT.
Paris, 17 février 1777.
Sire,
Je suis toujours comblé et pénétré des bontés de Votre Majesté, et de l'intérêt qu'elle veut bien prendre aux progrès de ma convalescence morale. Ces progrès, Sire, sont toujours bien lents; l'étude profonde me distrait sans doute, et la conversation paraît quelquefois m'intéresser. Mais quand, fatigué de travail ou de société, ce qui arrive bientôt, je me trouve avec moi-même, et isolé comme je le suis dans ce meilleur des mondes possibles, ma solitude m'épouvante et me glace, et je ressemble à un homme qui verrait devant lui un long désert à parcourir, et l'abîme de la destruction au bout de ce désert, sans espérer de trouver là un seul être qui s'afflige de le voir tomber dans cet abîme, et qui se souvienne de lui après qu'il y sera tombé.
Mais je m'aperçois, toujours trop tard, que je fais toujours la sottise d'entretenir V. M. de mes idées lugubres, qu'elle-même veut bien dissiper. J'aime mieux lui parler du voyage que je projette, de la douceur que j'éprouverai à mettre à ses pieds tous les sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration dont je suis depuis si longtemps pénétré pour elle, et du bonheur que j'aurai encore une fois de la voir et de l'entendre, Quoique ma santé, en ce moment, ne soit pas trop bonne, et que le moindre dérangement à mon régime et à ma manière uniforme de vivre soit très-sensible à ma frêle et<76> pauvre machine, j'espère cependant que cette santé et cette machine me permettront de jouir des bontés de V. M., et d'aller philosopher avec elle sur les grands maux et les petits biens de la vie.
Dans la triste situation où je suis, je m'accroche où je puis pomme soulager, et je pense quelquefois que j'ai du moins le bonheur de ne pas vivre en Espagne, et de n'avoir pas les inquisiteurs à craindre. Il est en effet bien humiliant pour un souverain, comme le dit V. M., de se mettre ainsi, lui et ses fidèles sujets, à la merci d'un jacobin. Oh! que la gent sacerdotale a bien su tout ce quelle faisait en instituant la confession! Vivent les princes qui ne se confessent pas!
Voltaire n'a point de vache blanche; mais il a toujours grand'peur des gens qui font brûler les vaches. Je le crois cependant un peu tranquillisé en ce moment sur cette Bible expliquée et commentée par les aumôniers de V. M., qui n'ont rien de mieux à faire que de commenter la Bible pour d'autres, puisque V. M. ne juge pas à propos de se la faire expliquer par eux. Mais j'apprends qu'il y a en effet un autre objet dont il est en ce moment très-affligé; c'est que son établissement de Ferney lui devient très à charge par le peu de secours qu'il trouve pour l'entretenir, depuis que M. Turgot n'est plus en place. Il écrit à V. M. qu'il est ruiné; cela n'est pas tout à fait vrai, et il fait tant de bien à ses malheureux vassaux, que je serais très-fâché que cela fût. Mais il est vrai que plusieurs grands seigneurs sur lesquels il a des rentes ne jugent pas à propos de le payer, par exemple, monseigneur le duc de Bouillon, monseigneur le maréchal de Richelieu, et avant tout monseigneur le duc de Würtemberg. Il n'y a pas, dit-on, jusqu'à un fermier général qui ne se donne aussi les airs de faire banqueroute à ce pauvre vieillard, et de suivre les traces des Würtemberg, des Bouillon et des Richelieu. Oh! que V. M. a bien raison sur les maux de toute espèce dont est semée notre malheureuse carrière, et sur le bon sens de ces peuples d'Afrique qui pleuraient la naissance des enfants, et non pas leur mort! Tout ce que<77> la philosophie peut nous dire pour nous consoler, c'est que ces maux finiront, et qu'il vaut mieux, comme on dit, tard que jamais. J'espère au moins, Sire, que mes maux ne finiront pas sans avoir été adoucis par le bien que j'espère, celui de faire encore une fois ma cour à V. M., et de lui renouveler tous les témoignages de la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.
182. A D'ALEMBERT.
Le 7 mars 1777.
Les remèdes de l'âme opèrent lentement, mon cher Anaxagoras, à proportion de la violence du mal dont vous avez senti l'atteinte. Votre convalescence ne saurait être plus avancée qu'elle ne l'est. Il faut continuer à vous servir du tonique de la géométrie, auquel nous ajouterons l'exercice du voyage et la dissipation que des objets nouveaux et variés vous présenteront; et petit à petit nous rétablirons le calme dans votre âme, non pas au point d'effacer la mémoire précieuse de ce qui vous était si cher, mais bien jusqu'à vous rendre la vie plus supportable. Quand on est dans le bel âge, on répare la perte de ses amis par de nouvelles connaissances; ceux qui, comme nous, se sentent chargés du poids des années, ne contractent plus de nouvelles amitiés, parce qu'elles ne sont serrées d'un nœud étroit qu'autant qu'on est contemporain, que les sentiments, les inclinations et les goûts se rencontrent. La génération nouvelle est nuancée différemment de la nôtre, et de plus, les inclinations d'une jeunesse brillante ne s'assimilent point avec le flegme qui gagne plus ou moins<78> les vieillards; il faut donc nous borner à faire des connaissances, et renoncer à étreindre des amitiés nouvelles, à moins que quelque confesseur ne nous subjugue par son ascendant. Je réponds que je ne serai pas dans ce cas, ni vous non plus. Ce n'est qu'aux grands rois à faire de ces alliances offensives avec des cuculatis, pour conquérir parleur moyen l'empire de la Jérusalem céleste. Nous autres qui sommes bornés et restreints à ce monde, nous ne formons pas d'aussi vastes projets. Il y aura sûrement quelque hérétique de brûlé en Espagne, pour compenser les amours de la vache blanche. Convenons que ce sujet est moins propre à être égayé qu'à causer de la compassion pour l'aveuglement de cette pauvre espèce humaine, pour laquelle certainement le bonheur n'est pas fait. L'inquisition fera de nouveaux ravages en Espagne, et étouffera le génie de la nation par son despotisme tyrannique.
A Ferney, le pauvre Voltaire souffre d'une autre espèce de persécution. Je vous suis obligé de m'avoir mis au fait des choses qui le chagrinent. Sans parler de ses rares talents, son âge au moins devrait le mettre à l'abri de tout. Vous ne pouvez pas encore entièrement surmonter vos chagrins, et j'ai été pendant huit jours dans des inquiétudes mortelles pour la santé de mon frère Henri, qui, étant allé voir notre sœur de Brunswic, a été subitement attaqué d'une péripneumonie; il a heureusement triomphé de son mal, et sa convalescence m'a rendu le calme. Voilà ce qui nous arrive, à nous trois. Si l'on savait le détail d'une multitude d'individus, on ne trouverait pas mieux. La jeunesse inconsidérée, volage et turbulente est la seule qui s'étourdit sur tout ce qui lui arrive; elle est heureuse, parce qu'elle ne réfléchit pas. Il faut s'étourdir sur tout ce qu'on ne peut pas changer; nos malheurs font l'apologie de notre inconstance; il faut en affaiblir l'idée et les oublier, si l'on peut. Je vous avoue que je me fais un vrai plaisir de vous voir ici et de vous entretenir; ce sera un bon moment, qui pourra entrer pour moi en compensation d'autres<79> moments désagréables. Je vous devrai cette satisfaction, et je me propose bien de vous en témoigner ma reconnaissance. Sur ce, etc.
183. DE D'ALEMBERT.
Paris, 28 avril 1777.
Sire,
M. de Catt a dû instruire Votre Majesté des tristes raisons qui ne me permettent pas d'aller mettre à ses pieds tous les sentiments de reconnaissance, de vénération et de dévouement que je lui dois. Je ne répéterai point à V. M. ce détail affligeant pour moi et ennuyeux pour elle. La situation où je me trouve est d'autant plus sensible pour moi, qu'assurément je ne pourrai rien substituer au plaisir que je me promettais de passer quelques moments auprès de V. M., de la voir encore et de l'entendre, de philosopher avec elle, et de lui parler de tout ce qui l'intéresse, bien plus que de ce qui m'intéresse moi-même. Je ne puis cependant, Sire, renoncer entièrement à l'espoir de revoir encore V. M.; mais je n'ose plus former des projets, ni lui faire des promesses, dans la crainte de ne pouvoir encore les remplir. Comme je me flatte que je ne serai pas toujours languissant et malheureux, peut-être trouverai-je encore quelques moments de ma vie que je pourrai consacrer à V. M., et ce seront à coup sûr les plus agréables pour moi. Puisse la destinée m'accorder encore cette faveur!
V. M. a mis le comble à toutes ses bontés pour moi par les facilités de toute espèce qu'elle a bien voulu me procurer pour ce voyage; je n'en abuserai jamais, quand je me trouverais dans le cas d'en pro<80>fiter; et un de mes plus grands regrets est de ne pouvoir en témoigner moi-même à V. M. ma tendre reconnaissance.
Je me reproche, Sire, d'entretenir si longtemps de moi Y. M., et d'une manière si triste; j'aime mieux lui parler de ce qui se passe ici. Nous avons depuis quinze jours le comte de Falkenstein,80-a dont V. M. connaît le véritable nom. Je ne l'ai point encore vu, parce que je vis fort retiré, et vraisemblablement je ne le verrai pas, à moins qu'il ne vienne à nos Académies, ce qui est encore incertain. S'il nous rend visite, je me propose de lui lire un petit Éloge de Fénelon qui pourra l'intéresser, et, à l'Académie des sciences, quelques réflexions sur la théorie de la musique. Ces deux petits morceaux sont écrits il y a longtemps, et, tout médiocres qu'ils sont, je ne serais pas en ce moment en état de les faire. Il me paraît qu'en général ce prince réussit assez bien ici, qu'on le trouve honnête, affable, et cherchant à s'instruire. Il a déclaré que s'il venait aux Académies, il ne voulait point de compliments; et quoique notre métier soit d'en faire, nous lui obéirons. Il va partout sans être annoncé, ni même attendu; nos spectacles paraissent le toucher peu, il aime mieux voir les établissements utiles, ou faits pour l'être. Il alla l'autre jour à l'Hôtel-Dieu, et fut saisi d'horreur de la cruauté avec laquelle les malades sont traités dans cette maison, étant entassés jusqu'à six dans un même lit, le mort à côté du mourant, et celui-là à côté d'un convalescent. Ce n'est pas que l'Hôtel-Dieu ne soit très-riche, et en état par conséquent de faire beaucoup mieux; mais cet Hôtel-Dieu a des administrateurs, et c'est en dire assez. On assure que l'Empereur ira visiter nos ports; il trouvera notre marine, non pas dans l'état brillant où elle a été quelques moments sous Louis XIV, mais du moins dans un état supportable, et bien meilleur que celui où la mauvaise politique du cardinal de Fleury l'avait laissée. Les citoyens honnêtes se flattent ici que ce prince fera connaître au Roi son beau-frère l'état horrible<81> de l'Hôtel-Dieu, sans doute ignoré de ce jeune prince, et que peutêtre il en résultera quelque remède à cet horrible abus. Dieu le veuille!
Nous sommes ici fort occupés des insurgents, et fort impatients de voir quel sera le succès de la campagne décisive qui va s'ouvrir. On dit que les Anglais dépeuplent l'Allemagne pour envoyer des troupes en Amérique;81-a il me semble qu'il n'est pas fort honnête, et encore moins honorable à tous ces petits souverains germaniques, d'envoyer ainsi leurs sujets se faire égorger à deux mille lieues pour procurer un opéra à leurs maîtres. Aussi dit-on que la plupart restent en Amérique, et il me semble que c'est encore leur meilleur parti.
Voilà donc le tyran du Portugal disgracié.81-b Tout ce qu'on raconte de sa tyrannie fait horreur; mais peut-être tout cela est-il exagéré. Quant à l'Espagne, on dit que l'inquisition y continue ses vexations, et elle fait son métier, puisque le Roi la laisse faire.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire tous les regrets que je ne puis vous exprimer assez de ne pouvoir assurer que par écrit V. M. du tendre et profond respect avec lequel je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.
<82>184. DU MÊME.
Paris, 23 mai 1777.
Sire,
Je crois devoir rendre compte à Votre Majesté de la conversation que j'ai eu l'honneur d'avoir avec M. le comte de Falkenstein, et dans laquelle V. M. est intéressée. Il vint samedi dernier, 17 de ce mois, à l'Académie française, et, après avoir entendu les différentes lectures qui lui furent faites, il eut la bonté de s'approcher de moi. Il me dit d'abord des choses très-obligeantes, et ajouta : « On dit que vous nous proposez d'aller cette année en Allemagne; on ajoute même que vous allez devenir tout à fait Allemand. » Je répondis que j'avais en effet formé le projet de faire ma cour cette année à V. M., et d'aller passer auprès d'elle quelques mois de la belle saison; que j'avais fort désiré de faire ce voyage, mais que le mauvais état de ma santé ne me permettait pas de l'entreprendre, ce qui m'affligeait d'autant plus, que V. M. avait bien voulu m'y inviter avec toute la bonté possible. « Il me semble, dit-il, que vous avez déjà été voir le roi de Prusse. - Deux fois, répondis-je; une en 1756,82-a à Wésel, où je ne restai que peu de jours, et l'autre en 1763, où j'eus l'honneur de passer trois ou quatre mois auprès de lui. Depuis ce temps, ajoutai-je, j'ai toujours désiré d'avoir l'honneur de revoir ce prince, mais les circonstances m'en ont empêché; j'ai surtout beaucoup regretté de n'avoir pu lui faire ma cour l'année où il vit l'Empereur à Neisse; mais en ce moment, je n'ai plus rien à désirer là-dessus. - Il était bien naturel, me répondit-il, que l'Empereur, jeune et désirant de s'instruire, voulût voir un prince tel que le roi de Prusse, un si grand capitaine, un monarque d'une si grande réputation, et qui a joué un si grand rôle. C'était, ajouta-t-il en propres termes, un<83> écolier qui allait voir son maître. - Je désirerais fort, lui dis-je, que M. le comte de Falkenstein pût voir les lettres que le roi de Prusse me fit l'honneur de m'écrire après cette entrevue;83-a il y verrait que ce prince portait dès lors sur l'Empereur le jugement que la voix publique a confirmé depuis. » J'ai cru, Sire, que V. M. ne serait pas fâchée d'être instruite de cette conversation. Je ne lui ferai pas un détail ennuyeux de ce que l'Empereur eut la bonté d'ajouter relativement à moi-même; je lui dirai seulement que j'avais lu dans l'assemblée deux morceaux; l'un consistait en quelques synonymes dans le goût de ceux de l'abbé Girard, et parmi ces synonymes était celui de simplicité, modestie, qui finissait par une application légère et indirecte à ce prince, et qu'il me parut sentir avec plaisir. L'autre morceau était un Éloge très-court de Fénelon, dans lequel il y avait aussi plusieurs choses indirectes qui lui étaient relatives, entre autres un sur les voyages que Fénelon avait désiré de faire faire au duc de Bourgogne son élève, et sur le désir qu'il avait que ces voyages fussent sans cortége et sans appareil. Le comte de Falkenstein a recueilli au spectacle le fruit de cette simplicité avec laquelle il voyage. Il alla voir Œdipe il y a quelques jours, et, dans l'endroit où Jocaste dit ces vers de la première scène du quatrième acte :
.... Ce roi, plus grand que sa fortune,Dédaignait, comme vous, une pompe importune, etc.,83-b
tout le spectacle se tourna vers lui, et battit des mains à plusieurs reprises. Cette simplicité, Sire, est un bel exemple que l'Empereur est venu donner à nos princes, qui en ce moment ne voyagent pas comme lui; et cet exemple lui a été donné par un autre roi, bien fait pour servir de modèle en tout à ses confrères. L'Empereur a vu avec intérêt tout ce qui mérite d'être vu ici, et il a marqué partout beau<84>coup de raison et d'envie de s'instruire. Il fut vendredi dernier à l'Académie des belles-lettres, où on lui lut l'extrait des mémoires les plus intéressants qui avaient été donnés depuis six mois par les académiciens. Parmi ces mémoires, il s'en trouva un sur ce que pensaient les anciens de la fureur du jeu. Il se tourna vers M. Turgot, qui présidait l'assemblée, et lui dit : « Voilà un mémoire qui est assez de saison. » C'est qu'en effet la fureur du jeu est, à la cour, plus grande que jamais, malgré le bon exemple que le Roi donne à ce sujet.
Comme cette lettre, Sire, est uniquement destinée à parler à V. M. du voyage de l'Empereur, je n'y mêlerai point Childebrand84-a en lui parlant aujourd'hui de moi. Ma santé est toujours très-languissante, et jusqu'à présent la belle saison y fait peu de changement; il est vrai que cette belle saison est affreuse par les pluies continuelles qui tombent depuis six semaines.
Je finis en renouvelant à V. M. tous mes regrets de ne pouvoir moi-même aller mettre à ses pieds les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de profond respect que je lui dois à tant de titres, et avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
185. A D'ALEMBERT.
Le 1er juin 1777.
Je suis fâché d'apprendre le dérangement où se trouve votre santé; cela arrive très-mal à propos pour moi, qui m'étais fait une joie du<85> plaisir de vous voir. Il faut espérer que d'autres temps me seront plus favorables. Je comprends que toute la France n'est occupée présentement que du comte de Falkenstein. Depuis Charles-Quint, c'est le premier empereur qui ait passé en France; mais son voyage ne sera ni aussi coûteux ni aussi hasardé que celui de son devancier. L'Autriche et la France sont alliées; il n'y a point de maîtresse à qui donner des bagues de diamants. Ce prince marque beaucoup d'ardeur pour s'instruire; c'est par cette raison qu'il néglige les bagatelles, et ne s'attache qu'aux choses relatives au gouvernement; il est très-affable, même un peu coquet.
Je devine tout ce que contiendra votre discours sur M. de Fénelon. Vous n'oublierez pas son Télémaque, ce qui vous donnera matière de traiter des perfections désirables dans un jeune prince, et chacun, à ce portrait, reconnaîtra le jeune monarque qui vous écoute; cela est fin, et ne pourra pas déplaire, parce que l'encensoir ne donnera pas à travers le visage de celui dont vous ferez le panégyrique. Je lus ces jours passés un ouvrage intitulé La Philosophie de la nature, d'un certain Delisle;85-a j'y ai trouvé de bonnes choses, quelques idées creuses, mais pas autant de méthode qu'on en désirerait dans un ouvrage philosophique. On dit que vos prêtres ont fait rage contre l'auteur, et qu'il est banni de France; certainement son livre ne méritait pas une telle rigueur. Je suis sur le point de partir pour la Prusse.85-b A mon retour, mes lettres seront plus longues. Je me borne à présent à faire des vœux pour votre entier rétablissement, dans l'espérance de pouvoir vous assurer moi-même de toute mon estime. Sur ce, etc.
<86>186. AU MÊME.
Le 23 juin 1777.
Je suis fâché d'apprendre que votre santé ne se remet point : il faut espérer que le temps et le régime lui rendront sa première vigueur. Je vois qu'on devine mal. J'avais imaginé le discours que vous feriez devant l'Empereur. La façon dont vous vous y êtes pris est encore plus fine et plus flatteuse. Je vous suis très-obligé de ce que nous avez dit à ce prince. Je ne suis pas surpris qu'il ait trouvé tant d'approbation à Paris; il a beaucoup d'esprit, il est affable, et désire de s'instruire; il s'est trouvé dans un pays où il y a infiniment de choses à admirer, et ses applaudissements ont été la suite de son jugement, et non ceux d'une ignorance étonnée de voir des objets nouveaux. Les Français sont accoutumés à voir souvent chez eux des Tudesques à peine sortis de l'école, qui fréquentent communément à Paris assez mauvaise compagnie; leur surprise aura été d'autant plus grande de voir le premier prince de cette nation mieux élevé qu'ils ne croient que des souverains peuvent l'être; si madame sa mère s'en va dans le pays dont on ne revient jamais, il ne tardera pas à faire parler de lui. M. de Jaucourt,86-a parent de l'encyclopédiste, est venu à Magdebourg voir les troupes; c'est un des aimables Français que j'aie vus de longtemps. Nous avons beaucoup parlé de vous; il a des connaissances. Je me suis informé de son parent, qui par goût a étudié la médecine chez Boerhaave; une de ses parentes a élevé ma sœur de Suède et une de mes sœurs qui est morte. Il a été avec moi jusqu'en Poméranie; il part pour Vienne voir les troupes autrichiennes; l'Em<87>pereur lui a permis de s'y trouver. Pour moi, j'ai poussé jusqu'à la patrie de Copernic;87-a ce n'est plus à présent celle des philosophes; mais si le sol n'en est pas changé, j'espère qu'elle en produira de nouveaux. Il paraît un discours plein de dures vérités contre le gouvernement;87-b mais ce sont des paroles qui ont pénétré les oreilles sans affecter le cœur. On continuera donc de faire la guerre à ces pauvres Américains.87-c A propos, Grimm repassera chez nous pour se rendre en France, d'où il retournera dans peu en Russie. S'il n'apprend pas à connaître le monde, personne ne le connaîtra; il ne lui manque que d'avoir vu la Suède et la Groënlande pour avoir été partout. J'aime mieux m'instruire dans mon cabinet que de tant courir le monde. Les hommes dans les différents pays se ressemblent tous; ils ont les mêmes passions. Les uns les ont plus vives, les autres moins; cela revient à peu près à la même chose, et la différence des mœurs et des usages peut s'apprendre en lisant aussi bien qu'envoyant; il n'y a que les Anaxagoras qui vaillent la peine qu'on les cherche. Adieu, mon cher d'Alembert; bonne santé et bon courage; avec ces deux assistants, je ne désespère pas de vous revoir. Sur ce, etc.
<88>187. DE D'ALEMBERT.
Paris, 28 juillet 1777.
Sire,
Je suis pénétré de reconnaissance de l'intérêt que Votre Majesté veut bien marquer pour ma santé, et de la part qu'elle a la bonté de prendre à la peine que j'éprouve de ne pouvoir aller mettre à ses pieds tous les sentiments que je lui dois. Cette peine, Sire, est d'autant plus grande, que, dans l'impossibilité où je suis de rien mettre à la place de la douce satisfaction que je me promettais, j'éprouve même le malheur de ne pouvoir goûter en ce moment les seuls et tristes plaisirs qui me restaient. La saison est si pluvieuse et souvent si froide, que la promenade même m'est presque entièrement interdite, quoiqu'elle soit ma seule ressource, mes sociétés d'hiver étant toutes dispersées. Je me trouve presque tous les jours seul avec moi-même, sentant plus vivement que jamais tout ce que j'ai perdu, et le malheur de ne pouvoir le remplacer. Mais je sens que j'abuse des bontés dont V. M. m'honore, en l'entretenant de ce douloureux objet. J'aime mieux lui parler de tout le plaisir que j'ai eu en apprenant par M. de Catt que la santé de V. M. est dans le meilleur état, et que non seulement elle résiste au mouvement prodigieux que V. M. se donne, mais qu'elle en est même affermie et fortifiée. M. le comte de Falkenstein, que nous n'avons plus depuis la fin de mai, s'est donné aussi, de son côté, bien du mouvement pour voir la France; il profitera sans doute, pour son administration, du bien et du mal qu'il a vu presque partout, à commencer par la capitale. J'ai déjà entendu dire à plus d'un bon juge (et je n'en aurais pas besoin après V. M.) ce qu'elle me fait l'honneur de me dire sur l'Impératrice-Reine; n'ayant jamais eu l'honneur d'approcher de cette princesse, que d'ailleurs je n'aurais pas pris la liberté de juger, il me semble qu'elle mérite au<89> moins des éloges pour avoir inspiré à ses enfants le goût de la simplicité et de l'affabilité, qui rendent les princes si chers aux peuples. Je crois l'Empereur en ce moment sur le chemin de ses États. Il a dû passer par Genève, et j'imagine que, après avoir vu tant de choses, dont quelques-unes n'en valaient guère la peine, il aura désiré de voir aussi le Patriarche de Ferney, à qui cette visite impériale donnerait plusieurs années de vie. Il y a longtemps que je n'ai eu de ses nouvelles, que je crois d'ailleurs assez bonnes; j'imagine qu'il a en ce moment chez lui ce pauvre diable d'auteur de la Philosophie de la nature, qui a été si cruellement et si platement persécuté par les pitoyables jansénistes qui se mêlent de juger, au Châtelet, de la vie et de la liberté des citoyens. Nosseigneurs du parlement l'ont mieux traité, parce qu'ils ont eu peur du cri public; cependant, pour l'honneur de la magistrature, ils n'ont osé le renvoyer absous, et ils ont cru lui devoir une petite réprimande, qu'il méritait un peu, à la vérité, pour n'avoir pas fait un meilleur livre. V. M. a très-bien jugé cette rapsodie, qui en vérité n'était pas digne du bruit qu'elle a fait.
On dit en effet que Grimm reviendra cet hiver en France, pour retourner encore à Pétersbourg. J'irais plus loin, il est vrai, pour chercher la santé; mais j'aurais beau courir, je craindrais qu'elle n'allai toujours plus vite que moi. Je suis pourtant un peu mieux en ce moment, grâce à la saison, toute mauvaise qu'elle est; mais c'est à l'hiver que mon malheureux estomac m'attend pour me jouer ses tours. Il faut se préparer à le combattre, et, en attendant, prendre patience.
Je ne vois plus depuis très-longtemps mon ancien confrère le chevalier de Jaucourt, l'encyclopédiste. Il vit dans la plus grande retraite, et s'occupe, dit-on, d'une nouvelle édition du Moréri; car il ne peut travailler qu'à des ouvrages en plusieurs volumes in-folio. Les petits volumes de Racine et de La Fontaine ne contiennent pas tant de mots, et plus de choses. Du reste, chacun fait comme il l'en<90>tend pour s'amuser; mais il n'est pas aussi aisé d'amuser les autres. Encore le quaker Freeport a-t-il raison, dans l'Écossaise de Voltaire, quand il dit qu'il est plus difficile de s'amuser que de s'enrichir; c'est bien pis quand on veut amuser ceux qui s'ennuient.
J'ai lu le discours de M. Pitt, ou mylord Chatham, qui aurait bien mieux fait de conserver son premier nom.90-a Ce discours est en effet, comme le dit V. M., plein de vérités lâcheuses, mais que le gouvernement anglais n'a pas écoutées. Il s'acharne à cette guerre d'Amérique, qui ne lui réussira pas, et nous a donné le temps de mettre notre marine en état de résister à la sienne. Les dernières nom elles qu'on a reçues n'annoncent pas une campagne brillante de la part des Anglais. Je désirerais bien de savoir, s'il n'y a point d'indiscrétion à faire de pareilles questions à V. M., ce qu'elle pense de celte guerre, de la conduite politique et militaire des Anglais, et des manœuvres de Washington; je n'oserais pas lui demander son avis, si je n'étais bien sûr qu'en une phrase elle m'en dira plus que d'autres ne feraient en un volume. La netteté, la brièveté, la précision, caractérisent tous ses jugements politiques, militaires et littéraires, et l'avocat vénitien lui dirait comme à ses juges : È sempre bene. Mais il me semble que ce même avocat, s'il lisait cette longue lettre, me dirait, à moi, de me taire et de respecter les moments précieux de V. M. Je finis donc, en la priant d'agréer avec sa bonté ordinaire la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.
<91>188. A D'ALEMBERT.
Le 13 août 1777.
Je commence ma lettre par des vers de Chaulieu91-a qui sont une leçon pour les vieillards de notre âge :
Ainsi, sans chagrins, sans noirceurs,
De la fin de mes jours poison lent et funeste.
Je sème encor de quelques fleurs
Le peu de chemin qui me reste.
En pensant ainsi, les nuages de l'esprit se dissipent, et une douce tranquillité succède aux agitations qui nous troublent. Ce n'est pas à moi à prêcher les sages, c'est un poëte philosophe qui leur parle. J'apprends que le comte de Falkenstein a vu des ports, des arsenaux, des vaisseaux, des fabriques, et qu'il n'a point vu Voltaire; ces autres choses se rencontrent partout, et il faut des siècles pour produire un Voltaire. Si j'avais été à la place de l'Empereur, je n'aurais pas passé par Ferney sans entendre le vieux patriarche, pour dire au moins que je l'ai vu et entendu. Je crois, sur certaines anecdotes qui me sont parvenues, qu'une certaine dame Thérèse, très-peu philosophe, a défendu à son fils de voir le patriarche de la tolérance. Ce que l'Empereur a de bon, il le tient de lui-même; c'est son propre fonds, c'est son caractère à lui, qui a perfectionné son éducation. Ce maréchal de Batthyani qui l'a élevé, et que j'ai connu particulièrement, était un digne homme, et capable de donner de bons principes à un jeune prince. Je le répète encore, Helvétius s'est trompé dans son ouvrage de l'Esprit. Il soutient que les hommes naissent à peu près<92> avec les mêmes talents; cela est contredit par l'expérience.92-a Les hommes portent en naissant un caractère indélébile : l'éducation peut donner des connaissances, inspirer à l'élève la honte de ses défauts; mais l'éducation ne changera jamais la nature des choses. Le fond reste, et chaque individu porte en lui les principes de ses actions. Cela doit être, parce que nous découvrons des lois éternelles; est-il donc probable, dès que quelque chose est déterminé dans l'univers, que tout ne le soit pas? Je sais que j'agite une grande question; mais en m'adressant au plus sage philosophe des Gaules, c'est à lui à la résoudre.
Vous voulez savoir ce que je pense de la conduite des Anglais?92-b Tout ce qu'en pense le public : qu'ils ont péché contre la bonne foi, en ne tenant pas à leurs colonies le pacte tel qu'ils l'avaient fait avec elles; en déclarant maladroitement, et contre les règles de la prudence, la guerre à un de leurs membres, dont il ne pouvait résulter que du mal pour eux; parce qu'ils ont ignoré stupidement la force de ces colonies, et se sont imaginé que le général Gages pourrait les soumettre avec cinq ou six mille hommes qu'il commandait; qu'ils ont pris des troupes à leur solde, sans avoir songé aux vaisseaux qui devaient les transporter en Amérique; qu'ils ont acheté sur le marché de Londres les provisions et vivres pour cette armée qui devait combattre en Pensylvanie; enfin il n'y a que des fautes à reprocher à ces insulaires. Pourquoi ont-ils séparé à la distance de trois cents milles le corps que Carleton commandait, et celui à la tête duquel est maintenant Burgoyne? Comment ces corps pouvaient-ils, dans cet éloignement, se porter des secours mutuels? Fallait-il encore, dans une telle situation, se brouiller de gaîté de cœur avec les Russes, indisposer les Hollandais par leur insolente arrogance, et multiplier le<93> nombre de leurs ennemis par leur mauvaise conduite? Au reste, je commence par vous déclarer que les voiles épais qui cachent l'avenir le dérobent aussi bien à mes yeux qu'à ceux des autres; mais si je voulais, à l'exemple de Cicéron,93-a prévoir ce que certaines combinaisons semblent annoncer, je pourrais peut-être hasarder de dire qu'il paraît que les colonies se rendront indépendantes, parce que certainement cette campagne ne les écrasera pas; que le gouvernement des goddam aura de la peine à fouiller dans les bourses des particuliers pour fournir à la campagne prochaine; qu'entre ci et le printemps prochain la guerre sera déclarée entre la France et l'Angleterre; qu'on se battra dans les colonies réciproquement, et que peut-être la France pourrait se remettre en possession du Canada, si la fortune ne lui est pas trop contraire. Voilà des rêves, puisque vous en voulez; il en sera ce qu'il plaira à la fatalité, et, quoi qu'il arrive, cela ne nous empêchera pas de semer de fleurs le peu de chemin qui nous reste.
Je ne sais ce que Grimm est devenu. On dit qu'il est parti de Pétersbourg avec un autre monarque qui voyage incognito; il se pourrait donc bien qu'il fût actuellement à Stockholm; je crois pourtant que vous le reverrez à Paris. Pour vous, mon cher d'Alembert, je ne sais si je vous verrai ou ne vous verrai jamais. Cela ne m'empêche pas de vous souhaiter toutes sortes de prospérités, un plus beau temps que celui de cet été, une douce satisfaction intérieure, et un peu de gaîté, qui est le bonheur de la vie. Sur ce, etc.
<94>189. DE D'ALEMBERT.
Paris, 22 septembre 1777.
Sire,
En revenant de la campagne, où j'avais été passer quelques semaines pour rétablir ma santé, qui ne se rétablit guère, j'ai trouvé à Paris la nouvelle lettre dont V. M. a daigné m'honorer, et le Rêve très-philosophique qu'elle y a joint.94-a Je ne perds pas un moment pour avoir l'honneur de lui répondre sur l'un et sur l'autre objet.
Je remercie très-humblement V. M. du conseil quelle me donne, avec Chaulieu, de semer de fleurs le peu de chemin qui me reste. Vous en parlez, Sire, bien à votre aise, couvert, comme vous l'êtes, de tous les genres de gloire, et à portée de faire tous les jours des heureux. Pour moi, qui n'ai pas ces avantages, ma triste vie ne sera plus semée que de chardons, ou tout au plus de barbeaux, comme les pièces de blé, qui se passeraient bien d'eux.
J'ai été aussi surpris que V. M. du peu d'empressement que le comte de Falkenstein a témoigné pour voir le Patriarche de Ferney, et je ne doute nullement que V. M. n'ait deviné juste sur la cause de cette indifférence apparente; car je veux croire, pour l'honneur du prince, qu'elle n'est pas réelle. On est au moins bien persuadé que le conseil ne vient pas de sa sœur, qui est, dit-on, remplie d'estime pour le patriarche, et qui plus d'une fois l'en a fait assurer.
Malgré la prise de Ticondéroga et les nouveaux avantages que les Anglais s'en promettent, je pense avec V. M. (dont je prendrai toujours les almanachs en cette matière comme en beaucoup d'autres) que ces insulaires très-insolents ne viendront pas à bout de leurs colonies; et j'avoue que je ne serais pas fâché de leur voir subir cette humiliation, qu'ils ont bien méritée par leurs sottises. Il ne paraît<95> pas cependant qu'ils veuillent y renoncer, et s'ils tentent encore, comme il y a apparence, une nouvelle campagne, notre pauvre France aura vraisemblablement encore un an à respirer; car je ne doute pas qu'ils ne lui déclarent la guerre le plus tôt qu'ils pourront, et je souhaite, plus que je ne le crois, que nous soyons en état de la soutenir.
Grimm est en effet à Stockholm, à la suite du roi de Suède; je sais qu'il se propose d'aller à Berlin, et peut-être aura-t-il déjà fait sa cour à V. M. C'est le seul bonheur que je lui envie, et dont je ne veux pas désespérer encore; c'est la seule idée flatteuse qui me reste, et que j'aime au moins à nourrir, si ma frêle machine ne me permet pas de la réaliser.
Je viens à présent, Sire, à l'excellent Rêve dont V. M. m'a fait part. Que de gens, Sire, et que de princes même tout éveillés, qui ne pensent pas comme V. M. rêve! Hélas! pour le malheur de la pauvre espèce humaine, ce rêve ne l'est pas assez, et tout ce qui en est l'objet n'est que trop réel. En parcourant dans ce rêve toutes les sottises humaines, et en voyant avec quel agrément elles y sont persiflées, j'ai dit le vers de la comédie,
On ne peut s'empêcher d'en pleurer et d'en rire,95-aJe prendrai, à cette occasion, la liberté de faire une représentation à V. M.; elle a pour objet le progrès des lumières philosophiques, qui va si lentement malgré vos efforts et surtout votre exemple. Vous avez, Sire, dans votre Académie, une classe de philosophie spéculative, qui pourrait, étant dirigée par V. M., proposer pour sujets de ses prix des questions très-intéressantes et très-utiles, celle-ci, par exemple : S'il peut être utile de tromper le peuple?95-b Nous n'avons jamais<96> osé, à l'Académie française, proposer ce beau sujet, parce que les discours envoyés pour le prix doivent avoir, pour le malheur de la raison, deux docteurs de Sorbonne pour censeurs, et qu'il n'est pas possible, avec de pareilles gens, d'écrire rien de raisonnable. Mais V. M. n'a ni préjugés, ni Sorbonne, et une question comme celle-là serait bien digne d'être proposée par elle à tous les philosophes de l'Europe, qui se feraient un plaisir de la traiter. De pareils sujets vaudraient mieux, ce me semble, que la plupart de ceux qui ont été proposés jusqu'ici par cette classe métaphysique. Le dernier surtout96-a m'a paru bien étrange par son inintelligibilité; je n'ai vu personne qui ne pensât comme moi là-dessus, et je suis bien sûr que mon ami la Grange n'a pas été consulté; il aurait certainement épargné à l'Académie le désagrément de voir ses questions tournées en ridicule.
Je prends la liberté, Sire, de joindre à cette-lettre un mémoire sur lequel je demande avec la plus grande instance à V. M. de vouloir bien faire faire une réponse détaillée. L'objet est si intéressant, que je ne doute pas du succès de ma demande. La Société royale de médecine établie à Paris, et composée de ce qu'il y a dans la Faculté de meilleur et de plus instruit, connaissant les bontés dont V. M. m'honore, s'est adressée à moi pour présenter ce mémoire à V. M., et pour en obtenir les éclaircissements qu'elle demande. Je la supplie très-humblement de vouloir bien donner ses ordres à ce sujet.
Nous avons ici à l'ordinaire le plus bel automne, après avoir eu jusqu'au commencement d'août le plus vilain été. Je redoute l'approche de la mauvaise saison, et je commence même à me sentir des approches du froid. Qu'il fasse de moi cependant tout ce qu'il voudra, pourvu qu'il épargne la santé vraiment précieuse de V. M.
Je suis avec la plus tendre vénération, etc.
<97>190. A D'ALEMBERT.
(Septembre 1777.)
Je me sers de l'occasion de M. le colonel Grimm,97-a au service de Russie, qui retourne en France, pour vous envoyer un très-petit Essai sur le gouvernement.97-b Je n'en ai fait tirer que huit exemplaires, dont je soumets celui-ci à votre censure. La matière est susceptible d'une grande étendue; je l'ai resserrée, parce qu'il vaut mieux donner à penser au lecteur que de l'accabler par une répétition assommante de choses connues et dites dans tous les livres. Si l'auteur mérite l'approbation d'Anaxagoras, c'est tout ce qu'il ambitionne. Le porteur vous dira le reste. Qu'Anaxagoras se conserve, que la force et la vigueur d'âme achève de cicatriser les plaies de son cœur, et que sa magnanimité, l'élevant au-dessus de tous les coups de la fatalité, lui procure l'heureuse apathie des stoïciens. Sur ce, etc.
191. AU MÊME.
Le 5 octobre 1777.
Je suis persuadé que l'air de la campagne vous aura été salutaire, surtout le changement de lieu et la dissipation, qui chasse les idées qui attristent, et donne à ce qui pense en nous la force de reprendre<98> son assiette naturelle. Le colonel Grimm a passé ici; je l'ai chargé d'un autre griffonnage plus sérieux que mon Rêve, que je soumets à la censure de la philosophie, qui seule est en droit de juger si les hommes raisonnent bien ou mal. Vous me trouverez peut-être un grand barbouilleur de papier. Vous vous en étonnerez moins, si vous voulez vous rappeler que ma méthode est de méditer par écrit pour me corriger moi-même. Je m'en trouve bien, parce qu'on peut oublier ses réflexions, et qu'on retrouve ce qu'on a couché sur le papier.
Mon ami, de la bonne humeur; c'est le seul lénitif qui fasse supporter le fardeau de la vie. Je ne dis pas qu'on soit toujours maître de se procurer cette disposition d'esprit; cependant, en glissant sur la superficie des maux, et en imitant Démocrite, on peut s'amuser de ce qui paraîtrait insipide à un misanthrope. Par exemple, Voltaire peut conserver toute sa bonne humeur, sans avoir vu le comte de Falkenstein. Combien de sages ont mis au nombre de leurs bonheurs de n'avoir pas vu des souverains! La visite d'un empereur peut flatter la vanité d'un homme ordinaire; Voltaire doit se mettre au-dessus de ces petitesses.
Vous me parlez d'une question à proposer à l'Académie. Hélas! nous avons perdu encore récemment le pauvre Lambert, un de nos meilleurs sujets.98-a Je ne sais qui pourra traiter la question : S'il est permis de tromper les hommes?98-b Je crois que Béguelin serait le seul capable de traiter philosophiquement cette question. Je verrai comment cela pourra s'arranger. Si nous consultons la secte acataleptique,98-c nous conviendrons que la plupart des vérités sont impénétrables pour la vue des hommes, que nous sommes comme dans un épais brouillard d'erreurs, qui nous dérobe à jamais la lumière.<99> Comment donc un homme, excepté quelques vérités géométriques, peut-il être sûr, étant trompé lui-même, de ne pas tromper ses pareils? Tout homme qui veut en imposer au public de propos délibéré, pour son intérêt ou pour quelque vue particulière, est sans doute coupable; mais n'est-il pas permis de tromper les hommes lorsqu'on le fait pour leur bien? par exemple, de déguiser une médecine à laquelle le malade répugne, pour la lui faire avaler, parce que c'est le seul moyen de le guérir? ou bien de diminuer la perte d'une grande bataille, pour ne pas décourager une nation entière? ou enfin de dissimuler un malheur ou un danger auquel un homme serait trop sensible, si on le lui annonçait crûment, afin d'avoir le temps de l'y préparer? S'il s'agit de religion, il paraît, par tout ce qui nous est parvenu de l'antiquité, que l'ambition s'en est servie pour s'élever. Mahomet et tant d'autres chefs de sectes attestent cette vérité. Ils ont été sans doute coupables; mais, d'autre part, considérez qu'il est peu d'hommes qui ne soient timides et crédules, et que si on ne leur avait annoncé une religion, eux-mêmes ils s'en seraient fait une. Voilà pourquoi on a vu et trouvé des cultes établis presque sur la surface de tout notre globe. Sitôt que ces religions ont pris racine, le peuple fanatique veut qu'on les respecte; et malheur à ceux qui voudraient l'en détromper, parce que très-peu d'hommes ont l'esprit assez juste pour raisonner conséquemment. Cela n'empêche pas que tout philosophe ne doive combattre le fanatisme, parce que ce délire produit des horreurs, des crimes, et les actions les plus abominables.
J'en viens au remède99-a que vous me demandez. Vous receviez ci-joint toutes les explications que vous désirez, et même une petite dose de cette préparation; la chose est certaine, l'inventeur a opéré des cures merveilleuses, dont il y a des milliers de témoins. Il faudrait en faire prendre au parlement d'Angleterre, car il semble que quelque chien enragé l'a mordu. Ces gens se conduisent comme des<100> insensés. Vous aurez sûrement la guerre avec ces goddam; les colonies deviendront indépendantes, et la France regagnera le Canada, qu'on lui a enlevé. Je souhaiterais que cet oracle fût plus certain que ceux de Calchas.100-a
Vous me laissez toujours ce qui était au fond de la boîte de Pandore, l'espérance de vous voir; mais vous savez le proverbe : On désespère quand on espère toujours.100-b Si je ne puis vous voir dans ce monde-ci, je vous appointerai aux champs Élysées, où vous serez entre Archimède, Cassini, Anaxagoras et Newton. Cependant ne vous hâtez pas de faire ce voyage; je m'intéresse trop à votre conservation pour le désirer. Sur ce, etc.
192. AU MÊME.
Le 11 novembre 1777.
J'ai chargé Catt de vous informer de tout ce qui est relatif au remède trouvé contre la rage. Il n'est pas besoin de permission pour entrer en correspondance avec notre Académie; elle reçoit les lettres de quiconque lui en adresse, et y répond. Au reste, je dois vous avertir que j'ai été surpris de voir imprimées des lettres que je vous ai écrites100-c et d'apprendre qu'il y en a d'autres qui courent manuscrites à Paris. Je ne sais si, comme quelques-uns le soutiennent, il est sûr que Pythagore vécut du temps de Numa; toutefois il est cer<101>tain qu'il ne nous est resté aucune lettre que Numa lui ait adressée. De même nous ne voyons pas que Platon, qui s'est trouvé à la cour de Denys, ait publié la correspondance où il était avec ce tyran. Aristote ne nous a transmis aucune des épîtres qu'Alexandre lui avait adressées. Les philosophes de nos jours se conduisent donc d'après d'autres principes que les anciens, ce qui doit obliger, dans nos temps modernes, les princes au silence. Sur ce, etc.
193. DE D'ALEMBERT.
Paris, 27 novembre 1777.
Sire,
M. Grimm, à son arrivée à Paris, m'a remis le paquet dont Votre Majesté l'avait chargé pour moi. J'ai lu avec avidité l'excellent écrit qu'il contenait, et je voulais en faire sur-le-champ mes très-humbles remercîments à V. M.; mais j'ai pensé que, ayant eu l'honneur de lui écrire il y a peu de temps, ce serait l'importuner bien souvent de mes lettres, et qu'elle a mieux à faire que de lire fréquemment mes barbouillages. J'ai mieux aimé employer ce temps à lire, à relire et à faire lire à ceux qui en sont dignes un ouvrage si digne lui-même de V. M., si plein des plus excellents principes de gouvernement, écrit avec tant de raison, d'esprit et d'élégance, et dont V. M. prouve combien les préceptes sont sages, par le soin et les succès avec lesquels elle les pratique. Votre conduite, Sire, et l'exemple que vous donnez aux autres souverains, sont encore supérieurs aux sages et utiles leçons qu'ils peuvent puiser dans vos écrits. Puissiez-vous donner encore longtemps l'exemple et le précepte!
<102>J'ai eu le malheur de perdre il y a un mois madame Geoffrin,102-a la seule véritable amie qui me restât; depuis la perte de l'amie avec laquelle je passais toutes mes soirées, j'allais, pour adoucir ma peine, passer les matinées avec madame Geoffrin, dont l'amitié était ma ressource. Je ne sais plus que faire à présent de mes soirées ni de mes matinées, et tout ce qui les occupe n'est que du remplissage. Je demande pardon à V. M. de lui parler encore de moi, et je crains d'abuser de ses bontés.
Quand j'ai eu l'honneur de proposer à V. M. la question importante : S'il peut être utile de tromper le peuple? mon intention n'était pas précisément qu'elle ordonnât à son Académie de traiter ce sujet, mais qu'elle le fît proposer par la classe métaphysique pour sujet du prix; ce qui ne sera possible que pour le sujet prochain, puisqu'il y en a déjà un de proposé, sur lequel malheureusement on ne peut revenir. Puisque V. M. veut bien entrer avec moi dans quelque détail sur cette grande question, je penserais, Sire, sauf votre meilleur avis, qu'il faut distinguer les erreurs transitoires et passagères des erreurs permanentes. Il est hors de doute qu'on peut et qu'on doit peut-être se permettre de laisser au peuple une erreur passagère pour un plus grand bien, ou pour éviter un plus grand mal; et V. M. en apporte des exemples incontestables. Les erreurs permanentes feraient plus de difficultés, et je ne sais s'il ne doit pas y avoir toujours plus d'inconvénient que d'avantage à les entretenir. Mais cet objet demanderait de grandes discussions, et c'est pour cela que je désirerais devoir cette question proposée à tous les philosophes de l'Europe par le plus philosophe des souverains.
V. M. a bien raison de dire que le parlement anglais ne l'est guère, et que sa conduite est celle d'une troupe d'insensés. Nous attendons avec impatience les nouvelles intéressantes de la fin de la campagne, qui, heureusement pour les ennemis de l'Angleterre, et malheureuse<103>ment pour l'humanité, ne sera pas vraisemblablement la dernière. L'ouverture du parlement est un moment intéressant, et nous verrons si l'Angleterre consentira à achever de se ruiner pour achever de dévaster et de dépeupler ses colonies.
Le sieur Tassaert, sculpteur, qui vient de m'écrire, me paraît plein de zèle pour le service de V. M., et de désir de mériter de plus en plus ses bontés. Je prends la liberté de les lui demander pour cet honnête et habile artiste, qui mérite un sort heureux par ses talents et par son caractère.
J'ai une proposition à faire à V. M., qui pourra lui être agréable. Elle m'a fait l'honneur de me parler, dans une de ses lettres, avec estime de l'ouvrage intitulé La Philosophie de la nature, dont l'auteur, M. Delisle, a été si indignement traité par les inquisiteurs du Châtelet. Ceux du parlement ont été plus doux à son égard; mais ce malheureux procès a détruit sa fortune; il aurait besoin, pour échapper au malheur qui le menace, de s'attacher à un protecteur philosophe, et il désirerait ardemment que V. M. voulût bien être ce protecteur. C'est un homme de trente ans, d'une figure noble et distinguée, d'une grande douceur de caractère, d'une grande honnêteté de principes et de mœurs, qui a beaucoup de connaissances, comme son ouvrage le prouve, que V. M. aimerait, si je ne me trompe, qui aurait pour elle la plus tendre vénération et le plus entier dévouement, qui, par l'agrément et l'aménité de sa conversation, pourrait lui être de quelque ressource dans ses moments de relâche. Si V. M. consentait à se l'attacher, et qu'elle voulût me dire à quelles conditions, je ne doute point qu'il ne les acceptât, pourvu que ces conditions, comme je n'en doute pas, fussent telles, qu'il pût espérer un sort heureux pour le reste de ses jours. M. de Voltaire doit se joindre à moi pour faire à V. M. la même demande, et nous attendons sa réponse. Je suis avec le plus tendre et le plus respectueux dévouement, etc.
<104>194. DU MÊME.
Paris, 28 novembre 1777.
Sire,
Je dois à Votre Majesté de nouveaux remercîments des ordres qu'elle veut bien donner pour me procurer la réponse aux demandes que j'ai pris la liberté de lui faire.
Mais, Sire, un plus pressant intérêt m'occupe en ce moment, et ne me permet pas de différer la réponse à l'affligeante lettre que je viens de recevoir de V. M.
Elle se plaint qu'on a imprimé quelques-unes des lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, et que d'autres courent manuscrites à Paris.
Voici mon apologie et l'exacte vérité des faits.
Dans la douleur que m'inspirait la perte que je fis l'année dernière, j'ouvris mon cœur à V. M., dont les bontés me sont si connues. Elle eut la bonté de me répondre par deux lettres si pleines de raison, de sensibilité, de sagesse, que je crus soulager ma douleur en faisant part de ces lettres à mes amis. Cette lecture produisit en eux, je n'exagère point, Sire, la plus tendre vénération pour V. M., et quelques-uns en furent touchés jusqu'aux larmes. Ils m'en demandèrent des copies, bien sûrs de produire dans tous ceux qui les liraient les mêmes sentiments dont ils étaient pénétrés eux-mêmes. Je leur refusai ces copies, et je donnai seulement à deux ou trois d'entre eux un extrait de ce qu'il y avait dans ces lettres de plus intéressant, de plus moral, de plus sensible, de plus propre enfin à faire chérir et respecter l'auguste auteur de ces lettres.
Ces extraits ont été imprimés dans un journal sans ma participation; et à vous dire le vrai, Sire, je n'ai pu m'en repentir, par l'effet général qu'ils ont produit sur tous ceux qui les ont lus. Si je suis<105> coupable, c'est d'avoir donné à V. M., s'il est possible, un plus grand nombre d'admirateurs; et je ne puis croire qu'une telle faute me rende criminel à ses yeux. L'intention doit au moins faire excuser l'action.
Quant à toutes les autres lettres que V. M. m'a fait l'honneur de m écrire, je puis l'assurer que je n'en ai donné de copie à qui que ce soit au monde, ni en entier, ni par extrait; que je ne les ai même lues qu'à un très-petit nombre de sages, à qui tout ce qui vient de V. M. est cher et précieux. Je n'ai point ouï dire qu'il en coure à Paris des copies manuscrites, et, s'il en courait, j'ose assurer, Sire, que ce seraient des copies factices et supposées.
Ce n'est pas la première fois qu'on a imprimé de prétendues lettres que V. M. m'avait, dit-on, adressées. J'ai donné deux ou trois fois un démenti public à ces faussaires, et à la fin je m'en suis lassé, en priant ceux qui les liraient à l'avenir de les regarder comme des imposteurs.
Il se peut qu'on ait fait courir dans le public quelques phrases tronquées et infidèles de ces lettres; c'est ce que j'ignore. Mais V. M. peut se rappeler que, à l'occasion de quelques phrases qu'on fit courir ainsi il y a quelques années, elle soupçonna qu'elles étaient répandues par ceux qui de Berlin à Paris ouvrent, comme l'on sait, toutes les lettres aux postes. Elle me fit l'honneur de me le mander, et si le fait dont elle se plaint est vrai, il se pourrait qu'il eût la même cause.
Soyez donc persuadé, Sire, que s'il a couru, par ma faute ou par mon zèle, quelques extraits des lettres de V. M., ce ne sont que des extraits qui ne peuvent blesser personne, et dont l'effet unique a été de faire chérir et respecter V. M. par ceux qui ne connaissaient en elle que le roi, et qui ne connaissaient pas l'homme et le sage.
Platon n'avait garde de publier les lettres du tyran Denys; elles ne ressemblaient pas à celles du philosophe Frédéric. Aristote nous a transmis une lettre de Philippe, père d'Alexandre; et cette lettre<106> honore plus la mémoire de Philippe que toutes ses victoires sur les Athéniens.106-a
Telle est, Sire, je vous le répète, l'exacte et pure vérité. Puisse-t-elle convaincre et toucher V. M., et me rendre ses bontés, que je ne mérite pas d'avoir perdues! Dans la triste situation où je suis, dans la douleur des pertes que j'ai faites, et qui n'est point affaiblie, il ne me manquerait plus que ce malheur. Je n'aurais pas, Sire, le courage d'y survivre, et vous n'aurez pas celui d'aggraver si profondément mes maux.
Je suis avec la plus grande désolation, et la vénération la plus tendre, etc.
195. A D'ALEMBERT.
Le 20 décembre 1777.
Je me contente d'accuser la réception de votre lettre; et comme la mienne pourrait courir dans tout Paris, je me borne à vous répondre, au sujet du sieur Delisle dont vous me parlez, qu'il n'y a point de place ici qui puisse lui convenir; et je crois que le meilleur parti qui lui reste à prendre est d'aller en Hollande, où le métier de folliculaire nourrit bien des gens de son espèce.106-b Sur ce, etc.
<107>196. DE D'ALEMBERT.
Paris, 30 janvier 1778.
Sire,
Votre Majesté persiste à me croire coupable, malgré mon apologie. Je la supplie de me permettre encore quelques mots pour ma justification. Jamais, Sire, non, jamais je n'ai souffert qu'on prît de copies dans les lettres que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire, que des réflexions si philosophiques par lesquelles elle a bien voulu chercher à soulager ma douleur après la perte que j'avais faite. Ces réflexions m'ont paru le plus excellent abrégé de morale pour un philosophe affligé, et le plus propre à augmenter, comme elles ont fait, le nombre des admirateurs de V. M. Ce motif de ma part est si honnête, et le succès y a si généralement répondu, que, malgré le mécontentement de V. M., il m'est impossible de m'en repentir; sans compter que je me suis borné à donner à un ou deux amis les copies dont il est question, et qu'assurément je ne les aurais pas données à l'imprimeur sans la permission de V. M. Sur toutes les autres choses, Sire, que peuvent renfermer vos lettres, j'ai été du plus grand scrupule; je n'ai permis à personne d'en copier une seule ligne, et je n'ai même fait lecture de vos lettres à un très-petit nombre de personnes qu'en supprimant tout ce qui pouvait le moins du monde compromettre V. M. Voilà, Sire, quelle a été ma conduite. Mais V. M. sait que toutes les lettres, et à plus forte raison les siennes, sont ouvertes peut-être en dix endroits depuis Berlin jusqu'à Paris; elle s'en est même plainte dans plusieurs lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, parce que les ouvreurs de lettres avaient en effet abusé de cette licence, et rapporté, même sans exactitude, ce que ces lettres contenaient. Ce n'est pas ma faute. Sire, si cet exécrable abus existe dans presque toute<108> l'Europe, et je ne dois pas en être la victime. Je défie qui que ce soit de m'accuser à cet égard, et de prouver son accusation.
J'espère donc, Sire, que V. M. voudra bien me croire, et rendre plus de justice à mes sentiments, à mon honnêteté et à ma discrétion.
Je vous dois, Sire, des remercîments de la copie que V. M. a bien voulu faire faire de quelques lignes du manuscrit de Froissait qui est à Breslau. Cette copie a été trouvée parfaite, et telle qu'il le fallait pour les vues du nouvel éditeur.
V. M. a dû recevoir la lettre imprimée que j'ai écrite sur la mort de la pauvre madame Geoffrin. Elle m'a tendrement aimé, parce qu'elle savait par elle-même que j'étais capable d'aimer. C'était la seule amie qui me restât après celle que j'avais perdue. Me voilà seul dans l'univers, et plus à plaindre que V. M. ne peut croire; je n'ai pas besoin d'ajouter à mes peines le chagrin d'avoir déplu à V. M., et de lui avoir déplu sans le mériter. Elle continuera, j'ose le croire, à me consoler par ses lettres, et ne m'enviera pas cette unique douceur de ma vie.
Je prends la liberté de joindre ici le discours que j'ai prononcé il y a quelques jours à l'Académie française, en recevant le successeur de Gresset. Le public, Sire, a accueilli ce discours avec la plus grande indulgence, et lorsque je l'ai prononcé, et depuis même qu'il est imprimé. Mais je ne serai, Sire, pleinement satisfait de mon succès que dans le cas où V. M. voudrait bien honorer cette bagatelle de son suffrage. J'ai tâché d'y caractériser le mieux qu'il m'a été possible les ouvrages et la personne de Gresset; et les poëtes mêmes, peu favorables d'ailleurs à la géométrie, ne m'ont pas paru mécontents.
Je finis, Sire, cette lettre déjà trop longue pour un malheureux proscrit comme moi, et pour un prince que je crois en ce moment plus occupé que jamais. Quoique je n'ose presque plus parler à V. M. des affaires publiques, je me permets néanmoins de faire des vœux pour qu'elle ne se trouve pas engagée dans une guerre qui nuirait à<109> son repos, en augmentant sa gloire, parce qu'elle n'a plus besoin de gloire, et qu'elle a besoin de santé et de repos.
Je suis avec le plus profond respect, et la plus tendre confiance en vos bontés, etc.
197. DU MÊME.
Paris, 30 mars 1778.
Sire,
Je voulais d'abord commencer cette lettre par dire encore un mot à V. M. de mon affliction et de mon innocence. Mais, Sire, les petits intérêts doivent céder aux grands, et mon cœur m'entraîne à vous parler d'abord de la gloire dont vous vous couvrez en ce moment aux yeux de toute l'Europe, en vous déclarant le protecteur de l'Allemagne, et le défenseur des princes qui la composent. J'ignore, Sire, et je ne cherche point à pénétrer quelle sera la suite de ce procédé aussi noble que généreux, qui va faire une époque bien respectable dans la vie déjà si glorieuse de V. M. Je fais seulement des vœux pour votre santé, votre conservation et votre bonheur, et pour l'heureux succès de l'exemple si digne de vous que vous donnez en ce moment aux autres souverains.
Je viens actuellement, Sire, pour un moment encore, à ce qui me regarde. Je ne sais s'il a couru réellement dans Paris et dans Versailles quelques mots de vos lettres dont on vous ait su mauvais gré; mais si ces copies ne sont pas fautives et infidèles, comme cela est arrivé plusieurs fois, il est bien sûr qu'elles ne viennent pas de moi, ayant eu même la circonspection de ne pas écrire un mot à Voltaire<110> de ce qui pouvait le regarder, dans la crainte qu'il n'en fît usage, et ne lui en ayant pas même fait part depuis qu'il est ici, par le même motif. Il est en ce moment à Paris, bien fêté et bien malade. Il vient de nous donner une tragédie110-a qui est encore un ouvrage étonnant pour son âge.
V. M. est en ce moment si occupée des affaires les plus importantes, que je crains d'abuser de ses moments. Je me permettrai seulement d'ajouter un mot sur ce qu'elle m'a fait l'honneur de me dire au sujet de ma lettre sur madame Geoffrin, que si je n'avais plus ni matin ni soir, j'avais encore le midi et l'après-midi, qui peuvent me servir de consolation. Hélas! Sire (car je ne puis croire que votre humanité ait voulu plaisanter sur mon état), ces deux parties de la journée sont encore plus tristes pour moi que les autres. Mon malheureux estomac m'oblige de les passer seul, et ce n'est que vers la fin du jour que je vois quelques amis qui adoucissent ma peine sans la faire cesser. Daignez, Sire, m'accorder la plus efficace de toutes les consolations, en me rendant vos bontés, que j'ose dire n'avoir point mérité de perdre, et dont je sens le prix plus que jamais.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
198. DU MÊME.
Paris, 31 mars 1778.
Sire,
Votre Majesté m'a tellement accoutumé depuis longtemps aux marques de sa bienveillance, que j'ose prendre la liberté de les lui<111> demander en ce moment pour un sujet qui en est vraiment digne, et à qui elle les accordera pour lui-même dès qu'elle l'aura connu. M. le vicomte d'Houdetot, ancien colonel, et lieutenant de gendarmerie, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M., est un jeune militaire d'une naissance distinguée, plein d'honneur, de courage et d'amour pour son métier, qui voyage pour s'en instruire, et qui certainement, Sire, ne peut mieux remplir un si louable objet qu'à l'excellente école dont vous êtes l'instituteur, le chef et le modèle. A ces titres pour mériter vos bontés, M. le vicomte d'Houdetot en joint un autre, bien fait pour toucher le cœur sensible de V. M. : c'est d'appartenir à une mère vraiment respectable, pleine d'esprit, d'âme et de vertu, et digne, j'ose le dire, d'éprouver elle-même vos bontés en la personne de son fils, par les sentiments d'admiration et de respect dont elle est pénétrée pour V. M., sentiments dont elle aime à s'entretenir, dont j'ai été souvent le témoin, et qu'elle n'a cessé d'inspirer à ce même fils. J'ose donc, Sire, supplier V. M. avec la plus vive instance de vouloir bien permettre à M. le vicomte d'Houdetot d'approcher d'elle, de la voir et de l'entendre quelques moments, et surtout d'être témoin sous ses auspices de ces admirables manœuvres qui font l'étonnement de l'Europe, et qui sont un objet si intéressant pour un jeune officier avide de s'instruire. M. le vicomte d'Houdetot conservera, Sire, un souvenir éternel de la grâce signalée que V. M. aura bien voulu lui faire en lui accordant cette permission. Mais ce qu'il n'oubliera surtout jamais, ce sera, Sire, le bonheur dont il aura joui, et qui est en ce moment si désiré de tant d'autres, d'avoir vu V. M. dans l'époque la plus brillante peut-être d'un règne qui en a déjà de si glorieuses, dans ce moment si remarquable où vous jouez, Sire, aux yeux de toute l'Europe, le rôle vraiment digne de vous de défenseur de l'Allemagne et de protecteur du corps germanique, le même rôle que joua autrefois avec tant d'éclat ce grand Gustave-Adolphe à qui V. M. succède, et dont elle effacera<112> la gloire. La renommée, Sire, nous annonce avec les plus grands éloges un écrit plein de force et de dignité que V. M. vient de publier sur la situation présente de l'Empire.112-a Nous n'avons point encore lu en France cet écrit si digne de vous, mais nous désirons ardemment de le lire, étant accoutumés depuis longtemps à admirer également V. M. et dans ce qu'elle fait, et dans ce qu'elle écrit.
Je suis avec le plus profond respect, et avec des sentiments d'admiration et de reconnaissance que je conserverai jusqu'au tombeau, etc.
199. DU MÊME.
Paris, 29 juin 1778.
Sire,
Votre Majesté ne sera sans doute ni étonnée ni offensée du silence que je garde depuis trois mois à son égard. J'ai cru devoir respecter en ce moment les occupations vraiment respectables qui, sans doute, remplissent tout le temps de V. M., qui lui font jouer aux yeux de toute l'Europe un rôle si grand et si digne d'elle, et pour le succès desquelles toute l'Europe, et en particulier toute la France, font les vœux les plus ardents et les plus sincères.
Nous avons ici dans la littérature un événement bien intéressant pour elle, la mort de M. de Voltaire.112-b V. M. aura su sans doute toutes les sottises qui ont été faites et dites à cette occasion, le refus que son<113> curé a fait de l'enterrer, quoiqu'il eût déclaré par écrit qu'il mourait catholique, et que s'il avait scandalisé l'Église, il lui en demandait pardon; son enterrement fait à trente lieues de Paris, par une espèce d'escamotage, dans l'abbaye de son neveu; les reproches et les menaces qu'on a faites au malheureux moine, prieur de cette abbaye, qui s'est défendu par une lettre que ses supérieurs mêmes ont jugée sans réplique; le refus qu'on fait à l'Académie française de faire, suivant l'usage, un service pour lui; enfin, la joie bête et ridicule de tous les fanatiques au sujet de cette mort. Toutes ces infamies nous déshonoreraient aux yeux de l'Europe et de la postérité, si l'Europe et la postérité pouvaient ignorer qu'elles ne sont point l'ouvrage de la nation, mais de la partie honteuse de la nation, malheureusement accréditée.
Je suis pénétré de la plus vive reconnaissance de toutes les bontés que V. M. a bien voulu témoigner à M. le vicomte d'Houdetot, qui n'a pu malheureusement en profiter comme il l'aurait désiré. Sa femme est accouchée depuis son départ, et toute la famille a donné à l'enfant le nom de Frédéric, qui est l'expression de sa reconnaissance, quoique V. M. ait rendu ce nom bien difficile à porter.
Je crains, en renouvelant à V. M. l'expression de tous les sentiments que je lui dois, d'abuser de ces instants si précieux à sa gloire, au grand objet dont elle est occupée, au bien de l'Allemagne, de l'Europe et de l'humanité. Quand elle sera un peu plus libre, j'aurai l'honneur de lui écrire plus au long, et de donner un libre cours aux témoignages de l'admiration et de la vénération tendre et profonde avec laquelle je serai toute ma vie, etc.
<114>200. DU MÊME.
(Paris, 30 juin - 3 juillet 1778.)
Sire,
Je n'ai reçu qu'hier 29 juin, au soir, la lettre114-a que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire sur la perte vraiment irréparable qui afflige en ce moment la littérature. J'avais eu l'honneur, ce jour-là même, d'écrire à V. M. une lettre qui était partie quelques heures avant le moment où j'ai reçu la vôtre. J'y parlais à V. M. de la mort de M. de Voltaire et des suites qu'elle a eues, mais en peu de mots, par respect pour les occupations si importantes et si respectables à tous égards qui remplissent les moments précieux de V. M., et qui fixent en ce moment sur elle plus que jamais les yeux et l'intérêt de l'Europe. V. M., par sa lettre, me demande des détails sur la mort du grand homme que nous avons eu le malheur de perdre. N'étant plus retenu, Sire, par la crainte de faire perdre à V. M. le temps dont elle fait un si digne usage, je ne perds pas un moment pour satisfaire à vos désirs; et comme je prévois que cette lettre sera longue, je la commence dès aujourd'hui 30 juin, quoiqu'elle ne puisse partir que par le courrier du 3 juillet prochain, ne voulant pas perdre un moment pour exécuter sans délai les ordres de V. M.
Pour la mettre au fait de tout ce qui s'est passé, et en état de juger toutes les sottises qu'on a faites et qu'on a dites sur ce triste sujet, il est nécessaire, Sire, que je reprenne les choses d'un peu plus haut. Au commencement de mars, M. de Voltaire, arrivé à Paris trois semaines auparavant,114-b eut un crachement de sang considérable, accident qu'il éprouvait pour la première fois de sa vie. Quelques jours avant sa maladie, il m'avait demandé, dans une conversation de con<115>fiance comment je lui conseillais de se conduire, si pendant son séjour il venait à tomber grièvement malade. Ma réponse fut celle que tout homme sage lui aurait faite à ma place, qu'il ferait bien de se conduire en cette circonstance comme tous les philosophes qui lavaient précédé, entre autres, comme Fontenelle et Montesquieu, qui avaient suivi l'usage,
Et reçu ce que vous savez
Avec beaucoup de révérence.115-a
Il approuva beaucoup ma réponse : « Je pense de même, me dit-il, car il ne faut pas être jeté à la voirie, comme j'y ai vu jeter la pauvre Le Couvreur. »115-b Il avait, je ne sais pourquoi, beaucoup d'aversion pour cette manière d'être enterré. Je n'eus garde de combattre cette aversion, désirant que, en cas de malheur, tout se passât sans trouble et sans scandale. En conséquence, se trouvant plus mal qu'à l'ordinaire un des jours de sa maladie, il prit bravement son parti de faire ce dont nous étions convenus, et dans une visite que je lui fis le matin, comme il me parlait avec assez d'action, et que je le priais de se taire pour ne pas fatiguer sa poitrine : « Il faut bien que je parle bon gré, mal gré, me dit-il en riant; est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'il faut que je me confesse? Voilà le moment de faire, comme disait Henri IV, le saut périlleux; aussi je viens d'envoyer chercher l'abbé Gaultier, et je l'attends. » Cet abbé Gaultier, Sire, est un pauvre diable de prêtre, qui, de lui-même et par bonté d'âme, était venu se présenter à M. de Voltaire quelques jours avant sa maladie, et lui avait offert, en cas de besoin, ses services ecclésiastiques; que M. de Voltaire avait acceptés, parce que cet homme lui parut plus modéré et plus raisonnable que trois ou quatre autres capelans qui, sans mission comme l'abbé Gaultier, et sans connaître plus que lui M. de Voltaire, étaient venus chez lui le prêcher en fanatiques, lui annon<116>cer l'enfer et les jugements de Dieu, et que le vieux patriarche, par bonté d'âme, n'avait pas fait jeter par la fenêtre. Cet abbé Gaultier arriva donc, fut une heure enfermé avec le malade, et en sortit si content, qu'il voulait sur-le-champ aller cherchera la paroisse ce que nous appelons le bon Dieu, ce que le malade ne voulut pas, « parla raison, dit-il, que je crache le sang, et que je pourrais bien par malheur cracher autre chose. » Il donna à cet abbé Gaultier, qui la lui demanda, une profession de foi écrite tout entière de sa propre main, et par laquelle il déclare qu'il veut mourir dans la religion catholique, où il est né, espérant de la miséricorde divine qu'elle daignera lui pardonner toutes ses fautes; et ajoute que s'il a jamais scandalisé l'Église, il en demande pardon à Dieu et à elle. Il avait ajouté ce dernier article à la réquisition du prêtre, et, disait-il, pour avoir la paix. Il donna cette profession de foi à l'abbé Gaultier, en présence de sa famille et de ceux de ses amis qui étaient dans sa chambre; deux d'entre eux signèrent comme témoins au bas de cette profession. Plusieurs de ses amis et de ses parents jugeaient avec raison qu'il avait porté trop loin la complaisance aux désirs de notre mère sainte Église, qu'il devait se contenter de déclarer verbalement, et en présence de témoins, qu'il mourait catholique, et qu'on ne pouvait rien exiger de plus, puisqu'il avait toujours désavoué les ouvrages antireligieux qu'on lui imputait. Quoi qu'il en soit, Sire, le curé de Saint-Sulpice, sur la paroisse duquel il était, homme de peu d'esprit, dévot et fanatique, vint le même jour voir le malade. Il parut assez fâché de ce qu'on ne s'était pas adressé à lui plutôt qu'à un prêtre du coin de la rue; il avait à cœur cette conversion, qu'un aventurier venait lui souffler malhonnêtement; cependant il approuva la profession de foi qu'on lui présenta, et en donna même son attestation par écrit.
Voilà, Sire, tout ce qui se passa pour lors. M. de Voltaire se trouva beaucoup mieux au bout de quelques jours, et assez bien pour venir dans la même journée à l'Académie et à la comédie. Au moment où<117> il arriva à l'Académie, il trouva plus de deux mille personnes dans la cour du Louvre, qui criaient, en battant des mains : Vive M. de Voltaire! L'Académie alla en corps au-devant de lui jusqu'à l'entrée de la cour, lui donna la place d'honneur, le pria de présider à l'assemblée, le nomma directeur par acclamation, enfin n'oublia rien de tout ce qui pouvait marquer à cet illustre confrère son attachement et sa vénération. Il nous enchanta tous par sa politesse, par les grâces de son esprit, par tout ce qu'il nous dit d'obligeant et d'honnête. Il alla de là à la comédie, suivi d'une multitude innombrable. L'accueil qu'il reçut au moment où il parut dans la salle, et pendant toute la représentation (on jouait sa tragédie d'Irène), est une chose sans exemple. Il faut, Sire, l'avoir vu pour le croire; l'enthousiasme et l'ivresse étaient au dernier degré. Les comédiens vinrent dans la loge où il était lui mettre une couronne de laurier sur la tête, aux acclamations de toute la salle, qui criait bravo, en battant des pieds et des mains. Entre les deux pièces, ils placèrent sur le théâtre le buste de M. de Voltaire, qu'ils avaient couronné de même, et ce fut alors que les transports redoublèrent. C'est cette apothéose, Sire, qui a surtout irrité les fanatiques. Un ex-jésuite, qui prêchait le carême à Versailles, eut l'impudence de crier là-dessus au scandale en présence de toute la cour; mais toute la cour se moqua de lui, à l'exception de quelques hypocrites et de quelques imbéciles qui ne sont pas plus rares dans ce pays-là qu'ils ne le sont ailleurs. Mais par malheur cette apothéose a irrité des gens plus à craindre que les fanatiques, et qui ont senti que leurs places, leur crédit, leur pouvoir, ne leur vaudraient jamais de la part de la nation un hommage aussi flatteur, qui n'était rendu qu'au génie et à la personne. Je ne connais, Sire, et tout Paris le disait en ce moment, je ne connais au monde qu'un seul homme qui, arrivant en ce moment à Paris, eût partagé avec M. de Voltaire l'enthousiasme et l'admiration publique, et cet homme, Sire, je le laisse à deviner à V. M.
<118>M. de Voltaire, qui continuait à jouir tous les jours, et au spectacle, et à l'Académie, et dans les rues même, de l'hommage de ses concitoyens, tomba enfin très-sérieusement malade à la fin d'avril, pour avoir pris dans un moment de travail plusieurs tasses de café qui augmentèrent la strangurie, ou difficulté d'uriner, à laquelle il était sujet; pour diminuer ses douleurs, il prit des calmants; mais il doubla et tripla tellement la dose, que l'opium lui monta à la tète, qui depuis ce moment n'a été libre que par petits intervalles. Je le voyais pourtant en cet état; il me reconnaissait toujours, et me disait même quelques mots d'amitié; mais l'instant d'après il retombait dans son accablement, car il était presque toujours assoupi; il ne se réveillait que pour se plaindre, et pour dire qu'il était venu mourir à Varis. L'abbé Mignot son neveu, conseiller au grand conseil, alla trouver le curé de Saint-Sulpice, qui lui dit que puisque M. de Voltaire n'avait pas sa tête, il était inutile qu'il l'allât voir; mais qu'il lui déclarait que si M. de Voltaire ne faisait pas une réparation publique et solennelle, et dans le plus grand détail, du scandale qu'il avait causé, il ne pouvait en conscience l'enterrer en terre sainte. Le neveu eut beau lui répondre que son oncle, dans le moment où il jouissait de toute sa raison, avait fait une profession de foi dont lui curé avait reconnu l'authenticité, qu'il avait toujours désavoué les ouvrages qu'on lui imputait, qu'il avait cependant poussé la docilité pour les ministres de l'Église jusqu'à déclarer que s'il avait causé du scandale, il en demandait pardon; le curé répondit que cela ne suffisait pas, que M. de Voltaire était notoirement connu pour ennemi déclaré de la religion, et qu'il ne pouvait, sans se compromettre avec le clergé et avec M. l'archevêque, lui accorder la sépulture ecclésiastique. L'abbé Mignot le menaça de s'adresser au parlement pour avoir justice, qu'il espérait d'obtenir avec les pièces authentiques qu'il avait en main; le curé, qui se sentait appuyé, lui dit qu'il en était le maître. Tous les amis de M. de Voltaire étaient d'avis que sa famille employât les voies<119> juridiques; on disait hautement que les magistrats qui avaient tant lait administrer et enterrer de jansénistes ne pourraient, en bonne justice, refuser la même grâce à M. de Voltaire, après la déclaration qu'il avait faite. Malgré ces représentations, la famille eut peur du parlement, qui, n'aimant pas M. de Voltaire, à cause des épigrammes dont cette compagnie a souvent été l'objet dans ses ouvrages, aurait pu en cette occasion ne lui être pas favorable. Le public ne pensait pas ainsi, et soutenait que le parlement aurait été forcé en cette circonstance par la voix publique, malgré toute la mauvaise volonté qu'il pouvait avoir; il y avait d'ailleurs un grand nombre de magistrats, surtout parmi les jeunes gens, et quelques-uns même parmi les vieillards, qui paraissaient très-bien disposés. Malgré toutes ces représentations, la crainte des parents fut plus forte que la raison, et ils se sont tenus dans une inaction que le public a fort désapprouvée. Le samedi 30 mai, jour de la mort, l'abbé Gaultier, quelques heures avant ce fatal moment, offrit encore ses services par une lettre qu'il écrivit à l'abbé Mignot; celui-ci alla sur-le-champ chercher l'abbé Gaultier et le curé de Saint-Sulpice, qui vinrent ensemble. Le curé s'approcha du malade, et lui prononça le mot de Jésus-Christ; à ce mot, M. de Voltaire, qui était toujours dans l'assoupissement, ouvrit les yeux, et fit un geste de la main comme pour renvoyer le curé, en disant : « Laissez-moi mourir en paix. » Le curé, plus modéré en cette occasion et plus raisonnable qu'à lui n'appartenait, se tourna vers ceux qui étaient présents, et dit : « Vous voyez bien, messieurs, qu'il n'a pas sa tête. » Il l'avait pourtant très-bien en ce moment; mais les assistants, comme vous croyez bien, Sire, n'eurent garde de contredire le curé. Ce capelan se retira ensuite, et dans les propos qu'il tint à la famille, il eut la maladresse de se déceler, et de prouver clairement que toute sa conduite était une affaire de vanité. Il leur dit qu'on avait très-mal fait d'appeler l'abbé Gaultier, que cet homme avait tout gâté, qu'on aurait dû s'adresser à lui seul, curé du<120> malade; qu'il l'aurait vu en particulier et sans témoins, et qu'il aurait tout arrangé. Il persista néanmoins à lui refuser la sépulture ecclésiastique, et donna seulement son consentement par écrit que M. de Voltaire fût porté ailleurs. Si la profession de foi avait été donnée directement au curé, il se serait sûrement rendu plus facile; il aurait fait trophée de cette déclaration comme d'une victoire par lui remportée sur le patriarche des incrédules; mais comme cette profession avait été donnée à un pauvre galopin de prêtre, l'archevêque et le curé ont mieux aimé dire que cette déclaration était une moquerie que de laisser au galopin l'honneur de la victoire.
M. de Voltaire mourut le même jour, à onze heures du soir, ayant encore proféré quelques mots, mais avec peine, et ayant marqué dans toute sa maladie, autant que son état le lui permettait, beaucoup de tranquillité d'âme, quoiqu'il parût regretter la vie. Je l'avais encore vu la veille de sa mort, et sur quelques mots d'amitié que je lui disais, il me répondit en me serrant la main : « Vous êtes ma consolation. » Son état me fit tant de peine, et il avait tant de difficulté à s'exprimer, même par monosyllabes, que je n'eus pas la force de continuer à voir ce spectacle; l'image de ce grand homme mourant m'affecta si profondément, et m'est restée si vivement dans la tête, qu'elle ne s'en effacera jamais. C'était pour moi l'objet des plus tristes réflexions sur le néant de la vie et de la gloire, et sur le malheur de la condition humaine.
Il fut embaumé vingt-quatre heures après sa mort, mis dans une voiture en robe de chambre, et conduit par l'abbé Mignot et quelques autres parents à l'abbaye de Scellières,120-a à trente lieues de Paris, dont l'abbé Mignot est titulaire. Il y a été enterré le mardi 2 juin, en très-grande cérémonie, et avec un grand concours de tous les environs. Le prieur de l'abbaye, bon moine bénédictin, qui ne savait rien de<121> tout ce qui s'était passé à Paris, ne fit aucune difficulté de faire cette cérémonie, sur le vu des pièces que l'abbé Mignot lui présenta. Vingt-quatre heures après, le mercredi 3, le prieur reçut une lettre de l'évêque de Troyes, dans le diocèse duquel l'abbaye de Scellières est située, et qui lui défendait de procéder à l'inhumation, si elle n'était pas faite encore. Le prieur répondit à l'évêque par une lettre très-ferme et très-respectueuse, dans laquelle il lui rendait raison de sa conduite, et se justifiait si bien, qu'on assure que ce prélat lui-même est convenu qu'il n'y avait rien à répondre. Il paraît que cet évêque, qui dans le fond est un bon homme, mais gouverné par une sœur dévote et fanatique, et poussé par l'archevêque de Paris, avait fait contre son gré la démarche d'écrire au prieur de Scellières, et avait pris ses mesures pour que la lettre arrivât après l'inhumation. Ce pauvre diable de prieur, qu'on menaçait de destituer, est accouru à Paris, a dit ses raisons, et on espère qu'il restera tranquille. On m'a assuré, ce qui pourrait bien être, que l'archevêque de Paris avait fait consulter un savant canoniste, pour lui demander si Voltaire n'était pas dans le cas de l'exhumation, et que le canoniste avait répondu qu'on s'en gardât bien, et que rien ne serait plus contraire aux règles. Ne croyez pas au reste, Sire, pour l'honneur de la nation, que tous les dévots, et même tous les évêques, approuvent la conduite abominable qu'on a tenue à l'égard de ce grand homme. Parmi plusieurs prélats que je pourrais nommer à V. M., l'archevêque de Lyon, frère du Montazet qui a servi, la dernière guerre, dans les troupes autrichiennes, prélat qui ne craint pas d'être accusé de relâchement, puisqu'il est regardé comme janséniste, a dit hautement qu'il ne comprenait rien à la conduite du curé de Saint-Sulpice et de l'archevêque de Paris; que rien n'était plus contraire aux lois et à l'usage constant de l'Eglise; qu'on ne devait refuser la sépulture qu'à ceux qui étaient notoirement excommuniés, ou qui donnaient en mourant des témoignages formels d'impiété, ce que M. de Voltaire n'avait pas fait.<122> Plusieurs curés de Paris pensent de même, et sûrement l'auraient enterré, en dépit même de l'archevêque, s'il fût mort sur leur paroisse. Le curé de Saint-Étienne-du-Mont, entre autres, a dit publiquement qu'il l'aurait enterré dans son église entre Racine et Pascal, qui en effet y sont inhumés. Enfin toutes les personnes vraiment religieuses, c'est-à-dire, qui ne font point de la dévotion une affaire de parti et un moyen de faire parler d'elles et de jouer un rôle important, blâment unanimement le fanatisme du curé et de l'archevêque.
Je ne parle point, Sire, de tout le reste de la nation; je ne puis exprimer à V. M. à quel point elle est indignée de tout ce qui se passe, et il serait bien injuste de la rendre responsable de toute cette infamie, qu'elle aurait empêchée et réprimée, si elle avait le pouvoir en main. Les ministres qui ont souffert cette abomination déshonorante pour la France, et qui ont laissé les prêtres faire en cette occasion ce qu'ils ont voulu, ne pensent pas au crédit et à la force qu'ils leur donnent en agissant ainsi, puisqu'ils se croiront désormais les maîtres de donner ou de refuser à leur gré la sépulture. L'Académie française n'a pu encore obtenir de faire pour M. de Voltaire le service qu'elle a coutume de faire pour tous les membres qu'elle perd; et peut-être, malgré ses sollicitations, elle n'obtiendra pas cette grâce, dont le refus est un nouvel outrage à la mémoire du grand homme que nous regrettons. Au reste, tous les gens de lettres lui rendent cette justice, que personne n'ose se présenter encore pour lui succéder; et il y a tout lieu de croire que l'élection ne se fera pas sitôt. Elle devrait ne se faire jamais, et mon avis, s'il était suivi, serait de laisser la place vacante.
Voilà, Sire, le détail que V. M. m'a fait l'honneur de me demander. Quoique je n'aie fait qu'obéir à ses ordres, je crains pourtant d'avoir abusé de la permission qu'elle m'a donnée d'épancher mon cœur sur ce triste événement, et sur les suites révoltantes qu'il a eues et qu'il a encore. V. M. croira-t-elle qu'on a fait la défense la plus<123> rigoureuse à tous les journalistes de dire un seul mot à l'honneur de M. de Voltaire, qu'il ne leur est pas permis même de prononcer son nom, qu'on a défendu pendant près d'un mois aux comédiens de jouer aucune de ses pièces, et que cette défense vient à peine d'être levée? J'en aurais là-dessus trop à dire, s'il n'était plus prudent de garder le silence. La lettre dont V. M. vient de m'honorer était bien nécessaire à mon cœur pour adoucir la douleur et l'indignation dans laquelle je suis plongé. Si j'avais vingt ans de moins, je quitterais sans regret un pays où le génie est traité avec tant d'indignité, de son vivant et après sa mort. Mais j'ai soixante ans, et je suis trop vieux pour déménager. Je me console au moins par l'intérêt que V. M. veut bien prendre à la perte que la littérature, la philosophie, la France et l'Europe même viennent de faire; je ne laisserai, Sire, ignorer cet intérêt à aucun de ceux qui sont faits pour le connaître et pour le sentir. M. de Voltaire en était digne, j'ose le dire, non seulement par son rare génie, mais par son admiration pour V. M.; vous étiez souvent, Sire, l'objet de nos entretiens; il chérissait et honorait votre personne, et vous regardait comme la ressource et l'espérance de la vérité et de la raison. Il serait digne de vous, Sire, de lui faire rendre dans votre capitale et dans votre Académie les honneurs qu'on lui refuse dans sa patrie. C'est au plus grand roi de l'Europe, à celui qui est fait pour servir aux autres d'exemple et de modèle, c'est à lui à honorer la mémoire de ce grand homme par quelque acte solennel qui console la philosophie, qui fasse rougir la France, et qui confonde le fanatisme. Vous avez, Sire, en ce moment, de trop grands intérêts à traiter pour vous occuper d'un autre objet; mais V. M. vivra, elle jouira bientôt sans doute de quelques moments de repos, et je prendrai la liberté de lui reparler pour lors de la perte que nous avons faite, de l'intérêt qu'elle veut bien y prendre, et de ce qu'elle peut faire pour la mémoire du génie qui n'est plus.
Je termine cette lettre, Sire, en offrant plus vivement que jamais<124> à V. M. tous les vœux que je fais pour elle, tous ceux que la nation française fait en ce moment pour vous, pour votre conservation, pour votre bonheur, pour votre gloire, pour vous voir l'arbitre et le sauveur de l'Allemagne. Jamais V. M. n'a été plus chère et plus respectable à l'Europe.
Ces sentiments, Sire, sont plus que jamais gravés au fond de mon cœur, ainsi que la reconnaissance éternelle, l'admiration profonde et la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.
Paris, 1er juillet 1778.
P. S. J'ai été, Sire, tellement occupé de M. de Voltaire dans la lettre que je viens d'avoir l'honneur d'écrire à V. M., que j'ai presque oublié de lui parler d'une autre perte qu'elle vient de faire en la personne du respectable mylord Marischal,124-a dont V. M. honorait la vertu, et qui mérite bien les regrets que vous lui donnez, par la tendre vénération qu'il avait pour votre personne. On dit qu'il est mort avec la tranquillité la plus philosophique, et je n'en suis point surpris. Il m'honorait de son amitié, et j'en sentais tout le prix. Je perds tous les jours quelque ami, et on n'en refait plus à mon âge. Mais V. M. vit, et sa vie me fait supporter la mienne.
J'oubliais de dire à V. M. que M. de Voltaire, dans une des visites que lui fit son curé, lui fit donner vingt-cinq louis pour les pauvres de sa paroisse; le curé les prit, comme on dit, à belles baisemains, et n'en a pas moins refusé de l'enterrer. On pourrait lui dire comme Chicaneau au portier de son juge, qui reçoit la bourse du plaideur, et lui ferme la porte : Hé! rendez donc l'argent.124-b Mais l'Église est comme l'antre du lion de la fable; tout y entre, et rien n'en sort.124-c
<125>J'oubliais encore, Sire, de dire à V. M. qu'un curé de Paris, dont on ne m'a pas appris le nom, interrogé par quelqu'un sur la manière dont il se serait conduit, si M. de Voltaire était mort sur sa paroisse, avait répondu : « Je l'aurais fait enterrer solennellement, et je lui aurais fait faire une épitaphe, au bas de laquelle j'aurais mis sa profession de foi. » Voilà en effet, Sire, ce qu'aurait fait un homme d'esprit, comme ce curé l'est sans doute. Cette épitaphe aurait été un trophée pour l'Église, et pour la postérité un monument de la rétractation, réelle ou apparente, des erreurs de M. de Voltaire. Il est inconcevable que le curé de Saint-Sulpice et l'archevêque n'aient pas pensé de la sorte, et n'aient pas vu tout l'avantage qu'ils pouvaient tirer de cette profession de foi, au lieu de s'avouer eux-mêmes vaincus et persiflés en la regardant comme dérisoire. Mais, Dieu merci, les ennemis de la raison sont aussi bêtes que fanatiques; ils seraient trop à craindre, s'ils joignaient l'esprit au crédit qu'on a la sottise de leur accorder. Ils ont pourtant eu l'esprit de persuader à la plupart des rois qu'ils sont le soutien de leur autorité, et ils ont profité avec adresse de la sottise de l'auteur du Système de la nature, qui a bêtement avancé cette absurdité. Si ce mauvais philosophe avait lu l'histoire ecclésiastique, il y aurait vu que les prêtres, bien loin d'être le soutien des rois, en ont été de tout temps les ennemis; qu'il n'a pas tenu à eux que la maison de Bourbon n'ait été privée du trône qui lui appartenait légitimement; et que s'ils disent aux rois que leur puissance vient de Dieu, ce n'est pas qu'ils veuillent se soumettre à cette puissance, c'est au contraire pour soumettre les rois à la leur, puisqu'ils prétendent représenter Dieu sur la terre.
Le 2 juillet 1778.
Second P. S. Je relis ma lettre, Sire, et je relis en même temps, pour la vingtième fois, la vôtre, que je relirai encore, et qui serait bien digne d'être placée dans l'épitaphe de Voltaire au lieu de sa pro<126>fession de foi. Je m'aperçois un peu tard que je n'ai pas répondu à l'article de cette excellente lettre où V. M. dit que peut-être le vieux patriarche vivrait encore, s'il était retourné à Ferney. Hélas! Sire, je le crois comme vous, et je suis persuadé que la vie fatigante et agitée qu'il a menée à Paris a considérablement abrégé ses jours. J'étais fort d'avis qu'il retournât à Ferney au commencement de la belle saison, et qu'il allât y jouir paisiblement des hommages qu'il avait reçus à Paris. Mais sa nièce, qui s'ennuyait à Ferney, l'en a détourné, et plusieurs de ses amis ont pensé de même, craignant que s'il retournait jamais dans sa retraite, les prêtres n'obtinssent un ordre qui l'obligeât d'y rester. Ils avaient déjà cherché à lui faire une affaire sur son retour à Paris, disant qu'il y était venu sans permission; mais il a été bien vérifié qu'il n'avait jamais eu de défense d'y venir, et on a pris le sage parti de le laisser jouir tranquillement de sa gloire. Pour moi, Sire, quand j'appris qu'il avait formé presque subitement le dessein de venir à Paris, et qu'il était déjà en route, j'en fus très-affligé, ne doutant pas qu'il ne vînt y chercher la persécution et la mort. Je me suis trompé, à ma grande satisfaction, sur le premier article, et son apothéose si brillante et si solennelle m'avait consolé de son voyage; mais malheureusement je ne me suis pas trompé de même sur les suites funestes et irréparables de ce voyage imprudent et précipité. Son médecin a dit que s'il était resté à Ferney, il aurait pu vivre encore dix années. En effet, le principe de la vie était si fort chez lui, que son agonie a été longue et douloureuse. Il avait encore, à quatre-vingt-quatre ans, tout le feu de sa jeunesse; et dans une de nos assemblées de l'Académie, où l'abbé Delille lui lut une traduction en vers d'une Epître de Pope, M. de Voltaire nous étonna et nous enchanta tous par sa présence d'esprit et sa mémoire, se souvenant à chaque vers français du vers correspondant de Pope, qu'il n'avait peut-être pas lu depuis trente années. Quoique sa tragédie d'Irène ne vaille ni Zaïre, ni Mahomet, elle est encore fort supérieure à toutes les<127> tragédies qu'on nous donne aujourd'hui. On m'a dit que V. M. l'a fait demander à la famille, qui sans doute se fera un plaisir et un devoir de procurer cette lecture à V. M.127-a Elle trouvera dans cette pièce de très-beaux vers, dignes du meilleur temps de l'auteur, quelques belles scènes, et un rôle de père qui est très-beau. Quand l'auteur est tombé malade, il allait la faire imprimer, et se proposait de la dédier à l'Académie.
Je demande encore une fois, Sire, mille pardons à V. M. d'avoir abusé comme j'ai fait de sa patience et de son temps par cette énorme lettre, ou plutôt par ce volume; elle ne le lira pas, si, comme je n'en doute point, elle a quelque chose de mieux à faire; elle jettera ce bavardage au feu, si, comme je le crains, ce bavardage l'ennuie; mais j'ai mieux aimé courir le risque de l'ennuyer que de ne pas lui donner cette faible preuve de mon zèle pour exécuter ses ordres, et du plaisir que je ressens à faire ce que je crois pouvoir lui être agréable. C'est dans ces dispositions que je la supplie de vouloir bien recevoir cette lettre, à la fin de laquelle je prends la liberté de lui renouveler encore tous les sentiments de reconnaissance, d'admiration et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
J'apprends, en fermant cette lettre, qu'un très-habile artiste vient de faire en terre une esquisse parfaitement ressemblante de celui que nous regrettons. Si V. M. en voulait un marbre, je donnerais ses ordres à cet artiste.
Paris, 3 juillet 1778.
<128>201. DU MÊME.
Paris, 15 août 1778, anniversaire de la bataille
de Liegnitz.
Sire,
Les deux lettres, du 22 et du 23 juillet, dont Votre Majesté m'a honoré ne me sont parvenues qu'avant-hier, à trois semaines de date, et je ne perds pas un moment pour répondre aux questions que V. M. me fait l'honneur de m'adresser sur le grand homme que nous avons perdu.
Je ne crois pas qu'il ait dit au maréchal de Richelieu le mot plaisant qu'on lui attribue : « Ah! frère Caïn, tu m'as tué. » Je l'ai vu très-assidûment dans le cours de sa maladie; j'y ai trouvé plusieurs fois le maréchal, et je n'ai pas entendu ce mot. Sa famille et tous ses amis n'en ont aucune connaissance. Il est vrai que le mot est plaisant, qu'il ressemble bien à ceux qu'il disait souvent, et que le maréchal ressemble encore mieux à frère Caïn; mais il y a apparence que ce mot a été fait par quelqu'un qui croyait, ce qui n'est pas vrai, que le patriarche s'était empoisonné avec de l'opium que lui avait donné le maréchal; il lui en avait bien donné en effet, mais la bouteille fut cassée par la faute des domestiques, sans qu'il en eût pris une goutte.
Il est très-sûr que, quelques jours avant sa maladie, il prit beaucoup de café, pour travailler mieux à différentes choses qu'il voulait faire; les corrections de sa tragédie étaient du nombre; il s'alluma le sang, perdit le sommeil, souffrit beaucoup de sa strangurie, et, pour se calmer, se bourra d'opium qu'il envoya chercher chez l'apothicaire, et qui vraisemblablement a achevé de le tuer.
Dans le temps où il est tombé malade, je sais qu'il travaillait sur les prophéties de Daniel; mais j'ignore où il en était. Je suis sûr aussi que, à la réquisition de l'impératrice de Russie, il avait déjà commencé quelques pages de son histoire.
<129>Sa famille s'est accommodée avec un libraire étranger pour ses manuscrits; mais comme ils sont encore sous le scellé, à Ferney, on ne sait s'il y en a beaucoup. On en doute, car il faisait imprimer à mesure qu'il composait; il aimait à jouir, et ne mettait rien à fonds perdu.
L impératrice de Russie vient d'acheter sa bibliothèque, qui est d'environ dix mille volumes, dont un grand nombre, dit-on, a des notes de sa main.129-a Cette princesse se propose de mettre cette bibliothèque dans un petit temple qu'elle fera construire exprès, et au milieu duquel elle fera construire un monument en son honneur.
Ce monument, Sire, ne vaudra pas l'Éloge que V. M. doit faire de ce grand homme. Cet Éloge rappellera un beau vers de Voltaire :129-b
Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille.Cet Éloge, Sire, sera le signal de beaucoup d'autres qui ne le vaudront pas, mais auxquels il servira de modèle; et les gens de lettres apporteront après vous le denier de la veuve. L'Académie française ne pense point encore à lui choisir un successeur; elle y est trop embarrassée, elle tardera le plus qu'elle pourra; et ce qu'il y a de fâcheux, c'est que le successeur de Voltaire sera reçu par un prêtre, qui était directeur lorsque ce grand homme est mort. Ses confrères suppléeront de leur mieux à ce que ce capelan ne dira pas. Pourquoi faut-il qu'ils aient la langue et les mains liées? Nous voulons toujours lui faire un service, et nous n'espérons guère de l'obtenir; et chacun de nous peut dire, en parodiant un vers de l'opéra :
Ah! j'attendrai longtemps, la messe est loin encore.Je ne sais si j'ai eu l'honneur de mander à V. M. qu'un très-habile<130> artiste de ce pays-ci, nommé Houdon, déjà connu par plusieurs beaux ouvrages, a fait en terre, en attendant le marbre, un magnifique buste du patriarche, d'une ressemblance parfaite. Il serait digne d'être placé dans le cabinet de V. M., et donné par elle à l'Académie de Berlin.
Voici quatre vers excellents qu'on a faits sur lui :
Celui que dans Athène eût adoré la Grèce,
Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,
Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir,
Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe.
Ce M. de Beaumont est le digne archevêque fanatique que Paris a le bonheur d'avoir.
Le désir de répondre aux questions de V. M. m'a empêché, Sire, de lui parler en détail des vœux ardents que toute la France fait pour elle, de la gloire dont elle continue à se couvrir, de l'exemple qu'elle donne aux autres souverains, et de toutes les qualités sublimes qu'elle a déployées depuis six mois comme négociateur, comme guerrier et comme roi. Puissiez-vous donner encore longtemps de pareilles leçons aux Césars d'aujourd'hui!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
202. DU MÊME.
Paris, 9 octobre 1778.
Sire,
J'ai reçu avec la plus vive reconnaissance, et pour la mémoire de mon illustre ami, et pour l'honneur des lettres, les expressions si douces<131> et si consolantes des sentiments de V. M. pour ce grand homme, et de son amour pour les talents et le génie. Je voudrais pouvoir faire lire à toute l'Europe littéraire ce que V. M. me fait l'honneur de m'écrire à ce sujet, et qui est si propre à encourager et à consoler ceux qui cherchent comme elle, quoique avec des talents bien inférieurs, à adoucir par la méditation et par l'étude les maux de la vie, les infirmités de la nature humaine, les traverses causées par la persécution et la calomnie. J'attends avec la plus vive impatience le monument immortel que V. M. se propose d'ériger à la gloire de celui que nous pleurons. L'Académie française vient de lui rendre des honneurs qu'elle n'avait encore rendus à personne. Sur la proposition que je lui en ai faite, et qui a été acceptée de tous mes confrères avec acclamation, elle a proposé l'éloge de M. de Voltaire pour le sujet du prix de poésie qu'elle doit donner l'année prochaine; pour rendre ce prix plus considérable, j'ai prié l'Académie d'accepter une somme de six cents livres, qui doublera le prix, et qui est pour moi le denier de la veuve; et j'ai, de plus, donné à l'Académie le buste très-beau et très-ressemblant de M. de Voltaire, le seul que nous ayons encore dans notre salle d'assemblée. Ce buste, à la vérité, n'est qu'en terre, car je ne suis pas assez riche pour le donner en marbre; mais j'ai eu le plaisir de le voir exposé dans la salle d'assemblée à la séance publique du 25 août, et honoré des applaudissements et des larmes de toute l'assemblée. Je lus, à la même séance, l'Éloge de Crébillon, où je trouvai plusieurs occasions de parler de son illustre vainqueur, en rendant d'ailleurs justice au vaincu. Le public me parut satisfait de tout ce qui s'était passé dans cette séance, et j'espère que le prix proposé aura l'approbation de V. M. Nous ne recevrons les pièces qu'au mois d'août de l'année prochaine; mais ces pièces, Sire, ne vaudront pas votre prose.
Je fais des vœux pour la fin de cette campagne si fatigante, à ce qu'on m'écrit, pour V. M.; je fais plus de vœux encore pour voir<132> finir cette guerre, qu'il n'a pas tenu à elle d'éviter, et dont le motif la couvre de gloire. Puisse l'hiver prochain inspirer à vos ennemis des dispositions plus raisonnables et plus pacifiques!
M. de Catt remettra à V. M. un Éloge de La Motte qu'on m'a demandé pour un journal, et qui contient, à ce que je crois, un jugement sain sur les ouvrages de cet auteur. Je serais très-flatté que ce petit morceau méritât le suffrage de V. M.
Elle a dû recevoir ou elle recevra bientôt un ouvrage très-savant de médecine, que l'auteur, M. Barthès, m'a prié de mettre aux pieds de V. M., et de lui demander le titre d'académicien de Berlin, dont il est digne par ses talents et par ses travaux.
M. de Rougemont132-a est en peine si V. M. a reçu la dernière lettre qu'il a eu l'honneur de lui écrire, et désirerait que V. M. voulût bien l'honorer d'un mot de réponse. C'est un homme fort honnête, fort attaché à V. M., et très-digne de ses bontés.
Je n'entretiendrai pas V. M. de toutes les sottises qui se font et qui se disent, et qui se lisent ou ne se lisent pas, dans le séjour que j'habite. Je lui apprendrai seulement qu'il y a des hommes assez vils, et par malheur pour eux en assez grand nombre, pour jeter les hauts cris sur le sujet de prix que l'Académie a proposé; que les curés de Paris ont voulu sur cela présenter requête au gouvernement, et que le gouvernement leur a imposé silence.
Je suis avec la plus vive reconnaissance et le plus profond respect, etc.
<133>203. A D'ALEMBERT.
(Décembre 1778.)
Voici cet Éloge de Voltaire,133-a moitié minuté dans les camps, moitié corrigé dans les quartiers d'hiver. Je crains bien que l'Académie française ne critique un peu le langage; mais le moyen de bien parler velche en Bohême? J'ai fait ce que j'ai pu; l'ouvrage n'est pas digne de celui qu'il doit célébrer; toutefois j'ai profité de la liberté de la plume pour faire déclamer en public à Berlin ce qu'à Paris on ose à peine se dire à l'oreille; voilà en quoi consiste tout le mérite de cet ouvrage. Votre Éloge de La Motte est sans doute supérieur à mon griffonnage, si ce n'est que la matière que j'ai eue à traiter est plus abondante que la vôtre.
M. Rougemont doit déjà être payé jusqu'au dernier sou des arrérages qu'il peut prétendre. Et pour la guerre que nous faisons, je ne sais encore trop que vous en dire; je me considère comme un instrument dans les mains de la fatalité, qui est employé dans l'enchaînement des causes, sans que cet instrument sache quel est le but et quel sera le résultat des opérations qu'on lui fait faire. C'est un aveu sincère que les politiques et les militaires font rarement, mais très-conforme au tour des entreprises que tant d'hommes d'État ont hasardées avant moi, et dont l'histoire nous narre le dénoument tout différent des projets qu'en avaient conçus les promoteurs. Quelque pesant que ce fardeau de la guerre soit pour ma vieillesse, je le porterai gaîment, pourvu que par mes travaux je consolide la paix et la tranquillité de l'Allemagne pour l'avenir. Il faut opposer une digue aux principes tyranniques d'un gouvernement arbitraire, et refréner une ambition démesurée qui ne connaît de borne que celle d'une force assez puissante pour l'arrêter; il faut donc nous battre. Com<134>bien et jusqu'à quand, c'est ce que le temps éclaircira. Ceci est une phrase de gazetier, qui peut souvent s'appliquer à d'autres sujets; mais, quoi qu'il en arrive, je prie Dieu qu'il vous ait, etc.
204. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 janvier 1779.
Sire,
Je prends la liberté de mettre aux pieds de Votre Majesté l'ouvrage que j'ai eu l'honneur de lui annoncer dans ma lettre du 1er janvier, et que je remets à M. de Rougemont pour le faire parvenir à V. M. Elle y trouvera, dans la note sur la statue de M. de Voltaire, page 523 et suivantes, et de plus à la page 521, l'expression des sentiments si justes que lui doivent l'humanité, la philosophie, les lettres et l'Europe. Je n'ai été, Sire, que le faible interprète de ces sentiments, dignes d'être célébrés par une plume plus éloquente que la mienne. Je suis seulement fâché de n'avoir reçu qu'après l'impression de cet ouvrage le bel Éloge que V. M. a fait de M. de Voltaire, et dont je n'aurais pas manqué de parler; mais cet événement, déjà célébré en France par la voix unanime de tous les gens de lettres, ne sera pas oublié par moi dans une autre occasion, que les circonstances feront bientôt naître.
Oserais-je supplier V. M. de vouloir bien me faire dire par M. de Catt si elle a reçu un ouvrage que j'ai eu l'honneur aussi de lui envoyer il y a quelque temps par M. de Rougemont, et qui a pour titre : Nouveaux éléments de la science de l'homme? M. Barthès, savant médecin de Montpellier, et auteur de ce savant livre, y avait joint une<135> lettre par laquelle il mettait son ouvrage aux pieds de V. M., et la suppliait en même temps de vouloir bien l'honorer d'une place d'associé étranger dans l'Académie de Berlin. J'ose assurer V. M. que M. Barthès est très-digne de cet honneur par son profond savoir et par ses lumières. L'auteur de cet ouvrage désire de savoir si V. M. l'a reçu, ce qu'elle en pense, et s'il peut espérer d'en obtenir la grâce qu'il lui a demandée.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre vénération, etc.
205. DU MÊME.
Paris, 30 avril 1779.
Sire,
M. le baron de Goltz a bien voulu se charger de faire parvenir à V. M. le faible monument que je viens d'ériger à la mémoire du vertueux et respectable mylord Marischal. Je serais bien flatté que cet Éloge pût obtenir le suffrage de V. M.; j'ai tâché d'y peindre avec vérité le digne mylord qui en était l'objet, et j'aurai du moins la satisfaction, si je n'ai pas réussi, d'avoir exprimé dans cet Éloge les sentiments de respect et d'admiration dont je suis pénétré depuis si longtemps pour le héros philosophe qui honorait de son amitié ce véritable sage.
Je ne sais si V. M. a reçu le volume de mes Éloges académiques que j'ai adressé il y a trois mois à M. de Catt; je n'ai point eu de nouvelles de son arrivée, quoique je n'aie pas perdu un moment pour envoyer ce volume à V. M., aussitôt qu'il a paru. J'ai tâché, Sire, dans ces Éloges, de peindre et d'apprécier de mon mieux les talents des hommes<136> dont j'avais à parler, et d'y mettre le plus de variété qu'il m'a été possible, relativement à leur génie et à leur caractère. Cet ouvrage a été reçu assez favorablement; mais les autres suffrages ne sont rien pour moi, si je n'ai pas le bonheur d'obtenir celui de V. M.
En lui envoyant l'Éloge de mylord Maréchal, j'ai eu l'honneur de lui écrire un mot dans un moment où, attaqué d'un accès de fièvre, je pouvais à peine tenir la plume. Je suis mieux en ce moment, quoique faible; depuis longtemps j'aspire au moment où je pourrai avoir l'honneur de faire compliment à V. M. sur la conclusion de la paix. Depuis longtemps les nouvelles publiques assurent que cette grande affaire va se terminer, et cependant elle ne paraît point encore finie; mais, d'après tout ce que j'entends dire, je la crois assez avancée pour ne point douter en ce moment que l'Allemagne ne jouisse enfin bientôt d'un si grand bonheur. Elle en aura, Sire, toute l'obligation à V. M., qui se couvre en ce moment de gloire plus que jamais. Quelle vie et quel règne! dit en ce moment toute l'Europe d'une voix unanime. Jamais plus belle pièce n'eut un plus beau cinquième acte; puisse ce cinquième acte durer encore bien des années! Je l'espère, Sire, autant que je le désire, pour le bien de l'Europe, l'exemple des autres souverains, le bonheur de l'Allemagne, et enfin pour l'honneur de la philosophie et des lettres. Elles ont besoin plus que jamais d'avoir un chef et un protecteur tel que vous. Elles n'en ont point d'autres à espérer; mais vivez, Sire, et vous leur suffirez.
V. M. a fait aux mânes de Voltaire un honneur qui efface tout celui qu'ils ont reçu. Je prends la liberté de lui envoyer un petit discours que j'ai prononcé à l'Académie le jour de la réception de son successeur. V. M. verra bien qu'à la fin de la page 10 j'ai voulu indiquer, mais à mots couverts, et qui ont été bien entendus par l'auditoire, le refus qu'on a fait à Voltaire et à Molière de les enterrer l'un et l'autre dans ce que nous appelons terre sainte, quoiqu'on ait fini par leur accorder cet honneur, mais, à la vérité, d'assez mauvaise grâce.
<137>Je ne sais si j'ai eu l'honneur de mander à V. M. qu'un très-habile sculpteur de l'Académie, nommé Houdon, a fait un buste de Voltaire qui est d'une ressemblance et d'une exécution parfaite. Si V. M. désirait de l'avoir, je la prie de me donner ses ordres sur cet objet, et je me ferais un devoir de les exécuter avec autant de zèle que de promptitude.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire l'assurance des sentiments vrais et profonds que j'ai voués pour toute ma vie à V. M., de la vive reconnaissance que je lui dois, de l'admiration dont je suis pénétré pour elle, et de la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.
206. A D'ALEMBERT.
Le 6 juin 1779.
J'ai reçu deux de vos lettres, avec l'Éloge de quelques académiciens, et le petit ouvrage que vous avez consacré à la mémoire de mylord Marischal, dont je vous remercie. Je n'ai pas eu le temps de tout lire, parce que je ne fais que d'arriver. Mon esprit, encore tout souillé d'une bourbe mêlée de politique et de finance, doit se purifier par une ablution légale dans les eaux d'Hippocrène, avant de se présenter à la cour d'Apollon, devant les neuf Muses, et avant de méditer des ouvrages comme les vôtres. Donnez-moi ce petit délai, et j'entrerai alors en matière plus que je ne le puis à présent. Mon pauvre cerveau a été agité par des tempêtes pendant quatorze mois, les traces des arts effacées, les idées bouleversées par la multitude d'arrangements, de spéculations, de négociations et d'affaires de toute nature dont il fallait de nécessité m'occuper. Le fougueux Autan et l'impé<138>tueux Borée ont été calmés138-a par un coup de trident du Neptune français et de son sage ministère; mais si les flots de mon esprit, longtemps agités, n'ont plus des vagues soulevées jusqu'au ciel, la surface des eaux est encore ridée, jusqu'à ce qu'un calme parfait en arrête le mouvement. Voilà du poétique qui vaudrait mieux dans une ode que dans une lettre. Je ne saurais qu'y faire, mon cher géomètre; vous serez obligé d'avaler cette comparaison usée, parce que je ne saurais en ce moment y rien substituer de mieux. Je deviens si vieux et si usé, que je ne suis plus bon à quoi que ce soit. Tout le monde n'est ni Fontenelle, ni Voltaire, ni le bon défunt mylord, qui conservaient la force et la vivacité d'esprit dans un âge plus avancé que celui des Condé et des Marlborough, qui radotaient aux bords du tombeau. Je radoterai bientôt comme eux, et comme Swift, que ses domestiques montraient pour de l'argent;138-b et Don Joseph dira : Il l'a bien mérité. Et toujours du Joseph, et encore du Joseph à un géomètre qui se soucie aussi peu des insectes qui se déchirent sur ce ridicule globe que nous autres imbéciles de la cinquième lune de Saturne. Mais je voulais vous dire encore un mot du buste de Voltaire. Comment de Saturne viendrai-je à lui? quelle transition me mènera de l'un à l'autre? Je n'en sais, ma foi, rien, et j'écris au secrétaire de l'Académie française, qui, avec quelque puriste, quelque successeur de l'abbé d'Olivet, dira : Cet homme ne sait pas écrire; Bouhours l'avait bien dit, l'atmosphère de l'esprit s'étend de la Garonne jusqu'à la Moselle; au delà, point de sens commun. Enfin, pour aujourd'hui, je subis condamnation, je ne m'en relève pas; c'est au temps à me remettre dans mon assiette naturelle, s'il en peut venir à bout, et à vous à me regarder avec des yeux d'indulgence, et à me venir voir, si cela peut vous convenir. Sur ce, etc.
<139>207. DE D'ALEMBERT.
Paris, 2 juillet 1779.
Sire,
Lorsque j'eus l'honneur d'écrire ma dernière lettre à Votre Majesté, la paix qu'elle vient de donner avec tant de gloire à l'Allemagne était près de se conclure, et je crus dès ce moment pouvoir témoigner à V. M. toute la joie que je ressentais d'un événement tout à la fois si heureux pour l'Europe, si précieux à ses peuples, et si honorable pour elle. Je prends la liberté de lui renouveler aujourd'hui l'expression des mêmes sentiments, et d'une admiration que j'ai le bonheur de partager aujourd'hui avec tous ceux qui entendent prononcer le nom de V. M. Cette admiration, Sire, est aussi universelle que juste, et jamais peut-être aucun monarque n'a été plus généralement l'objet de la vénération publique que ne l'est en ce moment V. M. La France est peut-être de toutes les nations celle qui en donnerait à V. M. les témoignages les plus vifs, tant l'enthousiasme que vous y excitez est prodigieux et universel. On a dit, je ne sais pas pourquoi, que V. M. viendrait faire un tour à Paris. Elle y recevrait, j'ose le dire, les honneurs du triomphe le plus complet dont elle ait jamais joui, et j'aurais le bonheur d'en être témoin avant de quitter ce triste monde, qui, dans cette circonstance, me paraîtrait à bien juste titre le meilleur des mondes possibles. Mais je crains bien, Sire, qu'il ne me faille renoncer à ce doux espoir, ou plutôt à cette douce chimère, comme je suis obligé de renoncer, au moins pour cette année, au désir que j'avais d'aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. tous les sentiments de respect et d'admiration dont je suis depuis si longtemps pénétré pour elle. La faiblesse de ma santé, qui devient plus grande de jour en jour, et qui ne me permet presque plus aucun<140> travail d'esprit, et encore moins aucune fatigue de corps, me prive de cette satisfaction si chère à mon cœur. Je m'en console, Sire, autant qu'il est possible, en m'entretenant, avec tout ce que je vois, de la gloire de V. M., en me rappelant sans cesse avec la plus vive reconnaissance les bontés dont elle m'honore depuis si longtemps, et surtout en apprenant que sa santé est meilleure que jamais, et promet encore longtemps à l'Europe l'exemple de sa vie, de sa gloire, de son génie et de ses vertus.
Je n'ose prier V. M. d'interrompre quelques moments ses précieuses occupations pour jeter les yeux sur le volume d'Éloges académiques que j'ai eu l'honneur de lui envoyer. Elle y verra du moins, si elle daigne l'ouvrir, les témoignages les plus sincères de la reconnaissance et de la vénération que je lui dois. Je ne sais par quelle fatalité elle a reçu ce volume si tard. J'ai eu l'honneur de le lui envoyer au moment même de l'impression; il est resté, contre mon espérance, trois mois entiers à Berlin, et n'a été remis à V. M. qu'au moment de son arrivée. C'est trop tard pour ce que je lui dois, mais c'est peut-être encore trop tôt pour mon intérêt et pour le jugement qu'elle portera de cette rapsodie, si elle daigne un moment s'en occuper.
V. M. sait peut-être que l'Académie française a proposé l'éloge de Voltaire pour le sujet du prix de poésie, et que j'ai eu le bonheur de rendre hommage en cette occasion à la mémoire de mon ami, en augmentant ce prix du double. Nous allons lire et juger les pièces du concours; puissent-elles être dignes du sujet! Il ne nous resterait plus, Sire, qu'un éloge à proposer après celui-là; je le laisse à devinera V. M., et je voudrais bien que les circonstances nous permissent d'offrir à nos poëtes un si beau sujet d'exercer leurs talents.
V. M. me fait l'honneur de me parler du buste de Voltaire. Ce buste, Sire, est très-ressemblant, fait par un sculpteur très-habile, et digne d'orner le cabinet de V. M., et même la salle de son Académie.<141> Si V. M. a quelques ordres à me donner à ce sujet, je les exécuterai avec autant de zèle que de plaisir.
Nous ne sommes pas, Sire, aussi heureux que V. M., de jouir des douceurs de la paix; nous nous contentons de la désirer et de l'attendre. Puisse-t-elle bientôt se rendre à nos vœux!
Je finis en demandant pardon à V. M. de l'avoir ennuyée si longtemps de mon verbiage, en lui renouvelant tous les vœux que je fais pour son bonheur, pour sa gloire et pour sa conservation, et en mettant à ses pieds tous les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de vénération tendre et profonde avec lesquels je serai jusqu'au dernier jour de ma vie, etc.
208. DU MÊME.
Paris, 19 septembre 1779.
Sire,
J'arrive de la campagne, où j'ai été passer environ trois semaines pour me reposer d'un travail un peu forcé que les circonstances où je me suis trouvé m'avaient obligé de faire; et je n'ai rien de plus pressé, en arrivant, que de répondre à la lettre pleine de bonté dont V. M. m'a honoré, et dont je lui rends les plus humbles et les plus tendres actions de grâce. Je suis en même temps, Sire, et assez bon Fiançais, et assez sincèrement attaché à V. M., pour voir avec le plus grand plaisir les sentiments où elle est par rapport à notre ministère, et l'union qui paraît s'établir entre les deux cours. J'ai toujours pensé que l'alliance de la France avec V. M. était l'état naturel de l'une et de l'autre puissance, qu'elle n'avait été pendant quelque temps inter<142>rompue que par la haine d'une femme142-a qui voulait se venger du juste mépris de V. M. pour elle, et par l'ambition d'un prêtre bel esprit qui voulait être cardinal;142-b et je vois avec grande joie qu'enfin la France peut dire comme Roxane :
Et que tout rentre ici dans l'ordre accoutumé.142-cLes Français, Sire, ne peuvent pas être vos ennemis, comme vous ne voulez pas être le leur. Indépendamment des intérêts politiques, l'admiration et le respect dont toute la nation est pénétrée pour V. M. est à un degré inexprimable, et on ne tarit point, Sire, sur les éloges qui sont dus à la conduite si ferme, si noble, si courageuse que V. M. vient de tenir dans l'affaire importante qui agitait l'Allemagne. J'en ai déjà tant parlé à V. M., que je crains, en me répétant, de paraître adulateur; mais, Sire, on n'a point d'adulation à se reprocher quand on est l'écho de la voix publique, et jamais elle n'a été si unanime et si énergique qu'elle l'est en ce moment sur V. M. Quelle satisfaction n'aurais-je pas eue à lui exprimer moi-même tous ces sentiments, si ma frêle machine m'avait permis de m'exposer aux fatigues d'un long et pénible voyage! Jamais, Sire, je n'ai éprouvé un plus grand désir d'aller me mettre aux pieds de V. M.; mais j'ai craint de n'avoir pas la force d'arriver jusqu'à elle. Je ne puis cependant renoncer encore totalement à l'espérance de la voir et de l'entendre, et si, dans l'état de faiblesse où je suis, je trouvais quelque moment lucide, j'en profiterais à l'instant pour satisfaire mon cœur.
Nous venons, Sire, de donner, à l'Académie française, le prix que nous avions proposé pour l'éloge de Voltaire, et que j'avais augmenté de six cents livres, pour honorer par le denier de la veuve la mé<143>moire de mon illustre ami. La pièce de vers qui a remporté le prix est pleine de très-belles choses; l'auteur n'a pas voulu se nommer, et il a cédé la médaille à la pièce qui a eu l'accessit, et qui a beaucoup de mérite aussi. On croit que cet anonyme est M. de La Harpe.143-a
L'Académie française possède, Sire, le buste de Voltaire dont j'ai eu l'honneur de vous parler. C'est moi qui le lui ai donné; mais comme je ne suis pas riche, je n'ai pu le donner qu'en terre cuite. V. M. l'aura en marbre quand elle le voudra; le buste est de mille écus. Elle pourra, si elle veut, me donner ses ordres à ce sujet; ils seront promptement exécutés. Elle pourrait même en faire deux, un pour elle, et un pour l'Académie de Berlin, qui recevrait sûrement ce buste avec tous les sentiments dus au donateur et à l'original. J'oubliais de dire à V. M. que ce buste est de deux manières, toutes deux très-ressemblantes, l'une à l'antique, avec la tète nue, l'autre avec la perruque, ce qui n'est pas si pittoresque, mais en même temps aide à la ressemblance parfaite; et c'est de cette dernière manière que je l'ai donné à l'Académie.
Vous n'avez que trop raison, Sire, sur la décadence où tout est tombé, et sur le grand vide que laisse la mort de Voltaire; mais tel est le sort des choses humaines. Quand même notre littérature se remonterait, je doute qu'elle puisse de longtemps produire un homme aussi rare, et qui réunisse tant de talents à un si haut degré. Tant que Frédéric vivra, l'Europe pourra se consoler d'avoir encore un grand homme. Vivez donc, Sire; jouissez longtemps de votre gloire, de l'admiration de l'Europe, et de la bénédiction de l'Allemagne.
Je suis avec la plus tendre vénération et la plus vive reconnaissance, etc.
<144>209. A D'ALEMBERT.
Le 7 octobre 1779.
Pour que vous ne croyiez pas qu'après la mort de notre patriarche personne ne travaille plus à la vigne du Seigneur, j'accompagne cette lettre d'une production des frères de la Baltique, qui assemblent autant de pierres qu'ils peuvent pour en lapider leur ennemi. Ce Commentaire144-a est fait selon les principes de Huet, de Calmet, de Labadie et de tant d'autres songe-creux dont l'imagination égarée leur a fait trouver dans de certains livres ce qui n'y a jamais été. L'autre ouvrage144-b développe le fondement des liens de la société et de certains devoirs de ceux qui vivent, et qui sont réunis par le pacte social. Tout cela ne fait pas grande sensation; mais si de mille personnes on en convertit une, l'auteur a de quoi s'applaudir, et il peut se flatter de n'avoir pas perdu son temps. Le buste de Voltaire dont vous me parlez me donne grande envie de l'acheter, si ce n'était que la guerre coûteuse dont à peine nous sortons nous a mis à sec pour un temps. Ce serait une affaire pour l'année prochaine, où les plumes commenceront à nous revenir. Vous savez le proverbe : Point d'argent, point de Suisse; point d'argent, point de buste.
J'apprends par votre lettre que vous avez été à la campagne pour vous distraire de vos laborieux travaux. C'est bien fait, car il faut donner quelque relâche à l'esprit; s'il était toujours tendu, il se relâcherait tout à fait. Vous me faites en même temps entrevoir en perspective l'espérance de revoir Protagoras dans ces lieux. Je voudrais que vous eussiez la flèche d'Abaris144-c ou le char d'Élie144-c pour<145> vous transporter plus vite et plus commodément. Si Voltaire vous a légué son cheval Pégase, cette voiture serait la plus commode de toutes. Aussi dirai-je à nos astronomes de braquer toutes leurs lunettes vers l'éther, pour m'avertir de votre venue. Toutefois je dois ajouter que si ce voyage se diffère trop, il se pourrait que vous ne me retrouvassiez plus; je suis vieux, cassé et affaibli; la mort n'a pas besoin de sa faux pour trancher la trame de mes jours, c'est un fil d'araignée qu'on peut détruire sans effort. Mais cela ne m'embarrasse pas; un peu plus tôt, un peu plus tard, nous, la génération qui nous suit, et toute la postérité, et circulus circulorum, fera le même chemin que nos prédécesseurs nous ont enseigné en le frayant les premiers.
Quant à la politique des États, elle me paraît avoir quelque affinité avec la religion; l'une a ses schismes comme l'autre. Il y a des moments où les sectateurs d'Ali l'emportent sur ceux d'Omar; ce qui est le plus vrai prévaut à la longue; l'évidence des véritables intérêts des Etats l'emporte sur les illusions passagères. Ce qui caractérise la vérité a quelque chose de si simple et de si palpable, que, pourvu qu'on n'ait pas l'esprit naturellement ou louche, ou faux, il faut y adhérer; tout le monde est obligé de convenir que deux fois deux fait quatre, personne ne s'avise de disputer que les angles d'un triangle rectangle soient égaux à deux droits. Il en est de même de bien des choses dans la politique, qui peuvent se prouver avec une certitude approchante de celle des géomètres; il dépend alors du temps et des circonstances que telle idée frappe plus dans un moment que dans l'autre, surtout quand de certains préjugés n'offusquent plus les yeux de certaines personnes qui servent de cheville ouvrière à l'Europe. Voilà un beau galimatias politico-algébrique. Vous sentirez par là que je commence à radoter. Venez donc vite, ou je ne serai plus au logis. Sur ce, etc.
<146>210. DE D'ALEMBERT.
Paris, 19 novembre 1779.
Sire,
J'ai été pendant quelques semaines dans la plus affligeante inquiétude de ne point recevoir de lettre de V. M. Pourquoi n'oserais-je pas lui avouer ce sentiment, dont le principe au moins ne saurait lui déplaire, puisqu'il n'est dicté que par ma tendre vénération pour elle? Je savais par M. le baron de Goltz que V. M. se portait bien, et je m'affligeais de son long silence. Ce n'est pas, Sire, que je ne sache très-bien que V. M. a beaucoup mieux à faire que de répondre aux rapsodies que je lui envoie; mais vos bontés, Sire, si accumulées sur moi à tous égards, m'ont un peu gâté, permettez-moi cette expression, et je ne puis plus me passer de recevoir au moins de temps en temps quelques lignes consolantes, signées Federic. Enfin, j'ai été bien agréablement tiré de mon inquiétude en recevant, il y a quelques jours, la charmante lettre de V. M., en date du 7 octobre. Elle ne m'est arrivée qu'à plus de cinq semaines de date, parce que le paquet auquel elle était jointe n'a pas sans doute été expédié par la poste ordinaire. Je vous dois, Sire, les plus vives actions de grâces et de cette lettre, et de ce paquet précieux à tous égards, tant par les choses qu'il contient que par la main respectable et chère qui m'a fait l'honneur de me l'envoyer. Je n'ai pas perdu un moment, Sire, pour lire et relire les deux excellents ouvrages que ce paquet renfermait. Rien n'est à la fois plus piquant, plus philosophique et plus gai que le Commentaire théologique et apostolique sur la sacrée prophétie de Barbe-bleue. Quand V. M. aurait passé sa vie à lire Dom Calmet et les autres absurdes scoliastes, elle ne pourrait tourner plus finement et plus utilement pour la raison tant de sottises en ridicule. Je suis vraiment affligé que cette excellente plaisanterie philosophique ne soit pas plus<147> répandue à Paris, pour couvrir nos illuminés et nos fanatiques de toute l'ignominie dont ils sont dignes. Je me promets bien au moins de la communiquer à tous nos sages, et à ceux même qui ne le sont pas. V. M. devrait bien, par charité chrétienne et surtout apostolique, en envoyer un exemplaire à cet évêque du Puy quelle a fait si bien parler.147-a L'adresse de ce savant et éloquent prélat n'est plus au Puy, mais à Vienne en Dauphiné, dont on l'a fait archevêque pour le récompenser de ses belles écritures en faveur de ... Le Commentaire sur Barbe-bleue devrait lui valoir l'archevêché de Paris, si par la grâce de Dieu le siége était vacant. Mais nous avons bien l'air de conserver encore longtemps Christophe de Beaumont, pour la gloire divine et l'édification de l'Église.
Je ne finirais point, Sire, sur le plaisir que m'a fait cette excellente plaisanterie, si je n'avais encore à parler à V. M. du second ouvrage que j'ai reçu en même temps, de ses excellentes Lettres sur l'amour de la patrie, qui, dans leur genre, ne méritent pas moins d'éloges que le Commentaire, mais des éloges d'une espèce bien différente. C'est un traité de morale patriotique, plein de sensibilité, d'éloquence, et d'une raison profonde, tel que Cicéron l'aurait pu faire. On ne peut rien dire sur cette intéressante matière de plus touchant à la fois et de plus solide. Ce livre serait digne d'être mis entre les mains de la jeunesse, pour servir de base à une excellente éducation morale, et je ne saurais trop inviter V. M. à faire entrer cette lecture parmi les livres destinés à instruire les jeunes étudiants de ses États, dans toutes les provinces et dans tous les ordres. Rien ne me paraît plus propre à faire de ces jeunes gens des citoyens zélés et vertueux. Voilà le vrai catéchisme qu'on devrait leur enseigner.
Je suis pourtant affligé, Sire, et j'ose espérer que V. M. me permettra de lui ouvrir mon cœur à ce sujet, que, dans un livre où elle recommande l'amour si juste et si naturel de la patrie, elle paraisse<148> avoir voulu combattre ce qu'elle appelle les encyclopédistes.148-a Je ne me rappelle point, Sire, qu'en aucun endroit de ce vaste dictionnaire on ait eu en même temps la sottise et l'audace de combat lie l'amour de la patrie; il est bien sûr au moins que je ne l'aurais pas souffert, tout le temps que j'ai été à la tête de cet ouvrage. 11 se peut que quelque prétendu philosophe (car bien des faquins usurpent aujourd'hui ce nom) ait imprimé dans une brochure ignorée des sottises absurdes contre le patriotisme; mais croyez, Sire, que tous les philosophes vraiment dignes de ce nom désavoueraient cette brochure, s'ils la connaissaient, ou plutôt se rendraient assez de justice pour ne daigner pas même se justifier d'une imputation si injuste. Je ne saurais trop, Sire, le répéter à V. M., ce ne sont point les philosophes, ce sont les prêtres qui sont les vrais ennemis de la patrie, des lois, du bon ordre, et de l'autorité légitime. Je ne serais pas embarrassé de le démontrer, si j'avais trente ans de moins; mais j'en ai soixante et deux, et il faut finir en paix, si je puis, le peu de jours qui me restent à vivre. Je voudrais surtout, Sire, ne point finir ces tristes jours sans aller encore une fois mettre aux pieds de V. M. le tendre et respectueux hommage que je lui dois à tant de titres. Quoique ma santé s'affaiblisse de jour en jour, quoique ma tête ne soit presque plus capable de rien, quoique je dorme et digère assez mal, je ne puis renoncer tout à fait à la douce espérance d'entendre encore V. M., comme ces dévots qui se flattent d'entrer un jour en paradis pour y voir Dieu face à face. Que ce Dieu me donne ou me rende un peu de force, et j'en profiterai avec l'ardeur d'un bienheureux pour renouveler à V. M. les expressions les plus vives de tous les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de vénération tendre et profonde avec lesquels je serai jusqu'au dernier soupir, etc.
<149>211. A D'ALEMBERT.
Le 3 décembre 1779.
J'étais dans quelque inquiétude sur le sort de mes lettres et du paquet qui les accompagnait; je soupçonnais les postes d'infidélité; je poussais même le soupçon jusqu'à croire qu'on ne vous avait rendu ni ma lettre, ni les exemplaires, parce qu'on y avait trouvé des assertions choquant les oreilles pieuses et sentant l'hérésie. Je craignais même que ces niaiseries, dénoncées à M. l'archevêque de Paris, n'attirassent l'excommunication majeure sur un pauvre hérétique, auteur de cette œuvre pieuse. Enfin, votre lettre arrive, et mes inquiétudes disparaissent. Vous portez un jugement trop favorable de ces faibles productions. Que peut-il sortir de bon de la cervelle d'un vieillard ignorant, et qui a servi de jouet toute sa vie aux caprices de la fortune, auquel l'action enlève le temps qu'il pourrait employer à méditer, qui perd chaque jour de ses sens et de sa mémoire, et qui ira joindre dans peu mylord Marischal, Voltaire, Algarotti? C'est dans l'âge où l'homme a toute sa force que l'âme a le plus d'énergie; c'est alors qu'il peut produire de bons ouvrages, supposé qu'il ait les connaissances, les talents et le génie nécessaires. Mais l'âge détruit tout; l'âme s'affaisse avec le corps, ce dernier perd sa force, et le premier sa vigueur. Mon intention était bonne en composant ces rapsodies; il fallait une main plus habile et un style plus académique pour l'exécuter.
Vous vous étonnez de ce que les Lettres de Philopatros parlent des encyclopédistes. J'ai lu dans leurs ouvrages que l'amour de la patrie était un préjugé que les gouvernements avaient tâché d'accréditer, mais qu'en un siècle éclairé comme le nôtre il était temps de se désabuser de ces anciennes chimères. Cela doit se trouver dans un de ces ouvrages qui ont paru avant ou peu après le Système de la nature.<150> Ces sortes d'assertions doivent être réfutées pour le bien de la société. Enfin, pour me justifier pleinement, je dois ajouter qu'ici, en Allemagne, on met tous les ouvrages que des songe-creux produisent en France sur le compte des encyclopédistes; je parlais au public, j'ai donc dû me servir de son langage; car j'espère que NOUS aurez assez bonne opinion de moi pour croire que je ne confonds pas les d'Alembert avec les Diderot, avec les Jean-Jacques, et avec les soi-disant philosophes qui sont la honte de la littérature. J'accepte avec plaisir l'espérance que vous me donnez de revoir Anaxagoras avant de mourir; mais je vous avertis qu'il n'y a pas de temps à perdre. Ma mémoire se perd, mes cheveux blanchissent, et mon feu s'éteint; et bientôt il ne restera plus rien du soi-disant Philosophe de Sans-Souci.150-a Vous n'en serez pas reçu avec moins d'empressement, charmé de pouvoir vous marquer mon estime.
Sur ce, etc.
212. DE D'ALEMBERT.
Paris, 27 décembre 1779.
Sire,
Je commence, comme je le dois, cette lettre et la réponse que je dois à V. M. par l'objet qui m'intéresse le plus vivement, par les vœux ardents que je fais pour elle, pour sa gloire, pour son bonheur, pour sa conservation et pour une santé si précieuse à ses peuples, à l'Europe dont elle assure le repos, et, si j'ose me nommer, à moi, qui lui<151> suis depuis plus de trente ans si respectueusement et si tendrement attaché. V. M. achève actuellement la quarantième année du plus beau règne dont l'histoire fasse mention. Puissiez-vous, Sire, en régner quarante autres encore! puissiez-vous entendre longtemps les bénédictions dont l'Allemagne comble V. M., et les expressions si vives de l'admiration que vous inspirez à toute l'Europe! J'avais appris déjà par les nouvelles publiques l'accès de goutte que V. M. a souffert, et je voudrais que les mêmes eussent appris à l'Europe et à ses rois ce que j'ai su par M. le baron de Grimm, que V. M., ne pouvant écrire de la main droite, avait pris le parti d'écrire de la gauche, afin que ses affaires n'en souffrissent pas. Quelle respectable activité, Sire, et qu'elle est digne d'admiration quand elle a, comme la vôtre, le bien de ses sujets pour unique objet! M. de la Haye de Launay,151-a qui est ici, et qui vient quelquefois chez moi à des heures où j'y rassemble une société choisie d'admirateurs de V. M., nous a tous enchantés par le récit qu'il nous a fait des actes de bienfaisance, de justice, de providence, si je l'ose dire, qui remplissent tous les jours de votre vie. V. M. croit que sa goutte à la main droite a été une punition divine du très-plaisant et très-philosophique Commentaire sur la Barbe-bleue, que cette main a eu l'impiété d'écrire. Je prends la liberté, Sire, de recommander les prêtres, les théologiens, et toutes les sottises qu'ils débitent, à la main gauche de V. M., quand sa main droite sera hors d'état de les foudroyer. Ils sont d'autant plus faits pour être battus par un roi philosophe, qu'ils deviennent de jour en jour pires que jamais. Ils refusent actuellement à l'Académie française la satisfaction de rendre à la mémoire du grand Voltaire les honneurs funèbres; et le gouvernement, qui les hait et qui les méprise, paraît appuyer, j'ignore par quelle raison, ce trait de fanatisme. Heureuse<152>ment les mânes de ce grand homme ont été honores bien dignement par l'éloquent et touchant Éloge que V. M. en a fait, et qui vaut mieux que tous les services funèbres, quand même notre saint-père le pape serait célébrant. Je prends la liberté d'inviter de nouveau V. M. à faire l'acquisition du buste de marbre de cet homme si rare, et je ne puis me dispenser de lui dire combien j'ai été touché de ce qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire à ce sujet, en remettant celle dépense à l'année prochaine. Ce trait d'économie vraiment royale, Sire, a enchanté tous ceux à qui je l'ai raconté; ils ont fait des vœux, ainsi que moi, pour que les autres souverains imitassent cet exemple, en mettant dans leur dépense un ordre et une attention si nécessaires au bien de leurs sujets.
Vous avez, Sire, très-éloquemment et très-solidement réfute, dans votre excellent ouvrage sur l'amour de la patrie, les assertions abominables que vous assurez avoir lues dans un des mauvais livres qui ont paru en même temps que le détestable Système de la nature. Mais croyez, Sire, que ni ce Système, ni aucun de ces mauvais livres, n'est l'ouvrage d'un véritable philosophe, ni même d'aucun écrivain digne de ce nom. Il est fâcheux pour les honnêtes gens qui ont travaillé à l'Encyclopédie qu'on mette sur leur compte toutes les inepties qui paraissent, et qu'on donne le nom d'encyclopédistes aux ennemis de la patrie. Hélas! Sire, si je n'avais pas aimé la mienne, je serais depuis longtemps auprès de V. M. J'aime encore cette patrie, quoiqu'on m'y accable d'outrages auxquels je suis, à la vérité, peu sensible, mais que le gouvernement, j'ignore par quel sublime motif, non seulement permet, mais encourage et récompense. C'est là le prix qu'il me donne des sacrifices que j'ai faits à mon pays, et de quarante-cinq années de travail, sans que j'aie mérité jamais aucun reproche comme citoyen, ni dans mes écrits, ni dans ma conduite. Les bontés dont V. M. me comble me dédommagent de cette injustice. Que ne puis-je aller encore jouir auprès d'elle de ces mêmes bontés! Mais si je ne<153> renonce pas à ce projet, je n'ose absolument le former, tant ma santé est faible, variable et chancelante. Je redouble de ménagements pour elle, et je profiterai, s'il m'est possible, du premier moment qu'elle pourra me laisser, pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. tous les sentiments dont mon cœur est depuis si longtemps rempli.
M. de Catt veut bien, Sire, mettre sous les yeux de V. M. le mémoire d'un pauvre curé qui se dit persécuté par un évêque fanatique, et qui implore les bontés et la protection de V. M. Je lui ai promis que V. M. lui ferait justice, s'il la méritait, et je la prie de vouloir bien me faire passer sa réponse par M. de Catt.
Je suis, et serai cette année comme toutes les autres, avec la plus tendre vénération et la plus vive reconnaissance, etc.
213. A D'ALEMBERT.
(Janvier 1780.)
Comme chez moi les vœux d'un philosophe sont bien préférables aux prières des moines, vous devez vous attendre à mes remercîments sur ce que vous me souhaitez d'heureux pour la nouvelle année; et comme je suis aussi peu ... que vous, je me flatte que si je désire que le ciel répande des biens sur vous et sur tous les amateurs de la sagesse, ce ne sera pas un vœu désagréable pour vous. Puissiez-vous donc, dans cette nouvelle année, vivre en paix, sans chicane, sans excommunication et sans anathème! et puisse cette lie du genre humain que vous nommez évéques devenir raisonnable et tolérante! Mais je crains bien qu'il ne soit aussi difficile de rendre vos prêtres<154> humains que d'apprendre à parler aux éléphants. Bon Dieu, quel opprobre pour ce clergé de France de sévir si opiniâtrément contre ce grand homme que nous avons perdu! Je soutiens que ces tonsurés agissent en ingrats. Souvent Voltaire a émoussé les traits qu'il leur a lancés, pour que les blessures ne fussent pas trop vives. Quelqu'un qui les ménagerait moins pourrait les terrasser à ne s'en relever jamais; car tout n'est pas dit. Les philosophes ont escarmouche par-ci par-là; ils ont poussé des bottes; mais ces charlatans de la superstition n'ont pas encore été enfoncés, battus et dissipés entièrement. Les armes sont toutes prêtes pour ce combat, et si j'étais jeune, j'attaquerais comme Hercule cette hydre de Lerne, cette hydre papale dont tous les vices concentrés produisent des têtes renaissantes. Là, ce serait la vérité qui terrasserait leurs absurdes fables; ici, la vertu qui mettrait au jour ce tissu de crimes dont la hiérarchie ecclésiastique est souillée; mais ces armes veulent être maniées par des mains vigoureuses, et les miennes sont goutteuses. En naissant, j'ai trouvé le monde esclave de la superstition; en mourant, je le laisserai de même. La raison en est que le peuple avale douze articles de foi comme des pilules, et qu'il est plus revêche sur ce qui intéresse sa liberté et sa bourse; il ne prévoit point que, étant enchaîné par les dogmes, son esclavage en devient la suite inévitable. Quant à ceux qui vous harcèlent, je vous conseille de leur opposer l'armure de Fontenelle, sage qui, de tous les savants, a le plus évité de se commettre avec les vipères du sacré vallon. Pour moi, je combats tantôt contre les Autrichiens, tantôt contre la goutte; et quand je suis assailli de la dernière, puisque la nature m'a donné deux mains, je pense, quand le mal m'ôte l'usage de l'une, que c'est à l'autre à y suppléer. Maintenant j'ai chassé mon ennemi, j'ai mis dehors la goutte, qui aime la bonne chère, en lui prescrivant le régime des reclus de la Thébaïde. Aussi me suis-je d'abord informé de l'affaire de votre prêtre de Neufchâtel, à qui justice sera faite.
<155>Je voudrais bien que votre santé se rétablît entièrement, ou je vous dirai comme madame Deshoulières,
Oui, c'est désespérer que d'espérer toujours.155-aDepuis mon retour à Berlin, j'ai voulu décrasser mon esprit de la rouille de la campagne par un vernis académique. Je me suis entretenu avec M. Formey. Nous avons savamment et profondément discuté, à ma grande édification, les matières les plus graves, dont notre secrétaire perpétuel a voulu me convaincre. Un autre jour, l'homérique Bitaubé155-b ma fort assuré que l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée était le seul poëte qu'eût produit ce long enchaînement des siècles. Puis je me suis corroboré par les sages réflexions politiques et philosophiques de M. Wéguelin; et comme les soins de la terre m'avaient fait pour un temps oublier le ciel, M. Bernoulli155-c a bien voulu me communiquer l'itinéraire des astres; il m'a appris qu'on soupçonnait la cour de Vénus d'être plus nombreuse qu'on ne l'avait cru, et qu'on avait des indices d'un de ses satellites.155-d Moi qui vais un peu vite en besogne, j'ai d'abord baptisé ce satellite, que j'ai nommé Cupidon. Je me suis recommandé aux bonnes grâces de cette divinité, du nouveau satellite et des trois Grâces. M. Bernoulli prétend, par le moyen de ce satellite (qui est apparemment un espion), savoir au juste la masse et la taille de la déesse de Cythère, comme s'il l'avait mesurée avec sa ceinture; je l'ai fort prié d'en garder le secret, pour ne point décréditer les chefs-d'œuvre des Phidias et des Praxitèles qui ont sculpté cette déesse si supérieurement. Depuis, j'ai vu M. la Grange,<156> qui a bien voulu tempérer la sublimité de son langage en raison inverse des carrés de mon ignorance; il m'a conduit d'abstraction en abstraction dans un labyrinthe d'obscurités où mon pauvre esprit se serait perdu, si notre bon Suisse M. Merian156-a ne m'avait retiré des sublimes régions infinitésimales pour me remettre sur ce globe abject et brut où je végète. Enfin, M. Achard m'a appris ce que c'est que l'air fixe, et il m'a fait convenir sans peine que la matière a une infinité de propriétés qui ont échappé jusqu'ici à notre connaissance, et que ce ne sera qu'en suivant Bacon, à force de faire des expériences, que nous pourrons, avec le temps, étendre de quelques degrés la sphère étroite de nos connaissances. Malheureusement les premiers principes des choses demeureront à jamais hors de la portée de notre faible pénétration. Tel est en abrégé le petit cours académique que j'ai fait durant ma maladie. Cela ne valait pas la peine de le communiquer au sublime Anaxagoras; non sans doute; si j'avais eu quelque chose de plus intéressant à lui apprendre, je l'aurais fait.
Sur ce, etc.
211. DE D'ALEMBERT.
Paris, 29 février 1780.
Sire,
Les deux lettres que j'ai reçues de Votre Majesté à peu de jours l'une de l'autre, et qui ont été assez longtemps en route (car je ne les ai eues qu'à trois semaines de date), sont venues bien à propos pour calmer l'inquiétude où m'avaient mis des propos hasardés et indiscrets sur la santé de V. M. M. le baron de Goltz m'avait, il est vrai, fort<157> rassuré en me certifiant le peu de fondement de ces mauvaises nouvelles. Mais, Sire, on craint d'autant plus, qu'on aime davantage; et j'avais besoin que V. M. m'assurât elle-même de son état, non seulement en daignant entrer avec moi dans quelque détail sur un sujet qui m'intéresse si vivement, mais en m'écrivant deux lettres, dont l'une, par son extrême gaîté, et l'autre, par sa philosophie pleine à la fois de sensibilité et de force, ne peuvent être l'ouvrage d'un malade. Conservez, Sire, longtemps encore cette santé si précieuse à tant d'hommes, et si redoutable aux ennemis de la paix. Des hommes tels que vous devraient être immortels, et c'est un des malheurs de l'humanité que de les perdre.
Je n'ai reçu que depuis très-peu de jours les six exemplaires que V. M. a bien voulu m'envoyer du très-plaisant et très-philosophique Commentaire sur la Barbe-bleue, et je les ai donnés à des hommes dignes de recevoir ce présent et d'en sentir le prix, admirateurs, ainsi que moi, de V. M., et qui, sans la connaître autrement que par la renommée, lui sont presque aussi dévoués que je le suis. J'ai relu, Sire, il y a peu de jours, cet excellent Commentaire, et j'ai été étonné qu'une idée tout à la fois si heureuse et si naturelle pour se moquer de tout ce que le sot peuple encense ne fût encore venue à personne; car il est bien évident que tous les commentaires sur Isaïe, Ézéchiel et Baruch ne sont pas plus clairs que le vôtre, et sont beaucoup moins plaisants. Oh! que si la presse était un peu plus libre en France, j'aurais fait un bon article de ce Commentaire pour l'un de nos journaux, quoique, à vous dire le vrai, Sire, il y a bien peu de journaux qui soient dignes d'un tel morceau, par toutes les sottises qu'ils renferment. Si je ne puis pas faire connaître cet ouvrage aux Velches, je le ferai connaître du moins à tous ceux qui sont dignes de le lire, et dont le nombre s'augmente de jour en jour, grâce à l'exemple que V. M. donne à l'Europe du plus profond mépris pour toutes les superstitions humaines. V. M. a bien raison d'être indignée<158> du traitement que ces superstitions ont valu en France à la mémoire de Voltaire; j'oserais vous proposer, Sire, une petite réparation qui mortifierait un peu les fanatiques; ce serait de lui faire faire dans l'église catholique de Berlin le service funèbre que nos prélats velches lui ont refusé. On vient encore d'insulter sa mémoire d'une manière indécente dans un plaidoyer fait au parlement de Rouen par un conseiller au parlement de Paris. Nos parlements, Sire, sont plus plats et plus ignorants que la Sorbonne, et c'est assurément beaucoup dire.
M. de Launay, qui compte partir incessamment pour aller rendre compte à V. M. de tout ce qu'il a vu de bon et de mauvais dans ce pays, est venu plusieurs fois à des assemblées où je réunis trois fois par semaine les gens de lettres et les gens du monde les plus instruits; et il pourra dire à V. M. qu'il n'y a pas une seule de ces conversations où chacun n'exprime, avec autant de force que d'intérêt, les sentiments d'admiration et de respect dont il est pénétré pour vous. Vous venez, Sire, de nourrir encore des sentiments si justes par les belles ordonnances que vous avez rendues en dernier lieu pour l'administration de la justice,158-a et que les plus sages législateurs auraient enviées à V. M. Que feriez-vous, Sire, de tant de juges français bien convaincus, non pas seulement d'avoir vexé, comme ceux de Cüstrin, un malheureux paysan, mais d'avoir fait périr des innocents dans les supplices? Aussi me revient-il que quelques-uns de nos cannibales parlementaires trouvent bien rigoureuse (car ils n'osent pas se servir d'un autre mot) la punition que V. M. a faite de ces magistrats prévaricateurs. Leur censure est un éloge de plus.
Un homme de lettres de beaucoup d'esprit, M. de Rulhière, qui a eu l'honneur, il y a trois ou quatre ans, de faire sa cour à V. M.,158-b et<159> qui est auteur d'une relation très-curieuse et très-bien écrite de la catastrophe de Pierre III, s'occupe depuis plusieurs années d'une histoire de la révolution de Pologne et du partage de ce pays. Comme il a surtout à cœur de dire la vérité, et par conséquent d'exprimer dans cet ouvrage les justes sentiments d'admiration dont il est pénétré pour V. M., il m'a prié, Sire, de vous demander s'il n'y aurait point d'indiscrétion à témoigner à V. M. le désir qu'il aurait qu'elle voulût bien lui procurer sur cet important événement des mémoires dont il sentirait tout le prix, et dont il ferait le plus intéressant usage, en se soumettant d'ailleurs aux conditions que V. M. pourrait exiger. Il attend, Sire, avec la plus grande impatience ce que V. M. voudra bien me répondre à ce sujet.
Je suis avec les sentiments profonds et tendres de respect, d'admiration et de reconnaissance que je vous ai voués depuis près de quarante ans, etc.
215. A D'ALEMBERT.
Le 26 mars 1780.
Il faut que les mauvais chemins aient retardé l'arrivée des postes; il n'y a ni pirates ni capres sur terre ferme entre nous et Paris, de sorte que l'interruption de notre correspondance ne peut s'attribuer qu'à la débâcle des rivières et à la crue des eaux, qui ont gâté les routes. Votre lettre également doit avoir été trois semaines en chemin; elle n'en a pas été moins bien reçue; les belles dames gagnent à se faire attendre. A l'égard de ma santé, vous devez présumer naturellement que, parvenu à soixante-huit ans, je me ressens des infirmités de l'âge.<160> Tantôt la goutte, tantôt la sciatique, tantôt quelque fièvre éphémère s'amusent aux dépens de mon existence, et me préparent à quitter l'étui usé de mon âme. Il semble que la nature veuille nous dégoûter de la vie par le moyen des infirmités dont elle nous accable sur la fin de nos jours. C'est le cas de dire avec l'empereur Marc-Aurèle qu'on se résigne sans murmurer à tout ce que les lois éternelles de la nature nous condamnent à souffrir.
Mais quittons un sujet si grave pour des objets plus amusants. Il se peut que Barbe-bleue vous ait amusé; l'idée n'en était pas mauvaise. Si ce sujet avait été traité par Voltaire, sa plume aurait bien su autrement l'embellir. J'ai maintenant ici un docteur de Sorbonne160-a qui me donne des leçons d'absurdités théologiques dont je profite à vue d'œil : j'ai appris de lui ce qu'est l'intention interne et l'intention externe, chose curieuse que, tout grand philosophe que vous êtes, vous ignorez; il m'a enseigné des formules d'une déraison inconcevable, dont je compte faire usage dans le premier ouvrage théologique que j'écrirai. Enfin je me flatte de pouvoir damer le pion à Tamponnet,160-b à Riballier160-b et même à Larcher,160-c à toutes les plus grandes lumières de la Sorbonne. Je suis muni, outre cela, d'une cinquantaine de distinctions les plus subtiles, les plus fines et. les plus propres à couvrir d'obscurités les vérités les plus claires. Fier d'aussi belles études, et rempli d'une noble audace, je n'aspire pas à moins qu'à devenir docteur de Sorbonne à mon tour; et après avoir déjà donné des preuves de ma science par l'ouvrage de Barbe-bleue, je compte de parvenir à la charge de commentateur en titre de la sacrée faculté. Charles-<161>Quint se retira au couvent de Saint-Just, et la Sorbonne deviendra l'asile de mes vieux jours; elle me tiendrait lieu de purgatoire, je quitterais Riballier et Patouillet161-a pour Abraham, Isaac et Jacob; accoutumé à m'ennuyer avec les docteurs, je me ferais à l'ennui des patriarches, et je détonnerais moins en chantant l'éternel alleluia. Plein du beau zèle qui m'anime, et dévoré du désir de faire des prosélytes, je vous propose d'entrer avec moi en Sorbonne; je commenterai leurs billevesées, et vous calculerez leurs sottises, si vous ne manquez point de chiffres pour les nombrer.
Il faudra s'y prendre adroitement pour arracher de nos prêtres une messe et un service pour Voltaire; les Allemands ne connaissent son nom que comme celui d'un athée, d'un Vanini, d'un Spinoza, et il faudra négocier pour amener cette messe à une fin heureuse. La Sorbonne soutiendra également qu'il est damné et dévolu à l'empire du prince des ténèbres. Hélas! leurs plaies saignent encore, et l'aiguillon de la plaisanterie y est enfoncé si profondément, que la vive douleur qu'ils en ressentent n'est pas apaisée, et ne s'apaisera de sitôt; car quiconque attaque l'Église attaque Dieu, et quiconque attaque Dieu doit être extirpé du nombre des vivants. Cela est clair, l'argument est en forme; par conséquent Voltaire bout à présent dans la chaudière infernale.
Mais quittons l'enfer, et retournons à Paris, où vous me dites que M. de Rulhière, que je connais, se propose d'écrire l'histoire des derniers troubles de la Pologne. Il me semble que l'époque est trop récente pour qu'un historien puisse s'expliquer sur cet événement avec toute la liberté convenable; les acteurs existent tous, et il est difficile, en voulant dire la vérité, de ne pas choquer l'un ou l'autre. Ce qu'on peut dire en gros sur cette matière se réduit à ceci : que les Polonais mécontents s'étaient confédérés pour détrôner un roi que l'impératrice de Russie leur avait donné; que quelques propositions relatives<162> à la tolérance dans la religion les révoltèrent au point de vouloir assassiner leur roi; que la cour de Vienne, s'emparant de la principauté de Zips, occasionna le partage du royaume, l'impératrice de Russie se croyant en droit de se venger de l'indocile obstination de la république.162-a En entrant plus dans le détail, il faut descendre à des minuties personnelles, qui ne peuvent paraître avec sûreté qu'aux yeux de la postérité. Sur ce, etc.
216. AU MÊME.162-b
Je ne sais par quel hasard les détails des jugements de ce pays-ci se sont répandus dans les pays étrangers. Les lois sont faites pour protéger les faibles contre l'oppression des puissants; elles seraient observées partout, si l'on surveillait attentivement ceux qui en sont les organes et les exécuteurs. Vous avez des discours admirables de vos présidents aux rentrées du parlement, qui font voir que ces juges habiles tâchaient de prémunir les conseillers contre toutes les faiblesses et les vices de l'humanité qui pouvaient les induire à prévariquer; mais il ne suffit pas toujours d'avertir, il faut quelquefois des exemples de sévérité pour contenir un si grand nombre de conseillers dans leur devoir. Les souverains sont originairement les juges de l'État;162-c la multitude d'affaires les a obligés de se décharger de cet emploi sur des personnes auxquelles ils confient la partie de la légis<163>lation; toutefois ils ne doivent pas négliger cette partie de l'administration jusqu'à tolérer qu'on abuse de leur nom et de leur autorité pour commettre des injustices. Voilà la raison qui m'oblige à surveiller ceux qui sont chargés de rendre la justice, parce qu'un juge inique est pire qu'un voleur de grands chemins. Assurer leurs possessions à tous les citoyens, et les rendre heureux autant que le compromet163-a la nature humaine, sont les devoirs de tous ceux qui se trouvent à la tête des sociétés, et je tâche de les remplir de mon mieux; sans cela, à quoi me servirait d'avoir lu Platon, Aristote, les lois de Lycurgue et celles de Solon? Pratiquer les bonnes leçons des philosophes, c'est la véritable philosophie; vous en donnerez aux siècles futurs, et vos leçons, qui germeront dans les têtes de la postérité, formeront à leur tour des hommes qui tâcheront d'être les bienfaiteurs de leurs semblables. Sur ce, etc.
217. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 avril 1780.
Sire,
Je ne puis répéter trop souvent et avec trop de plaisir à Votre Majesté que ses lettres sont la meilleure réponse à ceux qui voudraient croire les bruits qu'on a répandus sur sa santé. Celle qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire du 26 mars est de la gaîté la plus piquante et la plus vraie; ses conversations avec le docteur de Sorbonne dont elle a appris la théologie mériteraient bien d'être lues à la sacrée faculté.<164> Je suis seulement étonné que V. M., qui a dans la tête de si grandes et de si excellentes choses, et en si grand nombre, y trouve encore de la place pour loger les billevesées sorboniques. J'espère qu'elles nous vaudront quelque nouveau commentaire sur Cendrillon ou sur la Belle au bois dormant.
En attendant ce nouveau commentaire, approuvé par la sainte inquisition, comme il ne peut manquer de l'être, je ne puis trop conjurer V. M. de faire rendre aux mânes de Voltaire, dans l'église catholique de Berlin, les honneurs funèbres que les Velches s'obstinent à lui refuser. Je sais que par tout pays la séquelle sacerdotale de toutes les religions le regarde comme un athée, que cependant il n'était pas; mais je sais aussi que par tout pays la séquelle sacerdotale est faite pour obéir à des princes tels que vous, surtout quand ils ne demanderont qu'une chose juste et conforme à tout ce que les docteurs appellent canons de l'Église. Il suffira, pour mettre là-dessus leur conscience en repos, que V. M. leur mette sous les yeux les papiers que je joins à cette lettre; ils sont signés et certifiés vrais de deux neveux de M. de Voltaire, dont l'un, qui est M. l'abbé Mignot, est conseiller au grand conseil, et l'autre, qui est M. d'Hornoy, est conseiller au parlement, et l'un et l'autre très-considérés dans leurs compagnies. Vos prêtres catholiques verront dans la première pièce, no 1, le détail de tout ce qui s'est passé dans la dernière maladie de ce grand homme, et la preuve de l'injustice qu'on a commise, d'après les règles reçues, en lui refusant la sépulture à Paris et un service funèbre. J'ose me flatter que si V. M., qui n'a pas le temps d'entrer dans ces détails, veut charger un homme raisonnable de lire et d'examiner ces papiers, il conviendra, quelque bon catholique qu'il puisse être, que les prêtres de l'Église romaine ne peuvent refuser ce service. V. M. comblerait de joie, par cette nouvelle marque d'honneur rendue à la mémoire de Voltaire, tous les amis et admirateurs de ce grand homme, et j'en serais pénétré, en particulier, de la plus vive<165> reconnaissance. Je dois ajouter que les neveux de M. de Voltaire, de qui je tiens ces différentes pièces, prient instamment V. M. de ne point souffrir qu'on les rende publiques; ils ne veulent que mettre V. M. en état de prouver aux catholiques allemands qu'ils peinent, sans blesser leur conscience, prier Dieu pour celui qui a lait tant de beaux ouvrages et de belles actions. J'attends, Sire, et ils attendent comme moi avec impatience ce que V. M. voudra bien ordonner à ce sujet. J'attends aussi ses ordres au sujet du buste de marbre très-ressemblant dont elle m'a paru vouloir faire l'acquisition cette année. C'est un très-bel ouvrage, dont le prix n'est que de trois mille livres de France, et que le sculpteur se chargerait de faire parvenir sûrement à Potsdam.
M. de Rulhière, à qui j'ai lu l'endroit de la lettre de V. M. qui le regarde, en est pénétré de reconnaissance, et fera usage, dans son histoire de la révolution de Pologne, de ce peu de lignes, qui lui ont paru bien précieuses et bien essentielles.
Un sénéchal de Corlay en Basse-Bretagne vient de m'adresser des vers pour V. M., qu'il me prie de lui faire parvenir. Le nom du poëte est Georgelin; c'est un homme de robe, qui loue V. M. d'avoir appris leur devoir à des magistrats. Ainsi son hommage n'est pas suspect.
Frédéric réunit tous les droits à la gloire,
Il offre en chaque genre un modèle nouveau;
Comme il sait en son camp enchaîner la victoire,
Il fait chérir la paix, même jusqu'au barreau.
Je ne parle point à V. M. de l'état de ma frêle machine. M. de Catt pourra, si elle le permet, l'ennuyer de ces détails.165-a Je me console en sachant que V. M. se porte bien, et en me flattant de la précéder aux sombres bords longtemps avant qu'elle y arrive. Puisse-je,<166> Sire, y voir V. M. le plus tard possible, et puisse la destinée qui préside aux jours des grands hommes prolonger encore longtemps les vôtres!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
218. A D'ALEMBERT.
(Le 1er mai 1780.)166-a
Comme je n'ai la goutte qu'aux pieds, je ne l'ai pas à la tête; ainsi cela ne m'empêche pas, mon cher d'Alembert, de conserver quelques restes de mon ancienne gaîté. J'aime mieux suivre l'exemple de Démocrite que de pleurer éternellement avec Heraclite sur des malheurs que nous ne saurions changer; ainsi toutes les sottises sorboniques m'amusent autant qu'Arlequin sauvage de la comédie italienne. Apprendre des sages et se divertir des fous, voilà ce qui convient le mieux aux hommes sensés; aussi fais-je, et je vous réponds que vos moines qui se targuent le plus de leur ténébreuse science sont ceux qui servent le mieux à mes menus plaisirs.
Quelque peine que se donne votre engeance théologique pour flétrir Voltaire après sa mort, je n'y reconnais que l'effort impuissant d'une rage envieuse, qui couvre d'opprobre ceux qui en sont les auteurs. Muni de toutes les pièces que vous m'avez envoyées, j'entame à Berlin la fameuse négociation pour le service de Voltaire, et quoique je n'aie aucune idée d'une âme immortelle, on dira une messe pour la sienne. Les acteurs qui jouent chez nous cette farce connaissent<167> plus l'argent que les bons livres; ainsi j'espère que les jura stolae l'emporteront sur le scrupule.
Un géomètre français m'écrit avec emphase qu'il a découvert la quadrature du cercle, et que toute l'Europe est jalouse de lui. Autant que je m'entends à ces matières, cette quadrature est impossible, à cause que les sections sont impaires, et même que si par son calcul il en approchait de plus près que ses devanciers, cette découverte n'en serait pas moins inutile. Ces hautes sciences ne deviennent utiles à la société qu'autant qu'on les applique à l'astronomie, à la mécanique et à l'hydrostatique; d'ailleurs, elles ne sont qu'un luxe de l'esprit.167-a
Nous avons ici un véritable génie de mécanicien; il s'appelle Hermite;167-b fécond en inventions ingénieuses et utiles, il ne lui manque que de la célébrité; sa simplicité et sa modestie relèvent autant son mérite que ses connaissances. Si dans un pays on pouvait découvrir tous les talents que la nature se plaît à distribuer au hasard, et qu'on pût employer chacun dans son genre, ce pays deviendrait bientôt le premier de l'Europe. Mais que de sagacité, de soins infinis et de patience faudrait-il pour de telles découvertes! Le fatum s'est réservé la direction de nos destinées. A bien examiner la chose, nous y avons moins de part que notre orgueil ne nous en attribue.
J'en viens à présent au buste de Voltaire, dont je vous prie de reculer l'envoi jusqu'au mois de septembre, où tout sera exactement payé. La lettre que vous avez écrite à Catt m'a fait bien du plaisir. Rapportez-vous-en à la réponse que vous recevrez de lui. A notre âge, il n'y a pas de moments à perdre; ou il faut se voir vite dans ce monde-ci, ou se donner rendez-vous dans la vallée de Josaphat, et<168> vous savez ce qui s'y passe. En moins d'un mois, la mort nous a enlevé, ici et dans notre voisinage, quantité de personnes distinguées et connues : la Princesse de Prusse, son frère le duc de Brunswic, ma nièce la duchesse de Würtemberg, l'électrice douairière de Saxe, le prince et la princesse Hatzfeld, et le prince de Mansfeld avec son fils.168-a Une bataille sanglante et meurtrière n'en aurait pas plus emporté à la fois. Si donc un vieillard septuagénaire a hâte de vous voir, ne vous en étonnez point; c'est pour vous assurer, avant de mourir, de l'estime qu'il a eue pour vous et pour votre génie. Sur ce, etc.
219. DE D'ALEMBERT.
Paris, 8 juin 1780.
Sire,
J'écris à M. de Catt le malheureux et ennuyeux détail de ma situation physique et morale; il en rendra compte à V. M., et ne lui exprimera pas aussi vivement que je la sens ma profonde douleur de ne pouvoir aller mettre à ses pieds tous les sentiments que je lui dois, et que je lui ai voués jusqu'à la mort. Quoique mes peines de corps et d'esprit ne soient pas aussi grandes que celles que V. M. a tant de fois essuyées, et auxquelles elle a résisté avec un courage et une patience<169> si héroïques, j'aurais pourtant besoin, Sire, avec ma faible et frêle machine, d'une partie au moins de ce courage, étant accablé de tristesse de ne pouvoir en ce moment faire un voyage que je désire en ce moment plus que jamais, et qui serait plus que jamais nécessaire à mon âme abattue et flétrie. Il faut avec douleur se soumettre à sa destinée, et ajouter ce nouveau chagrin à ceux que j'ai déjà éprouvés plus d'une fois dans ce meilleur des mondes possibles. Pourquoi faut-il que je sois privé par une indisposition douloureuse et dangereuse de la douce consolation d'aller porter à V. M. non seulement ma tendre vénération, ma reconnaissance profonde et mon admiration plus vive que jamais, mais l'attachement et le respect que toute la France a pour elle, et dont je voudrais qu'elle pût être témoin? Ces sentiments, Sire, augmenteront encore, si l'on apprend ici que V. M. ait fait rendre les honneurs funèbres au grand homme à qui nos prêtres les ont si indignement refusés. Il est bien étrange que notre gouvernement ait souffert cette infamie, et qu'on laisse à ces fanatiques la licence de flétrir, autant qu'il est en eux, la mémoire des hommes qui ont le plus illustré la nation. Je me flatte, d'après l'espérance que V. M. a bien voulu m'en donner, que le 30 mai dernier, jour anniversaire de la mort de ce grand homme, qui depuis deux ans n'existe plus, son service solennel aura été célébré d'une manière digne du héros et du philosophe qui en aura donné l'ordre et fait les frais. Nous avons ici actuellement une assemblée du clergé, à qui M. Necker, notre Sully et notre Colbert, se prépare à demander beaucoup d'argent qu'il faudra bien donner; je m'imagine qu'elle sera bien irritée du service de Voltaire, et je me flatte que c'est l'intention de V. M. Je ne lui en épargnerai (je veux dire au clergé) aucun des détails qui pourront humilier son orgueil et son fanatisme.
Nous sommes ici dans l'attente la plus impatiente du succès de cette troisième campagne, surtout en Amérique. L'insolence et la piraterie anglaise révoltent toutes les nations de l'Europe. La déclara<170>tion que vient de faire l'impératrice de Russie a satisfait tous les Français, et tous les Français sont persuadés que V. M. a eu bonne part à cette démarche noble et ferme de la Russie. On voit avec plaisir que ces insolents Anglais, qui ne respectent rien, respectent pourtant jusqu'ici le pavillon de V. M.; mais on n'est point surpris qu'ils vous distinguent et vous redoutent. V. M. a fait, depuis quarante ans de règne, tout ce qu'il faut pour se faire respecter de ses amis et de ses ennemis. Toute la France voit avec plaisir que l'ancien système d'alliance et d'union reprend le dessus, que nous nous sommes rapprochés de l'allié naturel, et surtout de l'allié puissant et respectable que nous avions en vous; et dans cette confiance, on n'est guère effrayé de l'entrevue que l'Empereur et l'impératrice de Russie ont dû avoir à Mohilew. On se flatte qu'elle ne troublera point la paix de l'Europe, qui a si grand besoin de repos, et que l'Europe sera encore redevable à V. M. de ce nouveau bienfait.
V. M. aura, comme je l'espère, le buste de Voltaire vers la fin de septembre ou le commencement d'octobre; il serait déjà commencé, sans un embarras où est le sculpteur, et où je suis avec lui, par rapport à la forme qu'il faut donner à la tête. Je n'ennuierai point V. M. de ce détail; M. de Catt lui en rendra compte, et me fera parvenir ses ordres. Dès qu'ils seront arrivés, le sculpteur travaillera sans relâche. J'ose répondre d'avance à V. M. qu'elle sera très-satisfaite et du travail, et de la ressemblance.
On prépare une nouvelle édition170-a des ouvrages de cet homme si illustre et si précieux aux lettres et à la raison. Elle sera magnifiquement imprimée, prodigieusement enrichie, et, comme V. M. le pense bien, imprimée en pays étranger, grâce aux clameurs des fanatiques français, le fléau perpétuel de toute lumière et de tout bien. On assure d'ailleurs que cette édition sera faite avec soin, et revue par des hommes de mérite à qui la mémoire et les ouvrages de Voltaire sont<171> chers. Elle devrait être, Sire, imprimée chez vous et sous les auspices de V. M., pour réunir dans le frontispice les deux noms les plus illustres de notre siècle.
Je suis avec le plus profond et le plus tendre respect, etc.
220. A D'ALEMBERT.
Le 22 juin 1780.
Nous croyions vous voir arriver d'un moment à l'autre, lorsque je reçus votre lettre. Quoiqu'elle m'ait fait plaisir, elle n'a pas remplacé la satisfaction de vous voir en personne; cependant les raisons qui vous ont empêché de faire le voyage sont si décisives, que je suis obligé d'y souscrire. Par quelle fatalité la gravelle va-t-elle se fourrer dans les reins d'un philosophe? Ne pouvait-elle pas se loger dans le corps d'un sorboniste, d'un fanatique, d'un capucin, ou d'autres animaux de cette espèce? Cette maladie est une des plus douloureuses dont la pauvre humanité soit affligée. Je vous conseille de vous servir d'un remède de madame Stephens; ici bien des personnes s'en sont trouvées soulagées, et quoique les Anglais soient en guerre avec les Français, je crois qu'un Français peut calculer avec Newton, penser avec Locke, et se guérir par madame Stephens. Voilà donc, mon cher Anaxagoras, ma sentence prononcée, et je ne vous reverrai plus que dans la vallée de Josaphat, s'il en est une. Pour Voltaire, je vous garantis qu'il n'est plus en purgatoire; après le service public pour le repos de son âme, célébré dans l'église catholique de Berlin,171-a le<172> Virgile français doit être maintenant resplendissant de gloire; la haine théologique ne saurait l'empêcher de se promener dans les champs Élysées en compagnie de Socrate, d'Homère, de Virgile, de Lucrèce; appuyé d'un côté sur l'épaule de Bayle, de l'autre sur celle de Montaigne, et jetant un coup d'œil au loin, il verra les papes, les cardinaux, les persécuteurs, les fanatiques souffrir dans le Tartare les peines des Ixion, des Tantale, des Prométhée, et de tous les fameux criminels de l'antiquité. Si les clefs du purgatoire eussent été uniquement entre les mains de vos évêques français, toute espérance pour Voltaire aurait été perdue; mais par le moyen du passe-partout que nous ont fourni les messes pour le repos des âmes, la serrure s'est ouverte, et il en est sorti en dépit des Beaumont,172-a des Pompignan,172-b et de toute la séquelle.
Vous me faites plaisir de m'informer de l'édition nouvelle qu'on prépare des œuvres de Voltaire; il serait à souhaiter que les éditeurs élaguassent ces sorties trop fréquentes sur les Nonotte, les Patouillet, et d'autres insectes de la littérature, dont les noms ne méritent pas de se trouver placés à côté de tant de morceaux inimitables qui, dignes de la postérité, dureront autant et plus peut-être que la monarchie française. Les écrits de Virgile, d'Horace et de Cicéron ont vu détruire le Capitole, Rome même; ils subsistent, on les traduit dans toutes les langues, et ils resteront tant qu'il y aura dans le inonde des hommes qui pensent, qui lisent et qui aiment à s'instruire. Les ouvrages de Voltaire auront la même destinée; je lui fais tous les matins ma prière, je lui dis : Divin Voltaire, ora pro nobis! Que Calliope, que Melpomène, qu'Uranie m'éclairent et m'inspirent! Mon saint vaut bien votre saint Denis; mon saint, au lieu de troubler<173> l'univers, a soutenu l'innocence opprimée, autant qu'il était en lui; il a fait rougir plus d'une fois le fanatisme et les juges de leurs iniquités; il aurait corrigé le monde, s'il eût été corrigible. Ce petit échantillon, mon cher Anaxagoras, de liberté très-philosophique vous fera juger du peu de progrès que j'ai fait en Sorbonne sous la dictée de mon docteur. Il perd avec moi sa peine et son temps; souvent sa bonne âme gémit de ne pouvoir ramener au bercail de l'Eglise cette brebis égarée, pour la tondre et l'écorcher; mais cette brebis, pareille au peuple anglais, se révolte et se gendarme contre le joug tyrannique qu'on lui veut imposer. Ce sont à présent les Français, les Espagnols et les Anglais qui jouent sur le théâtre sanglant et tragique de Mars; je les vois du parterre s'escrimer et jouter les uns contre les autres. La pièce qu'ils jouent me semble composée dans le goût de Crébillon; l'intrigue en est si compliquée, qu'on ne saurait deviner quel en sera le dénoûment. Le vent est le nœud de toutes les pièces qui se jouent sur mer,173-a et je crains que, par quelque boutade, Éole ne nuise aux succès de vos bons compatriotes. Si l'impératrice de Russie n'avait signalé depuis longtemps son règne par ses glorieux succès, il lui suffirait d'avoir établi ce code maritime pour rendre son nom immortel. Elle venge Neptune en lui rendant son trident, que des usurpateurs lui avaient arraché. A l'imitation de Louis XIV, elle pourrait placer dans ses palais un tableau représentant la législatrice des mers conduisant les pirates que sa sagesse a su enchaîner à son char de triomphe. Mais tout ce que je vous écris, mon cher d'Alembert, ne vaut pas le remède de madame Stephens. Consultez vos médecins, et s'ils l'approuvent, servez-vous-en. Je fais des vœux pour que vos pierres se fondent, que vous puissiez jouir en paix des jours que le destin vous réserve.
Sur ce, etc.
<174>P. S. J'ai oublié de vous répondre touchant le buste de Voltaire. N'insultons pas à sa patrie en lui donnant un habillement qui le ferait méconnaître; Voltaire pensait en Grec, mais il était Français. Ne défigurons pas nos contemporains en leur donnant les livrées d'une nation maintenant avilie et dégradée sous la tyrannie des Turcs leurs vainqueurs.
221. DE D'ALEMBERT.
Paris, 24 juillet 1780.
Sire,
Quelque désolé que je sois de ne pouvoir aller mettre aux pieds de V. M. tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle, la lettre dont elle vient de m'honorer a augmenté, s'il est possible, l'affliction profonde que j'en ressens. Le détail plein de bonté où V. M. veut bien entrer sur mon état excite en moi la plus vive et la plus juste reconnaissance. Elle me propose le remède anglais, que je prendrais bien volontiers, malgré la guerre que cette nation nous fait, si je croyais que ce remède pût me convenir; mais outre qu'il est, dit-on, fort contraire à l'estomac, et que l'estomac, dans ma frêle machine, ne vaut guère mieux que la vessie, il me paraît aujourd'hui bien assuré, d'après des consultations que j'ai faites, que mon mal n'est point la pierre, que c'est un genre de calcul tout différent, qui tient à la chaleur de mon sang, et surtout à celle de la saison, qui diminue quand le temps se refroidit, qui même pendant l'hiver est presque nul, qui augmente quand le temps se réchauffe, et surtout quand mes reins sont réchauffés, et dont le vrai remède sont les bains, les aliments<175> rafraîchissants, le repos, et la précaution de ne pas aller trop longtemps en voiture. Je joins à cela, à mon grand regret, la privation presque entière de travail, et j'en suis d'autant plus affligé, que, n'ayant plus ici aucun objet de liaison, d'intérêt et de société, depuis la perte que j'ai faite il y a quatre ans, le travail et l'étude sont à peu près la seule ressource dont je puis user. Aussi je commence pour mon malheur à connaître l'ennui, que j'avais ignoré jusqu'à ce moment; et cette situation, jointe à plusieurs sujets de désagrément que j'éprouve dans ma triste patrie, me ferait désirer plus que jamais le mouvement et la distraction dont je suis forcé de me priver, grâce à mes reins. Si j'ai jamais désiré, Sire, d'aller passer quelques moments auprès de vous, c'est assurément aujourd'hui, sans les malheureuses raisons qui m'en empêchent; et comme aucun motif d'affection ni de plaisir ne me retient ici, V. M. peut être bien sûre que je ne lui ferais pas un grand sacrifice en me privant pour quelques mois de l'eau bourbeuse de la Seine, de nos tristes promenades et de nos très-médiocres spectacles. Mais puisque Esculape et la destinée ne le veulent pas, il faut me soumettre à mon triste sort. Si ma tendre vénération pour V. M. en est très-affligée, mon amour-propre s'en console peut-être un peu par la crainte que j'aurais de paraître à V. M. fort au-dessous de ce qu'elle m'a vu il y a dix-sept ans,175-a quoique, à dire vrai, je ne sois pas tombé de bien haut; mais je me sens déchu, et tout prêt à déchoir encore.
J'ennuie trop longtemps V. M. de ce détail, et j'aime mieux lui parler du plaisir que m'a fait le service de Voltaire; tous les gens qui aiment et qui révèrent ici sa mémoire, c'est-à-dire, tout Paris, à l'exception peut-être de l'assemblée du clergé, ont été enchantés du détail qu'on leur a fait de cette pieuse et auguste cérémonie. Nous sommes bien sûrs à présent que Voltaire a pour le moins un pied en<176> paradis. Il ne manquerait plus, Sire, aux honneurs de toute espèce que V. M. lui a fait rendre que de lui élever dans l'église de Berlin un monument où il serait représenté se prosternant devant le Père éternel, et foulant aux pieds le Fanatisme. L'épigramme serait excellente, et le sculpteur Tassaert pourrait exécuter celte idée sous les yeux et d'après les vues de V. M. On travaille actuellement au buste de ce grand homme, à la française, tel que V. M. le désire, et j'espère qu'il sera prêt dans deux mois au plus tard.
Je joins ici une pièce de vers qu'un poëte flamand peu connu, mais admirateur zélé de cet illustre écrivain, m'a prié de faire parvenir à V. M. C'est un hommage que ce poëte a cru devoir faire à V. M. de ses regrets sur la perte d'un grand homme qu'elle a honoré de ses bontés de son vivant, et de ses éloges après sa mort.
M. de Catt remettra à V. M. un nouveau mémoire et des certificats authentiques en faveur du pauvre curé de Neufchâtel, persécuté par son évêque fanatique. V. M. voudra bien se faire rendre compte de ce détail, et faire obtenir justice à ce pauvre diable de prêtre, qui l'attend et la lui demande depuis longtemps.
Puisse le destin, qui afflige mes jours, prolonger à mes dépens ceux de V. M., et lui donner pour longtemps encore la santé, la gloire et le repos! Hélas! notre pauvre France aurait bien besoin du dernier, après cette misérable et plate guerre, qui n'a pas l'air de finir sitôt.
Je suis avec la plus vive reconnaissance et la plus tendre vénération, etc.
<177>222. A D'ALEMBERT.
Le 1er août 1780.
Il règne un ton de tristesse dans votre lettre, qui m'a fait de la peine; il semble que vous ayez à vous plaindre également de votre tempérament et de la fortune. Nous sommes des vieillards qui touchons au bout de notre carrière; il faut tâcher de la finir gaîment. Si nous étions immortels, il nous serait permis de nous affliger des maux; mais notre trame est trop courte pour qu'il nous soit permis de nous attacher trop à des choses qui bientôt disparaîtront à nos yeux pour toujours. Vous dites, mon cher Anaxagoras, que vous avez perdu de l'énergie que vous aviez l'année 1763. Et moi aussi; c'est le sort des vieillards. Je perds la mémoire des noms, la vigueur de mon esprit s'affaiblit, mes jambes sont mauvaises, mes yeux voient mal, j'ai des chagrins tout comme un autre; cependant toute cette kyrielle d'infirmités et de désagréments ne m'empêche pas d'être gai, et je conserverai un visage riant lorsqu'on m'enterrera. Tâchez donc de mettre de côté tout ce qui peut troubler la tranquillité de votre vie. Souvenez-vous que cette même vie n'est qu'un songe, et qu'il n'en reste rien quand elle est passée. Je vois avec douleur qu'il me faut renoncer au plaisir de vous revoir, et que nos entretiens se borneront à mettre du noir sur du blanc; encore cela vaut-il mieux que rien; vous peindrez donc vos pensées, et j'en ferai mon profit. J'en viens à l'apothéose de Voltaire, qu'un curé a tiré du purgatoire sans savoir ce qu'il faisait. L'église catholique de Berlin ne conviendrait guère au cénotaphe que vous proposez de lui ériger. Cette église est bâtie sur le modèle du Panthéon de Rome, et on ne saurait sans la défigurer y placer de ces sortes de mausolées; mais Voltaire, en revanche, aura son buste à l'Académie, où il sera mieux à son aise que chez vos faiseurs de Dieux, chez vos déophages, qui se scandaliseraient à cette<178> vue, surtout si, par un miracle, sa statue animée allait lâcher quelque épigramme.
Il y a de beaux vers dans cette ode que vous m'avez envoyée; quelques strophes sont fortes et harmonieuses; il y en a quelques-unes d'entortillées, que l'auteur pourrait facilement corriger. J'ai vu, en passant, un M. Delisle178-a qui va en Russie avec le prince de Ligne;178-b il m'a beaucoup parlé de Voltaire, qu'il prétend avoir assisté in articula mortis.178-c J'aurais souhaité qu'il eût pu le ressusciter. Je crois l'avoir dit, et je crains d'avoir raison, le tombeau de Voltaire sera celui des beaux-arts.178-d Il a fait la clôture du beau siècle de Louis XIV. Nous entrons dans le siècle des Pline, des Sénèque et des Quintilien. On quitte le monde avec moins de regret en temps de stérilité qu'en temps d'abondance; ce qui doit rendre nos derniers moments moins désagréables, parce que nous ne sommes plus attachés à ce dont il faudra nous séparer. Suivez donc mon conseil, mon cher Anaxagoras; couronnez votre front de roses, divertissez-vous, et abandonnez-<179>vous à votre destin; je souhaite qu'il soit heureux, et que votre santé se conserve. Sur ce, etc.
223. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 septembre 1780.
Sire,
L'intérêt que Votre Majesté veut bien prendre à ma triste situation physique et morale me pénètre jusqu'au fond du cœur. Ses bontés pour moi, dont j'éprouve les effets depuis si longtemps, sont exprimées avec tant de sensibilité dans la dernière lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, que je n'ai plus, Sire, qu'un regret et qu'une crainte : c'est de vous avoir entretenu trop longtemps de mes maux, au milieu des grandes et importantes affaires qui vous occupent. Une seule chose peut excuser mon indiscrétion : c'est que les bontés de V. M. sont à présent ma seule consolation et ma seule ressource. Elle veut bien me proposer son exemple à suivre; elle m'exhorte à imiter sa gaîté et sa philosophie, malgré la vieillesse qui affaiblit ses organes, et les chagrins qu'elle éprouve sur le trône. Je sais, Sire, qu'aucune classe de l'espèce humaine n'est exempte de souffrir; mais je sais aussi qu'il est des êtres privilégiés, tels que V. M., à qui la nature et la destinée offrent des dédommagements refusés aux autres hommes. Je ne suis. Sire, qu'un pauvre géomètre littérateur, tant bon que mauvais, qui souffre à la fois et de ses reins, et de son estomac, et du dépérissement de ses facultés corporelles et intellectuelles, et de l'impossibilité où il se trouve de charmer ses ennuis par le travail. Je n'ai l'avantage d'être, pour ma consolation, ni le plus grand capi<180>taine, ni le plus grand roi, ni le plus grand et le plus vrai philosophe de ce siècle, ni le protecteur de l'Allemagne, ni le réformateur de la justice, ni enfin l'exemple des souverains et des gens de lettres. Avec ces adoucissements, Sire, on peut supporter la vie, qui, pour un être tel que moi, est tantôt douloureuse, tantôt insipide, et jamais agréable.
Mais je m'aperçois, Sire, et je m'en aperçois bien tard, que je n'ai presque fait encore que vous parler de moi, dont je ne nous avais déjà parlé que trop dans ma dernière lettre. J'en demande très-humblement pardon à V. M., et je passe à un objet qui l'intéresse davantage, et moi aussi, à ce grand homme dont V. M. a si éloquemment et si dignement honoré la mémoire. Vous pensez, Sire, que la forme de l'église de Berlin ne se prêterait guère au monument que j'ai eu l'honneur de vous proposer. Permettez-moi de vous faire observer que cette église est construite, dit-on, dans la manière du Panthéon de Rome, autrement dit, par un heureux changement de nom, Notre-Dame de la Rotonde; or Raphaël est enterré dans cette église, et on lui a érigé un monument dont V. M. pourrait aisément se faire donner la forme et les dimensions. Elle pourrait alors en élever un pareil, à Berlin, au Raphaël de la littérature française, et ce serait, ce me semble, pour cette église une beauté de plus, et pour V. M., protectrice du génie, même après sa mort, un nouveau monument de grandeur et de gloire.
En attendant, Sire, ce monument si précieux pour les lettres et pour la philosophie, dont j'ose encore ne pas désespérer, on travaille sérieusement et sans délai au buste de marbre, tel que V. M. l'a ordonné, coiffé à la française, et de la plus parfaite ressemblance. Je ne sais si V. M. destine ce buste à son cabinet ou à l'Académie. Si elle en veut un second, je la prie de vouloir bien me donner sur cela ses ordres. Elle pourrait au reste se contenter de l'original pour l'avoir dans son cabinet, comme il m'a paru que c'était d'abord son inten<181>tion, et faire faire ensuite à Berlin, par son sculpteur Tassaert, une copie bien exacte de ce buste pour l'Académie. Quoi qu'il en soit, dès que l'ouvrage sera fini, et je compte qu'il le sera bientôt, j'aurai l'honneur d'en donner avis à V. M., et de prendre les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour le lui faire parvenir.
Ma santé, à laquelle V. M. veut bien prendre assez d'intérêt pour m'en demander quelque détail, est en ce moment meilleure, depuis la cessation des chaleurs affreuses et opiniâtres que nous avons essuyées pendant un mois. Mais elle est en général si incertaine et si chancelante, que je ne puis et n'ose plus former de projets de voyage. Je me vois réduit à végéter et à languir dans un malheureux pays où les lettres sont plus avilies, plus opprimées et plus persécutées que jamais, où les prêtres sont méprisés et puissants, où le génie est outragé de son vivant et après sa mort, où, en un mot, rien ne peut me retenir aujourd'hui que l'extrême danger de changer de place. Que j'aurais, Sire, de consolation et de plaisir même à verser dans le sein de V. M. toutes mes peines, et tout le détail des maux qu'on fait souffrir en France à la raison et à la justice! Je la supplie du moins de vouloir bien me conserver toujours ces mêmes bontés qui ont fait si longtemps ma gloire et mon bonheur, et qui font aujourd'hui mon seul dédommagement et ma seule ressource.
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
224. A D'ALEMBERT.
Le 2 octobre 1780.
Je suis bien fâché que l'état de votre santé soit assez mauvais pour m'ôter à jamais l'espérance de vous revoir. Je m'étais flatté que vous<182> n'étiez incommodé que de maladies passagères et sans conséquence. Il faudra donc nous donner un rendez-vous à la vallée de Josaphat, où quelques dévots ascétiques prétendent qu'on s'amuse beaucoup. Peut-être que j'apprendrai là le sujet de vos plaintes et de vos ennuis, qui me sont d'autant plus cachés, que je ne suis pas informé du tout que vous ayez essuyé présentement la moindre persécution. L'Europe suppose que vous êtes aussi heureux qu'un philosophe peut l'être. Je sais de longue main que l'usage des prêtres est de s'acharner sur les cadavres des philosophes, et j'ai supposé que les philosophes s'en moquaient. On n'a qu'à laisser agir la corruption; elle empeste les cadavres de telle sorte, que les vivants sont bien obligés de les enterrer; et j'ose espérer qu'il est égal aux philosophes dans quelle terre le caprice des vivants leur assigne leur sépulture.
Je ne sais si les lettres sont méprisées en France, ou si on les honore; mais je m'aperçois de la disette des grands génies; les trônes de la littérature demeurent vacants, faute de successeurs, et l'Europe entière se ressent de la disette des grands hommes. J'en viens à Voltaire, auquel vous destinez un cénotaphe dans notre église catholique de Berlin. Je crois qu'il ne s'y plairait pas. Il vaut mieux placer son buste dans l'Académie, où il n'y a rien à écraser, et où le souvenir d'un grand homme qui joignait tant de talents à tant de génie peut servir d'encouragement aux gens de lettres et les animer à mériter de la postérité de pareils suffrages. Nous sommes âgés tous les deux; contentons-nous d'avoir vu la gloire d'un siècle qui honore l'esprit humain, et vous d'y avoir contribué. Aux beaux jours de Rome, où Cicéron, Virgile, Horace florissaient, succédèrent les temps des Sénèque et des Pline, et à ceux-là la barbarie; et après la dégradation de l'esprit humain revinrent les temps de la renaissance des sciences. Laissons à la vicissitude son empire, et bénissons le ciel d'être venus au monde dans le bon temps, où nous avons été les contemporains des talents et du génie cultivés. Quant aux prêtres, ils seront incor<183>rigibles jusqu'à ce qu'on en ait extirpé la race. J'espère d'apprendre de meilleures nouvelles de votre santé. Sur ce, etc
225. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 novembre 1780.
Sire,
Il y a aujourd'hui 3 novembre vingt années, jour pour jour, que V. M. se couvrait de gloire dans les plaines de Torgau, en arrachant aux Autrichiens la victoire qu'ils se flattaient déjà d'avoir remportée. V. M. a depuis ajouté à cette gloire celle d'être le pacificateur et le vengeur de l'Allemagne, d'être dans ses propres États le réformateur de la justice, et dans l'Europe le modèle des guerriers et des rois. Qu'il y a de distance, Sire, comme le dit Térence, entre un homme et un autre!183-a et que je le sens bien tristement pour moi quand je me rapproche de V. M., car je n'ose dire quand je m'y compare! Le peu de force que j'avais encore il y a vingt ans dans mes facultés corporelles, intellectuelles et morales, s'est presque entièrement évanouie; il ne me reste d'énergie que dans le sentiment profond qui m'attache à V. M., tandis qu'elle conserve encore dans toute leur vigueur les rares qualités qui l'ont rendue si respectable à l'Europe depuis quarante ans qu'elle occupe le trône. Elle a même conservé sa gaîté, comme je le vois avec enchantement par la dernière lettre qu'elle me fait l'honneur de m'écrire; elle rit, et avec raison, des sottises des hommes, dont je ferais bien de rire aussi, et dont je rirais comme elle, si je digérais et si je dormais mieux. Le travail, et le plaisir que<184> j'y éprouvais, me soutenait jadis, et me tenait lieu de tout; aujourd'hui qu'une heure d'application me fatigue, je n'ai plus cette ressource, et la tristesse s'empare de moi. Je ne souffre pas, à la vérité, du moins vivement, d'esprit ni de corps; mais je suis dans cette langueur d'âme et d'organes qui rend insensible à tout. C'est que la nature m'a fait naître faible, tandis qu'elle a donné à V. M. des fibres proportionnées à la vigueur et à l'étendue de son génie.
Le sculpteur du buste de Voltaire, chez qui je vais souvent pour le presser, me promet d'avoir fini incessamment ce buste, dont j'espère que V. M. sera parfaitement satisfaite. Il faut donc renoncer, puisque V. M. le juge plus à propos, à voir sa statue dans l'église de Berlin, foulant aux pieds la Superstition et le Fanatisme. J'avoue, Sire, que j'ai regret à ce monument, surtout quand je pense qu'il eût été érigé par ordre de V. M., et qu'il eût retracé aux siècles futurs les honneurs rendus par Auguste à Virgile. Croiriez-vous, Sire, qu'on refuse ici à sa famille de lui faire un mausolée très-modeste dans la petite église obscure de province où il est enterré? On dit même que les prêtres l'ont secrètement exhumé pour le jeter à la voirie. Il n'y a pas grand mal à cela, ni pour lui, ni pour ceux qui s'intéressent à sa mémoire; mais il serait étrange que le gouvernement, qui n'aime pas les prêtres, quoiqu'il les craigne, consentît à cette indignité, et je ne saurais le croire.
Ces prêtres, Sire, que V. M. méprise, parce qu'elle n'en a rien à craindre, ont ici de puissants protecteurs, et sont plus acharnés que jamais contre le progrès de la raison et des lumières. L'ouvrage le plus indifférent à cette vermine par son objet ne saurait paraître au jour, s'il n'est permis par les prêtres ou par leurs suppôts; car la bassesse et la faim leur en font trouver parmi les gens de lettres. Cette inquisition enchaîne et glace tous les esprits; les injures qu'on vomit dans les chaires contre la raison et contre ses défenseurs, injures qui sont appuyées par des magistrats imbéciles ou fanatiques, achèvent<185> d'avilir et de décourager ce qu'il y a de plus éclairé et de plus estimable dans la nation. Je ne parle point de ce malheur pour mon propre intérêt; je suis plutôt spectateur que patient dans cette galère, où je me tiens les bras croisés, bien résolu de ne plus rien imprimer, si j'imprime jamais, que dans un pays où la vérité puisse s'exprimer librement, sans offenser ni le Roi, ni l'administration, ni les mœurs, ni l'honneur de personne. Mais je vois tant de gens de lettres souffrir de cette persécution et de cette inquisition abominable, que je ne puis m'empêcher de les plaindre, quoique je ne partage pas leurs peines, à peu près comme un vieil amant prend toujours intérêt au sort d'une ancienne maîtresse qu'il a tendrement aimée. Heureux, Sire, les hommes qui peuvent comme vous commander à l'opinion, mépriser en sûreté les fripons et les sots, instruire leurs semblables sans avoir le fanatisme à craindre, et les obliger, même quand ils ne le voudraient pas, à être tolérants, modérés et raisonnables! Puissiez-vous, Sire, donner longtemps aux hommes de pareilles leçons, de pareilles lois et de pareils exemples!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
226. A D'ALEMBERT.
Le 20 novembre 1780.
Bien des hommes ont gagné des batailles et ont conquis des provinces, mais peu d'hommes ont écrit un ouvrage aussi parfait que l'Avant-propos de l'Encyclopédie;185-a et comme c'est une chose rare que d'apprécier toutes les connaissances humaines, et que c'est une chose<186> plus commune de mettre en fuite des gens qui ont déjà peur, je crois que, en pesant les voix, les travaux du philosophe seraient jugés supérieurs à ceux du militaire, si nous envisageons ces choses du côté de l'utilité. Des connaissances bien détaillées et appréciées se conservent pour toujours, les livres les transmettent à la postérité la plus reculée; au lieu que les succès passagers d'une guerre qui n'intéresse que quelques peuples dans un petit coin de l'Europe s'oublient aussitôt qu'ils sont passés. Et voilà pour le philosophe et pour le guerrier.
J'en viens présentement aux nerfs, et pour qu'on juge par comparaison des miens et des vôtres, je propose que quelque habile chirurgien nous dissèque tous deux; mais attendons, et avec un peu de patience ces messieurs pourront disserter profondément sur les nerfs du philosophe français et du soldat tudesque. Je prévois qu'ils diront que les nerfs les plus fins, les plus faciles à ébranler font des tempéraments faibles et des esprits déliés, et que les nerfs plus robustes ne conviennent qu'aux portefaix, aux gladiateurs et aux manants. Consolez-vous donc, mon cher Anaxagoras, de votre petite santé; la meilleure portion vous est échue, car les avantages de l'esprit sont en tout sens préférables aux avantages du corps; il ne vous reste qu'à faire un généreux effort pour bannir de vos idées toutes les sensations tristes qui l'offusquent. Quand même on perdrait ce premier feu de la jeunesse, souvent impétueux, il faut conserver précieusement un certain fonds de gaîté qui, joint à l'espérance, nous sert à supporter le fardeau de la vie.
Si des têtes tonsurées et mitrées font de nouveaux efforts pour étendre leur tyrannie sur les esprits, vous avez les armes du ridicule; et les traits de la satire, acérés par la gaîté, renverseront le pontife et l'idole du fanatisme du même coup. Vos ennemis les cagots veulent que les philosophes pleurent; riez, et vous les confondrez. Si vous voulez m'enrôler parmi vos troupes légères, je vous offre mes très-humbles services; j'attaquerai gaîment la Sorbonne rassemblée en<187> corps, votre Beaumont, archevêque par la colère de Dieu, votre Braschi,187-a au Monte Cavallo, et mieux encore, si les intérêts de l'association militaire l'exigent. Voilà tout ce qui dépend de moi : et comme nos armes sont des plumes, et que dans nos contrées personne ne nous empêche de les manier, que, de plus, les presses gémissent pour ceux qui les occupent, vous n'avez qu'à m'assigner ma tâche, et je m'efforcerai de la remplir.
Ce que vous m'apprenez au sujet de l'indigne traitement que vos moines ont fait au cadavre de Voltaire m'excite à le venger de ces scélérats, qui osent exercer leur vengeance impuissante sur les restes éteints du plus beau génie que la France ait produit. Je vous prie de m'envoyer le buste de cet homme rare et unique; je placerai son effigie dans notre sanctuaire des sciences, où il pourra rester à demeure;187-b au lieu que si on le mettait dans une église, son ombre en serait indignée, sans compter les hasards que cette statue aurait à courir après ma mort, où peut-être le faux zèle porterait quelque prêtre, dans la rage de son fanatisme, à mutiler ou à briser le simulacre de l'apôtre de la tolérance.
Je retourne maintenant au commencement de votre lettre, où il était question de nos nerfs, pour vous apprendre que j'ai eu la goutte quatre semaines de suite, que j'ai beaucoup souffert, et qu'à force de régime j'ai chassé le marasme et la maladie; mes doigts ne sont point engourdis, et s'il est question de prêtres, je répandrai avec mon encre sur eux les flots de ma bile et de mon fiel hérétique. Allons, mon cher Anaxagoras, recueillez vos forces, ranimez ou ressuscitez votre belle humeur. Sur ce, etc.
<188>227. DE D'ALEMBERT.
Paris, 15 décembre 1780, anniversaire de la bataille
de Kesselsdorf.
Sire,
Chaque lettre dont Votre Majesté m'honore réveille en moi les sentiments de reconnaissance, de vénération et de tendresse dont je suis depuis si longtemps pénétré pour elle; mais quelque profonds, Sire, que ces sentiments soient en moi, ce ne sont pas ceux dont je suis en ce moment le plus occupé. Un sentiment qui m'est plus cher encore, s'il est possible, parce qu'il est plus personnel à V. M., pénètre et remplit mon âme depuis la nouvelle que nous venons de recevoir de la mort de l'Impératrice-Reine.188-a Cette nouvelle, Sire, si intéressante dans tous les temps par les événements qui peuvent la suivre, me paraît, dans les circonstances actuelles, bien plus intéressante encore. On sait, on croit du moins que cette princesse aimait la paix, au moins sur la fin de ses jours, et que c'est à ce sentiment paisible, appuyé par les armes de V. M., que l'Europe a dû la paix de Teschen. On craint que ce sentiment, si louable et si désirable dans un prince, ne soit pas aujourd'hui celui de la cour de Vienne, et que l'Europe ne soit bientôt replongée dans une nouvelle guerre. Si ce malheur arrivait, il serait impossible que V. M. ne reprît pas les armes, et je crains que de nouvelles fatigues et de nouveaux travaux ne nuisent à sa précieuse conservation. Je ne suis point, Sire, inquiet pour votre gloire; mais je le suis infiniment pour votre repos et pour votre santé. Vous n'avez plus besoin de renommée; et que pourrait-elle ajouter à ce qu'elle dit de vous depuis quarante années? Mais vous avez besoin de mener une vie douce et tranquille, et de jouir encore longtemps de l'amour de vos peuples, de l'admiration de l'Europe, et de l'hommage de tous ceux qui pensent. L'humble et obscure philo<189>sophie n'a pas la témérité, Sire, d'entrer dans le conseil des princes et de sonder leurs secrets; mais il lui est permis de trembler pour la vie de ceux qu'elle aime et qu'elle révère. Je demande pardon à V. M. de cet épanchement de mon cœur, qui semblerait vouloir pénétrer les secrets, les mystères de la politique; mais je n'ai pu refuser cet épanchement à l'état de mon âme, et V. M. ne peut me savoir mauvais gré d'être aussi occupé d'elle que je le suis. L'Europe, Sire, a dans ce moment les yeux sur vous; elle vous regarde comme son dieu tutélaire; elle vous crie : Faites durer cette paix que vous m'avez si glorieusement rendue! La France partage ces sentiments; que deviendrait-elle, si à la guerre de mer où elle est engagée une guerre de terre se joignait encore?
Quelque peine, Sire, que j'aie à me taire sur ce sujet, je n'en ai que trop fatigué V. M. Je passerai donc à des choses moins importantes, mais aussi moins inquiétantes pour moi. Le buste de Voltaire, tel que V. M. le désirait, est terminé; l'artiste y a mis le plus grand soin. Il sera emballé cette semaine avec toutes les précautions possibles, et arrivera sain et sauf à V. M.
Vous tendez, Sire, un piége à mon amour-propre, mais dans lequel il ne donnera pas. Vous comparez la Préface de l'Encyclopédie à tout ce que vous avez fait de grand et de mémorable dans la paix, dans la guerre, dans la politique, dans le gouvernement, dans les lettres même, quoiqu'elles n'aient servi que de délassement pour vous. Oh! que je suis bien loin de tant de succès, et bien peu digne de tant de gloire! Qu'il y a même de différence entre nos machines physiques! Quoique la vôtre, Sire, soit de quatre ans plus âgée que la mienne, et qu'elle ait essuyé des fatigues et des secousses auxquelles mon frêle individu n'aurait pas résisté dès les premières attaques, je succomberais à la cent millième partie de ce que V. M. fait en un jour. Elle a toute l'Europe dans la tête; et moi, chétif écrivailleur, une page de mauvaise prose ou quelques lignes de géométrie me font sentir com<190>bien je suis déchu du peu que j'étais, quoique assurément je ne sois pas tombé de bien haut. L'essentiel, pour être le moins mal qu'il est possible, est de se soumettre à sa destinée, d'écouter et de ménager la nature, d'opposer le régime à ses écarts et le repos à sa faiblesse, enfin de traîner le moins douloureusement qu'il est possible le reste de la carrière qu'elle me destine. C'est ce que je tâche de faire bien ou mal.
V. M. recevra cette lettre vers les premiers jours de l'année prochaine. Cette année, Sire, sera la quarante et unième d'un règne qui fournira tant de beaux traits à l'histoire, tant d'exemples aux souverains, tant de leçons aux généraux et aux politiques, et tant d'admiration aux sages. Puisse-t-il prolonger encore longtemps sa brillante durée! puissé-je, quand l'Élysée ou le Tartare m'appelleront, laisser encore V. M. sur la terre! puissé-je enfin, tant qu'il me restera un souffle de vie, la convaincre de plus en plus de la tendre et profonde vénération avec laquelle je serai jusqu'au dernier soupir, etc.
228. A D'ALEMBERT.
(Le 6) janvier 1781.
Je crois que le meilleur parti qu'on puisse tirer de la philosophie consiste à nous rendre la vie supportable, et rien n'adoucit plus notre existence qu'une certaine tranquillité d'âme qui bannit de l'esprit les soucis et les idées sombres qui l'inquiètent. Je m'en ferais accroire, si je pouvais me persuader qu'un ignorant de ma trempe eût pu répandre la sérénité dans l'âme d'un grand philosophe, dans celle de<191> notre Anaxagoras moderne; je trouve plus vraisemblable que ce grand philosophe se soit déterminé de lui-même à reprendre cette gaîté décente qui est l'attribut du caractère national des Français. Pour moi, je touche à l'état d'impassibilité où l'âge mène les vieux radoteurs; je vois, sans m'inquiéter, naître et mourir ceux dont le tour vient ou pour entrer au monde, ou pour en sortir. J'ai cependant donné des regrets à la mort de l'Impératrice-Reine; elle a fait honneur au trône et à son sexe;191-a je lui ai fait la guerre, et je n'ai jamais été son ennemi. Pour l'Empereur, fils de cette grande femme, je l'ai vu, et il m'a paru trop éclairé pour se précipiter dans ses démarches; je l'estime, et ne le crains pas; et pour ce qui regarde les futurs contingents, il me semble que les géomètres, qui peuvent les réduire en calcul, sont plutôt en état de pénétrer dans l'avenir que ce que vous appelez les politiques, qui souvent ne voient pas le bout de leur nez. Cela étant, vous ferez plus de chemin avec trois courbes que moi avec de vains raisonnements qui n'approchent pas de ces calculs. Si l'on assemblait un congrès général des souverains de l'Europe, j'opinerais certainement pour qu'ils fussent tous entre eux en paix, et qu'ils vécussent en bonne harmonie; cependant sur ce sujet les mais ne finiraient point. Le parti le plus sûr, dans de telles circonstances, est d'abandonner aux destins les décrets de l'avenir, et de recevoir avec une résignation entière ce qui nous en avient.
Pour vous donner une preuve de ma tranquillité, je vous envoie une petite brochure qui tend à marquer les défauts de la littérature allemande et à indiquer les moyens de la perfectionner.191-b Le colonel de Grimm, qui est Allemand, pourra vous mettre au fait de ce qui regarde cette langue, que vous n'avez pas apprise, et qui n'en a pas valu la peine jusqu'ici; car une langue ne mérite d'être étudiée qu'en faveur des bons auteurs qui l'ont illustrée, et ceux-là nous manquent<192> entièrement; mais peut-être paraîtront-ils quand je me promènerai dans les champs Élysées, où je présenterai au cygne de Mantoue les idylles d'un Germain nommé Gessner et les fables de Gellert.192-a Vous vous moquerez des peines que je me suis données pour indiquer quelques idées du goût et du sel attique à une nation qui jusqu'ici n'a su que manger, boire, faire l'amour et se battre; toutefois on désire d'être utile; souvent un mot jeté dans une terre féconde germe, et pousse des fruits auxquels on ne s'attendait pas.
Puisse cette année où nous entrons être aussi féconde en événements favorables pour vous et pour la philosophie que je le désire! puissiez-vous encore longtemps occuper la chaire de la raison, de laquelle vous éclairez les Gaulois et les Velches! Ce sont les vœux que je fais chaque jour pour l'Anaxagoras moderne. Sur ce, etc.
229. DE D'ALEMBERT.
Paris, 9 février 1781.
Sire,
Je viens de recevoir l'excellent ouvrage sur la littérature allemande que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer, et dont elle me parle dans sa lettre du 6 janvier; j'ai envoyé sans délai à M. Grimm, suivant les ordres de V. M., l'exemplaire qui était destiné pour lui. Quant à moi, je n'ai pas perdu un moment pour lire et même pour relire cette nouvelle production littéraire et philosophique de V. M. J'y ai trouvé, Sire, les principes les plus sains de littérature, et partout un fonds de raison et de bon goût, tel qu'on devait l'attendre d'un écri<193>vain philosophe, nourri de la lecture des bons modèles, et digne de l'être lui-même. Je ne suis point assez au fait de la littérature allemande pour juger par moi-même si les reproches que lui fait V. M. sont aussi bien fondés qu'ils le paraissent; mais je m'en rapporte sans peine au jugement éclairé de V. M. sur cet objet inconnu pour moi. La manière si juste et si vraie dont elle apprécie nos littérateurs français me persuade qu'elle apprécie avec la même justice et justesse les littérateurs de son pays; et les vues qu'elle propose pour remédier au défaut dont elle se plaint me paraissent les plus saines et les plus utiles qu'il est possible. On dit pourtant que les Allemands se plaignent d'avoir été jugés avec trop de rigueur; cela me paraît assez naturel, mais ne prouve pas encore qu'ils aient raison. Je n'ai trouvé, Sire, dans tout cet excellent ouvrage qu'un seul endroit qui peut donner une légère prise à la critique; encore serait-elle, à certains égards, très-mal fondée. V. M. dit à la page 36 : « Nous prendrons des Latins le Manuel d'Épictète et les Pensées de Marc-Aurèle. »193-a Sans doute elle n'a voulu parler que de ces deux ouvrages traduits, et qui ont d'ailleurs été écrits dans Rome, ce qui les fait en quelque manière appartenir aux Latins; car V. M. n'ignore pas d'ailleurs que les originaux de ces deux ouvrages sont en grec. Il serait bon que, à une seconde édition, V. M. s'expliquât d'une manière plus précise sur cet objet, pour éviter toute équivoque et ôter aux journalistes allemands tout prétexte de dire là-dessus, à leur ordinaire, quelques lourdes sottises. En voilà assez, Sire, sur les Allemands, malgré l'honneur qu'ils ont de vous avoir pour compatriote et pour souverain. Je me hâte de parler à V. M. d'un autre objet, non moins digne d'éloges peutêtre que son excellent ouvrage : c'est l'éloquence, le bon goût, la noblesse de l'éloge qu'elle fait de l'Impératrice-Reine dans la dernière lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Je l'ai lu à tout ce que je connais, et tout ce que je connais l'a admiré comme moi. Tous<194> s'écrient qu'on ne peut faire de cette princesse une plus belle oraison funèbre, qu'on devrait mettre ce peu de mots sur sa tombe : « Ci-gît Marie-Thérèse, impératrice-reine de Hongrie et de Bohême. Le grand Frédéric, son contemporain, a dit d'elle : Elle a fait honneur au trône et à son sexe; je lui ai fait la guerre, et je n'ai jamais été son ennemi. » Nous avons eu, le 25 janvier dernier, à l'Académie française, une séance publique pour la réception de deux nouveaux académiciens. M. l'abbé Delille, qui les recevait, et qui a dit un mot, dans son discours, sur l'Impératrice-Reine, a ajouté qu'il ne pouvait la louer avec plus d'éloquence que V. M.; il a rapporté vos paroles, et toute la salle a retenti d'applaudissements. J'ai eu plus d'une fois occasion, dans les lectures que j'ai faites à cette compagnie assemblée, d'exprimer mes sentiments pour V. M., de parler de sa gloire et de ses ouvrages, et le public a toujours fait chorus; car ce public, Sire, a pour vous la vénération que vous méritez comme guerrier et comme roi, et l'admiration que vous méritez encore comme écrivain et comme philosophe.
On me mande, Sire, qu'il y a actuellement à Berlin un jeune savant, nommé M. Mayer,194-a qui vient de publier en allemand une excellente Histoire de la Suisse; que cette histoire a été traduite en français; qu'elle est pleine de philosophie et de vérités courageuses; que l'auteur est en état d'écrire en français; qu'il désirerait se fixer dans les États de V. M., et que l'Académie ferait en lui une excellente acquisition, si V. M. jugeait à propos de l'y attacher, en le fixant d'abord par une modique pension de quatre cents écus, dont il se contenterait jusqu'à ce qu'il eût mérité par son travail d'obtenir une plus forte récompense. V. M. pourrait prendre des informations au sujet de cet homme de lettres; et comme je m'intéresse au bien de son Académie, je prends la liberté de demander à V. M. ses bontés pour<195> M. Mayer, en cas que, après les informations, elle le juge digne de les obtenir.
Il ne me reste d'espace, Sire, que pour renouveler à V. M. les vœux ardents que je ne cesse de faire pour son bonheur, pour l'accroissement de sa gloire, si cet accroissement est possible, pour sa santé, son repos et sa conservation. On m'écrit que V. M. se porte mieux que jamais, et je réponds avec cet ancien : Les dieux sont donc quelquefois justes!
Je suis avec la plus tendre vénération, etc.
230. A D'ALEMBERT.
Le 24 février 1781.
L'ouvrage que je vous ai envoyé est l'ouvrage d'un dilettante195-a qui, prenant part à la gloire de sa nation, désirerait qu'elle perfectionnât autant les lettres que l'ont fait les nations ses voisines qui l'ont précédée de quelques siècles. Loin d'être sévère, je ne l'ai fouettée qu'avec des roses; il ne faut pas abaisser ceux que l'on veut encourager; au contraire, il faut leur faire voir qu'ils ont le talent, et qu'il ne leur manque que la volonté de le perfectionner; et en cela, une pédanterie grossière et le manque de goût sont les plus grands obstacles qui les arrêtent. J'avoue que le génie n'est pas aussi commun qu'on le croit, et que des hommes déplacés, qui auront fait merveille dans un genre, ne réussissent pas également dans les autres. Dans les écoles et les universités de mon pays, j'ai introduit la méthode d'instruction que<196> j'ai proposée, et je m'en promets des suites avantageuses.196-a Je signe volontiers mon arrêt touchant Marc-Aurèle et Épictète; toutefois vous saurez qu'en Allemagne la connaissance de la langue latine est bien plus commune que la connaissance de la grecque; pourvu que nos savants s'appliquent à bien traduire ces auteurs, ils mettront dans leur propre langue, par ce moyen, plus de force et d'énergie, qualités qui lui manquent encore.
Vous voulez bien vous intéresser à ma santé, et dans le temps que vous me félicitez d'en jouir, votre lettre me trouve dans le troisième accès de goutte dont je suis accablé depuis mon retour de Berlin. Ce sont des galanteries dont l'âge favorise les vieillards. Je me console avec l'abbé de Chaulieu196-b et avec tous les goutteux du Vieux et du Nouveau Testament.196-c Cela incommode un peu en écrivant; mais on se fait à tout, et je dis comme Posidonius : O goutte! tu ne m'empêcheras pas d'écrire au sage Anaxagoras.
Ce M. Mayer a été ici.196-d Je vous confesse que je l'ai trouvé minutieux; il a fait des recherches sur les Cimbres et sur les Teutons, dont je ne lui tiens aucun compte; il a encore écrit une analyse de l'histoire universelle,196-e dans laquelle il a studieusement répété ce qu'on a écrit et dit mieux que lui. Si l'on ne veut que copier, on augmen<197>tera le nombre des livres à l'infini, et le public n'y gagnera rien. Le génie ne s'attache point aux minuties; ou il présente les choses sous des formes nouvelles, ou il se livre à l'imagination, ou, ce qui est mieux encore, il choisit des sujets intéressants et nouveaux. Mais nos Allemands ont le mal qu'on appelle logon diarrhoea;197-a on les rendrait plutôt muets qu'économes en paroles.197-b Voilà bien du bavardage pour un goutteux; j'étais en bon train d'en dire davantage, si ma main (peut-être à propos) ne m'arrêtait pour ne vous point ennuyer. Sur ce, etc.
231. DE D'ALEMBERT.
Paris, 30 mars 1781.
Sire,
La dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire m'a laissé des inquiétudes pour vous, et sur le présent, et sur l'avenir. Quelqu'un qui avait eu l'honneur de voir assez longtemps V. M. m'avait écrit qu'il ne l'avait jamais trouvée si bien portante. Je me suis empressé de l'en féliciter, et dans le temps que je me réjouissais avec tous mes amis de cette bonne nouvelle, V. M. en était au troisième accès violent de goutte dont elle a été attaquée cet hiver. Quoiqu'elle ait la bonté de m'apprendre qu'elle en est à présent délivrée, je crains, Sire, une nouvelle rechute, ce long et maudit hiver n'étant pas encore fini, à beaucoup près, surtout à cinq degrés plus nord<198> que Paris, où nous nous chauffons encore. Plus je suis profondément touché de l'état de V. M., plus je suis tendrement reconnaissant de la bonté avec laquelle elle veut bien me parler à ce sujet, en m'assurant que cette maudite goutte ne me privera pas de ses lettres. Elles me sont, Sire, plus nécessaires que jamais; elles font toute ma consolation, et raniment l'insipidité de ma vie, devenue presque nulle par l'état de ma santé, qui m'interdit presque absolument tout travail, si je veux conserver le peu qui m'en reste.
Mais j'aime bien mieux parler à V. M. d'elle que de moi; et après lui avoir fait mon compliment dans ma dernière lettre sur l'éloge si éloquent et si court qu'elle m'a écrit de l'Impératrice-Reine, je prendrai la liberté de la féliciter dans cette lettre sur un autre objet, sur l'excellente réponse qu'elle vient de faire à la requête des ministres luthériens de Berlin, au sujet des innovations du catéchisme et des cantiques.198-a Si, d'un côté, l'importance que ces prêtres mettaient à l'objet de leur requête est amusante par le ridicule, la réponse de V. M. est dictée par la sagesse même, armée de la plus fine et de la meilleure plaisanterie. « Mon intention est que chacun de mes sujets puisse s'arranger dans son culte comme il jugera à propos, et que tous, sans exception, soient les maîtres de chanter et de croire ce qu'ils voudront, et comme ils voudront. » Ah! Sire, que Voltaire aurait ri, s'il avait lu cette charmante réponse! quel usage excellent il en aurait fait dans le premier pamphlet qu'il eût imprimé, soit en vers, soit en prose! que ces expressions, s'arranger dans son culte, chanter et croire ce qu'ils voudront, sont heureuses et de bon goût! qu'elles sont dignes de servir de modèles aux souverains, que les théologiens veulent mêler dans leurs querelles, et qui, pour l'ordinaire, s'y mêlent avec une facilité si avilissante pour eux et si funeste à leurs peuples! J'ose assurer V. M. que ces mots si précieux à la raison ont<199> fait ici autant de fortune que son bel éloge de l'Impératrice-Reine, et qu'ils sont en ce moment répétés avec de grands éclats de rire par tous ceux qui pensent, et qui, à l'exemple de V. M., méprisent toutes les superstitions humaines et toutes les billevesées théologiques. Puissent la destinée et la goutte vous permettre, Sire, de donner encore longtemps un pareil exemple aux rois, qui pour la plupart en ont si grand besoin, une si douce consolation à la raison et au bon sens, et une si efficace marque de mépris à l'absurde et atroce fanatisme!
Tout ce que V. M. me fait l'honneur de me mander sur l'état actuel de la littérature allemande est plein de goût et de lumières. Je souhaite et j'espère que les réformes proposées et ordonnées par V. M. auront un succès digne du héros philosophe et réformateur qui les a prescrites. Nos universités de France, et celle de Paris en particulier, auraient grand besoin d'un législateur tel que vous; car on y est encore bien encroûté de préjugés en tout genre, bien ignorant et bien fanatique.
Je m'en rapporte entièrement à V. M. sur le jugement qu'elle a porté de ce M. Mayer dont j'avais eu l'honneur de lui parler. On m'en avait écrit des merveilles, et je les avais crues assez facilement pour demander à V. M. si elle connaissait cet homme de lettres. Me voilà maintenant bien instruit de ce qu'il vaut, et parfaitement tranquille sur le parti que V. M. voudra prendre à cet égard. Je crois volontiers que les littérateurs allemands sont encore bien malades de cette indisposition que V. M. appelle si plaisamment une diarrhée de paroles. Il leur suffirait d'entendre ou plutôt d'écouter plus souvent et plus attentivement V. M., pour apprendre d'elle à ne dire que ce qu'il faut, et comme il le faut.
Ce précepte si sage, Sire, m'avertit de finir moi-même tout mon bavardage philosophique et littéraire; je le termine mieux qu'il n'a commencé, en renouvelant à V. M. l'hommage des sentiments pro<200>fonds de reconnaissance, de vénération et de tendresse avec lesquels je serai jusqu'au tombeau, etc.
232. A D'ALEMBERT.
Le 13 avril 1781.
La nature a voulu que la santé et l'espérance fussent nos introducteurs dans le monde, pour nous faire illusion sur les maux qui nous attendent; et, par une précaution outrée, cette même nature craignant que nous ne fussions trop attachés à cette maudite vie, elle nous envoie les maladies et les infirmités, pour que nous y renoncions avec moins de regret. Nous sommes tous les deux compris dans cette dernière classe; chaque jour nous faisons des pertes, et nous envoyons notre gros bagage prendre les devants,200-a assurés de le suivre dans peu. Cette goutte dont j'ai été incommodé, je m'en suis délivré par l'abstinence et par le régime. A présent je n'y pense plus, quoique je me prépare à quelque nouvelle visite de cette hôtesse importune. Tandis que la France fait bravement la guerre sur mer aux Anglais, j'ai combattu la goutte, et je l'ai prise par famine; il serait à souhaiter que les Espagnols en fissent autant à Gibraltar.
Nous avons eu quelque petit mouvement dans l'Église pour un sujet de la plus grande importance.200-b Vous savez que les protestants croient que la Divinité aime leur chant; je ne sais quel poëte allemand a cru trouver un tas d'inepties dans ces beaux cantiques, et en<201> a composé de nouveaux, plus dignes, à ce qu'il croit, de l'Être suprême. Cela a produit une scission dans l'Église; les uns sont pour les vieux, les autres pour les nouveaux. Le peuple criait à l'hérésie sans savoir pourquoi; les prêtres, jaloux les uns des autres, voulaient s'anathématiser; les libraires se mêlaient dans cette querelle; les uns axaient des éditions entières des nouveaux cantiques, qu'ils voulaient vendre; d'autres avaient leur boutique pleine des anciens, dont ils n auraient pu avoir le débit, si la nouvelle mode avait gagné le dessus. Dans ce conflit, chaque parti m'a porté ses plaintes, et en juge impartial j'ai décidé que chacun louerait Dieu comme il le jugerait le plus convenable, et la paix a été rétablie dans l'Église de Berlin. Mais admirez qu'un incrédule sert d'indigne instrument pour apaiser le schisme naissant de son troupeau d'élus. Platon autrefois servit à fonder la religion chrétienne; Voltaire employa toute la sagacité de son génie pour rendre les prêtres raisonnables et le faux zèle tolérant; mais cette dernière entreprise, étant trop forte, n'a pu être consommée.
Il vient d'arriver une assez plaisante aventure dans l'Empire. Un prince, grand ami de votre Beaumont, archevêque de Paris, a une épouse âgée de cinquante-trois ans, et a fait connaissance avec un prêtre fanatique, qui lui a promis que son épouse deviendrait enceinte, si on lui faisait dire une messe sur le ventre, ajoutant qu'il se fallait pourvoir d'une foi robuste pour que le charme opérât. Voilà qu'on dit des messes sur le ventre, voilà que la femme du prince se croit grosse, voilà accoucheurs, accoucheuses et témoins qui arrivent; mais le miracle manque, parce que le prince n'avait pas eu assez de foi. Notez que cette farce s'est jouée dans ce siècle philosophique, dans ce dix-huitième siècle où l'on dit que la raison s'est perfectionnée. Pauvres humains que nous sommes! Il paraît que la nature ne nous a mis au monde que pour croire et que pour faire des sottises. Et nous nous enorgueillissons encore! Je voudrais qu'avec des messes<202> dites sur le ventre on pût vous rendre la santé et la vigueur; mais comme cette charlatanerie répugne à tout philosophe, il faudra vous borner au régime, qui est plus efficace que les messes. Je souhaite de tout mon cœur d'apprendre que votre santé est meilleure, et que vous êtes en état de travailler comme autrefois.
Sur ce, etc.
233. DE D'ALEMBERT.
Paris, 11 mai 1781, anniversaire de la bataille de Fontenoi,
dix ans avant le traité de Versailles. 202-a
Sire,
Votre Majesté prétend, dans la dernière lettre dont elle a bien voulu m'honorer, que nous faisons chaque jour des pertes, elle et moi, et que nous envoyons notre gros bagage prendre les devants, assurés de le suivre dans peu. Cela n'est que trop vrai de mon frêle individu; mais permettez-moi, Sire, pour ce qui vous regarde, de n'être pas là-dessus de l'avis de V. M. Je crois au contraire, à en juger par ses lettres, qu'elle se fortifie et rajeunit tous les jours, tant ces lettres sont pleines de gaîté et d'excellente plaisanterie. Tout ce que V. M. me fait l'honneur de m'écrire sur la querelle des ministres est du meilleur ton et du meilleur goût, digne de la cause soumise par eux à la décision de V. M., et digne de la sagesse d'un grand roi. Hélas! Sire (et c'est la réflexion de tous ceux à qui j'ai lu cet endroit de votre lettre), pourquoi les autres souverains n'ont-ils pas eu et n'ont-ils pas encore le même dédain que vous pour ces billevesées? Combien<203> ils auraient épargné de sang et de malheurs à la sotte et déplorable espèce humaine! Voilà un évêque d'Amiens, fanatique successeur de celui qui a demandé le supplice du chevalier de La Barre, voilà, dis-je, cet évêque d'Amiens, nommé Machault, fils de l'ancien contrôleur général des finances, qui vient de donner un mandement forcené contre l'édition qu'on prépare des œuvres de Voltaire. Si on savait, en France, imposer silence à ces sonneurs de tocsin, ils n'auraient ni partisans, ni imitateurs. Peut-être à la fin sentira-t-on la nécessité de les réprimer pour l'honneur de la raison et le repos public. Dieu veuille qu'on y suive votre exemple!
Il me semble que l'empereur d'aujourd'hui traite un peu lestement les prêtres, les moines et le pape. Il faut espérer que cette première hostilité impériale aura des suites plus sérieuses. Ainsi soit-il!
Je suis avec la plus tendre et la plus profonde vénération, etc.
234. A D'ALEMBERT.
Le 28 mai 1781.
Quand on frise la soixante et dixième année, on doit être prêt à décamper aussitôt que le boute-selle sonne; quand on a vécu longtemps, on doit connaître le néant des choses humaines, et, lassé de ce flux et reflux de maux et de biens qui se succèdent sans cesse, on doit quitter la vie sans regret. Quand on n'est point ce qu'on appelait autrefois hypocondre, et qu'on nomme maintenant avec beaucoup plus d'élégance vaporeux, on doit envisager gaîment le terme qui met fin à nos sottises et à nos tourments, et se réjouir que la mort nous délivre de ces passions qui nous damnent. Après avoir mûre<204>ment réfléchi sur ces graves matières, je compte de conserver ma bonne humeur tant que durera ma chétive et frêle machine, et je vous conseille d'en faire autant. Bien loin de me plaindre de ma fin prochaine, je dois plutôt faire excuse au public d'avoir eu l'impertinence de vivre si longtemps, de l'avoir ennuyé, fatigué, et de lui avoir été à charge les trois quarts d'un siècle, ce qui passe la raillerie.
Je quitte cette matière, qui pourrait vous paraître trop lugubre, pour vous remercier de l'anecdote de l'empereur Léopold que j'ai trouvée dans votre lettre. Il faut avouer que les saints ont des ressources que les profanes n'ont pas. Chez nous, l'œuvre de la propagation n'est due qu'à une opération physique des plus communes. Chez les saints, tout se fait par miracles; malheureusement ils ne réussissent pas toujours dans ce siècle pervers. Toutefois ce que le prince a perdu en messes, il l'a gagné par le ridicule qu'il s'est donné par cette platitude.
J'ai appris, ainsi que vous, que le César Joseph a quelques démêlés avec le saint-père, encore au sujet d'une messe qu'il n'a point voulu dire pour Marie-Thérèse. J'ose présumer toutefois qu'ils se raccommoderont à la mort du duc de Modène, et que le vicaire de Jésus-Christ cédera le Ferrarois aux descendants des Lorrains autrichiennisés; cette cession du Ferrarois au moins vaut bien une messe, et l'âme de Marie-Thérèse, l'apprenant, s'élancera du purgatoire en paradis. Cette assertion n'est qu'une hypothèse; je suis laïque, et il n'appartient qu'à la Sorbonne de prononcer sur ce qui peut se passer au ciel, au purgatoire, ainsi qu'aux enfers.
J'ai oublié de vous dire que j'ai vu ces jours passés, à Berlin, un prince Salm204-a qui vient fraîchement de Paris; il m'a couvert de honte; je me suis trouvé si inepte, si maussade, si sot en comparaison de lui, que je n'ai presque pas eu le cœur de lui répondre. Il est pétri de<205> grâces; tous ses gestes sont d'une élégance recherchée, ses moindres paroles des énigmes; il discute et approfondit les bagatelles avec une dextérité infinie, et possède la carte de l'empire du Tendre mieux que tous les Scudéry de l'univers.205-a Ah! père Bouhours, me suis-je écrié, je suis contraint d'avouer que vous aviez raison, et que, hors de Paris, on ne trouve que ce gros sens commun qui ne mérite pas qu'on en parle. Peut-être que le poëte duquel sont les vers adressés au cardinal de Bernis avait la tête pleine des Réflexions de La Rochefoucauld, et qu'il juge ainsi que nos actions n'ont d'autre principe que l'amour-propre et la vanité.205-b Le cardinal pourrait lui répondre que la critique est aussi aisée que l'art est difficile. Pour moi, qui suis grand partisan de l'indulgence, parce que je sens que souvent j'ai besoin de la rencontrer chez le public, je crois qu'il ne faut condamner personne sans l'avoir entendu; de plus, vous savez qu'il ne convient pas que le supérieur soit jugé par l'inférieur; or, la dignité d'un cardinal l'élève au-dessus de tous les rois de la terre; donc ...
Je suis actuellement occupé à faire la tournée des provinces; ces occupations tumultuaires continueront jusqu'au 15 du mois prochain, où, de retour en mon petit ermitage, je pourrai vous écrire à tête reposée et plus gaîment. Sur ce, etc.
<206>235. DE D'ALEMBERT.
Paris, 8 juin 1781.
Sire,
M. l'abbé de Boismont, homme de beaucoup d'esprit et de mérite, mon confrère à l'Académie française, me prie de mettre aux pieds de V. M. son profond respect, en lui présentant de sa part cette oraison funèbre de l'Impératrice-Reine. V. M. verra, à la page 20 de ce discours, et à la page 29, le juste hommage que l'éloquent orateur a rendu aux rares talents et au génie du grand Frédéric en tout genre. Quoique le discours ait été prononcé dans une chapelle, la présence de Dieu, Sire, n'a pas empêché l'auditoire d'applaudir avec transport à l'endroit qui regarde V. M., parce que l'orateur ne faisait qu'y exprimer avec énergie et vérité le sentiment de tous ceux qui l'écoutaient. M. l'abbé de Boismont, Sire, serait très-honoré et très-flatté d'obtenir le suffrage de V. M., qui le toucherait bien plus encore que tous les éloges donnés par le public à ce discours.
Permettez-moi, Sire, comme secrétaire de l'Académie française, de féliciter cette compagnie de l'honneur qu'elle se fait auprès de la nation par les hommages si fréquents et si justes qu'elle rend à V. M. dans presque toutes ses séances publiques, tant sacrées que profanes. Quand je ne serais pas depuis longtemps pénétré des sentiments d'admiration et de profond respect que je dois à V. M., je les aurais puisés, Sire, dans le commerce de mes confrères, qui vous regardent à juste titre comme le protecteur de la philosophie et des lettres, comme le chef et le modèle de ceux qui les cultivent.
C'est avec ces sentiments profonds et inaltérables que je serai toute ma vie, etc.
P. S. Je reçois à l'instant, Sire, et au départ de la poste, la lettre<207> dont V. M. m'a honoré le 28 mai; j'aurai l'honneur d'y répondre quand elle sera revenue de ses courses.
236. A D'ALEMBERT.
Le 14 juillet207-a 1781.
Me voici de retour des frontières des Sarmates, que j'ai parcourues, et je suis bien aise de me trouver dans ma cellule. C'est au prince Salm, aux élégants à talons rouges à remplir ce monde du bruit de leur nom et de leurs étourderies; mon âge m'éloigne de leur séquelle; il me porte à passer le reste de mes jours avec les anciens, que je joindrai dans peu, et m'éloigne des modernes, avec lesquels ce n'est pas la peine de faire connaissance. Ne pensez pas, je vous prie, en lisant ce début, que j'aie des vapeurs; je vous assure qu'il n'en est rien. Je vois entre les mains des Parques s'accourcir le fil de mes jours, sans que cela m'affecte; l'expérience journalière est une école qui nous apprend la vicissitude de notre être; nos molécules, qui s'échappent par la transpiration imperceptible, les différentes sécrétions du corps, ainsi que les saignées, nous accoutument à mourir en détail; apprivoisés à perdre des parties de nous-mêmes, nous nous encourageons à voir d'un regard stoïque la dissolution totale de la matière qui nous compose. Mais lorsque l'imagination s'éteint, que la mémoire devient infidèle, que la vue baisse ou s'obscurcit, chez la plupart des hommes l'amour-propre se gendarme contre le temps qui leur enlève des propriétés qu'ils pensaient être indélébiles; l'admiration qu'ils avaient<208> pour leurs prétendues perfections leur cause les regrets les plus ridicules sur la perte de quelques qualités passagères de leur être, et ils ne se rappellent pas qu'ils n'étaient rien dans le siècle passé, et qu'ils seront réduits à rien dans le siècle futur. Les vieillards pourraient bien encore trouver des sujets de consolation en se rappelant que l'on n'a de vrais amis que ses contemporains, et que ce bien inestimable du sage est perdu pour lui, s'il pousse sa carrière à la seconde ou à la troisième génération. La façon de penser, celle d'agir, si différente, ne s'assimilent point; ils se trouvent donc isolés dans la société, comme on trouve dans les taillis quelques vieux chênes qui ont résisté aux injures du temps, et dont la cime desséchée et flétrie domine de beaucoup au-dessus du sommet des jeunes arbres. Mais ces réflexions, quoiqu'elles ne m'affectent pas, paraîtront peut-être trop sombres pour un philosophe qui vit au centre des Sybarites de la Seine.
Je passe donc à des sujets plus gais. Ce César Joseph, dont vous faites mention, me fortifie et me corrobore dans le penchant que j'ai pour la secte acataleptique; les uns le disent à Bruxelles, les autres à Paris, et je vous répondrai comme madame de Sévigné : Je ne crois ni l'un ni l'autre. Ce prince fait trembler tous les moines et les riches abbés de ses États. On prétend qu'il hait les parjures, et qu'il réduira exactement ces messieurs à l'observance du vœu de pauvreté qu'ils ont fait. Voyez-vous, ce sont là des biens que la guerre opère dans la chrétienté. Cette guerre coûte des sommes immenses; les princes empruntent; une nouvelle guerre, de nouvelles dettes; il faut les payer, les ressources manquent. Que faire? Il ne reste qu'à dépouiller le clergé de ses richesses, et la nécessité contraint les monarques à recourir à ce seul expédient qui leur reste. Si notre Calvin était témoin de ces événements, voici ce qu'il dirait : Admirez, mes frères, les voies impénétrables de la Providence; l'Être des êtres, qui abhorre l'horrible et sacrilége superstition dans laquelle l'Église se trouve<209> plongée, ne se sert point de la voix des sages pour rendre la vérité triomphante; elle ne daigne point opérer des miracles pour étouffer l'erreur enracinée. De qui se sert-elle pour détruire les moines et pour faire disparaître de la face de la terre ces organes vils et impurs du fanatisme? Des rois, mes frères, c'est-à-dire, de l'espèce la plus ignorante qui rampe sur la surface de ce globe. Comment le grand Démiourgos amène-t-il ces ignorants à ses fins? Par l'intérêt, mes frères. Pour cette fois, intérêt infâme, tu seras du moins utile au inonde, en excitant les passions de ces demi-dieux du siècle à piller le bien des prêtres; tu les armes du glaive destructeur avec lequel ils détruisent cette engeance dont l'estomac sacrilége et les boyaux avides étaient sans cesse bourrés de chair et de sang. O altitudo!209-a etc. Au moins ce n'est pas moi, mais Jean Calvin qui dit tout cela; je vous le déclare, messieurs de la poste; au cas que votre noble curiosité vous porte à savoir ce que contient ma lettre, vous ne confondrez pas mon nom avec celui de Calvin. Je respecte trop le profond savoir de M. l'archevêque de Paris, et son faiseur de mandements, pour vouloir les scandaliser, et personne ne considère plus que moi la déraison inaltérable de ce concile perpétuel de la Sorbonne antique, dont les décisions sont infaillibles. Pour vous, mon cher Anaxagoras, je vous prie d'être persuadé de toute mon estime. Sur ce, etc.
<210>237. AU MÊME.
Le 22 juin 1781.
Je n'ai connu de Beaumont que l'archevêque de Paris,210-a digne d'être archevêque du diable, si cet esprit malfaisant existait, et qu'on lui rendît un culte. Je connais beaucoup Beaumont l'avocat,210-b respectable par son éloquence, par ses mœurs, surtout par la générosité courageuse avec laquelle il a soutenu la cause de la vertu opprimée; je n'ai pu lui refuser mon estime. Pour l'abbé de Beaumont210-c dont vous me parlez, je ne le connais que par le discours que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Ce bon abbé me coupe la parole; il s'est malheureusement avisé de dire des choses si obligeantes, si flatteuses sur mon sujet, qu'il ne me reste qu'à l'admirer et à me taire.210-d Ah! mon cher d'Alembert, répétons quelquefois avec le bon Salomon les paroles les plus sensées qui lui soient échappées : Vanités des vanités! vanité de la gloire! L'homme est un atome noyé dans l'océan de l'éternité; le moment de sa naissance touche à celui de sa mort; le moins vicieux est le plus parfait; il passe ses jours à élever ou à détruire. Un être de cette espèce mérite-t-il un panégyrique? Passe encore qu'on perpétue les noms de ceux qui nous ont appris à labourer, à moudre, à pétrir, à étancher notre soif par des liqueurs bienfaisantes; passe qu'on éternise la mémoire de ceux qui persuadèrent aux hommes de sacrifier une partie de leur intérêt au bien de la société. Mais les autres, qu'en dirai-je? Ils n'ont été loués qu'à cause qu'ils ont fait du bruit, et leurs enthousiastes sont les premiers à purifier leurs appartements de guêpes et de frelons, parce qu'ils<211> piquent en bourdonnant, tandis qu'ils ne touchent pas aux mouches, parce qu'elles sont plus tranquilles. Ceci n'est point dit à l'égard de la bonne Thérèse, qui, sortie du purgatoire par l'efficace des messes dites pour son repos, dévide maintenant son rosaire en paradis. Ces guêpes, ces frelons désignent un certain habitant des bords de la mer Baltique auquel vous rendîtes visite il y a une vingtaine d'années. Ces jours passés, je lisais ces vers :
César n'a point d'asile où son ombre repose,
Et l'ami Pompignan croit être quelque chose!211-a
Je répète souvent ces vers, surtout lorsque des bouches ou des plumes éloquentes distillent un encens élaboré et subtil qui entête et bouleverse une pauvre cervelle dépourvue de philosophie. Si les prêtres crient incessamment de leurs chaires : Point de raison! point de raison!211-b je voudrais qu'on dît tous les jours aux princes : Point d'orgueil! point d'orgueil! souviens-toi que ta première habitation a été entre l'intestinum rectum et la vessie.211-c Je conviens que si les Quélus, les Maugiron, les Luynes,211-d le vieux duc de Richelieu, en un mot, les courtisans de vos rois, avaient tenu des propos semblables à leurs maîtres, la fortune de ces favoris en eût été moins brillante; mais peut-être Henri III aurait moins persécuté les hérétiques, Louis XIII aurait plus ménagé le sang de ses sujets, il se pourrait que Gênes n'eût pas été bombardée sous Louis XIV, que la chambre de réunion n'eût pas été érigée, et que les Hollandais fussent demeurés en paix l'année 1672; et ç'aurait été un gain pour la pauvre humanité. C'est aux grands philosophes comme vous à prononcer sur des réflexions ébauchées par un pauvre Tudesque; en attendant, ma monade salue<212> la vôtre, et la prie, toutes les fois qu'elle voudra penser à cet être qui végète au bord de la Sprée, de se servir du tube de l'abbé de Beaumont, et de ne voir à travers que le beau fantôme que ledit abbé a créé. Sur ce, etc.
238. DE D'ALEMBERT.
Paris, 29 juin 1781.
Sire,
Je crois Votre Majesté revenue maintenant de toutes ses courses militaires, et sédentaire dans sa retraite philosophique. Je m'empresse donc d'avoir l'honneur de répondre à sa dernière et charmante lettre, malgré l'impression qui me reste encore de deux ou trois accès de fièvre qui m'ont laissé de la faiblesse, mais qui peut-être m'auront fait quelque bien d'ailleurs, en me délivrant, comme disent les médecins, de quelque matière peccante et morbifique. Les excellentes leçons que V. M. veut bien me donner sur l'hypocondrie, ou hypocondrerie, plus élégamment appelée vapeurs, me font craindre, pour l'honneur de ma raison, que V. M. ne me croie attaqué de cette maladie; je la puis assurer qu'il n'en est rien, et que je vois d'un œil assez froid et philosophique le dépérissement de mes facultés corporelles et intellectuelles. Comme ce dépérissement est une suite de mon âge de soixante-quatre ans, des longs travaux dont ma pauvre tête est fatiguée, car toutes les têtes, Sire, et surtout la mienne, ne sont pas de la même trempe que la vôtre, je me console en pensant que tel est le sort de la condition humaine, et que celui qui, comme moi, chemine lentement vers l'autre monde sans souffrir beaucoup<213> d'esprit ni de corps est encore une des créatures humaines les mieux partagées par la divine providence.
Je n'ai pas le bonheur, Sire, de connaître, même de vue, ce prince de Salin dont V. M. me fait l'honneur de me parler; la vie que je mène me prive de l'avantage de rencontrer cette élégante espèce; mais des personnes qui connaissent ce prince m'en ont parlé exactement sur le même ton que V. M. Les sentiments qu'il lui a inspirés sont exactement les mêmes dont il est honoré à Paris par le peu de gens raisonnables avec lesquels il se rencontre quelquefois. Ce sont, Sire, ces messieurs-là qui laissent aux étrangers une idée si favorable de la nation française, qui, pour son bonheur, ne leur ressemble pas tout entière; car je ne connais point de pays où il y ait à la fois dans le même peuple deux nations plus différentes et plus évidemment distinguées, qui n'ont entre elles rien de commun, comme ces rivières qui, depuis leur confluent jusqu'à une très-grande distance, coulent l'une auprès de l'autre sans se mêler. Ce sujet, Sire, fournirait beaucoup; mais tout cela ne serait bon à dire qu'à l'oreille de V. M., et malheureusement j'en suis trop loin. Je puis seulement me permettre de lui dire, pour échantillon de notre double caractère national, que, d'un côté, les bons citoyens et les gens sages ne désirent que la fin d'une guerre jusqu'à présent très-ruineuse sans beaucoup d'avantages, et que, de l'autre, tous nos agréables ne sont occupés que de la prompte réédification de l'Opéra, qui vient de brûler de fond en comble. V. M. s'amuserait fort aussi de tous les propos contradictoires qu'elle entendrait, dans nos sociétés, sur la retraite récente de M. Necker, autre matière à grandes réflexions, mais qui ne doivent pas non plus passer par le canal des honnêtes commis qui lisent les lettres aux postes, et à qui Dieu conserve les yeux, dont ils font un si digne et si noble usage!
Le César Joseph, comme V. M. l'appelle, est actuellement, dit-on, incognito à Versailles, ou doit y arriver incessamment sans se mon<214>trer à Paris. On raisonne ou bavarde beaucoup sur l'objet de son voyage; si c'est, comme on dit, pour négocier la paix, Dieu veuille l'exaucer et l'entendre! Il me semble, à en juger par les nouvelles publiques, que ce prince malmène un peu et le saint-père, et sa livrée, tant monastique que séculière; il va même, dit-on, jusqu'à accorder aux juifs la liberté de conscience et l'état de citoyen, ce que les augustes empereurs ses ancêtres auraient regardé comme le plus grand des crimes. C'est à vous, Sire, que l'humanité et la philosophie doivent rendre grâces de tout ce que les souverains font et feront encore pour favoriser la tolérance et réprimer la superstition; car c'est V. M. qui leur a donné la première ce grand exemple, si beau et si facile pour eux à imiter, et qu'ils ont néanmoins encore imité si peu. Prions le roi des rois, comme dit la sainte Écriture, que Leurs Majestés s'instruisent et s'éclairent!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
239. DU MÊME.
Paris, 30 juillet 1781.
Sire,
Je commencerai cette lettre par présenter à Votre Majesté un nouvel hommage qu'on lui rend, tout en faisant l'éloge de Marie-Thérèse. C'est l'ouvrage d'un jeune écolier de quatorze ans, de grande espérance, qui croit devoir, tout jeune qu'il est, joindre sa voix à celle de l'Europe, et qui, à la page 6 de cette pièce, parle de V. M. en assez beaux vers, comme l'Europe en pense. Si V. M. daignait me charger d'un mot pour ce jeune homme, il frapperait, comme Horace,214-a les<215> cieux de sa tête, orgueilleuse d'avoir obtenu le suffrage d'un si grand roi, et moi, je dirais à V. M. avec le psalmiste David : Vous avez reçu la louange de la bouche même des enfants.215-a
J'ai reçu, Sire, à peu de distance l'une de l'autre, deux lettres de V. M., qui sont deux chefs-d'œuvre de philosophie pratique. Ceux qui liraient ces deux belles lettres sans voir la signature les croiraient d'Épictète, et ne se douteraient pas qu'elles sont d'un roi qui, après avoir rempli l'univers de son nom, voit avec tant de supériorité et de lumières tout le néant des grandeurs et des vanités humaines. Ces deux lettres, Sire, prouvent combien j'ai dit vrai dans ces deux vers que j'ai mis, avec d'autres, au bas de l'estampe de V. M. :
Modeste sur un trône orné par la victoire.
Il sut apprécier et mériter la gloire,215-b
Je ne sais par quelle voie le César Joseph veut aller à cette gloire si vaine et si recherchée; mais je crois qu'il ira plus sûrement en s'emparant des biens du clergé qu'en s'emparant de la Bavière. V. M. a bien raison; la guerre, parmi tous les fléaux qu'elle amène, produira à la longue ce bien si désirable; les princes feront payer leurs dettes aux prêtres et aux moines. La France, qui écrit sur tout cela de si belles choses, et qui en fait si peu, sera, je crois, la dernière à faire justice, car il y a encore trop de prêtres à Versailles; mais elle la fera pourtant enfin, ne fût-ce que par la honte de rester toute seule à ne pas faire ce qui est raisonnable. Cette engeance sacerdotale, dont V M, fait tout le cas qu'elle mérite, et qui, à la honte de la France, y conserve encore tant de crédit, a quelquefois de plaisantes aventures. On me contait ces jours derniers qu'un évêque fanatique voulait, il y a huit à dix ans, refuser ce que nous appelons le bon Dieu à un pauvre diable de janséniste fanatique qui se mourait;<216> comme l'évêque appréhendait que le curé de la paroisse, malgré sa défense, ne communiât le janséniste, il envoya un de ses grands vicaires consommer (c'est-à-dire manger) toutes les hosties qui étaient dans le tabernacle, afin qu'il n'en restât pas une pour le pauvre malade. Le grand vicaire obéit, et n'en laissa pas une; mais comme le ciboire en était tout plein, le bon prêtre en eut une effroyable indigestion. Il envoya chercher le médecin, qui lui annonça un très-grand danger, auquel il n'y avait de ressource que l'émétique. Le grand vicaire s'y refusa constamment, disant qu'il ne voulait point vomir, au grand étonnement du médecin, qui ne pouvait comprendre la raison que lui en donnait le prêtre, que sa conscience ne le lui permettait pas. Enfin, le prêtre en mourut, martyr de sa sainte voracité. Voilà, Sire, un bon conte à mettre en vers. V. M. devrait bien le rimer, et le dédier à son ami Cristophe ou Christophe de Beaumont. L'orateur dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer l'oraison funèbre ne se soucie point du tout que V. M. le confonde avec ce digne et savant prélat. Cet orateur s'appelle Boismont, et non pas Beaumont, et n'a de prêtre que ce qu'il en faut pour être apte et idoine à posséder des bénéfices.
L'Empereur devait arriver le 28, non à Paris, mais à Versailles; si j'avais l'honneur de le rencontrer, ce qui ne sera pas, car je ne vais pas plus à Versailles qu'à Bruxelles, je prendrais la liberté de lui recommander, au nom de V. M., le coffre-fort sacerdotal et monacal, et je me flatte que V. M. ne m'en désavouerait pas. Le beau sermon qu'elle fait faire à Calvin, dans la dernière lettre dont elle m'a honoré, vaut mieux que toutes les déclamations de Bourdaloue; j'y répondrais, si je l'osais, par un autre sermon qui sans doute ne le vaudrait pas, mais qui pourrait trop scandaliser la curiosité des maîtres de poste, depuis Paris jusqu'à Berlin, et je me souviens que l'Évangile a dit : « Malheur à celui par qui le scandale arrive! »216-a de quoi je veux,<217> comme dit Rabelais, me garder curieusement. Ce que j'aime encore mieux, Sire, de cet excellent sermon, c'est qu'il me prouve que V. M. est très-gaie, et par conséquent très-bien portante. Elle n'a pas besoin d'assurer qu'elle n'a pas de vapeurs, on le voit bien à cette charmante et excellente lettre. Il est temps, Sire, de finir la mienne, qui n'est pas digne de la vôtre.
Je suis avec la plus tendre et la plus profonde vénération, etc.
Le 30 juillet, dix heures.
P. S. J'apprends, au départ de la poste, que l'Empereur est arrivé hier à Paris. Il a fait quelques courses dans la ville, et de là il est allé à cinq heures du soir à Versailles, où on lui prépare des opéras, comédies, ballets, parades, etc., etc., dont je crois qu'il ne se soucie guère. On dit que tout ce plaisir ou cet ennui durera peu, et qu'il repartira vendredi pour Vienne. On ajoute qu'il ne verra que la famille royale, M. de Maurepas et M. de Vergennes. Si c'était pour négocier la paix, il viendrait ici faire une bonne œuvre, car nous en avons grand besoin, à la façon dont nous faisons la guerre. Heureusement nos ennemis ne la font pas mieux que nous. Je me souviens toujours du mot de Fontenelle, qui disait : « On ne parle en temps de guerre que de l'équilibre de puissance en Europe; il y a un autre équilibre aussi efficace pour le moins, et aussi propre à conserver chaque puissance : c'est l'équilibre de sottise. »
Oserais-je faire une supplication à V. M., qui la rendrait chère et respectable à toute notre jeunesse étudiante, comme elle l'est à tout ce qui a fini ou n'a point fait ses études? Le jeune écolier de quatorze ans qui l'a louée en beaux vers latins est, à ce qu'on vient de m'assurer, dans la plus extrême indigence; il ignore absolument, ainsi que ceux qui prennent intérêt à lui, ce que j'ai l'honneur d'écrire en ce moment à V. M., qui par conséquent est bien à son aise pour<218> refuser net ma petite requête. Mais j'ose croire, Sire, qu'un don très-léger, fait à ce jeune homme par V. M. pour l'encourager dans ses études, serait digne du grand roi qui honore et protége les lettres d'un bout de l'Europe à l'autre, qui les encourage dans toutes les classes et dans tous les âges, et qui est béni, célébré, adoré par elles dans toutes les classes et dans tous les âges.
Mille et mille pardons, Sire, de tout ce bavardage. Heureusement pour V. M., la poste m'avertit et m'oblige de le finir.
240. A D'ALEMBERT.
Le 12 août 1781.
Je suis obligé de confesser que vous êtes universel. Je savais depuis longtemps que vous aviez fait de grands progrès dans les hautes sciences, je savais que le beau génie d'Horace ne vous avait pas échappé; mais pour le roi prophète, le musicien favori de Saül, le plus célèbre faiseur de cantiques de Jérusalem, je ne me doutais pas que vous l'eussiez assez étudié pour le citer. Ainsi, pour faire étalage de mon érudition politique, je vous appliquerai le mot qu'un ministre d'Espagne dit à son roi lorsque la maison de Bragance lui enleva le Portugal : « Votre monarchie est comme une fosse (ou votre science); plus on la creuse, et plus on la trouve profonde. »218-a Tout<219> entre dans la sphère de vos connaissances, de la lie hébraïque jusqu'au roi prophète; gare que la Sorbonne ne vous imite; alors on chantera dans Notre-Dame : Grand Dieu, exterminez les Anglais; que les mères et les enfants soient écrasés contre les pierres!
Et nos chiens s'engraisseront
De leur sang, qu'ils lécheront,219-a
Dans les régions pacifiques que j'habite, on trouverait ces vers dignes des Hurons et des cannibales; mais tout ce qu'on rejette ailleurs est sublime en Sorbonne. Ainsi j'espère qu'à quelque grande fête, en présence de l'Empereur, on régalera Joseph II de cet hymne.
Les vers de votre jeune homme ont de l'énergie; son talent est supérieur à son âge; gare qu'il n'ait le sort de Pic de la Mirandole219-b et de Baratier,219-c qui tous deux moururent jeunes, victimes de leur génie prématuré. Mon banquier vous fournira quelque argent pour le poëte naissant. Des puristes de la latinité ont prétendu y trouver des gallicismes; mais un âge aussi tendre que celui du poëte excuse tout. Que j'ai été surpris de me trouver avec la religion dans un même drame, moi qui n'ai jamais habité le même toit avec elle! Je vois bien qu'il n'y a qu'à vieillir pour apprendre par l'expérience que rien<220> n'est impossible, et que celui qui a l'impertinence de vivre le plus longtemps trouve toujours du nouveau.
Si je voulais faire un recueil nouveau des choses que j'ai vues, on en imprimerait autant de volumes que de l'Encyclopédie. En voici quelques-unes pour échantillons. J'ai vu Louis XIV, à peine au tombeau, méprisé et oublié; j'ai vu reines de France une Poisson220-a et une madame Lange;220-a j'ai vu le feu et l'eau se réunir, les Bourbons s'allier aux Habsbourg; j'ai vu les jésuites détruits; j'ai vu la philosophie tirer du puits la vérité; j'ai vu des barbares refuser la tombe à Voltaire; je vois des enfants rebelles se mutiner contre le pape leur père, le houspiller, le piller et le dégrader; je vois encore nombre d'autres choses, et je me tais.220-b Si ce prospectus plaît au public, le reste de l'ouvrage coulera de source. Et vous, messieurs les décacheteurs de lettres, si vous croyez savoir tout ce que je pense, en lisant ce peu de lignes, je vous avertis que vous vous trompez; et encore, si vous le saviez, vous n'auriez la mémoire chargée que de quelques balivernes de plus.
Mais vous, mon cher Anaxagoras, vous attendez de moi des épigrammes quand les symboles de l'hiver couvrent ma tête à demi chenue, que mon sang se glace, que mon imagination se refroidit, et que je traîne avec peine les membres cadavéreux de mon ancienne existence. Hélas! les roses de mon bel âge se sont fanées, et, en tombant, elles ne m'ont laissé que les épines de la caducité. Il ferait beau me voir avec une voix tremblante déclamer une faible épigramme contre Beaumont,220-c lui qui mériterait d'être déchiré par une troupe de satyres et de bacchantes. Cette lettre-ci, je vous l'écris en brodequins; j'avais chaussé le cothurne en vous écrivant la précédente.
<221>Ainsi, sans chagrins, sans noirceurs,
De la fin de mes jours poison lent et funeste,
Je sème encor de quelques fleurs
Le peu de chemin qui me reste.221-a
Anacréon, Chaulieu, Horace, Virgile, Voltaire, voilà mes Évangiles poétiques. J'abandonne les beaux esprits de l'ancienne loi à Beaumont, à la Sorbonne et à tous les non-penseurs; ils peuvent faire sauter les montagnes et les transporter, s'ils veulent; pourvu qu'ils me laissent le Parnasse, il me suffit. Au lieu de Notre-Dame et de sainte Geneviève, j'ai les neuf Muses avec Sapho; au lieu de saint Denis, j'ai Apollon, qui ne baise point sa tête. Vous conviendrez qu'avec une telle compagnie un honnête homme n'est pas à plaindre. Du reste, on ne gagne point chez moi d'indigestion pour avoir mangé ...221-b gloutonnement. Nous célébrons nos fêtes avec des figues et des pêches; des grappes de muscat nous abreuvent, et tout se passe sans enchanteurs et sans enchantement. Vous devriez vous résoudre à partager avec nous nos agapes; votre foi vous en rend digne, et nos frères vous recevraient à bras ouverts. Mais que dis-je? vous me renvoyez à la vallée de Josaphat, et je crains que nous ne disparaissions l'un et l'autre avant de nous y rencontrer. Si vous voulez une paire de brodequins du bon faiseur, je vous en enverrai, car dans ce monde tout est folie, excepté la gaîté. Sur ce, etc.
<222>241. DE D'ALEMBERT.
Paris, 10 septembre222-a 1781.
Sire,
Votre Majesté me paraît si stupéfaite et presque si scandalisée de mon érudition hébraïque, davidique et prophétique, que je suis presque tenté d'en être honteux et d'en demander pardon au roi philosophe. Mais, Sire, ce roi philosophe me pardonnera d'avoir tant de sottises dans la tête, quand il saura que j'ai eu le malheur d'être élevé par des dévots qui me faisaient réciter force psaumes, que Dieu m'a doué d'une mémoire qui n'a pu les expulser de ma tête depuis cinquante ans, et que je me console au moins par l'usage que j'en ai fait à la louange de V. M.
J'ai reçu la gratification que V. M. a bien voulu accorder à ce jeune homme. Je n'ai pu encore lui faire savoir les bontés dont V. M. l'honore, parce que les colléges sont actuellement en vacances pour un mois, et que le jeune homme est allé, je ne sais où, passer ces vacances dans sa pauvre et obscure famille, qui habite à cent lieues de Paris, dans je ne sais quel village; mais j'ai remis cette gratification au professeur du jeune homme, qui la lui remettra à son retour. Toute l'université, Sire, est instruite par moi de ce que vient de faire V. M. pour aider et encourager ce pauvre jeune homme dans ses études; elle en est pénétrée de reconnaissance, et je suis sûr que les louanges de V. M. vont être chantées dans tous nos colléges, en latin, en grec, peut-être en hébreu, et en français même, quoique le français soit la langue que nos pédants savent le moins.
V. M. a bien raison contre Salomon, qui prétend qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.222-b Je serais bien de moitié avec V. M. pour<223> lui donner un démenti; et sans sortir même de cette année, je trouverais plus d'une chose nouvelle dont le monarque aux sept cents concubines n'avait point d'idée. Mais j'imite V. M., et je me tais. Je désirerais pourtant de savoir ce qu'elle pense sur la lettre que le César Joseph II vient, dit-on, d'écrire au très-saint père Pie VI, pour lui demander en toute humilité de fixer une bonne fois pour toutes les limites des deux puissances, à cette fin qu'il n'en soit plus parlé. C'est, comme on dit, chat aux jambes que Sa Majesté Impériale jette à Sa Sainteté. Je suis en peine pour cette dernière, car ce Joseph me paraît ne pas y aller de main morte, et ne pas entendre raillerie.
Grâce à Dieu, V. M. n'a pas besoin de proposer à un vieux prêtre de pareils cas de conscience. Le Parnasse, comme elle le dit fort bien, est son saint-siége et sa Sorbonne tout à la fois, et Horace, Virgile, Voltaire, ses casuistes. Puisse le ciel lui conserver longtemps cette gaîté précieuse, si nécessaire à sa conservation, et par conséquent au bonheur de l'Europe! En lisant les lettres qu'elle me fait l'honneur de m'écrire, je deviens presque gai moi-même, quoique en tout autre temps je n'en aie guère d'envie. Mais il suffit, Sire, à ma consolation que V. M. se porte bien, qu'elle jouisse encore longtemps de sa gloire, et qu'elle veuille bien me conserver ses bontés.
Un homme de lettres de ma connaissance, instruit, honnête, et sans fortune, désirerait, Sire, de s'attacher à V. M., soit dans son Académie, soit dans toute autre fonction. Il ne demanderait pas des appointements considérables, et pourrait être utile par la variété de ses connaissances. Cet homme de lettres, Sire, se nomme Dubois. Il eut l'honneur en 1778, étant à Berlin, de faire présenter à V. M. par l'imprimeur de la cour, Decker, un ouvrage estimable de sa composition, intitulé : Essai sur l'histoire littéraire de Pologne; et V. M. lui fit l'honneur de lui répondre avec bonté. Il a séjourné six ans à Varsovie, où il a occupé une chaire d'histoire et de droit public que sa santé l'a obligé de quitter. Il est instruit en littérature française, en<224> antiquités militaires, en physique et en histoire naturelle; il sait l'allemand, l'italien et le polonais; il a envoyé à l'Académie de Berlin différentes observations insérées dans ses Mémoires; il l'ait actuellement imprimer à Paris la traduction d'un ouvrage de M. Achard sur les pierres précieuses; il est lié avec plusieurs membres de l'Académie; la mort de M. de Francheville, la retraite de M. Béguelin, pourraient faciliter son entrée dans cette compagnie, où il ne serait pas déplacé, à moins que V. M. n'aimât mieux l'employer ou dans son cabinet, ou dans sa chancellerie, ou comme secrétaire de légation. Je le crois également propre à tous ces objets par la variété des connaissances qu'il a acquises. Si les services de cet homme de lettres, Sire, peuvent convenir à V. M., il attend à ce sujet ses ordres et ses intentions.
Je suis avec la reconnaissance et la vénération la plus tendre, etc.
242. A D'ALEMBERT.
Le 27 septembre 1781.
Un ignorant de mon espèce s'édifie des leçons qu'il reçoit d'un savant de la première classe, et tels auteurs me paraissent moins absurdes quand vous citez leurs passages que lorsqu'on lit leurs œuvres de suite. La malignité qui cite tronque les originaux, et rend hérétiques les passages les plus orthodoxes; le philosophe qui cite donne une apparence de bon sens aux choses les plus triviales. Je félicite donc ceux dont vous me parlez de ce que leurs mauvais madrigaux ont été insérés dans vos écrits. Je n'en suis pas moins persuadé que Virgile, Horace et Voltaire l'emportent de beaucoup, à votre jugement, sur ces faiseurs d'hyperboles, et que vous ne les mettrez jamais en<225> parallèle avec Newton ni avec Des Cartes. Si mon jugement est téméraire, c'est à vous à le réformer.
J'aurais souhaité que la philosophie et la raison eussent détruit la superstition et le fanatisme; il me paraît que les choses prennent une autre tournure, et que si le monstrueux édifice de l'erreur se bouleverse, on ne le devra qu'à l'épuisement des empires, qui donne lieu à des systèmes de finance plus raffinés et plus perfectionnés. Je sais qu'il y a quelques années que le prince de Kaunitz travaillait à crayonner une ligne de démarcation pour prescrire des bornes au pouvoir spirituel des vicaires du Christ au profit de l'autorité temporelle de ses potentats. Ce sera apparemment pour exécuter ce projet tout de suite que le César Joseph entame cette négociation avec le saint-siége. La chaire de saint Pierre a été fondée sur le crédit idéal de la banque du Vatican; les lettres de change payables dans l'autre monde perdent sur la place, le crédit tombe; et quoique ces symptômes n'annoncent pas une banqueroute générale, ils y acheminent le public imperceptiblement. On diminue en plusieurs lieux le nombre des moines; ces organes de la superstition vont devenir paralytiques; le suisse du paradis sera réduit à n'être qu'évêque de Rome. Nous ne verrons pas ces beaux jours; cependant j'exalte mon âme comme Maupertuis l'enseigne,225-a et je vois ces belles choses avec les yeux de l'esprit, en bénissant l'heureux siècle qui jouira d'un avantage qui n'a point été accordé au nôtre. Et vous vous étonnez que je sois de bonne humeur, que je batte des mains, et que je m'enivre des présages flatteurs que mon imagination me fournit! Souvenez-vous que la tranquillité d'esprit et la gaîté sont la seule espèce de bonheur dont nous puissions jouir; c'est en nous-mêmes qu'il faut chercher notre<226> fortune, non pas dans des choses extérieures qui nous séduisent par de fausses apparences. Des imaginations agréables me consolent des afflictions que me donnent de tristes vérités; faites-en autant, mon cher d'Alembert; profitez du moment de votre existence pour vous peindre tout en beau; que votre imagination ajoute des décorations au monde, qui l'embellissent, pour vous rendre votre existence supportable, et songez que la vie est trop courte pour que ce soit la peine de s'affliger.
Je ne me rappelle point ce M. Dubois dont vous faites mention; je trouverai peut-être à le placer ici; il faudrait le voir. La principale chose est de savoir s'il a des mœurs et de la conduite; c'est de quoi vous pourrez facilement vous instruire. Vous voudrez bien que j'attende votre réponse avant de me décider sur son compte. Je vous souhaite de la santé et de la gaîté, en vous assurant de la part sincère que je prends à tout ce qui vous regarde. Sur ce, etc.
243. DE D'ALEMBERT.
Paris, 26 octobre 1781.
Sire,
J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté la lettre et les ouvrages du professeur qui a formé par ses leçons le jeune élève dont V. M. a daigné récompenser les talents. Ce professeur, Sire, partage avec son jeune disciple la reconnaissance, l'admiration et la tendre vénération que V. M. inspire depuis si longtemps à tous ceux qui pensent. Il serait infiniment flatté que V. M. goûtât assez ses productions pour le juger digne d'être au nombre des associés étrangers de votre illustre et savante Académie. Si V. M. daigne lui accorder cette grâce,<227> il serait en état d'envoyer quelquefois à cette compagnie des mémoires intéressants sur la littérature. Celte récompense qu'il obtiendrait de vous, Sire, tant pour ses propres talents que pour avoir contribué à faire éclore des talents naissants, serait pour l'université dont il est membre un objet de reconnaissance et d'émulation tout à la fois. Je prends la liberté, Sire, de joindre mes prières à celles de M. Sélis (c'est le nom de ce professeur) pour réclamer cette laveur de V. M.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
244. DU MÊME.
Paris, 26 octobre 1781.
Sire,
Je commence par mettre aux pieds de Votre Majesté la reconnaissance du jeune étudiant qu'elle a bien voulu honorer de ses bontés. Vous trouverez, Sire, l'expression de cette reconnaissance dans la lettre que ce jeune homme a l'honneur d'écrire à V. M., et qu'il m'a remise il y a deux jours, au retour de ses vacances. Sa pauvre famille, ses maîtres, l'université de Paris, dont il est l'élève, partagent, Sire, tous les sentiments dont ce jeune homme est pénétré pour les bontés de V. M., et répètent avec lui, après Horace, le souhait qu'il fait, que V. M. aille le plus tard qu'il sera possible rejoindre dans l'Olympe les Auguste et les autres princes protecteurs des lettres, et qu'elle borne longtemps son bonheur à être appelée père encore plus que prince.227-a
<228>Je félicite d'avance la philosophie, conjointement et de concert avec V. M., des beaux jours qu'elle verra luire peut-être quand je ne serai plus, mais dont je ne désespère pas cependant que V. M. et moi ne voyions au moins l'aurore, tant il me semble que le César fouette rudement les chevaux ou les ânes qui tirent la voiture pontificale, dont la charpente mal assemblée menace de se briser bientôt. On dit que le saint-siége commence à être inquiet et à voir que l'affaire est sérieuse. Encore une fois, Sire, c'est à V. M., tout hérétique qu'elle est, que l'Allemagne et les autres peuples auront celte obligation, par le bel exemple qu'elle a donné aux princes, catholiques et autres, de la tolérance à la fois et du mépris pour toutes les superstitions humaines. Ce qui vaut encore mieux, Sire, et pour l'Allemagne, et pour l'Europe, c'est la gaîté si philosophique et si charmante avec laquelle V. M. pense, écrit et parle, parce que cette gaîté annonce en elle un principe de vie encore très-animé, et que tout ce qui pense en ce bas monde, j'oserais presque dire tout ce qui respire, au moins en Europe, a besoin de votre conservation. Pour moi, dont la frêle et chétive existence n'est malheureusement nécessaire à personne, j'imite autant que je puis l'exemple si bon à suivre de V. M., de rire de toutes les sottises, grandes et petites, qui se disent et qui se font dans ce bas monde, et j'éprouve que ma santé s'en trouve mieux.
Je connais assez M. Dubois, et depuis assez longtemps, pour assurer V. M. que c'est un homme de lettres instruit, versé dans l'histoire ancienne et moderne, qui a des connaissances du droit public, et qui a vu différentes parties de l'Europe. J'ai tout lieu de croire aussi que c'est un homme de bonnes mœurs et de bonne conduite, dont V. M. aurait sujet d'être satisfaite dans les différents emplois dont elle pourrait le charger. Il a professé à Varsovie l'histoire et le droit public, et n'a quitté cette place que par des raisons de santé, et avec les attestations les plus avantageuses et les plus authentiques, que j'ai vues et lues, de sa capacité et de sa bonne conduite. MM. Bi<229>taubé et Thiébault, qui le connaissent tous deux, ainsi que l'imprimeur Decker et plusieurs autres personnes, pourront rendre témoignage de lui à V. M., si elle juge à propos de les interroger à ce sujet. M. Bernoulli fait de lui une longue et honorable mention dans le volume de ses voyages où il parle de la Pologne. Si, d'après ces différents renseignements, V. M. croit pouvoir employer M. Dubois, je la prie de me donner ses ordres à ce sujet, pour son voyage.
V. M. est sans doute déjà informée que notre reine est accouchée d'un prince le 22 de ce mois.229-a
Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.
245. A D'ALEMBERT.
Le 10 novembre 1781.
J'ai été étonné du style de votre jeune écolier, et je crois qu'il fera fortune en France, si avec le temps il perfectionne son talent pour la flatterie, le plus nécessaire pour réussir à la cour. César se laissa encenser par Cicéron et tant d'autres; Auguste avalait à pleine gorge l'encens que Virgile, Ovide et Horace lui distribuaient à pleine mesure; Léon X préférait les flatteurs aux apôtres; et votre Louis XIV recevait avidement les éloges que lui distribuait son Académie, et s'il aimait les opéras, c'était pour les prologues. Alexandre, occupé à son expédition contre Porus, excédé de fatigue, s'écria : « O Athéniens! vous ne savez pas ce qu'il m'en coûte pour être loué devons. »229-b Pour<230> moi, qui ne suis pas fait pour me trouver en rang d'oignon avec ces dieux de la terre, je crois qu'entendre une fourmi qui fait le panégyrique d'une autre fourmi, c'est l'équivalent des louanges que nous nous donnons. Notre devoir est d'être justes et bienfaisants; on peut nous approuver, mais louer de misérables vers de terre qui n'existent qu'un instant, et disparaissent ensuite pour toujours, non, c'en est trop. Ayons le courage de nous borner à notre destinée, et ne souffrons pas qu'une imagination ardente, boursouflée d'hyperboles, nous élève au-dessus de notre être.
Je m'oublie en ce moment, et je ne fais pas attention que j'écris à un philosophe qui pourrait me donner des leçons de modestie et de sagesse, s'il en était besoin. Je vois que vous pensez vous promener incessamment sur les ruines de la superstition, et je ne crois pas sa destruction aussi prochaine. Si Joseph l'apostolique humilie la prostituée de Babylone, selon le style élégant de Jurieu,230-a ne pensez pas que la philosophie y soit pour quelque chose; mais envisagez cette démarche comme un acheminement pour dépouiller le saint-père de Ferrare. On soustrait le clergé à la dépendance de Rome, pour que ce clergé ne sonne pas le tocsin contre le César qui dépouille le saint-père. L'évêque de Vienne sera obligé de chanter un Te Deum pendant qu'on expulsera de Ferrare son chef spirituel. L'ambition et la politique des monarques abaisseront le saint-siége dans tout ce qui est contraire à leurs intérêts; mais la bêtise, la crédulité, la superstition des peuples soutiendra pendant bien des siècles encore l'extravagance des fables accréditées. Souvenez-vous combien de siècles a duré le paganisme, et concluez de là que le nombre des philosophes ne l'emportera jamais sur celui des imbéciles, et que, en tous siècles, à peine trouvera-t-on un philosophe sur cent mille habitants de ce globe. Ajoutez, s'il vous plaît, à ces raisons l'éducation générale, qui<231> ne s'occupe qu'à inculquer des préjugés et des erreurs dans le cerveau tendre d'une jeunesse qui, les ayant sucés avec le lait, en conserve une profonde impression pour le reste de ses jours. Mais il est possible et vraisemblable qu'on diminuera de beaucoup le nombre des cénobites, les organes et les trompettes du fanatisme, et que, en mettant les évêques sur le petit pied, ils perdront les avantages du faux zèle, et deviendront tolérants, n'ayant plus rien à gagner par leurs persécutions. Voilà jusqu'où me mène mon calcul des probabilités. Croire que tous les hommes seront sans erreurs, qu'ils deviendront tous philosophes, cela est impossible par les raisons que j'en ai alléguées plus haut; mais si on les peut rendre tolérants en détruisant le fanatisme, c'est tout ce à quoi l'on pourra parvenir. Laissons donc aller le monde comme il va; contentons-nous de pouvoir penser librement.
Il dépendra de vous de m'envoyer ce M. Dubois. Il me suffit de votre témoignage, et je m'en rapporte à vous. Quand je lui aurai parlé, je vous en dirai naturellement mon sentiment. Toutefois je sais bien que ce ne sera pas en Pologne où il se sera formé le cœur et l'esprit. Je vous félicite de la naissance du Dauphin; je lui souhaite la sagesse de Marc-Aurèle, l'humanité de César, la bonté de Tite et l'esprit de Julien; car il ne faut souhaiter à un monarque français pas moins que des qualités impériales. Et pour vous, je vous souhaite santé et contentement, car vous possédez tout le reste, et je ne puis rien désirer pour vous des dons de la nature dont elle ne vous ait enrichi depuis longtemps. Sur ce, etc.
<232>246. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 décembre 1781.
Sire,
Une indisposition assez douloureuse, qui m'a fait craindre un commencement de néphrétique, ou néfrétique, et qui n'est cessée que d'hier, m'empêche depuis huit jours d'avoir l'honneur d'écrire à V. M.; et ce n'est pas le moindre mal que cette indisposition m'ait fait éprouver. Je commence aujourd'hui par répondre à la dernière des deux lettres dont V. M. m'a honoré à peu de distance l'une de l'autre. Quelque accoutumé que je sois, Sire, aux bontés infinies et de toute espèce dont V. M. me comble depuis trente années, elles me pénètrent toujours d'une nouvelle reconnaissance, et je suis infiniment touché de la nouvelle marque qu'elle vient de m'en donner en admettant M. Sélis dans l'illustre Académie que V. M. protége avec tant d'éclat et de succès. Quoique V. M. ait la bonté de me dire qu'elle a bien voulu, en cette occasion, avoir égard à ma recommandation en faveur de M. Sélis, j'ose assurer V. M. qu'il est digne de cette faveur par ses ouvrages (comme V. M. peut s'en assurer elle-même), par ses talents pour l'éducation de la jeunesse confiée à ses soins, et par les principes sains de littérature et de morale qu'il lui enseigne. Il m'a chargé de mettre aux pieds de V. M. les justes sentiments dont il est pénétré pour elle, qu'il inspire à ses élèves, et qu'elle trouvera exprimés dans la lettre qu'il a l'honneur d'écrire à V. M. Il se propose de faire honneur à son choix en envoyant à l'Académie quelques dissertations sur des objets intéressants de littérature, et en tâchant de les rendre dignes d'être insérées dans les Mémoires de cette savante compagnie. V. M. ne peut imaginer la reconnaissance et l'émulation qu'elle vient d'exciter dans l'université de Paris par les bontés dont elle a honoré le maître et le disciple. Ainsi les études, comme les<233> sciences et les lettres, lui seront redevables de leurs progrès, en France; comme dans ses propres États.
V. M. s'exprime avec la philosophie la plus vraie, et en même temps la plus aimable, sur les louanges que le jeune écolier lui a données. Mais celle philosophie, Sire, si digne d'un grand homme qui apprécie tout, n'empêche pas la philosophie elle-même de dire : L'enfant dit vrai, et d'applaudir à la justice qu'il rend à V. M.
Je pense bien comme elle que ce n'est pas l'amour de la philosophie qui fait faire au César Joseph tant d'entreprises contre les moines, les prêtres et la cour de Rome; je crois que ces entreprises couvrent de plus grands intérêts, qui ne tarderont pas à éclore bientôt; et, malgré ma néphrétique et mon âge de soixante-quatre ans, je ne désespère pas de voir un jour l'Empereur vraiment roi des Romains, et le successeur de saint Pierre réduit à n'être qu'évêque de Rome. Malheureusement, Sire, pour le progrès de la raison, les prêtres conservent encore ailleurs que dans les États autrichiens un crédit bien nuisible aux lumières. V. M. croira-t-elle que l'archevêque de Paris, qui, par parenthèse, se meurt en ce moment d'hydropisie, a demandé et obtenu que, dans les pièces de théâtre nouvelles, le mot de prêtres ne fût pas prononcé? car la conscience de ces gens-là les persuade qu'on parle d'eux quand on dit du mal des prêtres d'une autre religion. Ils ressemblent à ce valet de comédie ivre, qui, entendant prononcer le mot de maraud, dit naïvement : « Maraud! Voilà quelqu'un qui me connaît. »233-a On vient de retrancher dans une pièce nouvelle dont la scène est au quatorzième siècle, du temps de l'empereur Louis de Bavière et de Jean XXII, ce vers :
Le sacerdoce altier lutte contre l'Empire,quoiqu'il n'exprime qu'un fait malheureusement trop vrai dans ces<234> siècles déplorables. Ainsi, quoique notre jeune, sage et vertueux monarque n'accorde aux prêtres aucune confiance, quoiqu'il connaisse tout le mal que cette engeance peut faire, on abuse indignement de son autorité pour cacher au peuple, s'il est possible, que les prêtres ont été longtemps les plus grands ennemis des rois, et qu'ils le sont même encore; car quand ils disent que l'autorité royale vient de Dieu, c'est parce qu'ils croient représenter l'Être suprême, et par là mettre des entraves, s'ils le peuvent, à l'autorité la plus légitime, quand elle sera contraire à leurs vues. J'apprends qu'en Espagne on vient de brûler, il y a six mois, une malheureuse femme pour hérésie de quiétisme. Quelle horreur et quelle imbécillité tout à la fois! Aussi l'Espagne croupit-elle dans la plus méprisable ignorance. Les succès de cette nation devant Gibraltar en sont la triste preuve.
J'ai lu à M. Dubois la réponse que V. M. m'a fait l'honneur de m'adresser à son sujet. Il en est pénétré de reconnaissance; mais quoiqu'il sente bien que V. M. ne peut lui promettre de l'employer sans l'avoir auparavant mis à l'épreuve, la crainte de ne pouvoir, après cette épreuve, convenir à V. M., et la situation où le mettrait ce malheur, ne lui permet pas de faire les frais du voyage dans cette incertitude; et il sent très-bien, d'un autre côté, que V. M. ne peut faire elle-même ces frais sans savoir s'il pourra lui être utile. Ainsi il renonce avec le plus grand regret à l'honneur dont il s'était un moment flatté.
Je serai, Sire, cette année comme toutes les autres, avec la plus tendre vénération, etc.
<235>247. A D'ALEMBERT.
Le 13 (23) janvier 1782.
J'ai reçu votre lettre le 7 janvier, et la multitude d'affaires qui m'étaient survenues m'a obligé de différer ma réponse jusqu'à présent, que me voilà de retour dans mon asile philosophique. Ne soupçonnez pas toutefois que le carnaval m'ait distrait par ses attraits. Ces plaisirs ne trouvent plus de prise à mon âge, où l'on est mort au inonde, où les glaces de la vieillesse ont étouffé le feu des premières années, où enfin la végétation a succédé à l'activité de la vie. Dans cette apathie, il est difficile de croire qu'un vieillard puisse ranimer de loin l'ardeur de l'élude et des belles-lettres, d'autant plus que le génie de la nation française s'encourage de lui-même. Les palmiers croissent chez vous comme au bord du Gange; ils ne se conservent chez nous que dans des serres.
Il est sans doute permis à un jeune écolier d'employer l'hyperbole; sans elle il n'existerait aucune louange. Je m'en suis aussi servi quelquefois; c'est pour cela même que j'en tiens peu compte. J'ai fait, dans ma jeunesse, le panégyrique d'un cordonnier235-a que je trouvais le moyen d'élever presque au niveau de cet empereur que Pline célébra si magnifiquement. Ce sont des jeux d'esprit dans lesquels l'imagination s'égaye; elle s'élève si bien au superlatif, que le comble des louanges devient quelquefois le comble du ridicule.
Mais passons des panégyriques aux desseins du César Joseph. Vous saurez sans doute que le pauvre Braschi, pour conjurer les entreprises attentatoires au saint-siége, avait résolu de venir à Vienne, afin de fléchir le César Joseph et de soutenir sur son troupeau tudesque et hongrois la plénitude de la puissance que saint Pierre lui a confiée. A cela Joseph a répondu que le saint-père pouvait venir<236> à Vienne, s'il le voulait, mais que son projet ne s'en exécuterait pas moins. Reste à savoir si la tiare s'humiliera devant la couronne impériale, ou non. Il faudrait, pour venger les empereurs Frédéric II et Henri, qu'on reçût le pape à Vienne comme autrefois l'Empereur fut reçu à Canosse. Ce serait venger l'honneur du trône, et tous les laïques de la tyrannie épiscopale. Cependant la pitié, qui parle en faveur des malheureux, se fait entendre à mon cœur, et me dit : C'étaient les Hildebrand qu'il fallait punir, et non un pauvre pontife qui, bien loin de faire du mal, défriche les marais pontins. L'insolence révolte, la faiblesse attendrit; il n'y a que les âmes lâches qui se vengent d'ennemis vaincus, et je ne suis pas de ce nombre. Je laisse paisiblement la prostituée de Babylone siéger sur ses sept montagnes. Pourvu qu'il abandonne ses dogmes pour la morale, et qu'il prêche la charité, je serai aussi peu son ennemi que celui du grand lama qui siége au Thibet. Je ne sais si on brûle les quiétistes à Madrid, ou si on porte le deuil à Lisbonne pour une hostie volée; mais j'apprends (et je vous en félicite) la mort de l'archevêque de Paris. Ce Beaumont ne valait pas Élie de Beaumont l'avocat. L'évêque était un ours mené en laisse par un ex-jésuite, lequel inventait et lui dictait toutes les sottises sacrées que l'autre mettait en œuvre. Le cagot devait bénir le ciel de ce que le nom de prêtre était encore en usage; ce serait bien pis, si on ne l'employait plus; c'est toujours en supposant qu'un jour les hommes puissent devenir raisonnables, ce qui toutefois me paraît impossible, vu le train du monde.
Vous ne devez pas vous étonner de ce que j'aurais voulu parler à ce M. Dubois avant de l'engager. Vous ne sauriez croire quelles caravanes arrivent ici d'insectes littéraires dont à peine on peut se débarrasser, d'autant plus que c'est en Pologne où cette vermine pullule; et le séjour que le sieur Dubois a fait dans ce royaume (où ne vont guère des gens de mérite) faisait naître des préjugés défavorables qu'il ne pouvait détruire qu'en prouvant le contraire par son mérite.
<237>J'ai vu la plupart de nos académiciens.237-a On m'a parlé, les uns d'une nouvelle planète, les autres d'une nouvelle comète;237-b j'attends qu'ils décident de son sort, pour l'honorer en conséquence. Pour M. de la Grange, il calcule, calcule, calcule des courbes tant que vous en voudrez; M. Formey fait des panégyriques, Achard de l'air déphlogistiqué, Wéguelin étudie comment on aurait pu terminer plus vite la guerre de trente ans, et moi, je ne fais rien, sinon des vœux pour votre conservation, des malédictions contre la néphrétique, et des souhaits pour le rétablissement de la paix en Europe. Sur ce, etc.
248. AU MÊME.
Le 22 237-c février 1782.
Mon Dieu, mon cher Anaxagoras, quel fatras de philosophie m'avez-vous envoyé! Le premier volume contient la réfutation de systèmes absurdes qui se détruisent d'eux-mêmes, et qui ne méritaient pas tant de paroles pour être pulvérisés. Le style en est un peu trop déclamatoire, et ne convient point à des matières de philosophie. Quiconque veut traiter ces sortes de sujets doit employer de la méthode, une bonne dialectique et beaucoup de clarté. Mais pour le second tome, ciel! que vous en dirai-je? Comment y a-t-il encore des gens assez fous pour faire des systèmes dans ce dix-huitième siècle, et créer un monde à leur fantaisie, sans avoir examiné si ce monde est éternel,<238> et si cela n'est pas beaucoup plus vraisemblable que de lui donner un commencement? Quel chaos que ce système : vouloir ressusciter les tourbillons de Des Cartes, et les assimiler très-gauchement au système de Newton! S'il est encore quelque place ouverte dans les Petites-Maisons de Paris, logez-y votre philosophe au plus vite; ce sera là un trône pour lui. Celui qui veut lutter contre Newton doit être armé de toutes pièces et bien assuré dans ses arçons; mais votre héros français, au moindre petit coup de lance, serait étendu sur le carreau. Croyez-moi, tenons-nous-en à l'expérience; que la raison dirige la partie philosophique, et que l'imagination ne déborde point la sphère de la poésie. Cet ouvrage m'a mis de très-mauvaise humeur; mais j'ai voulu décharger mon chagrin dans votre sein, pour m'alléger tant soit peu. J'avais déjà la goutte, le rhumatisme, une ébullition et la fièvre, et ces folies que vous m'avez envoyées avaient presque achevé de m'accabler. Une mauvaise dialectique est la plus mortelle de toutes les maladies, quand elle entre dans un cerveau qui regimbe contre la déraison. Pour l'amour de Dieu, si vos Français enfantent de pareilles balivernes, ne m'en accablez point. Laissez-moi partir tranquillement de ce monde-ci, sans m'en dégoûter par les plates absurdités d'auteurs qui pensent être philosophes, et qui ne sont que des visionnaires entêtés de leurs folles illusions.
Sur ce, etc.
<239>249. DE D'ALEMBERT.
Paris, 1er mars 1782.
Sire,
Depuis la dernière lettre dont Votre Majesté m'a honoré, j'ai eu des inquiétudes, bien ou mal fondées, mais toujours très-grandes pour moi, sur sa santé. On m'écrivait d'Allemagne qu'elle n'était pas bonne, que du moins elle avait souffert quelques altérations pendant le rude hiver qu'on dit avoir régné dans le Nord. Heureusement M. le baron de Goltz a dissipé ces alarmes, et m'a assuré que V. M. était aussi bien qu'on pût le désirer. Je n'ai donc plus qu'à vous témoigner, Sire, toute ma satisfaction et toute ma joie. Cette consolation me dédommage des contradictions que ma pauvre machine éprouve, et qui commencent même à me faire croire qu'il faudra peut-être bientôt songer à faire mon paquet; mais, Sire, ma santé et ma vie même ne sont rien pour moi, tant que je n'aurai point à craindre pour la vôtre.
Vos bienfaits, Sire, pour le jeune étudiant que j'avais pris la liberté de recommander à votre bienfaisance ont augmenté l'émulation et l'ardeur que montrait déjà ce jeune homme intéressant; il n'a point quitté depuis cinq mois les premières places de sa classe, et fera tous ses efforts pour se montrer digne des bontés que V. M. a bien voulu avoir pour ses talents naissants.
Ce que V. M. me fait l'honneur de m'écrire au sujet de la querelle du César avec le très-saint père est plein de raison, d'humanité et de justice. Il est sûr que ce pauvre prêtre, qui dessèche les marais pontins, n'est pas coupable des sottises de Grégoire VII, d'Innocent IV, et de tant d'autres de ses prédécesseurs. Mais la justice souveraine a fait payer au genre humain le péché d'un seul, et la justice impériale fera payer à un seul le péché de plusieurs. Nous avons vu ici les ca<240>pucinales représentations du prêtre électeur de Trêves, et les réponses très-militaires du César. Je ne sais si je me trompe, Sire, mais je crois que le César n'en restera pas là, et que tous ces préliminaires ne sont, comme l'on dit, que pour peloter en attendant partie. Malheureusement pour saint Pierre, la partie ne sera pas égale entre les joueurs. II me semble que tous les évêques des États du César, soit politique, soit satisfaction de ne plus dépendre de Rome, sont très-soumis aux volontés impériales. Ils le seraient de même partout, si les souverains savaient dire, Je veux à cette troupe, récalcitrante quand on la prie, mais très-docile quand on lui commande. Le saint-père se consolera de ses désastres germaniques avec la soumission italienne, la fidélité espagnole, et la catholicité française; car nous ne cesserons pas sitôt d'avoir l'honneur d'être très-catholiques, non plus que les Italiens d'être très-soumis, et les Espagnols d'être très-fidèles.
Voilà pourtant, Sire, ces Espagnols qui, malgré leur inquisition, viennent de prendre Port-Mahon. Ils sont, ce me semble, plus heureux que sages, et les Anglais un peu plus ineptes qu'ils n'étaient du temps de Marlborough et de mylord Chatham. On commence à croire que ces pauvres Espagnols, malgré leurs sottises multipliées au camp de Saint-Roch, finiront aussi par prendre Gibraltar, qui, à la vérité, montre un peu plus les dents que Port-Mahon n'a fait. Ce camp de Saint-Roch n'en fait pas plus, ce me semble, que la neutralité armée, dont nous attendons toujours, et jusqu'à présent assez en vain, les efforts sérieux pour réprimer l'insolence anglaise. Elle ferait bien mieux encore, si elle pouvait déterminer les Anglais à la paix, dont ils ont besoin ainsi que nous. Mais je crains, Sire, que cette paix ne soit pas aussi prochaine qu'elle est désirable.
Nos politiques des Tuileries, qui savent rarement ce qu'ils disent, parlent d'une menace d'invasion dans les États du vénérable sultan de la part de deux de nos voisins. Il serait plaisant que le César voulût à la fois chasser le pape et le Grand Turc : cela m'est fort indiffé<241>rent, si le repos de V. M. n'en souffre pas; car je ne lui souhaite plus que le repos. Et qu'a-t-elle besoin de gloire?
Cette planète ou comète qu'on voit au ciel depuis longtemps annonce peut-être de grands événements politiques. Malheureusement il n'est point du tout certain qu'elle soit comète; auquel cas, comme le sait très-bien V. M., elle n'aurait pas l'honneur d'annoncer même de la pluie ou du beau temps. Elle est véhémentement soupçonnée d'être une pauvre planète que sa petitesse et sa distance avaient tenue jusqu'ici dans l'obscurité; mais il faudra du temps encore pour que les astronomes puissent lui donner un état, et faire, comme on dit, sa maison.
En attendant, Sire, conservez-vous, daignez me continuer vos bontés, et recevoir l'hommage du profond respect avec lequel je serai jusqu'au tombeau, etc.
250. DU MÊME.
Paris, 8 mars 1782.
Sire,
Je me hâte de répondre par le courrier d'aujourd'hui à la dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire, et dans laquelle elle se plaint que j'aie eu la sottise de lui envoyer je ne sais quel mauvais livre de physique. Les reproches de V. M. seraient très-justes, Sire, si en effet je lui avais causé l'ennui de cette lecture; mais je n'en suis nullement coupable. Je n'ai pris la liberté d'envoyer à V. M. aucun ouvrage, bon ou mauvais; je connais ses intentions à ce sujet, et je suis très-exact à m'y conformer. Je n'imagine pas même qui a eu<242> l'impertinence de se servir de mon nom pour ennuyer V. M. M. de Rougemont, son banquier, me dit hier qu'un M. le baron de Marivetz l'avait chargé d'envoyer un livre à V. M. Mais, Sire, je ne connais point ce M. le baron de Marivetz, je n'ai point lu son livre, et je n'ai rien dit à ce sujet à M. de Rougemont. Il y a aussi un M. Carra qui a dédié récemment un livre de physique à monseigneur le Prince de Prusse, et qui m'a dit en avoir envoyé un à Berlin, aux armes de V. M.; mais M. Carra, que je connais, m'a assuré qu'il ne s'était point servi de mon nom pour cet envoi. Je prie donc V. M. d'être persuadée que je ne suis nullement coupable de l'impatience que lui a causée ce mauvais ouvrage, quel qu'il puisse être. C'est bien assez de l'ennuyer quelquefois de mes rapsodies, sans y ajouter celles des autres.
Je suis avec le plus profond respect et pour votre personne, et pour votre temps, etc.
251. A D'ALEMBERT.
Le 17 mars 1782.
Vous n'avez pas été aussi mal informé sur mon sujet que vous le croyez. J'ai eu une forte attaque de goutte à la main et au pied droits, et comme malheur est bon à quelque chose, l'impuissance de me servir de la main droite m'a fait recourir à la main gauche, avec laquelle j'ai appris à écrire lisiblement. Cet exercice, et celui de la patience, est tout ce que j'ai profité de ma dernière maladie. J'ai rappelé dans ma mémoire les sages préceptes du Portique, quoique je ne me sois pas écrié dans un moment de douleur, comme Posidonius : O goutte! quoi que tu fasses, je n'avouerai pas que tu es un mal. Je me borne<243> à supporter la douleur sans m'en plaindre et sans en nier l'existence. Je suis bien lâché d'apprendre que vous avez souffert de la gravelle tandis que j'étais garrotté par la goutte. C'est à l'âge qu'il faut s'en prendre. Le temps, qui a détruit jusqu'au temple de Jupiter au Capitole, et qui n'a laissé aucun vestige de la tour de Babel élevée jusqu'aux cieux, comme vous savez, le temps, dis-je, vient beaucoup plus facilement à bout d'affaiblir et de rendre caducs des ressorts aussi fragiles que ceux dont le corps humain est composé; et cette fange dont nous sommes fabriqués résiste plus longtemps cependant à la destruction que le fer même, malgré sa dureté. Vous saurez que je me suis informé combien de temps se conservent les horloges qui sont sur les clochers des églises, et j'ai appris, à mon grand étonnement, qu'il faut tous les vingt ans au moins les renouveler tout à fait, parce que la rouille ronge et fait éclater des parties des ressorts, ce qui en arrête le mouvement. Or nous deux, qui avons eu l'impertinence de vivre au delà de la durée de trois horloges de fer, nous ne devons pas trouver étrange que notre machine se disloque, et que ses infirmités nous annoncent sa destruction prochaine. Tout nous avertit de l'empire que la vicissitude exerce sur notre globe. Rome, l'impérieuse Rome apostolique succombe sous ses enfants mutins, qui lui refusent l'obéissance, décloîtrisent les cuculatis, s'approprient leurs biens, et secouent insolemment le joug du purgatoire. Le vicaire du Christ va faire amende honorable, à Vienne, au pied du trône impérial, et vous entendez les hérétiques crier partout : Nous vous l'avions bien dit, que la prostituée de Babylone n'était point infaillible; si Braschi243-a l'était, il ne commettrait pas la sottise de faire une démarche aussi inutile que déplacée. Pour moi, quoique à la vérité hérétique, je plains l'abbé du Midi (comme l'appelle le prince de Ligne) de la situation désolante où il se trouve; il est la victime de l'audace effrontée de ses prédécesseurs.
<244>L'abbé Raynal souffre d'un destin à peu près semblable, à présent, dans un affreux cachot de la Bastille, après s'être trouvé, il y a à peine six mois, à côté du César Joseph, dînant à Spa en compagnie de ce monarque : j'avais cru qu'une sauvegarde contre tout opprobre était d'avoir conversé une fois dans sa vie avec un caput orbis.244-a Il faut donc que dans ce siècle pervers il n'y ait plus d'abris pour la médiocrité contre les caprices de la fortune. O Salomon! si lu revenais au monde, tu confesserais qu'il y a bien des nouveautés arrivées de nos jours, que tu n'avais ni vues, ni imaginées, et il s'en produira bien encore d'autres. J'abandonne, comme de raison, l'avenir aux vagues destinées; je me borne à demander uniquement à notre bonne mère nature la conservation du sage Anaxagoras, et j'abandonne à leur mauvais sort les Braschi, les Raynal, les successeurs de Chouli-Kan,244-b les ignatiens, les capucins et les Anglais. Sur ce, etc.
252. AU MÊME.
Le 23 mars 1782.
Non, mon cher Anaxagoras, mon zèle philosophique ne s'est point exhalé contre vous, qui êtes un vrai sage, mais contre des écervelés qui, se couvrant du titre spécieux de philosophes, s'avisent de créer un monde à leur façon au bout du dix-huitième siècle. J'avais présumé que les progrès du bon sens et des connaissances auraient au moins détrompé les scrutateurs de la nature de l'idée absurde de l'origine que des imbéciles ont donnée au monde. Mais notre auteur<245> se met fièrement sur les rangs : il détruit bien les systèmes qu'il attaque, surtout celui de Buffon; toutefois, lorsqu'il arrange le sien par un mélange bizarre et incompatible du système de Des Caries et de celui de Newton, et que je vois mon homme, par sa parole, créer et arranger l'univers, au lieu d'admirer ce puissant créateur, je lui assigne les Petites-Maisons pour demeure. Quiconque a bien examiné cette matière conviendra que si l'on veut respecter les axiomes fondamentaux de la raison, il faut de nécessité admettre l'éternité de l'univers. Le système de la création entraîne des absurdités à chaque pas qu'on fait pour l'établir; il faut nier l'ex nihilo nihil est,245-a que toute l'antiquité respectait; il faut se persuader qu'un être incorporel (dont nous ne pouvons nous faire aucune idée) forme la matière, et agit sur elle sans contact; il faut associer deux idées contradictoires, celle d'un Dieu bon et parfait à celle d'un ouvrage détestable qu'il s'est complu à faire. Le philosophe des Petites-Maisons méprise ces petites difficultés; il franchit hardiment les abîmes de l'incompréhensibilité; les rayons de la vérité fondent ses ailes artificielles, et le précipitent comme Icare dans une mer de contradictions où va se noyer le peu de bon sens qui lui reste. Passez-moi cette comparaison trop poétique; elle est un peu dans le goût de Balzac. Vous la lirez avec indulgence quand, réfléchissant que, plein des déclamations du créateur parisien et l'imagination échauffée par son style, il m'en est échappé quelque imitation dans cette lettre.
Tout le monde est ici tranquille. On ne crée rien, on se borne à jouir de ce qui est créé; et tandis que l'Empereur se chamaille avec le pape, et vous avec les Anglais, je roule mon tonneau comme Diogène, pour n'être pas seul désœuvré. Sur ce, etc.
<246>253. DE D'ALEMBERT.
Paris, 27 mars 1782.
Sire,
Dans la dernière lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, je me suis justifié d'une faute dont elle m'avait cru coupable, et qui en effet aurait mérité ses reproches, si je lui axais envoyé, directement ou indirectement, le mauvais ouvrage de physique qui l'avait ennuyée. Je prends aujourd'hui la liberté, mais sans craindre ni d'offenser V. M., ni de lui dérober de précieux moments, de lui envoyer un ouvrage que vraisemblablement elle ne lira pas, mais dont l'université de Paris a cru lui devoir l'hommage, et qu'elle m'a prié, comme un de ses anciens élèves, de mettre aux pieds de V. M. J'ai déjà eu l'honneur, Sire, d'assurer V. M. combien ce corps est pénétré de reconnaissance, d'admiration et de vénération pour elle. Vous avez bien voulu récompenser et encourager les talents naissants d'un de ses élèves, à qui les bontés de V. M. ont donné tant d'émulation, que depuis ce temps il est constamment le premier de sa classe. Ce jeune homme est boursier au collége de Louis le Grand, autrefois tenu par les vénérables jésuites, et aujourd'hui devenu le premier collége de l'université de Paris. Ce collège et l'université supplient instamment V. M. de vouloir bien accepter, non comme un ouvrage fait pour être lu par elle, mais comme un témoignage de son respect, le recueil des statuts du collége dont il s'agit. Peut-être, si V. M. daignait charger quelqu'un de lui rendre compte de l'administration de ce collège, serait-elle assez contente de l'ordre, de l'attention, du zèle et de l'économie des administrateurs, et peut-être y trouverait-on quelques vues utiles pour l'administration des colléges qui sont dans les États de V. M.
En voilà, je crois, Sire, plus qu'il n'en faut pour me justifier de<247> l'envoi que j'ai l'honneur de faire aujourd'hui à V M., en l'assurant que je serai toujours très-circonspect à cet égard, et surtout très-ménager de son temps, que je respecte autant que sa personne.
Je suis avec la plus profonde vénération, etc.
254. A D'ALEMBERT.
Le 26 avril 1782.
Non, mon cher Anaxagoras, vous n'êtes pas entré dans le sens de ma lettre. A Dieu ne plaise que je m'en prenne à vous pour m'avoir envoyé ce nouveau système de philosophie. Il ne s'agit pas d'un sage comme vous dans ce qui a excité mon zèle; ce n'est que contre l'auteur que je m'emporte; je ne puis lui pardonner que, sur la fin du dix-huitième siècle, il veuille s'écarter de l'expérience pour s'égarer dans un labyrinthe de chimères que son imagination enfante. Que deviendra la philosophie, si on s'écarte du chemin sage qu'on lui a tracé, et qu'on lui ôte le bâton de l'analogie et celui de l'expérience pour se conduire? Si le livre de ce songe-creux prend faveur, voilà d'abord nombre de jeunes écervelés qui vous débiteront des paradoxes pour se faire lire, la philosophie retombera, comme jadis dans Athènes, entre les mains des sophistes, et l'on substituera aux vérités évidentes un jargon obscur et entortillé de phrases métaphysiques, qui replongera la France dans l'ignorance. J'aime le siècle où je suis né; je m'affectionne à tous ceux qui l'honorent, et j'abhorre tout ce qui nous menace de replonger notre postérité dans la barbarie. Que des moines ambitieux persécutent les philosophes, et s'élèvent contre les vérités les mieux prouvées par les apôtres de la raison, je ne l'ap<248>prouve pas : cependant je vois qu'ils agissent selon les principes de leur intérêt, qui veut qu'ils dominent seuls sur les hommes. Mais que de prétendus philosophes sapent eux-mêmes les vérités les mieux reconnues, qu'ils dégradent la philosophie aillant qu'il est en eux, qu'ils ressuscitent les erreurs de nos ancêtres, en vérité, c'est ce qui n'est pas pardonnable. Tenez, voilà ce qui a mis ma bile en mouvement : et quiconque aime que les hommes soient éclairés éprouvera à la lecture de ce livre les mêmes sentiments d'indignation contre son auteur.
Vous me parlez d'un autre livre que vous avez la bonté de m'envoyer : il ne m'est point encore parvenu : je vous prie néanmoins d'en remercier ceux qui ont daigné me l'envoyer. La réputation du collège Mazarin a été célèbre depuis longtemps; les jésuites avaient d'habiles professeurs; la rhétorique était supérieurement traitée à Port-Royal; Pascal, Racine, Arnauld et Nicole étaient des gens d'un grand mérite, et qui étaient sortis de cette école. Je voudrais, pour la consolation de ma vieillesse, voir germer et éclore quelques plantes qui pussent remplacer celles qui ont honoré le siècle précédent. Il semble que les grands hommes meurent sans postérité. Je désirerais qu'il y eût une filiation d'âmes supérieures dont sans cesse les unes remplaçassent les autres. Après tout, mon temps est bientôt fini; j'ai joui du marc du siècle de Louis XIV. Je bénis le ciel de m'avoir fait naître dans ce temps, et pour se consoler de l'avenir il faut dire : Après moi le déluge. Le monde est un théâtre perpétuel de vicissitudes, c'est une scène mouvante où tout change : ici, les arts, les sciences et les empires s'élèvent; là, c'est la barbarie qui succède aux connaissances, et les potentats dont les trônes se renversent. Vous autres Fiançais, vous n'y allez pas de main morte; vous ne sapez pas mal le trône britannique. Cette nation, qu'on dit si profonde, avait des ministres superficiels pour la gouverner, qui, l'ayant dépouillée des richesses abusives qu'elle possédait, et lui ayant fait perdre des possessions qui<249> lui étaient à charge, ont bravement travaillé à son abaissement, sans doute pour tempérer l'excès où elle poussait sa fierté et son dédain pour le reste de l'Europe. Dans cent ans d'ici, quiconque ressusciterait de nos contemporains ne reconnaîtrait plus notre continent. En attendant, je vous souhaite santé, prospérité et contentement. Sur ce, etc.
255. DE D'ALEMBERT.
Paris, 3 mai 1782.
Sire,
J'ai reçu presque en même temps deux lettres dont Votre Majesté m'a honoré à peu de jours l'une de l'autre, en réponse à deux lettres que j'avais eu aussi l'honneur de lui écrire. Je vois, par la première des deux réponses que V. M. a daigné me faire, qu'elle a été attaquée cet hiver, comme presque tous les précédents, de cette maudite goutte, qui, en la faisant souffrir comme Épictète, ne l'empêche pas d'être gaie comme Démocrite, sans qu'elle ait pourtant la morgue stoïcienne et absurde de ne pas regarder la goutte comme un mal. Je lisais ces jours passés la morale d'Épictète, plus grande que nature, exagérée, et faite pour l'homme imaginaire; et je dis de tout ce bel étalage, si peu à l'usage de notre faible nature, ce que le bon La Fontaine, tout converti qu'il était par le vicaire de sa paroisse, disait des Épîtres de saint Paul à son confesseur : « Votre saint Paul n'est pas mon homme. » La philosophie de V. M. est plus vraie, parce qu'elle est plus assortie à la nature humaine, et plus digne d'un véritable sage, qui voit les maux et les biens tels qu'ils sont, qui jouit de ceux-ci et souffre ceux-là, sans se louer et sans murmurer de sa destinée. Je profite<250> le mieux qu'il m'est possible des leçons et surtout de l'exemple de V. M.; et quand ma vessie me fait souvenir qu'elle n'est pas une lanterne, comme dit le proverbe, je relis les lettres du roi philosophe, et cette lecture me soulage et me console.
Voilà donc le saint-père à Vienne, communiant le César, qui le persifle, et qui le renverra comme il est venu. Il n'aura eu d'autre satisfaction que de faire baiser sa mule aux capucins et aux belles daines, et de donner force bénédictions à la canaille. Je voudrais que Grégoire VII et l'empereur Henri IV pussent être témoins de ce spectacle, et du progrès que la raison a fait depuis sept cents ans. Le temps est un peu long, il est vrai, mais enfin la raison a cheminé comme l'aiguille d'une montre; sans avoir fait de grands pas, elle a toujours avancé, et la voilà en beau chemin. Gare la suite de ces événements pour la sainte Église catholique, apostolique et romaine. Je ne sais si le successeur de saint Pierre s'appelle dans son voyage l'abbé du Midi; mais il semble que dans ce beau voyage il a été chercher, comme on dit, midi à quatorze heures.
V. M. n'est pas exactement informée sur le compte de l'abbé Raynal. Il a été décrété, il est vrai, par nosseigneurs du parlement, plus ignorants que la Sorbonne, et plus intolérants que les capucins. Mais, devançant cet arrêt foudroyant, l'abbé Raynal s'est mis à couvert et hors de France; ainsi il n'est ni au Châtelet, ni à la Bastille, mais en sûreté à Bruxelles ou ailleurs; car on dit qu'il voyage en ce moment en Allemagne, qu'il a été même très-accueilli d'un vénérable prélat, l'électeur de Mayence. J'imagine qu'il n'oubliera pas, dans ce voyage, de voir le monarque philosophe qui vaut mieux à voir que tous les électeurs, et même tous les Césars, et je ne doute pas que V. M. ne le console des persécutions que le fanatisme lui a fait éprouver.
L'état de notre nouvelle planète ou comète est encore indécis, et sa maison est difficile à lui faire; on commence à croire pourtant qu'elle restera planète, deux fois plus éloignée du soleil que Saturne,<251> et faisant sa révolution en quatre-vingt-deux ans.251-a Le temps nous éclairera davantage; mais voilà, pour le présent, tout ce que je puis en apprendre à V. M.
Que dit-elle de la prise de Mahon, enlevé presque sans coup férir par un général médiocre et par les Espagnols? Il était écrit que cette place ne serait prise que par de pauvres généraux, Richelieu le premier, et Crillon le second; ce Crillon est le père de celui que V. M. vit il y a quelques années à Berlin avec le prince de Salm.251-b On dit qu'il va être chargé du siége de Gibraltar, qui pourra être de plus dure digestion. Mais enfin il faut espérer en la Providence, surtout en voyant les sottises multipliées des Anglais sur terre, sur mer, et dans le ministère. Puissent ces sottises bien répétées les forcer à la paix! car pour nous, nous ne demandons pas mieux que de la faire.
V. M. m'a rendu justice en me croyant très-innocent de l'ennui que lui a causé le mauvais livre de physique qu'on s'est avisé de lui envoyer comme de ma part. Elle doit avoir reçu un autre livre que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, mais en l'avertissant bien que ce livre n'était pas fait pour être lu par elle, et que c'était seulement un hommage de l'université de Paris, pleine d'admiration pour le monarque philosophe, et de reconnaissance pour l'encouragement qu'il a bien voulu donner à un de ses élèves.
Je suis avec le plus profond et le plus tendre respect, etc.
<252>256. A D'ALEMBERT.
Le 18 mai 1782.
Il m'arrive comme à vous d'admirer la morale des stoïciens, et de m'affliger de ce que leur sage252-a si respectable n'est qu'un être de raison. C'est bien à ce sujet qu'on peut appliquer ce beau vers de Voltaire :
Tes destins sont d'un homme, et tes vœux sont d'un dieu.252-bQuelque amour que nous ayons pour le bien de l'humanité, aucun législateur, aucun philosophe ne changera la nature des choses. Notre espèce a dû être probablement telle que nous la connaissons, un bizarre assemblage de quelques bonnes et de quelques mauvaises qualités. L'éducation et l'étude peuvent étendre la sphère de nos connaissances, un bon gouvernement peut former des hypocrites qui arborent le masque de la vertu; mais jamais on ne parviendra à changer la trempe de notre âme. Je regarde l'homme comme une machine mécanique assujettie aux ressorts qui la dirigent; et ce qu'on appelle sagesse ou raison n'est que le fruit de l'expérience, qui influe sur la crainte ou sur l'espérance qui déterminent nos actions. Ceci, mon cher Anaxagoras, est un peu humiliant pour notre amour-propre; par malheur, cela n'est que trop vrai. Quoi qu'il en soit, j'estime les stoïciens, et je les remercie d'un cœur pénétré de reconnaissance de ce que leur secte a produit un Lélius, un Caton d'Utique, un Épictète, surtout un Marc-Aurèle. Aucune des autres sectes philosophiques ne peut se vanter de tels élèves, et je voudrais pour le bien de l'Europe que la race n'en fût pas éteinte. Il est fâcheux que tous ceux qui souffrent soient obligés de donner un démenti tout<253> net à Zénon; il n'en est aucun qui ne convienne que la douleur est un grand mal. Je voudrais bien que notre bonne mère nature vous dispensât du pénible emploi de produire des Pyrénées et des Alpes au fond de votre vessie. C'est un mal trop sérieux pour que j'en badine, principalement lorsque vous en souffrez, vous que le Parnasse et tous les gens qui pensent désireraient qu'il fût immortel. J'espère donc d'apprendre au moins que cette fâcheuse maladie n'empire pas, et que vos amis peuvent se flatter de vous conserver encore longues années.
Que vous dirai-je du saint-père? Il a perdu son infaillibilité depuis qu'il s'est avisé d'aller à Vienne comme témoin de sa dégradation. Voilà une affaire finie pour l'Autriche. Vos Français n'imiteront point la conduite de l'Empereur. Il règne dans votre patrie plus de superstition que dans aucun État de l'Europe. Vos prêtres ont usurpé une autorité qui balance celle du souverain, et votre roi n'ose entreprendre contre un corps aussi puissant, sans avoir pris les plus sages mesures pour faire réussir un dessein aussi hardi. Ainsi, tout bien considéré, les États de l'Empereur seront les seuls qui profiteront de ce schisme de l'Église; les autres souverains manqueront ou de cœur, ou de sagesse, ou de moyens pour l'imiter. Cependant ne vous flattez pas que nous en soyons arrivés au temps où la raison dominera sur les hommes. Rappelez-vous que naguère un prince d'Allemagne a fait dire des messes sur le ventre de son épouse, assuré qu'elle en deviendrait enceinte.253-a Sachez qu'une secte, en Saxe,253-b évoque les morts comme la pythonisse d'Endor;253-c apprenez que les francs-maçons forment dans leurs loges une secte religieuse (c'est beaucoup dire) plus absurde que les sectes connues. Telle est notre pauvre<254> espèce, et telle sera-t-elle jusqu'à la fin des siècles. Des folies, des fables, le merveilleux, l'emportent toujours sur la raison et sur la vérité. Fontenelle avait bien raison de dire que s'il avait une main pleine de vérités, il ne l'ouvrirait pas pour la répandre dans le public, parce que le peuple n'en est pas digne.254-a
Mais savez-vous ce qui Aient d'arriver aujourd'hui? Moi qui croyais l'abbé Raynal enfermé dans quelque prison de votre inquisition, je le vois arriver ici. Il viendra chez moi cette après-dînée, et je ne le quitterai point que je ne l'aie coulé à fond. Enfin, j'ai vu l'auteur du Stadhoudérat et du Commerce de l'Europe. Il est plein de connaissances, qu'il doit aux recherches curieuses qu'il a faites; j'ai cru m'entretenir avec la Providence. Tous les gouvernements sont pesés à sa balance, et l'on risque le bannissement à oser avancer modestement devant lui que le commerce d'une puissance est de quelques millions plus lucratif qu'il ne l'annonce. Reste à savoir si ces notions qu'il a recueillies ont toute l'authenticité qu'on désire dans de pareilles matières.254-b
Si vous me parlez de l'Europe, je vous entretiendrai de mon tonneau, que je roule comme le fit Diogène durant les troubles de la Grèce. Le Nord désire ardemment la paix; malgré les associations maritimes et le code de Catherine pour l'empire de Neptune,254-c il n'est pas moins molesté par les fortes assurances que les pirateries obligent de payer. Un grand génie qui habite le cinquième dans quelque rue du faubourg Saint-Germain, et qui de là gouverne despotiquement<255> l'Europe, vient de m'adresser un beau projet de pacification générale. L'esprit de l'abbé de Saint-Pierre est descendu sur lui avec une profonde politique, digne de Gargantua. La France pullule de grands hommes qui, dans leur obscurité, travaillent à son plus grand avantage. C'est dommage que d'aussi beaux génies n'aient pas au moins quelques royaumes à brûler, je veux dire à gouverner. Qu'il arrive de l'Europe ce qu'il pourra, je borne mes vœux à la conservation du sage Anaxagoras. Nous ferons une ligue pour notre départ de cette vallée de misère et pour voyager ensemble, afin de nous rendre zéro. Sur ce, etc.
257. DE D'ALEMBERT.
Paris, 21 juin 1782.
Sire,
Ce que Votre Majesté me fait l'honneur de m'écrire sur la philosophie exaltée et exagérée des stoïciens est sans comparaison plus à mon usage que cette philosophie gigantesque et imaginaire. Je ne conviendrai jamais avec ces messieurs, non plus que V. M., que la douleur ne soit point un mal; et ma triste vessie ne me dit que trop souvent, plusieurs fois par jour, qu'ils en ont menti. Je dirais volontiers, comme le roi Alphonse disait du monde,255-a que si Dieu m'eût appelé à son conseil quand il fabriqua la vessie humaine, je lui aurais donné de bons avis. Je ne suis pourtant pas plus mal de la mienne que je ne l'étais il y a deux mois; mais je crains toujours, et avec<256> raison, que mon état n'empire avec l'âge. D'un autre rôle, je me dis, pour me tranquilliser, ce vers de Racine :
Je ne veux point prévoir les malheurs de si loin,256-aEn voilà trop sur cet ennuyeux objet, dont je n'ai parlé que pour répondre à la bonté avec laquelle V. M. s'y intéresse. Vivez, Sire, portez-vous bien, n'ayez point de douleur, et qu'il arrive de moi ce qu'il plaira à la destinée et à la nature. Je serai content, ou du moins consolé.
Le saint-père me paraît avoir fait, comme on dit, bonne mine à mauvais jeu. Il a donné beaucoup de louanges à la piété de Sa Majesté Impériale; il lui a donné la communion le jeudi saint, à ce que disent les gazettes : grand bien leur fasse à tous deux! Reste à savoir ce que deviendront les moines supprimés. Quelques lettres d'Allemagne, et surtout de Flandre, paraissent donner des doutes sur l'entier accomplissement de son projet impérial et antimonastique. On prétend que, depuis son entrevue avec le pape, la destruction des couvents supprimés traîne en longueur. Ce serait tant pis pour lui; il vaudrait mieux n'avoir rien fait du tout que de faire à moitié ce qu'il a annoncé. Mais, Sire, ce qui m'intéresserait beaucoup davantage, ce serait que nous eussions en France le courage d'imiter cette réforme. Hélas! comme le dit très-bien V. M., nous n'en ferons rien, et, tout en méprisant les prêtres et les moines, nous leur ferons l'honneur de les craindre et de les épargner. Nous avons écrit là-dessus, et depuis longtemps, les plus belles choses du monde; mais nous écrivons, et nous ne faisons pas. Les autres font, et n'écrivent point. Nous sommes sur ce point comme pour la guerre et pour la musique; nous barbouillons des livres, et nous nous en tenons là. A propos de guerre, que pense V. M. de notre déconfiture aux Antilles?<257> Cette affaire du 12 avril257-a est, ce me semble, le chef-d'œuvre de l'ignorance et de la bravoure française. Dieu nous donne la paix dont nous avons si grand besoin, ainsi que nos ennemis, qui. de leur côté, n'ont guère moins fait de sottises que nous! Cette paix serait peutêtre bientôt faite, s'il ne plaisait pas au grand protecteur de l'inquisition de s'opiniâtrer à ce beau siége de Gibraltar, où la nation espagnole et son roi acquièrent depuis quatre ans une gloire si brillante.
V. M. me paraît avoir très-bien jugé l'abbé Raynal. Il est trop sûr de son fait dans tout ce qu'il avance, et soutiendrait presque à chaque souverain et à chaque État de l'Europe qu'il sait mieux que lui-même ses forces et ses revenus. Mais d'ailleurs son ouvrage est utile, et lui a valu chez les étrangers, et dans sa patrie même, une célébrité qui le dédommage de la persécution excitée contre lui par les fanatiques. On me mande qu'il est enchanté de V. M., et je n'ai pas de peine à le croire. Je sais par expérience qu'elle renvoie avec cette disposition tous ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher.
Nous avons eu ici pendant un mois M. le comte et madame la comtesse du Nord.257-b Ils sont partis il y a deux jours pour Brest, et paraissent fort contents de leur séjour à Paris et de l'accueil que tous les états se sont empressés de leur faire. Ils ont, de leur côté, très-bien réussi par la politesse dont ils ont été pour tout le monde. M. le comte du Nord m'a fait l'honneur de venir chez moi, avant même que j'eusse pris la liberté de me présenter chez lui. Il m'a dit les choses les plus honnêtes sur le désir qu'on avait eu de me posséder à Pétersbourg,257-c ce sont les termes dont il s'est servi, et sur les re<258>grets qu'il avait eus en particulier de ne m'y point voir.258-a Je suis très-touché de ses regrets, mais je ne me repens point du tout, et peutêtre moins que jamais, de n'avoir pas accepté ce qu'on m'offrait, et je n'oublierai de ma vie la conversation, très-intéressante pour moi, que j'eus à ce sujet avec V. M., à Clèves, en 1763.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire l'hommage le plus sincère de la tendre vénération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.
P. S. J'ignore si V. M. a reçu l'ouvrage que j'ai eu l'honneur de lui envoyer de la part du collége Louis le Grand et de l'université de Paris, non pour être lu, mais comme un hommage de leur profond respect et de leur vive reconnaissance.
258. A D'ALEMBERT.
Le 5 juillet 1782.
Je vous avoue que, après avoir bien étudié les opinions des stoïciens, il m'a paru qu'ils avaient trop exalté la nature humaine. Leur amour-propre leur persuada que chacun possédait en soi une parcelle de l'âme de la nature, et que cette parcelle pouvait atteindre aux perfections de la Divinité, à laquelle elle se rejoignait après la mort de celui qu'elle avait animé. Ce système est beau et sublime; il n'y manque que la vérité. Cependant il y a de la noblesse à s'élever au-dessus des événements fâcheux auxquels nous sommes assujettis, et un stoïcisme qui n'est pas outré est l'unique ressource des malheureux. Toutefois il ne faut pas nous bouffir d'une idée de perfection<259> à laquelle nous ne saurions atteindre, ni nous composer une généalogie imaginaire qui, loin de nous anoblir, nous dégrade, parce que, en considérant la turpitude et les crimes de notre espèce, il y aurait plus de vraisemblance à nous croire descendus d'êtres malfaisants (supposé qu'il en existe) que d'un être dont la nature même doit être la bonté. Mais dès que la goutte, la pierre ou le taureau de Phalaris s'en mêlent, les cris aigus qui échappent au souffrant attestent que la douleur est un mal très-réel. J'espère que votre vessie ne vous mettra plus dans le cas de donner un démenti aux stoïciens. Mon âme m'a appris, par l'expérience, qu'elle est la très-humble servante de mon corps. Aussi souvent qu'il souffre, elle est très-mal à son aise, tant ses facultés intellectuelles sont assujetties à la mécanique de notre organisation.
Quel saut des stoïciens au saint-père! Mais puisqu'il est fait, je poursuis. Ce pauvre prêtre a démenti son infaillibilité par son voyage de Vienne; il s'est exposé à recevoir un refus auquel il pouvait s'attendre. L'Empereur continue ses sécularisations sans interruption; il paraît que les couvents riches ont la préférence sur les mendiants; on ne touche pas à ces derniers, dont le bien public exigerait la réforme préférablement aux premiers. Je doute fort qu'en France on imite l'auguste César germanique, à moins que votre contrôleur général n'ait épuisé toutes les ressources de son industrie pour procurer des fonds au gouvernement. Chez nous, chacun reste comme il est, et je respecte le droit des possessions, sur lequel toute société est fondée.
On nous a annoncé ici la disgrâce de M. de Grasse; il a marqué beaucoup de valeur dans ce combat qui lui a si mal réussi. Il paraît que la marine anglaise a une grande supériorité dans la manœuvre sur celle des Français. C'est faute d'exercice et d'expérience de la part de vos compatriotes; ce sont des choses où ils pourront parvenir à se perfectionner, si on les encourage à l'application, et qu'on leur donne<260> plus d'emploi en temps de paix. Je vois avec plaisir que vous avez été content du grand-duc et de la visite qu'il vous a rendue. Ce prince possède de grandes et bonnes qualités; il est un peu grave, cela tient à son caractère; mais le fond en est excellent.
L'abbé Raynal est encore à Berlin; il y amasse des matériaux pour écrire l'histoire de la révocation de l'édit de Nantes. Cet ouvrage paraîtra trop tard; il fallait, en 1680, remontrer à Louis XIV le tort infini que ressentirait son royaume de l'expulsion d'un nombre prodigieux d'habitants qui transporteraient leur industrie dans toutes les parties de l'Europe. A présent les Fiançais le sentent, quand il est trop tard pour y remédier. Je crois vous avoir remercié dans mes lettres précédentes de l'ouvrage sur le collége de Louis le Grand que vous m'avez envoyé. Je vous annonce un ouvrage nouveau sur .... Jusqu'à quand aura-t-on la bêtise d'écrire des billevesées de cette espèce? Je m'en tiens aux lois générales et permanentes auxquelles tous les éléments obéissent; c'en est bien assez. Vivez, mon cher d'Alembert, pour l'honneur de la philosophie, et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles.
Sur ce, etc.
259. DE D'ALEMBERT.
Paris, 9 août 1782.
Sire,
Je viens d'apprendre par les nouvelles publiques la mort de la reine douairière de Suède,260-a sœur de V. M. Votre attachement pour elle a dû vous rendre cette perte fort sensible, et je supplie V. M. d'être<261> persuadée de toute la part que je prends à sa juste douleur. Cette respectable princesse m'avait même anciennement honoré de ses bontés, en me faisant membre d'une académie qu'elle avait rassemblée dans son palais, et que les troubles de ce malheureux royaume ont empêchée de subsister. Ainsi, par reconnaissance pour sa mémoire, par mon attachement, Sire, pour votre auguste maison, et surtout par mon tendre et respectueux intérêt pour tout ce qui peut toucher V. M., je dois à la perte de la reine de Suède les justes regrets que je mets aux pieds de mon bienfaiteur.
Après m'être acquitté de ce devoir, ou plutôt après cet épanchement sincère de mon cœur, je dois, Sire, une réponse détaillée à l'excellente lettre philosophique dont V. M. m'a honoré sur les maux que j'endure. Que de vérité et de sagesse dans tout ce qu'elle dit sur cette philosophie des stoïciens, plus grande que nature, et si peu propre, avec ses grands mots et ses principes exagérés, à soulager ceux qui souffrent! Heureusement je commence à avoir moins besoin de cette étrange pharmacopée. Mes douleurs sont beaucoup moindres, et presque cessées entièrement, grâce à la maladie du Nord, qui, en me valant un gros rhume et un violent rhumatisme, a transporté sur ma poitrine et sur mes membres ce que je souffrais à la vessie. Dieu veuille que ce ne soit pas une simple trêve, et que, après la fin de mon rhume, l'ennemi ne vienne reprendre son premier camp, où je le trouvais si mal placé!
C'est entretenir trop longtemps V. M. de mes misères; j'aime bien mieux lui dire que sa bonne santé me console de la faiblesse de la mienne; que cette bonne santé, comme l'assurent tous ceux qui vous voient, Sire, vous promet et promet à l'Europe encore plusieurs années d'une vie qui ne sera jamais trop longue pour le bien de vos peuples, pour le repos de l'Allemagne, pour l'honneur et le soutien de la philosophie, et surtout pour moi, le dernier des philosophes, mais le premier et le plus zélé de vos admirateurs.
<262>Cette philosophie, Sire, a plus besoin que jamais de protecteurs et de modèles tels que vous. On la joue actuellement d'une manière aussi plate qu'indécente sur le Théâtre français;262-a et cette sottise, qui n'avilit que ses auteurs, a l'honneur d'avoir des protecteurs importants, qui soupçonnent au fond de leur âme le profond mépris que la philosophie a pour eux, quoiqu'elle ne s'en vante pas. Mais, à force d'esprit, ils s'en doutent, et essayent, pour s'en venger, des moyens aussi dignes d'eux par leur nature que par leur succès.
V. M. a bien raison sur le parti qu'a pris le César Joseph d'épargner les mendiants, ces vampires de l'État et du peuple. Il fallait détruire également et les fainéants opulents, et les fainéants qui mendient. Nous ignorons en France, où nous ne nous intéressons qu'aux spectacles de la foire, quels sont les progrès de la suppression impériale ordonnée contre l'engeance monastique. On a répandu que des évêques et des moines avaient formé contre l'Empereur une conspiration qui avait été découverte à temps. Je crois néanmoins que toute cette engeance est bien moins à craindre qu'elle ne paraît pour un prince qui a trois cent mille hommes et une volonté ferme; qu'on fait à l'Église bien de l'honneur de la craindre, et qu'elle ne peut jamais faire de mal qu'à ceux qui ont la faiblesse de la redouter. Je suis bien sûr que si V. M. la mettait à la raison pour quelque sottise qu'elle voudrait faire, elle pourrait se promener sans armes au milieu d'une procession, et sans avoir rien à redouter. La procession de la Ligue n'aurait pas eu beau jeu sous un autre monarque que Henri III, et sous un prince tel que Frédéric.
On nous a dit que l'abbé Raynal avait été sérieusement malade. Je souhaite qu'il vive assez pour finir son utile ouvrage sur la révocation de l'édit de Nantes. Hélas! Sire, V. M. a bien raison; cet ou<263>vrage viendra trop tard pour le bonheur de la France; mais peutêtre au moins servira-t-il d'instruction et d'exemple aux malheureux princes qui, dans la suite des siècles, voudraient hasarder de pareilles sottises. Peut-être nous éclairera-t-il sur l'absurdité actuelle de nos lois au sujet des protestants que l'amour de la patrie fait rester encore en France, avec la crainte de voir leurs malheureux enfants déclarés illégitimes et privés des droits de citoyen. Quelle honte pour notre siècle qu'il faille croire en France à la transsubstantiation (voilà un terrible mol à prononcer et à écrire) pour avoir le droit de recueillir l'héritage de ses pères!
Nos princes sont allés à Gibraltar. J'aimerais mieux, pour les Espagnols et pour nous, y voir V. M.; je serais plus sûr du succès de ce siége, qui aura duré, si même il réussit, presque aussi longtemps que celui de Troie, quoique les Espagnols ne soient pas Grecs. On assure que, le 28 de ce mois, neuf cent quatre-vingt-dix bouches à feu tâcheront d'écraser ce rocher. Dieu le veuille, et surtout Dieu accorde bientôt la paix à ceux qui en ont si grand besoin, et qui savent si peu faire la guerre!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
260. A D'ALEMBERT.
Le 8 septembre 1782.
Je vous suis obligé de la part que vous prenez à la perte que ma famille vient de faire. A en juger par les événements, il semble que le mauvais tonneau de Jupiter est plus grand et plus plein que celui dont il répand ses faveurs sur les hommes. Dix mauvaises nouvelles<264> pour une bonne. Il y a des personnes qui renoncent volontairement à la vie, mais je n'en sache aucune morte de douleur. Si des malheurs nous accablent, qui ne regardent que notre personne, l'amour-propre fait gloire d'y opposer la fermeté; mais dès que nous faisons des pertes irréparables pour l'éternité, il ne reste rien dans le fond de la boîte de Pandore pour nous consoler, si ce n'est, pour un vieillard de mon âge, la ferme persuasion de rejoindre dans peu ceux qui nous ont devancés. Il faut l'avouer, l'homme est plus sensible que raisonnable.264-a Le cœur est atteint d'une blessure; le stoïcien vous dit : Tu ne dois pas sentir de douleur. Mais je la sens malgré moi; elle me consume, elle me déchire; un sentiment intérieur plus fort que moi m'arrache des plaintes et d'inutiles regrets. Je ne vous parlerai pas davantage sur un objet triste, et qui ne peut engendrer que des pensées sombres et mélancoliques. J'ai abandonné tout ce qui tient aux lettres dans votre patrie, à l'exception de l'abbé Delille, le seul digne, selon moi, du siècle de Louis XIV, et je ne me soucie ni de votre théâtre, ni de vos farces, ni de votre Ramponet,264-b ni de tous vos bateleurs comiques. Il ne reste pour la fin de ce siècle que la physique, dans laquelle il s'est fait des recherches curieuses. Si les absurdités théologo-métaphysiques avaient pu être anéanties, elles l'auraient été par les foudres philosophiques lancées contre elle. Cependant faites réflexion que ceux de notre espèce étant formés avec un penchant presque irrésistible pour le merveilleux et la superstition, les moines et les voyants n'ont pas eu grand'peine à leur remplir l'esprit de ce fatras dégoûtant d'absurdités par lesquelles ils les gouvernent. Le peuple, qui partout fait le grand nombre, se laissera toujours con<265>duire par des fourbes, des fripons, faiseurs et commentateurs de fables puériles, et le nombre des sages sera toujours réduit à peu d'individus; le grand nombre d'imbéciles doit donc probablement prévaloir sur le petit nombre de ceux qui pensent, et qui savent faire usage de leur raison.
Si l'Empereur détruit des couvents, je rebâtis des églises catholiques qui étaient brûlées, je laisse à chacun la liberté de penser à sa guise,265-a et je crois que Fontenelle a dit très-sagement que s'il avait la main pleine de vérités, il ne l'ouvrirait pas, parce que le peuple n'en vaut pas la peine.265-b Cela n'est malheureusement que trop vrai. Un âne ploie sous le poids quand on l'a surchargé; mais un superstitieux porte tous les fardeaux dont son prêtre l'accable, sans s'apercevoir de la manière indigne dont il se trouve avili.
A l'égard des guerres présentes, je pense comme vous, et j'applaudirai aux efforts prodigieux des puissances belligérantes, si tous ces immenses préparatifs nous ramènent promptement la paix. J'ai fait une absence de trois semaines, et je n'ai point entendu parler pendant ce temps-là de l'abbé Raynal. On m'a dit qu'il a été chez mon frère;265-c je n'en sais pas davantage. Je souhaite que la coqueluche ou le mal du Nord vous guérisse de toutes vos infirmités, et que ni la vessie ni les poumons ne vous causent de ces fâcheuses distractions qui rendent la vie onéreuse et insupportable. Sur ce, etc.
Je crains que ma lettre ne vous égaye pas. Un peu de patience et le temps feront ce que la raison a inutilement entrepris.
<266>261. DE D'ALEMBERT.
Paris, 11 octobre 1782.
Sire,
Votre Majesté a bien raison de dire que le mauvais tonneau de Jupiter, celui qui verse les maux sur les hommes, est plus grand et plus plein que celui qui verse les biens. Ma triste vessie ne me le fait que trop sentir, car j'en ai bien souffert depuis un mois, au point de craindre une inflammation. Je me suis mis entre les mains du plus habile médecin de ce pays-ci, et dans ce moment la nature ou lui me soulage; Dieu sait jusqu'où cela durera. Mais c'est trop entretenir V. M. de ce que je souffre; j'aime bien mieux lui dire ou plutôt lui répéter tout ce que je sens pour elle depuis près de quarante années que j'ai commencé à éprouver ses bontés. Les lettres dont elle veut bien m'honorer en sont un nouveau témoignage, qui m'est d'autant plus précieux, que, dans l'état où je suis, je ne puis plus espérer d'aller moi-même lui en porter l'hommage. Au moins, Sire, ces lettres me consolent des maux que je sens, et me dédommagent en partie du bien dont je suis privé, d'entendre de la bouche même de V. M. ce qu'elle a la bonté de m'écrire. J'ose dire que votre siècle, qui vous appelle depuis si longtemps le roi philosophe, et avec tant de justice, ne sait pas autant que moi à quel point vous l'êtes. Il n'a pas, comme moi, l'avantage de lire dans vos lettres la morale si vraie, si saine, si utile, dont elles sont remplies, cette morale à la portée de l'homme, et non pas gigantesque et exagérée comme celle des stoïciens et d'Épictète, cette morale qui vous a rendu plus grand encore dans les revers que dans les succès, cette morale, enfin, dont vous êtes à la fois pour moi la leçon et l'exemple.
J'ai prié, Sire, M. le marquis d'Esterno, qui vient de partir pour résider en qualité de ministre de France auprès de V. M., de mettre<267> à ses pieds, s'il en trouvait l'occasion, tous les sentiments dont je suis pénétré pour elle, et ma douleur de ne pouvoir aller moi-même les lui exprimer. M. le marquis d'Esterno est un homme sage, honnête, vertueux et instruit; j'ai lieu de croire que V. M. en sera contente. Puisse-t-il continuer à entretenir la bonne intelligence qui a été si longtemps entre la France et V. M., qu'une femme et un prestolet267-a avaient détruite, et qui paraît être revenue, ou à peu près, dans son état naturel! Hélas! Sire, vous jouissez de la paix et de toute votre gloire, et notre pauvre France n'a en ce moment ni l'une ni l'autre. Que pense V. M. de la belle équipée que nous venons de faire devant Gibraltar, de ces batteries flottantes qui menaçaient de tout abîmer, et qui se flattaient que les boulets rouges ne les brûleraient pas? Jamais, peut-être, il n'y a eu un plus triste exemple de la jactance et de la légèreté française; et ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que cette équipée recule peut-être la paix, si nécessaire et à nous, et à nos ennemis. On ne désespère pourtant pas qu'elle ne se fasse cet hiver, attendu l'impuissance où sont les deux nations de continuer à s'égorger, parce qu'on ne s'égorge qu'à prix d'argent, et que ce nerf de la guerre manque à tous ceux qui la font aujourd'hui.
On dit que l'abbé Raynal s'établit dans les États de V. M.; il a besoin, pour écrire son histoire de la révocation de l'édit de Nantes, de l'écrire dans un pays où il soit à l'abri des fanatiques. Mais par malheur, comme l'observait très-bien V. M. dans une de ses dernières lettres, ce livre ne fera que montrer à la France toute la grandeur du mal qu'elle s'est fait à elle-même par cette révocation; il est trop tard pour le réparer. Nous ne pensons pas même à en empêcher les suites en permettant au moins le mariage aux protestants. Nous serons les derniers à faire ce que nous avons écrit, et ce que les autres nations exécutent. Dieu veuille enfin nous éclairer!
<268>En attendant, nos grands seigneurs font ici des banqueroutes scandaleuses et incroyables. M. le prince de Rohan Guémené, grand chambellan du Roi, et mari de la gouvernante des enfants de Fiance, en fait une de vingt millions au moins. Il met à l'aumône des milliers de citoyens qui ont placé sur lui leur fortune. L'indignation et le cri public contre cette abominable action sont extrêmes, et le coupable n'est point puni. Toute la France crie qu'il le serait dans les États de V. M., et il le serait même chez nous, si notre roi n'écoutait que les principes de justice et de vertu qui sont au fond de son âme, et ne cédait pas aux prières des Rohan, qui sacrifient le public à leur vanité.
Tout cela, Sire, ne sera pour moi qu'un mal léger, tant que j'aurai le bonheur de conserver V. M. Je la supplie de prendre de nouvelles précautions à l'approche de l'hiver, pour prévenir les attaques de goutte dont elle est ordinairement tourmentée dans cette saison, et pour se conserver à ses peuples, à l'Europe, à l'humanité, à la philosophie, aux lettres, et à moi, qui ai si grand besoin qu'elle vive.
Je suis avec la plus tendre vénération, etc
262. A D'ALEMBERT.
Le 30 octobre 1782.
Il faut, mon cher d'Alembert, que nous rendions en détail à la nature ce que nous avons reçu d'elle en détail; et quoique les maux de la vessie, quoique ceux de la goutte soient fort douloureux, il vaut encore mieux les souffrir que de sentir défaillir sa mémoire, et par<269> conséquent ses pensées. Les Muses étaient filles de la Mémoire, pour nous apprendre que sans la mémoire toutes les facultés de l'esprit sont perdues. Pour moi, je suis journellement aux prises avec ma mémoire, et je m'efforce à la rappeler, malgré elle, aux moments qu'elle s'élance pour m'échapper. Tout nous fait apercevoir de la fragilité de notre nature, du peu que nous sommes, et de l'infini où nous allons nous abîmer. Et dans une telle situation, nous avons l'effronterie de nous targuer, de nous associer presque à la Divinité, de parler de grandeurs, de dignités, de majesté, et de cent autres folies qui font soulever le cœur à ceux qui étudient la nature de l'homme, sa vanité et son néant!
Mais je laisse ces réflexions trop mornes et trop lugubres, pour nous parler d'objets moins sombres, et premièrement de M. d'Esterno, qui vient d'arriver, et qui m'a paru un fort galant homme, autant que j'en ai pu juger par un premier entretien. Nos dames ont été très-fâchées que son épouse ne l'ait point accompagné; elles espéraient qu'une dame française serait pour les Tudesques une législatrice des grâces, et un modèle accompli sur lequel elles pourraient se mouler, pour répandre le vernis du bon ton sur ce qu'elles ont encore conservé d'agreste, et qui date du temps des Obotrites. Je ne sais si c'est sentiment d'équité ou faute de discernement, mais personne dans ces contrées n'attribue aux Français le malheur que les batteries flottantes des Espagnols ont essuyé à Gibraltar.269-a On croit que Sa Majesté Catholique a résolu absolument de prendre la lune avec les dents, et que des sujets fidèles ont inutilement épuisé leurs efforts pour la satisfaire. Toutefois, si Gibraltar n'est pas ravitaillé par les Anglais, la faim fera réussir ce que les batteries flottantes n'ont pu opérer.
Vous enviez la paix dont nous jouissons, sans penser qu'alternativement le sort des États est de se trouver tantôt acteurs, tantôt<270> spectateurs sur le grand théâtre des événements. A peine descendions-nous des tréteaux, que vous y montâtes; et si la paix se fait à l'occident, la grande Catherine fera parler d'elle aux lieux où nous voyons le soleil sortir des bras d'Amphitrite. Cette phrase, toute poétique qu'elle paraît, n'est pas déplacée quand il s'agit de projets qui exaltent l'imagination, et qui font naître les plus vastes combinaisons. C'est ainsi que l'amplification et l'hyperbole sont comme des tubes qui agrandissent nos misères aux yeux de notre imagination. Ne me demandez pas si l'abbé Raynal en fera usage. Je sais qu'il assemble des matériaux, et qu'il trouve parmi les réfugiés tous les renseignements qui lui sont nécessaires pour étaler les effets qu'a produits la révocation de l'édit de Nantes. Il montrera le résultat de cette fausse opération de Louis XIV; il parlera des pertes que cause l'esprit persécuteur à la France; mais la Sorbonne lui répondra avec Bossuet : « Agiles instruments d'un prompt écrivain et d'une main diligente, hâtez-vous de mettre Louis avec les Constantin et les Théodose. Apprenez par Sozomène que, depuis que Dieu suscita des princes chrétiens, et qu'ils eurent défendu les conventicules, la loi ne permettait pas aux hérétiques d'en assembler en public, de sorte que la plus grande partie se réunissait à l'Église, et les opiniâtres mouraient sans postérité, parce qu'ils ne pouvaient plus communiquer entre eux, ni enseigner leurs dogmes. Ce que souffre un pays par la dépopulation est un mal pour les mondains; mais les cœurs divinement éclairés ne prennent pour des maux réels que ceux qui les détournent, eux et leurs compatriotes, de la voie du salut. »270-a C'est à l'abbé Raynal<271> à répondre à cette belle tirade, qui peut contenter un pénitent imbécile, et non convaincre un philosophe.
Notre Académie vient de faire l'acquisition d'un nouveau membre; il sort des tribulations que quelques phrases raisonnables et modestes lui avaient attirées à Turin; son nom est l'abbé Denina.271-a Il a été professeur à l'université de Turin; il vous sera peut-être connu par l'Histoire des révolutions de Grèce et des révolutions d'Italie. Il vient pour dire tout haut en Allemagne ce qu'il pensait tout bas en Italie. Vous me parlez de banqueroutes, comme si l'on n'en faisait qu'à Paris; au moins nous avons eu la nôtre, au commencement de cette année, assez forte; elle était de six millions de vos livres. Les proportions sont gardées; six millions pour nous sont autant que vingt millions pour la France. Gare que le prince de Guémené ne soit le précurseur d'un plus grand que lui. L'Angleterre, l'Espagne et la France se sont épuisées dans la guerre présente; il faudra bien à la fin en venir là. Tout le monde fait banqueroute : le bon chrétien aux convoitises de la chair, le malade aux voluptés, le philosophe à l'erreur, celui qui a la bourse vide à son créancier; et la mort, qu'est-elle, qu'une banqueroute qu'on fait à la vie? Près de faire ce dernier pas, je perds de vue les charmes du monde, et je n'en vois plus que les illusions. Que la goutte me vienne assaillir, ou toute autre maladie, je sais que c'est le voiturier qui me doit conduire là-bas d'où personne n'est revenu, et j'attends le moment de mon départ sans crainte de l'avenir et avec une entière résignation. Pour vous, je vous dispute le pas, et comme avant vous je suis venu au monde, je prétends en sortir avant vous, vous assurant que, tant que je serai en vie, je ferai des vœux pour votre contentement. Sur ce, etc.
<272>263. DE D'ALEMBERT.
Paris, 13 décembre 1782.
Sire,
J'ai prié M. le baron de Goltz de faire à Votre Majesté mes très-humbles excuses si je n'avais pas l'honneur de répondre plus tôt à la charmante lettre que j'ai reçue d'elle, en date du 30 octobre dernier. Ces excuses, Sire, ne sont, malheureusement pour moi, que trop légitimes. J'ai cruellement souffert de ma maudite vessie durant une assez grande partie du mois de novembre; je ne ferai point à V. M. l'ennuyeux détail de mes douleurs; il me suffira de lui dire qu'elles sont fort diminuées, et que je profite du premier moment où elles me permettent d'écrire, pour renouveler à V. M. l'hommage de ma respectueuse reconnaissance et de tous les autres sentiments que je lui dois à tant de titres, et que je lui ai voués depuis si longtemps. Les réflexions de V. M. sur toutes les misères auxquelles la nature humaine est sujette, et sur le contraste de ces misères avec notre pitoyable et ridicule vanité, sont bien dignes d'un roi philosophe qui plane d'en haut sur toutes les sottises de notre espèce, et mériteraient d'être signées Marc-Aurèle Frédéric. Je plains pourtant V. M., si elle commence, comme elle le prétend, à perdre la mémoire; il y a longtemps que j'ai commencé à la perdre aussi; mais la mémoire est plus indispensable à un prince qu'à un pauvre individu obscur et isolé. Puisse la nature, Sire, vous la conserver et pour vous, et pour tant d'êtres à qui vous êtes nécessaire, et puisse-t-elle en même temps vous épargner ces douleurs de goutte que je voudrais pouvoir vous épargner moi-même, fût-ce aux dépens de ma vessie!
Je suis ravi que V. M. ait jugé M. le marquis d'Esterno tel que j'avais eu l'honneur de le lui annoncer. J'ai tout lieu de croire qu'elle se confirmera dans ce jugement, à mesure qu'elle le connaîtra<273> davantage, et qu'elle le trouvera comme il est, sage, instruit, honnête et modeste.
J'ignore à qui est la faute du marnais succès de nos batteries flottantes; j'ignore aussi par quelle fatalité cinquante vaisseaux, tant français qu'espagnols, en ont laissé passer et repasser, sans coup férir, trente-quatre anglais deux ou trois fois à leur barbe; mais je sais que ce maudit siége de Gibraltar, si ridiculement entrepris, et plus ridiculement prolongé, a été la principale cause de nos malheurs ou de nos sottises, a prolongé la guerre de deux ou trois ans, et retardé d autant la paix avantageuse que nous aurions pu faire. Enfin, grâce à Dieu, et selon même toute apparence, on nous fait espérer cette paix; on la dit même arrêtée et conclue. Que le destin en soit loué, pourvu que la grande Catherine et le César Joseph ne suscitent pas une nom elle guerre par l'invasion de la Turquie! Puisse surtout, Sire, cet aveugle destin ne vous pas engager dans cette guerre nouvelle, inutile à votre gloire, et funeste à votre santé et à votre repos! Nous avons lu avec édification dans les nouvelles publiques la déclaration de V. M. au clergé catholique de Silésie,273-a le Te Deum que l'Église romaine a fait chanter pour remercier Dieu d'avoir trouvé en vous un protecteur,273-b et l'émigration d'une volée de religieuses autrichiennes qui sont venues vous demander asile.273-b Assurément, quand V. M. a recommandé la tolérance aux souverains, on peut bien dire qu'elle leur a prêché d'exemple, surtout et plus que jamais dans cette conjoncture. Mais l'Église romaine n'en sera pas moins persécutrice et intolérante quand elle pourra l'être. Voilà nos prêtres qui<274> viennent de présenter une requête au Roi contre les souscripteurs de la nouvelle édition qu'on prépare de Voltaire; cette requête est bien adressée, car le Roi est un des souscripteurs. On ne sait si l'on doit rire ou être indigné de cette plate sottise.
L'ouvrage de l'abbé de Raynal, fût-il aussi bon qu'il peut l'être, sur la révocation de l'édit de Nantes viendra trop tard pour la France. Elle ne recouvrerait pas, quand elle le voudrait, tout ce qu'elle a perdu par cette absurde et funeste révocation; je crains bien même que cet ouvrage ne lui épargne pas de nouvelles sottises en ce genre, si l'occasion se présente d'en faire quelques-unes; car corrige-t-on les hommes, et surtout les nations, avec des livres?
Je crois bien, Sire, qu'on fait chez vous des banqueroutes comme ailleurs; mais on n'en fait pas d'aussi monstrueuses, d'aussi atroces, d'aussi impudentes, d'aussi scandaleuses que celle du prince qu'on n'appelle plus ici Rohan-Guémené, mais .. - .... Je le répète, Sire, toute la France crie qu'il aurait été puni chez vous exemplairement; il ne l'est ici que par la perte de ses places, qu'il était impossible de lui laisser. Mille familles peut-être sont à l'aumône par cette banqueroute, qu'on fait monter à près de quarante millions, tant en France qu'en pays étranger; elles crient en vain; le crédit du .. et des siens est plus fort que leurs cris.
Nous allons, Sire, entrer dans une nouvelle année, qui est la quarante-troisième de votre glorieux règne, et la trente-septième des bontés dont V. M. m'honore. Puissent vos sujets, Sire, conserver encore quarante années un pareil monarque, et puissent vos bontés me consoler encore, non pas quarante ans, mais jusqu'à la fin de ma vie! Puissiez-vous jouir encore longtemps de la gloire que vous avez acquise, et du repos que vous avez si bien acheté!
Je suis avec la plus tendre vénération, etc.
P. S. Un homme de lettres estimable, M. de Villars, me prie de<275> présenter à V. M. cette lettre et le prospectus d'un journal qu'il se propose d'imprimer, Sire, dans vos États, à Neufchâtel; il demande la protection de V. M., et tâchera de s'en rendre digne.
264. A D'ALEMBERT.
Le 30 décembre 1782.
Vous me faites un grand plaisir de m'apprendre vous-même la nouvelle de votre convalescence. C'est le plus fâcheux don que la nature ait pu faire aux hommes que de former une carrière dans leurs intestins. De tous les maux que nous sommes condamnés à souffrir, ceux de la pierre sont les plus violents, et exigent le plus de compassion, surtout quand des gens de mérite comme Anaxagoras en sont affligés. Pour moi, je m'attends dans peu à quelque cadeau de la part de madame la goutte, qui n'est pas non plus une aimable commère. O mon cher d'Alembert! autrefois nos lettres ne parlaient ni d'infirmités, ni des progrès de la caducité; à présent, chaque jour nous arrache quelque chose de notre existence. Cela me fait souvenir de ce mot célèbre d'une Spartiate à laquelle on apprit que son fils avait été tué à la bataille de Leuctres : « Je ne l'avais pas mis au monde pour être immortel. »275-a
<276>Si vos amiraux et les Espagnols font la guerre, c'est en veillant à la conservation de leur monde, et ils font fort bien, parce que la paix va se conclure. L'idée des batteries flottantes était assurément très-hétérodoxe, et ne pouvait réussir. Les hommes les plus déterminés peuvent entreprendre des choses difficiles; mais les impossibles, ils les abandonnent aux fous. On menace sans doute; l'Orient d'une nouvelle guerre. On veut placer le derrière du marmot Constantin276-a sur le sopha de Mustapha, et l'on dit que le César Joseph veut partager les dépouilles; les houris du sérail seront bien pour lui.276-b Voilà au moins ce qu'annoncent les bulletins de Vienne.
L'abbé Raynal écrit sur la révocation de l'édit de Nantes, et quand l'ouvrage sera imprimé, il l'enverra à Louis XIV par le premier courrier qui partira pour les champs Élysées. Pour moi, je me suis prescrit la règle d'imiter toutes bonnes actions anciennes et modernes, et de n'imiter jamais les mauvaises. Je laisse chacun adorer Dieu comme il le juge à propos, et je crois que chacun a le droit de prendre le chemin qu'il préfère pour aller dans le pays inconnu du paradis ou de l'enfer; je me contente de la liberté de suivre de même l'impulsion de la raison et de ma façon de penser, et pourvu que, par de justes entraves, on empêche les moines de troubler la société, il faut les tolérer, parce que le peuple les veut.
Ce M. de Villars, qui n'est pas le maréchal de Villars, peut faire imprimer ce qu'il lui plaît à Neufchâtel, pourvu qu'il ménage les puissants, et ne choque point les grands de la terre, gens chatouilleux sur les prérogatives de leur infaillibilité et sur leurs dignités. Vous savez que les prêtres les appellent les images de Dieu sur la terre;276-c ces fous<277> le croient de bonne foi, et les folliculaires sont dans la nécessité de les respecter, en ménageant leur délicatesse infinie avec la plus scrupuleuse attention. Si l'image de Dieu de Versailles défend la publication des œuvres de Voltaire, les libraires suisses, hollandais et allemands gagneront à l'impression ce que des libraires français auraient pu profiter, et vos prêtres, quoi qu'ils fassent, ne ressusciteront pas à la fin du dix-huitième siècle la bienheureuse stupidité des siècles dix et onzième. Les gens qui pensent et qui combinent des idées sont très-désabusés de fables. La Sorbonne défend les brèches faites au corps de la place de la stupidité, et elle se contente que la masse imbécile du peuple la suppose invulnérable. Je vous souhaite la bonne année; surtout n'ayez plus de colique néphrétique, et suspendez votre voyage jusqu'à mon départ. Sur ce, etc.
265. DE D'ALEMBERT.
Paris, 16 février 1783.
Sire,
Ma santé n'est, depuis plus de trois mois, qu'une alternative continuelle de souffrances plus ou moins longues, mais toujours très-vives, et de quelques jours de repos. Je profite, Sire, avec ardeur d'un de<278> ces derniers moments pour mettre aux pieds de V. M. les sentiments que je lui dois à tant de titres, et surtout pour lui témoigner ma vive reconnaissance des lettres si consolantes qu'elle a la bonté de m'écrire. C'est le meilleur baume que je puisse mettre sur mes douleurs, et le seul adoucissement à ma triste existence. La douleur, d'une part, et, de l'autre, l'affaissement et l'abattement qui la suit, ne me permettent plus de prendre intérêt à rien qu'au bonheur de V. M., à sa conservation, et aux bonnes nouvelles que M. le baron de Goltz me donne de sa santé. Puissé-je enfin, quoique je ne m'en flatte guère, faire la paix avec ma vessie, comme nous venons de la faire avec l'Angleterre, qui en avait, je crois, autant de besoin que nous pour le moins! Nous voilà donc en paix, jusqu'à ce que quelque sottise politique, de quelque part qu'elle vienne, ramène la discorde. Les Espagnols doivent être bien heureux de recouvrer Mahon et les deux Florides, après la manière ridicule et plate dont ils se sont comportés. Leur ineptie en tout genre ne les empêche pas de donner la loi partout, jusque sur notre Théâtre français, où l'ambassadeur d'Espagne empêche dans ce moment de jouer une tragédie qui a pour sujet la mort de Don Carlos. Vous n'auriez pas cru, Sire, qu'il dût un jour être défendu de peindre, sur le théâtre de France, le plus cruel et le plus abominable ennemi des Français, l'exécrable Philippe II; mais cette persécution qu'éprouvent les lettres est la suite de l'horrible inquisition à laquelle on les a soumises. Par bonheur ou par malheur pour moi, ma vessie, qui est aujourd'hui mon premier intérêt, m'empêche d'être indigné ni même affligé de toutes ces vexations, qui ne vont pas jusqu'à moi, quoique j'aie dans mes portefeuilles bien des rapsodies à donner, quand il plaira à Dieu de me faire pisser sans douleur.
On nous menace toujours de troubles du côté de la Turquie. Puissent ces troubles, Sire, ne pas venir jusqu'à nous! Puissent-ils aussi, ce qui est malheureusement plus difficile encore, ne pas vous<279> intéresser assez pour troubler la paix dont vous jouissez avec tant de gloire!
Nous attendons avec impatience la nouvelle édition de Voltaire, qui paraîtra, à ce qu'on assure, dans le courant de cette année, s'il plaît à nos Argus fanatiques de la laisser entier en France. Leur ineptie, comme le dit très-bien V. M., fera gagner aux Allemands et aux Hollandais l'argent que la France perdra de gaîté de cœur. C'est son affaire, et bien peu la mienne.
V. M. a bien raison sur la plate astuce des prêtres, qui, en criant et en faisant semblant de croire que les princes sont sur la terre les images de la Divinité, veulent persuader aux souverains imbéciles que l'Église est la sauvegarde de leur trône et de leur couronne. Hélas! ils ne crient aux oreilles des rois que la royauté vient de Dieu qu'afin de se soumettre plus habilement et plus facilement les rois mêmes; leur petit syllogisme ou sophisme sera bientôt fait. Vous tenez, diront-ils aux rois, votre puissance de Dieu; il pourra donc vous l'ôter quand il lui plaira; or c'est nous, ministres du Dieu vivant, qui annonçons sur la terre ses volontés. C'est donc de nous que votre pouvoir dépend. Tel a été le raisonnement des Grégoire VII et des Innocent IX; et tel sera toujours l'argument de la cohorte sacerdotale, quand les rois et les sots peuples voudront bien l'écouter. J'ai été aussi affligé qu'indigné de l'incroyable démence et sottise de l'auteur du Système de la nature, qui, bien loin de montrer les prêtres pour ce qu'ils sont, les véritables, les seuls, les plus redoutables ennemis des princes, les représente au contraire comme les appuis et les alliés de la royauté. Jamais peut-être la philosophie n'a dit une absurdité plus bête, ni une fausseté plus notoire, quoiqu'elle ait été en bien d'autres occasions menteuse et absurde. Si je l'avais osé, j'aurais réfuté par écrit, avec toute la force dont je suis capable, cette bêtise si préjudiciable aux rois et aux philosophes. Mais les prêtres auraient trouvé moyen de faire supprimer mes réflexions, tant ils ont en<280> France de crédit, malgré tout le mal qu'ils y font et toutes les impertinences qu'ils y débitent.
Je lis actuellement une traduction d'Euripide, faite par un membre de l'Académie de Berlin;280-a cet ouvrage me paraît estimable; on m'a dit que V. M. en pensait de même, et je me félicite d'être de son avis.
Je suis avec la plus tendre vénération, etc.
266. DU MÊME.
Paris, 5 avril 1783.
Sire,
Cette lettre sera présentée à Votre Majesté par un jeune homme de qualité, honnête et estimable, fils du gouverneur de M. le duc d'Angoulême. Il voyage pour s'instruire, et désire par ce motif, comme il est bien naturel, de voir et d'entendre un moment en V. M. le grand roi, le héros, et le sage. C'est à ce titre que je supplie V. M. de vouloir bien lui accorder un instant d'audience; il en sera pénétré, ainsi que moi, de la reconnaissance la plus vive.
J'aurai l'honneur de répondre, quand je souffrirai moins qu'en ce moment, à la lettre du 23 mars que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire.
Je suis avec le plus profond respect, etc.
<281>267. DU MÊME.
Paris, 28 avril 1783.
Sire,
Je suis presque honteux d'entretenir sans cesse Votre Majesté de mon malheureux état, et il y a longtemps que j'aurais gardé le silence sur ce triste objet, si l'intérêt que votre bonté veut bien y prendre ne me faisait un devoir de l'en instruire. Je veux au moins abréger ce détail, en me bornant à dire à V. M. que cet état est toujours à peu près le même : douleurs périodiques et vives, relâchement ensuite, quoique toujours avec souffrance, très-peu de sommeil en tout temps, abattement et faiblesse presque continuelle. Les lettres seules dont V. M. veut bien m'honorer me procurent quelque consolation; et j'ai reçu avec la plus tendre reconnaissance le nouvel adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à mes maux en chargeant M. le chevalier de Gaussens, secrétaire d'ambassade de France, de venir, à son arrivée à Paris, savoir de mes nouvelles, et en instruire V. M. Il s'est acquitté, Sire, avec zèle et avec empressement de cette commission si flatteuse et si douce pour moi; il a même eu la bonté de venir plusieurs fois, et j'ai eu, de mon côté, le plaisir si cher à mon cœur de lui parler beaucoup plus de V. M. que de moi. J'ai vu avec la plus douce et la plus tendre satisfaction tous les sentiments de respect, d'admiration et de reconnaissance dont M. le chevalier de Gaussens est pénétré pour V. M.; j'ai appris avec moins d'étonnement que de plaisir tout ce qu'elle fait pour le bien de ses peuples, et j'en ai vu encore l'intéressant détail dans un mémoire lu dernièrement par M. de Hertzberg à l'Académie de Berlin.281-a J'ai lu ce détail à toute la<282> société d'amis qui se rassemble auprès de ma souffrante personne, et je les ai renvoyés pénétrés de vénération pour un prince si précieux à ses sujets, et si digne de servir en tout de modèle aux autres monarques.
La philosophie si consolante et si douce dont V. M. veut bien remplir les lettres dont elle m'honore est encore. Sire, un soulagement pour moi. Mais cette philosophie n'a guère d'armes et de ressource contre les maux physiques que la patience, qui ne les guérit pas.
Voilà donc la paix faite; Dieu veuille qu'elle dure longtemps, car, outre que la guerre est un grand mal, ni nous ni nos ennemis ne savons la faire. On nous menace toujours qu'elle va bientôt renaître dans le Nord et en Turquie. L'Europe n'a pas besoin de ce nouveau fléau, et je désire bien vivement qu'il épargne V. M., à qui il ne faut plus que du repos et la jouissance paisible de toute sa gloire.
On travaille toujours très-ardemment à la nouvelle édition de Voltaire qui se fait à Kehl; elle sera magnifique, et de plusieurs volumes plus riche que les précédentes. Elle paraîtra, dit-on, dans une année au plus tard, et peut-être plus tôt. Je sais aussi qu'il paraît une Histoire de la Bastille, de Linguet,282-a qui ne sait que mentir impudemment, et qui par conséquent pourrait bien encore ne pas dire vrai, même lorsqu'il a si beau jeu pour ne dire que ce qui est. Je connais l'ouvrage sur les lettres de cachet;282-b il serait meilleur, si l'auteur, qui n'est pas Linguet, y avait moins prodigué les lieux communs et les déclamations.
Le César Joseph continue, ce me semble, à traiter rigoureusement la cohorte sacerdotale. Il est bien sûr que cet exemple ne sera<283> pas suivi en France, où les prêtres, quoique haïs et méprisés par le gouvernement, conservent cependant un grand crédit, parce qu'on a la simplicité de les craindre, comme s'ils pouvaient avoir d'autre force que celle que le gouvernement leur-donne. V. M. a bien raison; l'erreur et la sottise sont faites pour l'espèce humaine, et il faut se résoudre à l'y laisser croupir, puisqu'elle veut, et quelle fait tant de mal à ceux qui voudraient l'en tirer.
Je crois avoir déjà eu l'honneur de dire à V. M. que j'ai lu avec le même plaisir qu'elle la traduction d'Euripide, de M. Prévost, qui est un homme de beaucoup de mérite, et plein de connaissances en plusieurs genres. Je ne connais point la traduction de l'Histoire Auguste, de M. Moulines,283-a et j'écris à Berlin pour me la procurer, car cette histoire est très-intéressante.
Comme il est aujourd'hui aussi décidé qu'il le peut être en médecine que mon mal n'est point la pierre, je ne puis ni ne dois faire usage des remèdes qui se prétendent propres à cette maladie. La mienne est très-difficile à définir, et plus encore à guérir. Il y faudrait des remèdes contraires, car il y a à la fois relâchement et spasme. Les docteurs y perdent leur latin, et moi l'espérance.
Je suis, malgré tous mes maux, avec la vénération la plus tendre, etc.
<284>268. A D'ALEMBERT.
Le 18 mai 1783.
M. de Séran m'a remis votre lettre dans un temps où j'étais trop occupé pour m'entretenir longtemps avec vous. J'ai appris avec peine ce qu'il m'a rapporté à l'égard de votre santé. Il prétend que vous avez des hémorragies dans un endroit où il ne devrait pas couler du sang. Cela me confirme dans le jugement que j'avais porté de votre mal, et que je vous ai communiqué par ma dernière lettre. Les hémorroïdes sont une maladie très-commune dans ce pays-ci; et cet accident dont on dit que vous souffrez, il y a plusieurs personnes ici qui en sont atteintes; cependant on parvient à les guérir. Si cela peut vous faire plaisir, je vous enverrai des recettes, non de moi, mais de ce que nous avons de mieux en fait de médecins.
Sur ce, etc.
269. DE D'ALEMBERT.
Paris, 7 juillet 1783.
Sire,
Je supplie très-humblement Votre Majesté de me permettre d'emprunter en ce moment une main étrangère pour répondre à la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire il y a six semaines. J'ai été depuis ce temps assez languissant, et peu en état d'écrire surtout de ma main; la situation de corps nécessaire pour cela est peu favorable à mon indisposition, et mon médecin m'a conseillé, pour adoucir mes<285> maux, d'être quelque temps sans écrire moi-même. Je n'ai pas besoin, Sire, d'assurer V. M. avec; combien de regret et de répugnance j'use aujourd'hui d'un pareil remède; mais je ne puis différer plus longtemps de témoigner à V. M. ma vive et profonde reconnaissance pour toutes les bontés dont elle ne cesse de me combler. Je crois qu'elle voit mieux la cause de ma maladie que; bien des médecins ne l'ont vue; et j'accepterais avec le plus grand empressement les remèdes qu'elle veut bien m'offrir, si je n'en faisais actuellement de nouveaux, dont j'espère plus de succès que des précédents.
La famille de M. de Séran est pénétrée de reconnaissance des bontés que vous avez eues pour ce jeune militaire, et me charge d'assurer V. M. qu'elle n'en perdra jamais le souvenir.
On craint beaucoup ici le renouvellement de la guerre, à cause de l'invasion de la Crimée par les Russes. Puisse V. M. n'être point forcée d'y prendre part, et passer le reste de ses jours, si précieux à l'Europe, dans le repos glorieux qu'elle a si bien acheté et si bien mérité!
Je suis et serai jusqu'à la fin de ma triste vie, avec la plus tendre reconnaissance et le respect le plus profond, etc.
270. DU MÊME.
Au Louvre, 13 juillet 1783.
Sire,
M. le baron d'Escherny, conseiller d'État de Votre Majesté à Neufchâtel, autrefois connu de mylord Marischal, et auteur d'un ouvrage<286> estimable, intitulé Les lacunes de la philosophie, qu'il a eu l'honneur d'envoyer il y a quelque temps à V. M., sans se faire connaître à elle, désire avoir celui de vous présenter cette lettre et de mettre en même temps à vos pieds son respectueux hommage. Il s'est chargé d'instruire en détail V. M. de mon triste état, qui est toujours à peu près le même. Puisse la destinée accorder à V. M. le bonheur et la santé qu'elle me refuse!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
271. A D'ALEMBERT.
Le 22 juillet 1783.
Il est très-fâcheux de se trouver assujetti à la férule des médecins, et de se rendre l'esclave de leurs idées fantasques. Pour éviter ce joug, il faut se donner la connaissance de leur art; qui sait les contrôler ne devient pas le jouet de leur ignorance. Vous savez que de tout temps j'ai été le très-humble admirateur de la nation française; néanmoins, quelque prévenu que je sois en sa faveur, j'ose soupçonner votre avorton d'Hippocrate de se déterminer avec légèreté ou avec ignorance pour les remèdes qu'il vous prescrit. Il s'est mépris dans son jugement; il a confondu des maladies entièrement différentes par leurs symptômes. La gravelle diffère autant des hémorroïdes que les autruches des pigeons. J'admire l'indulgence avec laquelle vous continuez à confier votre santé et votre vie aux mains de ce charlatan. Veuille le ciel que vous n'en deveniez pas la victime!
Dans nos climats septentrionaux, les hémorroïdes sont très-com<287>munes, et nos médecins ont à fond étudié cette maladie. Si vous étiez tombé entre les mains d'un docteur plus habile, vous eussiez été guéri en moins de trois mois; non que ce mal puisse être entièrement déraciné, mais on aurait dirigé le cours du sang dont la nature veut se dégager par le canal usité où les veines hémorroïdales aboutissent. Nos médecins, qui commencent à devenir circonspects depuis qu'on s'est moqué d'eux à différentes reprises, ne vous proposeraient aucun remède, à moins qu'ils n'eussent un détail exact de vos maux et de leurs symptômes; s'ils agissaient autrement, ils mettraient leur réputation au hasard, de sorte qu'il leur faut le status morbi du patient, pour opiner de quelles drogues ils l'empoisonneront.
Ceci vous touche de bien plus près que les nouveaux troubles qui s'élèvent en Orient, et dont Dieu sait quelle sera l'issue. Depuis l'abdication de Charles-Quint, nous avons vu la reine Christine l'imiter; Victor-Amédée a suivi cet illustre exemple, Schah Guéraï veut partager cette même gloire avec eux. Vous conviendrez par conséquent qu'il est des souverains détrompés des grandeurs de ce monde, philosophes sans le savoir.287-a Si jamais il me vient en tête d'imiter Denys de Syracuse, je me sens trop ignorant pour me faire comme lui maître d'école; je me bornerai à devenir souffleur dans quelque troupe de comédiens; il en sera ce qu'il plaira au ciel, je n'en ferai pas moins de vœux pour votre conservation. Sur ce, etc.
<288>272. AU MÊME.
Le 30 septembre 1783.
Le baron d'Escherny, que je ne connais point, et qui a été bourgmestre de Neufchâtel à quarante écus par an, avec caractère de ministre d'État de la principauté, m'a fait remettre votre lettre. Je suis fort fâché qu'il vous ait laissé malade et souffrant. Peut-être la nature veut-elle, sur la fin de nos jours, nous dégoûter de la vie, pour nous faire sortir de ce monde avec moins de regret. Je suis toutefois touché d'apprendre vos souffrances, et je voudrais que vous vous fussiez servi des remèdes de nos esculapes germains, accoutumés à traiter la maladie dont vous souffrez, dont presque tout le monde est atteint chez nous.
Si par lacunes de la philosophie on entend toutes les matières que l'esprit humain n'a pu approfondir, et sur lesquelles l'esprit systématique s'est exercé, on fournira sur ce sujet un livre volumineux au double de l'Encyclopédie. Il me semble que l'homme est plutôt fait pour agir que pour connaître;288-a les principes des choses se dérobent à nos plus persévérantes recherches. Nous passons la moitié de notre vie à nous détromper des erreurs de nos aïeux; mais nous laissons en même temps la vérité au fond de son puits, dont la postérité ne la tirera pas, quelques efforts qu'elle fasse. Jouissons donc sagement des petits avantages qui nous sont échus, et souvenons-nous qu'apprendre à connaître est souvent apprendre à douter.288-b Mais je ne m'aperçois pas que ma lettre s'adresse à un des plus grands philosophes de notre siècle, qui a scruté tous les secrets de la nature, et qu'un ignorant de mon acabit devrait s'énoncer vis-à-vis de lui avec plus de retenue. Vous voyez, mon cher d'Alembert, combien le<289> caractère de souverain rend ceux qui le portent impertinents et avantageux. Philippe de Macédoine aurait été plus sage; il n'aurait point endoctriné Socrate, s'il avait été son contemporain; il se serait instruit dans la conversation de ce philosophe. J'en veux faire autant; je me borne à vous entendre, à vous lire, et je me renfermerai dans la modestie qui convient à mon ignorance. Je me contente de faire mille vœux pour votre conservation.
Sur ce, etc.
<290><291>PREMIER APPENDICE. I. LETTRES ÉCRITES PAR LE MARQUIS D'ARGENS, AU NOM DE FRÉDÉRIC, A D'ALEMBERT, AVEC LES RÉPONSES DE CELUI-CI.291-a
1. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.
Potsdam, 2 septembre 1752.
Le Roi recherchant, monsieur, avec empressement les personnes qui ont des talents supérieurs, il était naturel qu'il désirât de vous avoir à son service; il m'a fait l'honneur de me confier qu'il serait charmé de vous donner la place de président de l'Académie, qui va bientôt vaquer par la mort de M. de Maupertuis, qui est dans un état déplorable. Je me suis chargé avec le plus grand plaisir de vous instruire des intentions de Sa Majesté, parce que personne n'est plus admirateur de votre mérite que je le suis.
Si l'offre que je vous fais peut vous plaire, voici, monsieur, sur quoi vous pouvez compter : douze mille livres de pension; un logement au château de Potsdam; la table de la cour, et encore plus souvent celle du Roi; ajoutez à cela l'agrément de disposer des pensions de l'Académie en faveur de ceux que vous en jugerez les plus dignes.
<292>Quoique le Roi n'eût d'abord confié qu'à moi ce que je vous écris, j'ai cru que, de son aveu, je devais en faire part à M. l'abbé de Prades, par le zèle que je lui ai connu pour ce qui vous regarde; il vous instruira amplement de ce que je n'ai l'honneur de vous écrire que très-succinctement.
Au reste, monsieur, je vous connais trop philosophe pour craindre que, si vous n'acceptiez pas l'offre que je vous fais, vous voulussiez la divulguer pour flatter une vanité qui n'est que pour les âmes vulgaires, et non pour celles qui sont de la nature de celles des Newton, des Locke, des d'Alembert. Consultez-vous donc, monsieur, et surtout n'écoutez pas quelques contes qui n'ont aucune réalité. Quand il en sera temps, je me charge de vous montrer évidemment que ce pays est le seul qui soit fait pour les gens qui, comme vous, savent penser.
Je suis, etc.
2. D ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.
Paris, 16 septembre 1752.
On ne peut être, monsieur, plus sensible que je le suis aux bontés dont le Roi m'honore. Je n'en avais pas besoin pour lui être tendrement et inviolablement attaché; le respect et l'admiration que ses actions m'ont inspirés ne suffisent pas à mon cœur; c'est un sentiment que je partage avec toute l'Europe; un monarque tel que lui est digne d'en inspirer de plus doux, et j'ose dire que je le dispute sur ce point à tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Jugez donc, monsieur, du désir que j'aurais de jouir de ses bienfaits, si les circonstances où je me trouve pouvaient me le permettre; mais elles ne me laissent que le regret de ne pouvoir en profiter, et ce regret ne fait qu'augmenter ma reconnaissance. Permettez-moi, monsieur, d'entrer là-dessus dans quelques détails avec vous, et de vous ouvrir mon cœur comme à un ami digne de ma confiance et de mon estime. J'ose prendre ce titre avec vous; tout semble m'y inviter : la lettre pleine de bonté que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; la générosité de vos procédés envers M. l'abbé de Prades, auquel je m'intéresse très-vivement, et qui se loue dans toutes ses lettres de vous plus que de personne; enfin, la réputation dont vous jouissez à si juste titre par vos lumières, par vos connaissances, par la noblesse de vos sentiments et par une probité d'autant plus précieuse, qu'elle est plus rare.
<293>La situation où je suis serait peut-être, monsieur, un motif suffisant pour bien d'autres de renoncer à son pays. Ma fortune est au-dessous du médiocre; mille sept cents livres de rente font tout mon revenu. Entièrement indépendant et maître de mes volontés, je n'ai point de famille qui s'y oppose; oublié du gouvernement, comme tant de gens le sont de la Providence, persécuté même autant qu'on peut l'être quand on évite de donner trop d'avantage sur soi à la méchanceté des hommes, je n'ai aucune part aux récompenses qui pleuvent ici sur les gens de lettres avec plus de profusion que de lumières. Une pension très-modique, qui vraisemblablement me viendra fort tard, et qui à peine un jour me suffira, si j'ai le bonheur ou le malheur de parvenir à la vieillesse, est la seule chose que je puisse raisonnablement espérer. Encore cette ressource n'est-elle pas trop certaine, si la cour de France, comme on me l'assure, est aussi mal disposée pour moi que celle de Prusse l'est favorablement Malgré tout cela, monsieur, la tranquillité dont je jouis est si parfaite et si douce, que je ne puis me résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j'ai essuyées dans ce genre m'ont endurci à l'indigence et au malheur, et ne m'ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. A force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager mon peu de fortune avec d'honnêtes gens plus pauvres que moi. J'ai commencé, comme les autres hommes, par désirer les places et les richesses; j'ai fini par y renoncer absolument, et de jour en jour je m'en trouve mieux. La vie retirée et assez obscure que je mène est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l'indépendance, et peut-être même à un peu d'éloignement que les événements de ma vie m'ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût m'ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c'est-à-dire, le premier bien d'un philosophe. Enfin, j'ai le bonheur de jouir d'un petit nombre d'amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s'il m'est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu'elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du Roi et de tout ce qu'il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état; mais, malheureusement pour moi, toutes les circonstances essentielles à mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L'exemple de M. de Maupertuis m'effraye avec juste raison; j'aurais d'autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m'a donné un corps très-faible, et qui a besoin de tous les ménagements possibles. Si ma santé venait à s'altérer, ce qui ne serait que trop à craindre, que deviendrais-je alors? Incapable de me<294> rendre utile au Roi, je me verrais forcé à aller finir mes jours loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état, qui aurait perdu ses premiers charmes; peut-être même n'aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j'y aurais laissés, et à qui je percerais le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi; le Roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix; il connaît l'amitié, il la ressent, et il la mérite : qu'il soit lui-même mon juge.
A ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d'autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m'a toujours bien traité, qui me récompense autant qu'il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d'ingratitude. Je suis d'ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d'un grand ouvrage pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s'imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d'une si grande entreprise, pour que j'insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d'être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d'une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que S. M. veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n'ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique, quand on a affaire à eux. La tranquillité et, si je l'ose dire, l'oisiveté du cabinet m'ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d'un corps doit se livrer. D'ailleurs, dans les différents objets dont l'Académie s'occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l'histoire naturelle, et plusieurs autres, sur lesquels par conséquent je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le Roi veut m'honorer oblige à une sorte de représentation tout à fait éloignée du train de vie que j'ai pris jusqu'ici; elle engage à un grand nombre de devoirs, et les devoirs sont les entraves d'un homme libre. Je ne parle point de ceux qu'on rend au Roi; le mot de devoir n'est pas fait pour lui; les plaisirs qu'on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu'on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l'on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite serait très-sensible pour moi; mais il est<295> fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferais des mécontents et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j'irais à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J'en trouverais, dès mon arrivée, dans ceux qui auraient pu aspirer à celte place, dans leurs partisans et dans leurs créatures; et toutes mes précautions n'empêcheraient pas que bien des gens ne se plaignissent, et ne cherchassent à me rendre la vie désagréable. Selon ma manière de penser, ce serait pour moi un poison lent que la fortune et la considération attachées à ma place ne pourraient déraciner.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur, que rien ne pourrait me résoudre à accepter, du vivant de M. de Maupertuis, sa survivance, et à venir, pour ainsi dire, à Berlin recueillir sa succession. Il était mon ami; je ne puis croire, comme on me l'a mandé, qu'il ait cherché, malgré ma recommandation, à nuire à M. l'abbé de Prades; mais quand j'aurais ce reproche à lui faire, l'état déplorable où il est suffirait pour m'engager à une plus grande délicatesse dans les procédés. Cependant cet état, quelque fâcheux qu'il soit, peut durer longtemps, et peut demander qu'on lui donne dès à présent un coadjuteur; en ce cas, ce serait un nouveau motif pour moi de ne me pas déplacer. Voilà, monsieur, les raisons qui me retiennent dans ma patrie; je serais au désespoir que S. M. les désapprouvât; je me flatte, au contraire, que ma philosophie et ma franchise, bien loin de me nuire auprès de lui, m'affermiront dans son estime. Plein de confiance en sa bonté, sa sagesse et sa vertu, bien plus chères à mes yeux que sa couronne, je me jette à ses pieds, et je le supplie d'être persuadé qu'un des plus grands regrets que j'aurai de ma vie sera de ne pouvoir profiter des bienfaits d'un prince aussi digne de l'être, aussi fait pour commander aux hommes et pour les éclairer. Je m'attendris en vous écrivant; je vous prie d'assurer le Roi que je conserverai toute ma vie pour sa personne l'attachement le plus désintéressé, le plus fidèle et le plus respectueux, et que je serai toujours son sujet au moins dans le cœur, puisque c'est la seule façon dont je puisse l'être. Si la persécution et le malheur m'obligent un jour à quitter ma patrie et mes amis, ce sera dans ses Etats que j'irai chercher un asile; je ne lui demanderai que la satisfaction d'aller mourir auprès de lui libre et pauvre.
Au reste, je ne dois point vous dissimuler, monsieur, que longtemps avant le dessein que le Roi vous a confié, le bruit s'est répandu, sans fondement comme tant d'autres, que S. M. songeait à moi pour la place de président J'ai répondu à ceux qui m'en ont parlé que je n'avais entendu parler de rien, et qu'on me faisait beaucoup plus d'honneur que je ne méritais. Je continuerai, si l'on m'en parle encore, à répondre de même, parce que, dans ces circonstances, les ré<296>ponses les plus simples sont les meilleures. Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer S. M. que son secret sera inviolable; je le respecte autant que sa personne, et mes amis ignoreront toujours le sacrifice que je leur fais. J'ai l'honneur d'être, etc.
3. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.
Potsdam, 20 octobre 1752.
J'ai montré, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, au Roi; elle a accru la bonne opinion que S. M. avait de votre caractère, et elle a augmenté par conséquent l'envie qu'elle a de vous avoir à son service. Le Roi m'a chargé, monsieur, de vous écrire de nouveau de sa part, et de répondre aux difficultés que vous croyez insurmontables, et qui, à vous dire vrai, ne me paraissent pas aussi grandes que vous le pensez.
La santé de M. de Maupertuis, malgré ce qu'on peut en avoir écrit à Paris, est toujours plus mauvaise. Il veut aller en France; mais il n'ose partir, car il sent bien qu'il n'aura pas la force d'achever son voyage. Supposons que par un hasard inespéré il vint à se rétablir, vous serez auprès du Roi avec douze mille livres de pension; vous aurez un logement dans le château de Potsdam, et vous serez désigné à la présidence de l'Académie. Il n'y a rien dans tout cela à quoi M. de Maupertuis puisse trouver à redire, et c'est, en vérité, porter votre délicatesse trop loin. D'ailleurs, le Roi m'a assuré que M. de Maupertuis serait charmé de son choix.
Quant aux ennemis que vous craignez que votre poste ne vous fasse dans ce pays, soyez persuadé que vous n'y aurez que des admirateurs parmi les honnêtes gens; les autres seront trop heureux de dissimuler, et de rechercher votre amitié. Les bontés dont le Roi vous honorera seront trop marquées pour que vous ayez rien à redouter des cabales, qui d'ailleurs ne font pas ici fortune.
Si vous passiez à Londres ou à Vienne, vous pourriez craindre qu'on ne vous accusât d'avoir manqué à votre patrie; mais vous venez chez le premier et le plus intime allié de notre nation, chez un roi qui l'aime, et qui a déjà attiré auprès de lui plusieurs de vos amis et de vos compatriotes.
Vous aimez la tranquillité; vous la trouverez ici. Vous n'êtes obligé à aucune<297> représentation; vous verrez le Roi comme un philosophe de qui vous serez chéri et estimé.
Le climat de ce pays n'est pas plus froid que celui de la Bretagne; j'ose vous assurer qu'il est plus beau que celui de Paris, parce qu'il est beaucoup plus serein.
Quant à l'Encyclopédie, vous pourriez travailler ici aux articles que vous faites, et laisser la direction de l'ouvrage à M. Diderot; et si, lorsqu'il sera fini, il voulait venir à Berlin, je ne doute pas que le Roi ne fût charmé de faire l'acquisition d'un homme de son mérite. Tous les gens qui pensent seraient portés à lui rendre service.
Si je suis assez malheureux, monsieur, pour que mes raisons ne vous persuadent pas. j'aurai du moins l'avantage de vous avoir montré que personne ne vous est plus attaché que moi, et que, plein d'admiration pour vos lumières et pour votre caractère, je n'ai rien oublié pour procurer à Berlin un homme qui en eût illustré l'Académie.
Comme tout le monde commence à savoir que le Roi a souhaité de vous avoir, je crois que le mystère devient aujourd'hui inutile.
Je suis, etc.
4. D'ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.
Paris, 20 novembre 1752.
Ni j'ai tardé, monsieur, à répondre à votre seconde lettre, ce n'est point par une négligence que les bontés extrêmes de S. M. rendraient inexcusable; c'est parce que ces bontés mêmes semblaient exiger de moi de nouveau que je ne prisse pas trop promptement mon dernier parti, dans une circonstance qui sera peut-être à tous égards une des plus critiques de ma vie. J'ai donc fait, monsieur, de nouvelles réflexions; mais, soit raison, soit fatalité, elles n'ont pu vaincre la résolution où je suis de ne point renoncer à ma patrie, que ma patrie ne renonce à moi. Je pourrais insister sur quelques-unes des objections auxquelles vous avez bien voulu répondre; mais il en est une, la plus puissante de toutes pour moi, et à laquelle vous ne répondez pas : c'est mon attachement pour mes amis, et j'ajoute, pour cette obscurité et cette retraite si précieuses aux sages. J'apprends, d'ailleurs, que M. de Maupertuis est mieux, et je commence à croire que l'Académie et la<298> Prusse pourront enfin le conserver. La délicatesse dont je vous ai parlé à son égard est aussi une chose sur laquelle je ne pourrais me vaincre, quand même des motifs encore plus forts ne s'y joindraient pas. Ainsi, monsieur, je supplie S. M. de ne plus penser à moi pour remplir une place que je crois au-dessus de mes forces corporelles, spirituelles et morales. Mais vous ne pourrez lui peindre que faiblement mon respect, mon attachement et ma vive reconnaissance. Si le malheur m'exilait de France, je serais trop heureux d'aller à Berlin pour lui seul, sans aucun motif d'intérêt, pour le voir, l'entendre, l'admirer, et dire ensuite à la Prusse : Viderunt oculi mei salulare tuum; mes yeux ont vu votre Sauveur.298-a Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, monsieur, vous sentiriez combien cette manière de penser est sincère. Je sais vivre de peu et me passer de tout, excepté d'amis; mais je sais encore mieux que les princes comme lui ne se trouvent nulle part, et seraient capables de rendre l'amitié un sentiment incommode, si elle pouvait l'être. Au reste, monsieur, quoiqu'on sache à Berlin la proposition que le Roi m'a fait faire, on l'ignore encore à Paris, et certainement on ne la saura jamais par moi. Mais permettez-moi de me féliciter au moins de ce qu'elle m'a procuré l'occasion d'être connu d'une personne que j'estime autant que vous, monsieur, et de lier avec vous un commerce que je désire ardemment de cultiver.
Je suis, etc.
5. LE MARQUIS D'ARGENS A D'ALEMBERT.
Potsdam, 20 novembre 1753.
J'ai montré au Roi, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de M. Toussaint;298-b elle a produit l'effet qu'il était naturel qu'elle produisit. S. M. m'a dit, après l'avoir lue, qu'elle ferait venir, au commencement du printemps, M. Toussaint à Berlin; j'écris en conséquence à M. de Beausobre; mais quoique je regarde cette affaire comme terminée entièrement, je crois qu'il est à propos de ne la divulguer qu'au moment du départ de M. Toussaint. Vous connaissez les intrigues des cours; il est toujours sage de les éviter, même dans les choses dont la réussite paraît le plus assurée.
<299>Le Roi me charge d'une autre commission dans laquelle il me serait bien glorieux de pouvoir réussir : c'est de vous engager à venir passer quelques mois à Berlin, puisque vous ne voulez pas y fixer votre demeure; vous pourriez faire ce voyage au commencement de la belle saison. Quoique S. M. connaisse parfaitement votre désintéressement, elle sait qu'il convient à un grand roi de répandre ses bienfaits sur des savants illustres; ainsi elle aura soin de pourvoir aux frais de votre voyage, dès que vous m'aurez instruit de votre intention, et je vous prie de me la faire savoir.
Qu'est devenu Voltaire? On dit qu'il est retiré dans une maison de campagne en Alsace,299-a où il va écrire l'histoire d'Allemagne; elle sera nécessairement dans le goût du Siècle de Louis XII, car il aura encore moins de secours pour cet ouvrage qu'il n'en a eu pour l'autre. Il compilera et abrégera ce qu'ont dit les historiens; il dira du mal de ces mêmes historiens qu'il aura pillés, et étranglera les matières; il hasardera quelques anecdotes dont il ne sera instruit qu'à demi; il mêlera à cela quelques traits d'épigramme, et il appellera cet ouvrage l'Histoire d'Allemagne. Pourquoi faut-il que l'auteur de la Henriade soit celui du Temple du Goût, que celui d'Alzire ou de Zaïre soit celui des Eléments de Newton, et celui de tant de charmantes petites pièces, celui de la sèche et décharnée Histoire du Siècle de Louis XIV? Quel homme que Voltaire, s'il n'eût voulu être que poëte! Il a fait plusieurs tentatives pour retourner ici; mais le Roi n'a pas voulu entendre parler de lui; il avait employé, pour faire sa paix, la margrave de Baireuth et la duchesse de Saxe-Gotha. Maupertuis a écrit ici que sa santé était entièrement rétablie; je souhaite que sa tranquillité le soit aussi. Mais du caractère dont il est, j'ai peine à le croire; je crains bien qu'il ne soit éternellement la victime de son amour-propre. Avec un peu plus de douceur, il eût eu à Berlin, parmi les gens de lettres, le rang de dictateur; il n'a eu que celui de tribun; il a cabale, et a été la dupe de ses cabales.
Si vous ne venez pas à Berlin ce printemps, je crains bien de n'avoir jamais le plaisir de vous voir; ma santé s'affaiblit tous les jours de plus en plus, et je me dispose à aller faire bientôt mes révérences au Père éternel; mais tandis que je resterai dans ce monde, je serai le plus zélé de vos admirateurs.
<300>6. D'ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.
Paris, 22 décembre 1753.300-a
Je suis, monsieur, pénétré au delà de toute expression des marques de bonté dont S. M. me comble sans cesse; mon tendre et respectueux attachement, et ma reconnaissance, qui ne finira qu'avec ma vie, ne peuvent m'acquitter envers elle que bien faiblement; aussi ne doit-elle point douter du désir extrême que j'aurais d'aller lui témoigner des sentiments si vrais et si justes, supérieurs encore à mon admiration pour elle; heureux si, par ces sentiments et par ma conduite, je pouvais contribuer à effacer, à affaiblir du moins les idées désavantageuses qu'elle a conçues, avec justice, de quelques hommes de lettres de ma nation. Mais quand je n'aurais pas, monsieur, d'aussi puissantes raisons pour souhaiter avec empressement de faire ma cour à S. M., et d'aller mettre à ses pieds mes profonds respects, le désir seul de voir un monarque tel que lui serait pour moi un motif plus que suffisant. Je ne prétends pas faire valoir ce désir auprès de S. M.; il m'est commun avec tout ce qu'il y a en Europe de gens qui pensent; le commerce et l'entretien d'un prince aussi célèbre et aussi rare sont assurément le plus digne objet des voyages d'un philosophe. Je ne désire de vivre, monsieur, que dans l'espérance de jouir un jour de cet avantage; je ne désirerais d'être riche que pour en jouir souvent; et je n'ai d'autres regrets que de ne pouvoir accepter sur-le-champ les offres généreuses et pleines de bonté que S. M. veut bien me faire. Mais je me trouve arrêté par des liens qui m'obligent de différer un voyage aussi agréable et aussi flatteur. Ces liens, monsieur, sont les engagements que j'ai pris pour l'Encyclopédie, et qu'il ne m'est possible ni de rompre, ni de suspendre; l'ouvrage paraît attirer de plus en plus l'attention du public et même de l'Europe, et mérite par là tous nos soins. Les circonstances où nous nous sommes trouvés, et le désir de perfectionner ce dictionnaire le plus qu'il nous est possible, nous ont forcés de retarder la publication de chaque volume; mais nous devons au moins à nos engagements, à l'empressement et à la confiance de la nation, et aux avances considérables des libraires, de ne rien faire qui puisse ajouter de nouveaux obstacles à l'Encyclopédie. Dans cette position, monsieur, je vois avec beaucoup de peine que mon voyage et mon séjour à Berlin seraient nécessairement préjudiciables à cette grande entreprise. Les détails immenses de l'exécution demandent indispensablement la présence des deux éditeurs, et me per<301>mettent à peine de m'éloigner de Paris à de très-petites distances et pour quelques jours; s'il était possible, et si j'étais assez heureux pour que des événements que je ne puis prévoir me laissassent libre quelques mois, je profiterais avec ardeur de ce moment de loisir pour aller en faire hommage au Roi. Mais tout ce que je puis faire dans ma situation présente, c'est d'accélérer, autant qu'il sera en moi, l'édition de l'Encyclopédie, et surtout de ne prendre aucun nouvel engagement qui m'empêche de pouvoir allier un jour, et peut-être bientôt, mon plaisir et mon devoir. Le Roi seul est capable de me tirer de la retraite où je m'enfonce de plus en plus, et où je me trouve de jour en jour plus tranquille et plus heureux. Le bonheur que j'ai eu de me faire connaître de lui par mes ouvrages est la seule chose qui m'empêche de regretter l'obscurité; je ne veux plus sortir de ma solitude que pour lui, et pour dire ensuite en y rentrant : C'est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix.301-a Voilà, monsieur, dans la plus grande sincérité, quelles sont mes dispositions; puis-je me flatter que S. M. voudra bien en être touchée, et me conserver les bontés dont elle m'honore? Mon plus grand désir serait de pouvoir en profiter, et surtout de m'en rendre digne. Je crains qu'elle n'ait conçu de mes talents une opinion trop favorable; mais elle ne saurait être trop persuadée de mon attachement inviolable pour sa personne. Je m'exposerais volontiers au risque de la détromper sur mon esprit, pour l'assurer des sentiments de mon cœur, et pour mériter, du moins à cet égard, une estime aussi précieuse que la sienne, dont je suis infiniment plus jaloux que de ses bienfaits.
J'ai l'honneur d'être, etc.
P. S. J'aurai l'honneur de vous répondre incessamment sur les autres articles de votre lettre; celui dont il s'agit m'a paru mériter une réponse particulière.301-b
<302>II. LETTRE DE MAUPERTUIS A L'ABBÉ DE PRADES. MAUPERTUIS A L'ABBÉ DE PRADES.302-a
Paris, 25 mai 1753.
J'ai vu hier et avant-hier d'Alembert; et comme le Roi me l'a ordonné, et que je crois que ce serait la meilleure acquisition que S. M. pût faire, je n'ai rien oublié de tout ce que j'ai cru de plus propre à lui donner l'envie de venir à Berlin; mais c'est une terrible chose que d'avoir à tenter un philosophe de cette trempe, qui fait des honneurs et des richesses le cas qu'ils méritent. Je ne perds pourtant point absolument l'espérance; et comme il est bien plus sensible aux vertus et aux qualités personnelles qu'il peut trouver dans notre monarque qu'aux autres avantages que S. M. lui peut procurer, je me flatte que personne n'est plus capable que moi de lui faire sentir toute la force de ce motif. Je crois l'avoir ébranlé, sans cependant oser encore rien me promettre.
<303>III. LETTRES DE D'ALEMBERT A L'ABBÉ DE PRADES.
1. D'ALEMBERT A L'ABBÉ DE PRADES.303-a
Paris, 2 septembre (1755).
J'appris hier, mon cher abbé, par M. de Knyphausen303-b que je n'avais point vu depuis mon retour, que vous vous plaigniez de mon silence. Cela s'appelle une vraie querelle d'Allemand. Vous devez vous souvenir que, en nous séparant à Wésel, vous me promîtes de me donner de vos nouvelles (et de celles de mes affaires) immédiatement après votre arrivée. Depuis ce temps, j'attends tous les jours de vos lettres; elles ne viennent point, et mes affaires sont toujours au même état; cela finira quand vous voudrez. Ce n'est qu'avec une extrême répugnance que je vous en parle, mais je suis endetté de cent louis avec mes libraires; ma pension n'est pas payée;303-c je peux mourir subitement, et je ne voudrais pas faire banqueroute en mourant, même à des libraires. Il en sera ce qu'il plaira à la destinée; je n'en parlerai plus à personne.
Vous auriez bien dû m'écrire au moins l'état où a été le Roi; ce n'est que par M. de Knyphausen que j'ai appris la chute qu'il a faite. Si vous avez occasion de lui parler de moi, je vous prie de mettre à ses pieds mon profond respect et mon attachement pour sa personne, que rien ne pourra jamais changer. Je vous embrasse de tout mon cœur. Vale et me ama.
Mille compliments au marquis d'Argens. J'aurais grande envie de le voir à Potsdam, ainsi que vous; mais il faut le pouvoir.
<304>2. LE MÊME AU MÊME.
Paris, 10 décembre 1755.
J'ai reçu, mon cher abbé, votre lettre, et j'ai déjà louché en conséquence les six premiers mois de la seconde année qui viennent d'échoir le 1er du courant; on ne peut être plus reconnaissant que je le suis des bontés du Roi, et plus décidé à lui tenir le plus tôt qu'il me sera possible la parole que je lui ai donnée. Ce pourrait bien être dès l'année prochaine, s'il n'y a point de guerre, et que le sixième volume de l'Encyclopédie soit assez tôt fini, comme je l'espère. Vous ne m'avez point mandé si le Roi avait lu l'Éloge de M. de Montesquieu, et s'il était content de la manière dont j'y parle de lui;304-a s'il ne l'était pas, j'aurais bien joué de malheur. Il est impossible de lui être plus attaché que je le suis, et il ne tient pas à moi que toute l'Europe ne soit instruite de mes sentiments. Mettez-moi, je vous prie, à ses pieds le plus souvent que vous le pourrez. Si je ne me trouve point assez d'argent pour aller le voir au premier moment que j'aurai, je lui ferai demander sans façon la somme nécessaire pour le voyage, et s'il me remboursait même mon voyage de Wésel, ce serait probablement le seul que je lui coûterais; cet argent serait mis à part pour le voyage de Berlin, etc., etc.
<305>SECOND APPENDICE.
D'ALEMBERT A MADAME DU DEFFAND.305-a
Sans-Souci, 25 juin 1763.
Vous m'avez permis, madame, de vous donner de mes nouvelles et de vous demander des vôtres; je n'ai rien de plus pressé que d'user de cette permission. Je suis arrivé ici le 22, après un voyage très-heureux et très-agréable; ce voyage n'a pas même été aussi fatigant que j'aurais pu le craindre, quoique j'aie souvent couru jour et nuit. Mais le désir que j'avais de voir le Roi, et l'ardeur de le suivre depuis Gueldre, où je l'ai trouvé,305-b jusqu'ici, m'a donné de la force et du courage. Je ne vous ferai point d'éloges de ce prince, ils seraient suspects dans ma bouche; je vous en raconterai seulement deux traits qui vous feront juger de sa manière de penser et de sentir. Quand je lui ai parlé de la gloire qu'il s'est acquise, il m'a dit avec la plus grande simplicité qu'il y avait furieusement à rabattre de cette gloire; que le hasard y était presque pour tout, et qu'il aimerait bien mieux avoir fait Athalie que toute cette guerre. Athalie est en effet l'ouvrage qu'il aime et qu'il relit le plus; je crois que vous ne désapprouverez pas son goût en cela, comme sur tout le reste de notre littérature, dont je voudrais que vous l'entendissiez juger. L'autre trait que j'ai à vous dire de ce prince, c'est que, le jour de la conclusion de cette paix si glorieuse qu'il vient de faire, quelqu'un lui disant que c'était là le plus beau jour de sa vie : « Le plus beau jour de la vie, répondit-il, est celui où on la quitte. » Cela revient à peu près, madame, à ce que vous dites si souvent, que le plus grand malheur est d'être né.
Je ne parlerai point, madame, des bontés infinies dont ce prince m'honore; vous ne pourriez le croire, et ma vanité vous épargne cet ennui. Je ne parlerai<306> point non plus de l'accueil que madame la duchesse de Brunswic, sœur du Roi, et toute la maison de Brunswic a bien voulu me faire. Je me contente de vous assurer que, dans l'espèce de tourbillon où je suis, je n'oublie point vos bontés et l'amitié dont vous voulez bien m'honorer; je me flatte de la mériter un peu par mon respectueux attachement pour vous. Comme je sais que rien ne vous ennuie davantage que d'écrire des lettres, je n'ose vous demander de vos nom elles directement; mais j'espère que mademoiselle de Lespinasse voudra bien m'en donner. J'oubliais de vous dire que le Roi m'a parlé de vous, de votre esprit, de vos bons mots, et m'a demandé de vos nouvelles. Je n'ai point encore vu Berlin; mais Potsdam est une très-belle ville, et le château où je suis est de la plus grande magnificence et du meilleur goût. Adieu, madame; conservez votre santé; la mienne est toujours très-bonne. Oserais-je vous prier de me rappeler au souvenir de M. le maréchal et de madame la maréchale de Luxembourg?
<307>TROISIÈME APPENDICE.
M. DE GUIBERT A FRÉDÉRIC.307-a
(Potsdam, 14 juin 1773.)
Sire,
La lettre de M. d'Alembert à laquelle je prends la liberté de joindre celle-ci explique à V. M. les motifs qui m'amènent dans ses Etats. J'y viens rendre hommage à sa gloire; je viens m'y instruire; je viens surtout tâcher d'effacer les im<308>pressions que quelques phrases ont laissées dans l'esprit de S. M.308-a Se pourrait-il, Sire, que l'homme qui vous a offert avec tant d'empressement son ouvrage, qui a payé dans vingt passages différents le tribut d'admiration et d'enthousiasme qui est si légitimement dû à V. M., eût volontairement employé des expressions qui lui déplaisent? Il ne l'a pas fait, Sire, il ose le protester à V. M. Daignez lui accorder la grâce de vous faire sa cour. Permettez-lui de voir un roi dont l'histoire aura tant de merveilles à raconter. Le désespoir de la postérité est de ne pouvoir pas connaître les grands hommes dont elle lit les exploits; j'ai le bonheur d'être né du siècle de V. M.; celui de la voir, de l'admirer par mes yeux, semble me revenir de droit. On adorait à Athènes le Dieu inconnu;308-b faites, Sire, que ce ne soit pas au Héros inconnu que j'adresse toute ma vie mon hommage. Je suis, etc.
<309>QUATRIÈME APPENDICE.
M. DE CATT A M. FORMEY.309-a
Potsdam, 16 octobre 1777.
Monsieur et très-cher confrère,
Voici une lettre de Sa Majesté que vous lirez dans votre première assemblée.309-b On a trouvé la question proposée par la classe de philosophie spéculative un peu difficile à saisir, et on y a substitué celle que vous lirez dans la lettre. J'ignore si ce changement pourra se faire; vous aurez la bonté de me dire le résultat de l'Académie.
La question métaphysique proposée pour prix a été déjà agitée par de grands hommes; il me semble que ce papier-ci, que je vous envoie, fait assez saisir l'idée de celui qui a proposé cette question, et que je ne connais point; si ce n'est point une indiscrétion de vous demander son nom, je vous prie de me le dire.
En présentant mes respects à l'Académie, je vous prie d'agréer les sentiments de l'estime parfaite avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.
10-a Ou plutôt du 16 mars.
100-a Voyez t. XXIV, p. 32.
100-b Belle Philis, on désespère
Alors qu'on espère toujours.
Le Misanthrope
, acte I, scène II.100-c Il s'agit ici des deux lettres du 9 juillet et du 7 septembre 1776, ci-dessus, p. 50 et 54.
102-a Née en 1699.
106-a Il existe des doutes sur l'authenticité de cette lettre, par laquelle Philippe annonce à Aristote la naissance d'Alexandre. Elle se trouve dans les Nuits attiques d'Aulu-Gelle, liv. IX. chap. 3.
106-b Voyez t. XXIII, p. 471.
110-a Irène, représentée au Théâtre français le 16 mars 1778.
112-a D'Alembert veut parler des Considérations sur le droit de la succession de Bavière. Février 1778. Voyez le Recueil des déductions, etc., publié par le comte de Hertzberg, t. II, p. 1-24.
112-b Arrivée le 30 mai.
114-a Cette lettre manque.
114-b Voyez t. XXIII, p. 477.
115-a Voyez t. XXI, p. 208.
115-b L. c, p. 167, 193 et 205.
120-a Le 11 juillet 1791, les restes de Voltaire fuient transportés au Panthéon, qui a été consacré de nouveau à sainte Geneviève le 3 janvier 1853. Voyez t. XXIII, p. 110, 111 et 112.
124-a Voyez t. XX, p. XVIII.
124-b Les Plaideurs, par Racine, acte I, scène VI.
124-c Ésope, Le Lion et le Renard; La Fontaine, Le Lion malade et le Renard.
127-a Voyez t. I, p. XXXI; t. XIV, p. II; et t. XXIII, p. 477.
129-a Voyez t. XXIV, p. 27.
129-b Voyez Le Russe à Paris, 1760, Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 181. Condé, âgé de vingt ans, versa des larmes à la première représentation de Cinna.
132-a Banquier du Roi, à Paris.
133-a Voyez t. VII, p. I-III, et p. 57-77.
138-a Virgile, Énéide, liv. I, v. 76 et suivants.
138-b Voyez ci-dessus, p. 74.
14-a Voyez t. XXIII, p. 118.
14-b En 1780, Frédéric fit bâtir une maison pour Tassaert près du pont dit Königsbrücke (place Alexandre, no 69). Voyez J.-D.-E. Preuss, Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, t. III, p. 128, no 27.
142-a La marquise de Pompadour.
142-b Bernis. Voyez t. IV, p. 38, 255 et 256; t. X., p. 123; t. XIX., p. 21 et 25; t. XX, p. 303 et 310; et t. XXIV, p. 269.
142-c Bajazet, tragédie de Racine, acte II, scène II.
143-a Aux mânes de Voltaire; dithyrambe qui a remporté le prix au jugement de l'Académie (par J.-F. de La Harpe). Paris, Demonville, 1779, in-8. Quant à La Harpe, voyez t. XXIII, p. 150.
144-a Commentaires de Dom Calmet sur Barbe-bleue, t. XV, p. IV, V, et 35-60.
144-b Lettres sur l'amour de la patrie, t. IX, p.241-278.
144-c Suidas prétend que le Scythe Abaris traversait les airs à cheval sur une flèche. La chose est autrement racontée par Hérodote, livre IV, chap. 36. Voyez le Dictionnaire de Bayle, article Abaris. Quant au char d'Elie. voyez II Rois. chap. II. v. 11.
147-a Voyez t. XV, p. 37 et suivantes.
148-a Voyez t. IX, p. 272 et suivantes.
150-a Voyez t. XVIII, p. 166 et 176; t. XIX, p. 105 et 425; et t. XXIII, p. 155, 289, 298, 331, 407 et 453.
151-a Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 12 et suivantes. Voyez aussi t. VI, p. 85 et 86; t. XIX, p. 446 et 447; et t. XXIV, p. 359 et 360 de notre édition.
155-a Réminiscence du Misanthrope de Molière, et non des œuvres de madame Deshoulières. Voyez ci-dessus, p. 100.
155-b Voyez t. XXIII, p. 463.
155-c L'astronome Jean Bernoulli naquit à Bâle le 4 novembre 1744, et mourut à Cöpenick le 13 juillet 1807. Il vécut depuis 1779 à Berlin, où il fut nommé directeur de la classe des mathématiques dans l'Académie des sciences.
155-d Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 3 novembre 1764, t. XXIV, p. 428 et 429.
156-a Voyez t. XIX, p. 219, et t. XXIII, p. 240.
158-a Décision du Roi. du 11 décembre 1779, dans le procès du meunier Arnold. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 381-412, 494 et 495.
158-b Voyez ci-dessus, p. 59.
160-a L'abbé Duval du Peyrau, lecteur du Roi. Voyez les Anekdoten von König Friedrich II. publiées par Fr. Nicolaï, cahier II, p. 132 et 133.
160-b Voyez t. XXIV, p. 634.
160-c Pierre-Henri Larcher, né en 1726, mort en 1812, traducteur d'Hérodote, publia en 1767 un Supplément à la Philosophie de l'histoire (de Voltaire). En réponse à cet écrit, Voltaire publia la Défense de mon oncle; Larcher y répliqua par la Réponse à la Défense de mon oncle, précédée de la relation de la mort de l'abbé Bazin (nom sous lequel Voltaire avait publié sa Philosophie de l'histoire), 1767. Voyez notre t. XXIII, p. 163.
161-a Le père Louis Patouillet n'est guère connu que par ses démêlés avec Voltaire.
162-a Voyez t. VI, p. 11 et suivantes.
162-b Cette lettre sans date, répondant au passage principal du troisième alinéa de notre no 214, semble être une sorte d'appendice du no 215.
162-c Voyez t. VIII, p. 71, 189 et 190.
163-a II faut probablement lire comporte. La traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 263, porte : als es die Natur des Menschen gestattet.
165-a D'Alembert, qui n'ignorait pas la disgrâce où était tombé M. de Catt (voyez t. XXIV, p. II), parle de lui, à dessein, ici et dans ses deux lettres suivantes. Mais Frédéric ne fait pas mention, dans ses réponses, du refroidissement survenu entre lui et son ancien lecteur.
166-a Cette date est tirée de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 268.
167-a Voyez t. XIX, p. 360 et 361; t. XXI, p. 169; t. XXII, p. 206 et 226; et t. XXIII, p. 346.
167-b Ce mécanicien nous est aussi inconnu que le physicien Célius, dont Frédéric parle avec éloge dans ses lettres au comte Algarotti et à Voltaire, du 4 décembre 1739, t. XVIII p. 8, et t. XXI, p. 378.
168-a La Princesse de Prusse (t. IV, p. 262) mourut le 13 janvier 1780; le duc Charles de Brunswic (t. VI, p. VI et 252), le 26 mars; la duchesse Élisabeth-Frédérique-Sophie de Würtemberg, née princesse de Baireuth (t. VI, p. 200), le 6 avril; l'électrice douairière Marie-Antonie de Saxe (t. XXIV, p. IV et 41-366), le 23 avril; François-Philippe-Adrien, prince de Hatzfeld-Trachenberg, était mort le 5 novembre 1779; sa femme Bernardine-Marie-Thérèse mourut le 7 avril 1780; Henri-Paul-François, prince de Fondi et comte de Mansfeld, le 15 février, et son fils, Joseph-Wenceslas-Jean-Népomucène, le 31 mars suivant.
170-a Voyez t. XXI, p. I et II.
171-a Ce service solennel fut célébré le 30 mai. M. Thiébault en a donné dans les journaux du temps une relation qu'il a aussi insérée dans ses Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, quatrième édition, t. V, p. 298 et 299, en la faisant précéder de ces mots : « De retour (de la cérémonie) chez moi, j'expédiai pour le Roi, pour les gazetiers de la ville, pour le Courrier du Bas-Rhin et quelques journaux étrangers, des copies toutes préparées d'avance de la relation qui suit. »
172-a Voyez ci-dessus, p. 130.
172-b Voyez t. XV, p. 37, et t. XXIII, p. 34.
173-a Voyez Gil Blas, par Le Sage, liv. XI, chap. XIV, où le bachelier Melchior de Villégas attribue au vent seul tout l'intérêt de l'Iphigénie d'Euripide.
175-a Le 22 juin 1763, d'Alembert était venu voir le Roi, dont il avait pris congé le 15 août pour retourner en France. Voyez t. XXIV, p. 418 et 419 nos 15 et 16.
178-a Voyez ci-dessus, p. 85, 103 et 106.
178-b Voyez le Mémoire sur le roi de Prusse Frédéric le Grand, par Msgr. le P. de L..... A Berlin, 1789, grand in-8, p. 26 et suivantes, où l'auteur parle en détail de sa visite à Potsdam, du 9 ou 10 au 16 juillet 1780.
178-c L. c., p. 30.
178-d Ces mots ne se trouvent pas littéralement dans les œuvres du Roi, mais il dit dans sa lettre à Voltaire, du 4 (1er) décembre 1772 : « Continuez d'occuper ce trône du Parnasse qui, sans vous, demeurerait peut-être éternellement vacant; » dans celle du 19 (13) septembre 1774 : « Après votre mort, personne ne vous remplacera; c'en sera fait en France de la belle littérature; » dans celle du 20 (16) octobre 1774 :
Quand on aura perdu Voltaire,
Adieu beaux-arts, sacré vallon!
Et vous, Virgile et Cicéron,
Vous irez avec lui sous terre;
18-a Voyez t. XXIII, p. 372.
183-a Voyez t. XXIV, p. 693.
185-a Voyez t. XXIII, p. 94, et t. XXIV, p. 406.
187-a Pie VI (Braschi) occupa le trône pontifical de 1774 à 1799. Voyez t. XXIV, p. 308.
187-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, t. III, p. 128, no 26.
188-a Marie-Thérèse mourut le 29 novembre 1780.
19-a Voyez t. XXIII, p. 378.
191-a Voyez t. IV, p. 8-10; t. VI, p. 191 et suivantes; et t. XXIV, p. 358, 361 et 362.
191-b Voyez t. VII, p. V et 103-140, et t. XXIV, p. VIII, IX, no VI et VII, et p. 378-387, et 391.
192-a Voyez t. VII, p. 108; t. XVIII, p. 222; et t. XXIV, p. 207, 208, 209, 210, 287 et 239.
193-a Voyez t. VII, p. 119.
194-a Jean de Müller, né à Schaffouse le 3 janvier 1752, nommé historiographe de Brandebourg le 31 juillet 1804.
195-a Voyez t. XXIII, p. 277 et 363, et t. XXIV, p. 167 et 563.
196-a Frédéric parle sans doute de sa Lettre sur l'éducation, remise, le 17 avril 1770, au ministre d'État de Münchhausen, avec l'ordre d'en prescrire l'usage dans les universités, et de son ordre de Cabinet, du 5 septembre 1779, relatif aux divers établissements d'instruction publique, et adressé au ministre d'État baron de Zedlitz. Voyez t. IX, p. VIII, et 131-147.
196-b Dans sa lettre à Voltaire, du 3 avril 1770 (t. XXIII, p. 171 et 172), Frédéric fait déjà allusion à la poésie de Chaulieu, Sur la première attaque de goutte que l'auteur eut en 1695.
196-c Voyez saint Matthieu, chap. VIII, v. 5 et suivants, chap. IX, v. 2 et suivants; et Actes des Apôtres, chap. IX, v. 33 et 34. Nous ne connaissons aucun passage de l'Ancien Testament où il soit question de goutteux.
196-d Le 12 février. Voyez Briefe zwischen Gleim, Wilhelm Heinse und Joh. von Müller, herausgegeben von W. Körte, Zürich, 1806, t. II, p. 157-160, et 170-172.
196-e Frédéric parle de la Vue générale de l'histoire politique de l'Europe dans le moyen âge, que l'on trouve dans Johannes von Müller särnmtliche Werke, herausgegeben von Johann Georg Müller, Tübingen, 1810, in-8, t. VIII, p. 263-314.
197-a Voyez t. XXIII, p. 399, et t. XXIV, p. 333 et 593.
197-b Il semble que Jean de Müller fasse allusion à ce passage vers la fin de son examen des Œuvres posthumes de Frédéric, en parlant de la correspondance avec d'Alembert. Voyez (Jenaische) Allgemeine Litteratur-Zeitung vom Jahre 1789, t. I, p. 414 et 415.
198-a D'Alembert parle de l'ordre de Cabinet, du 18 janvier 1781, que l'on trouve dans l'ouvrage de J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 226 et 227.
200-a Voyez t. XXIII, p. 407, et t. XXIV, p. 297.
200-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 221 et suiv.
202-a Voyez t. III, p. 109-111, et t. IV, p. 38.
204-a Le prince héréditaire de Salm et un prince Salm-Salm sont déjà cités t. XXIV, p. 532 et 690.
205-a Allusion à la carte de Tendre, ajoutée à Clélie, histoire romaine (par mademoiselle Madeleine de Scudéry). Paris, 1654, première partie, p. 399.
205-b Le Roi cite souvent les Pensées, maximes et réflexions du duc de La Rochefoucauld. Voyez par exemple t. VII, p. 119, et t. IX, p. 105.
207-a Il faut sans doute lire juin; car le Roi, qui était parti de Potsdam le 1er juin, et avait passé par Cüstrin, Stargard et Graudenz, revint à Sans-Souci le 13 du même mois.
209-a Épître de saint Paul aux Romains, chap. XI, v. 33.
210-a Voyez ci-dessus, p. 130 et 172.
210-b Elie de Beaumont, le défenseur de Jean Calas. Voyez t. XXIII, p. 142.
210-c Le Roi veut dire Boismont (Nicolas Thyrel de), auteur de l'oraison funèbre de l'impératrice Marie-Thérèse, et mentionné ci-dessus, p. 206.
210-d Réminiscence de Boileau. Voyez t. XVIII, p. 269, et t. XXIII, p. 303 et 418.
211-a La Vanité, satire de Voltaire, juin 1760. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XIV, p. 172.
211-b Voyez t. XIX, p. 17 et 357.
211-c Réminiscence d'un passage de l'Homme aux quarante écus, par Voltaire, chap. VII; Œuvres, édit. Beuchot, t. XXXIV, p. 49 et 50.
211-d Quélus et Maugiron étaient les mignons de Henri III; Luynes était le favori de Louis XIII.
214-a Odes, liv. I, ode 1, dernier vers.
215-a Psaume VIII, v. 3; Évangile selon saint Matthieu, chap. XXI, v. 16.
215-b Voyez t. XXIV, p. 641.
216-a Évangile selon saint Matthieu, chap. XVIII, v. 7.
218-a Nous n'avons trouvé ces paroles dans aucun historien; peut-être Frédéric rappelle-t-il l'état de l'opinion publique en Espagne, après les grandes pertes faites par Philippe IV. On donna à ce prince pour emblème un fossé, avec ces mots : Plus on lui ôte, plus il est grand. Mais son favori, le comte-duc Olivarès, lui dit : « Je viens vous annoncer une heureuse nouvelle : V. M. a gagné tous les biens du duc de Bragance; il s'est avisé de se faire proclamer roi, et la confiscation de ses terres vous est acquise par son crime. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XVIII, p. 251, 252 et 255, et Vertot, Histoire des révolutions de Portugal, quatrième édition, A la Haye, 1729, in-12, p. 110 et 111. Voyez aussi notre t. XXIV, p. 570. Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 17 avril 1769 : « On pourrait lui appliquer la devise espagnole dont l'emblème est un fossé, et on lit à l'exergue ces paroles : Plus on en ôte, plus il s'agrandit. »
219-a Saül, drame, traduit de l'anglais de M. Hut par Voltaire, 1763, acte IV, scène V; David chante, en jouant de la harpe : Chers Hébreux, par le ciel envoyés,
Dans le sang vous baignerez vos pieds;
Et vos chiens s'engraisseront
De ce sang, qu'ils lécheront.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. VII, p. 371; Psaume LXVIII, v. 24, selon la traduction de Luther (psaume LXVII, selon la Vulgate).219-b Né en 1463, mort en 1494.
219-c Jean-Philippe Baratier, né à Schwabach en Franconie le 19 janvier 1721, mort à Halle le 5 octobre 1740.
22-a Voyez t. IX, p. 188.
220-a La marquise de Pompadour et la comtesse Du Barri.
220-b Réminiscence de la poésie des J'ai vu, attribuée faussement à Voltaire. Voyez t. VII, p. 60.
220-c Ce prélat mourut le 12 décembre 1781.
221-a Voyez ci-dessus, p. 91.
221-b Nous ajoutons ces points d'après la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 304.
222-a Le 1er septembre. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XV, p. 131.)
222-b Ecclésiaste, chap. I, v. 9.
225-a « Il semble que les perceptions du passé, du présent et de l'avenir ne diffèrent que par le degré d'activité où se trouve l'âme; appesantie par la suite de ses perceptions, elle voit le passé, son état ordinaire lui montre le présent, un état plus exalté lui ferait peut-être découvrir l'avenir. »Lettres de M. de Maupertuis, A Dresde, 1752, lettre XVIII, Sur ta Divination, p. 154. Voyez t. XXIII, p. 9 et 105 de notre édition.
227-a Hic ames dici Pater atque Princeps.
Odes
, liv. I, ode 2, v. 50.229-a Louis-Joseph-Xavier-François, mort le 4 juin 1789.
229-b Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. LX. Voyez notre t. IX, p. 270.
23-a Lord Dalrymple eut une audience du Roi le 3 août 1775.
230-a Ministre protestant à Rotterdam, persécuteur de Bayle en 1693. Voyez t. X, p. 72, et t. XXI, p. 72.
233-a Ce mot est dans la Sérénade, comédie en un acte et en prose, par Regnard (1694), scène XXIII.
235-a Voyez t. XV, p. IX et X, et p. 99-127.
237-a Voyez ci-dessus, p. 155 et 156.
237-b Uranus, découvert par William Herschel, à Bath en Angleterre, le 13 mars 1781. Jusqu'alors on ne connaissait que six planètes; Uranus fut la septième. Herschel l'annonça comme une comète.
237-c Le 21, selon la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 315.
24-a Voyez t. XXIII, p. 387, 388, 426 et 430.
243-a Voyez t. XXIV, p. 308, et ci-dessus, p. 187.
244-a Voyez Büsching, Character Friedrichs des Zweiten, seconde édition, p. 33.
244-b Voyez t. II, p. 53.
245-a Voyez t. XXIII, p. 460.
25-a Voyez t. XXIII, p. 378, 379, 380 et 394
25-b Voyez t. VI, p. 243; t. X, p. 235; et t. XXIV, p. 491.
251-a Proprement en quatre-vingt-quatre ans, huit jours, dix-huit heures.
251-b Voyez t. XXIV, p. 682 et 690.
252-a Voyez ci-dessus, p. 38.
252-b Voyez t. X, p. 108.
253-a Furetez dans tous les coins de l'Europe, vous y trouverez les hommes qui tiennent à leurs superstitions autant et plus qu'à leur patrimoine. (Variante de l'édition Bastien, t. XVIII, p. 368.)
253-b Les adhérents de Jean-George Schropfer, de Leipzig, mort le 8 octobre 1774.
253-c I Samuel, chap. XXVIII, v. 7 et suivants.
254-a Voyez t. XXIV, p. 523 et 527.
254-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 269 et 270, et Nouvelles lettres inédites de Frédéric II à son libraire Pitra, Berlin, 1823, p. 39-43.
254-c L'impératrice de Russie déclara la neutralité armée le 28 février 1780. Le Danemark et la Suède y accédèrent les premiers, le 9 et le 21 juillet suivant; la Convention pour le maintien de la liberté du commerce et de la navigation neutre, conclue entre les cours de Prusse et de Russie, le 8 mai 1781, se trouve dans le Recueil de M. de Hertzberg, t. I, p. 457-464. Voyez aussi Mémoire ou précis historique sur la neutralité armée et son origine, suivi de pièces justificatives, par M. le comte de Goertz.. A Bâle, 1801.
255-a Voyez t. XXIV, p. 603.
256-a Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Andromaque
, acte I, scène II.257-a La bataille de la Guadeloupe, où l'amiral de Grasse fut fait prisonnier par l'amiral Rodney.
257-b Le grand-duc de Russie et la grande-duchesse sa femme.
257-c D'Alembert dit dans son Mémoire sur lui-même : « A la fin de 1762, l'impératrice de Russie, Catherine II, lui proposa de se charger de l'éducation du grand-duc de Russie son fils, et lui fit offrir pour cet objet jusqu'à cent mille livres de rente par le ministre qu'elle avait alors à Paris, M. de Soltykoff. M. d'Alembert refusa de s'en charger. » Voyez Œuvres posthumes de d'Alembert. Paris, 1799, t. I, p. 4 et 5. Voyez aussi nos t. XIX, p. 428, et XXIV, p. 438.
258-a Voyez t. XXIV, p. XII.
260-a Elle était morte le 16 juillet.
262-a La comédie des Philosophes, par Palissot, avait fait beaucoup de bruit en 1760 (voyez t. XIX, p. 203). Nous ne saurions dire si c'est à cette pièce ou à quelque autre que d'Alembert fait allusion.
264-a Voyez t. XXIV, p. 151, 167 et 531, et ci-dessus, p. 50.
264-b Ou plutôt Ramponeau, cabaretier aux Porcherons vers 1760. Son nom est devenu populaire, et a été cité, chanté de toutes parts; tous les curieux et tous les ivrognes de Paris faisaient le pèlerinage des Porcherons. La figure comique de Ramponeau et sa popularité engagèrent un des petits théâtres de Paris à lui payer une somme considérable uniquement pour s'y montrer et pour y représenter quelques personnages muets.
265-a Voyez Character Friedrichs des Zweiten, par A.-F. Büsching, p. 124 et 125.
265-b Voyez ci-dessus, p. 254.
265-c Le prince Henri, à Rheinsberg.
267-a Madame de Pompadour et le cardinal de Bernis. Voyez t. IV, p. 38, 116, 255 et 256; t. XV, p. 89; et t. XIX, p. 430.
269-a Voyez t. XXIV, p. 395.
27-a Voyez t. XXIII, p. 373 et 390.
27-b L. c., p. 428.
270-a Bossuet dit dans son oraison funèbre de Michel Le Tellier, prononcée en 1686 : « Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l'Église; agiles instruments d'un prompt écrivain et d'une main diligente, hâtez-vous de mettre Louis, etc » Le reste du passage cité par Frédéric, depuis « Ce que souffre, etc., » n'y est pas. Mais le sens de ce passage se trouve dans la seconde partie de l'oraison funèbre de Louis XIV, par Massillon : « Spécieuse raison d'État, en vain vous opposâtes à Louis les vues timides de la sagesse humaine : le corps de la monarchie affaibli par l'évasion de tant de citoyens; le cours du commerce ralenti ou par la privation de leur industrie, ou par le transport furtif de leurs richesses, etc., etc. »
271-a Voyez Denina, La Prusse littéraire, t. I, p. 408 et 409 : « C'est proprement de cette aimée 1772, dit-il, que datent les tribulations dont le grand Frédéric parle dans une de ses lettres à M. d'Alembert. ... Dans le sixième chapitre du vingt-deuxième livre des Révolutions d'Italie, j'avais fait quelques réflexions sur la multiplicité des ordres religieux, etc. »
273-a L'empereur Joseph II ayant aboli six cent vingt-quatre couvents dans ses Etats, Frédéric donna à son clergé de Silésie la déclaration du 26 août 1782, portant qu'il ne prendrait aucune mesure préjudiciable à l'Eglise catholique, si ses adhérents se conduisaient en fidèles sujets. Cette déclaration, adressée à l'évèque suffragant (Weih-Bischof) de Rothkirch, se trouve dans J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 233, et dans le journal (de C.-R. Hausen) Historisches Portefeuille, 1782, t. II, p. 1468-1471.
273-b Ces deux faits nous sont inconnus. Voyez pourtant la lettre de Frédéric à Voltaire, du 9 juillet 1777, t. XXIII, p. 451 et 452, où le Roi blâme l'intolérance autrichienne.
275-a Dans une lettre au général Fouqué (t. XX, p. 152), Frédéric attribue les mêmes paroles à une Lacédémonienne qui les aurait prononcées après la bataille de Marathon. Peut-être a-t-il confondu quelques traits semblables, réminiscences de ses lectures. Élien, par exemple, dit que le philosophe Anaxagoras, ayant reçu la nouvelle de la mort de ses deux fils, répondit : « Je savais que je les avais engendrés mortels; » et Stobée fait dire à Gorgone, femme de Léonidas, donnant à son fils son bouclier : « Avec ou dessus. »
276-a Constantin Paulowitsch, né le 8 mai 1779.
276-b On en veut furieusement au sopha de Mustapha, que l'on croit qui siérait bien à l'Empereur, qui semble vouloir en partager les dépouilles, sans excepter les houris. (Variante de l'édition Bastien, t. XVIII, p. 393.)
276-c Voyez les Anekdoten von König Friedrich II, publiées par Frédéric Nicolaï, cahier II, p. 139 et 141, et Johann George Sulzer's Lebensbeschreibung, von ihm selbst aufgesetzt, aus der Handschrift abgedruckt, mit Anmerkungen von J. B. Merian und Fr. Nicolai. Berlin, 1809, p. 65. Voltaire dit dans sa lettre à Frédéric, du 8 mars 1738 (t. XXI, p. 198 de notre édition) : « Je dirai, dans mon cœur, de votre personne, ce que les flatteurs disent des rois, qu'ils sont les images de la Divinité. » Voyez aussi les lettres du même à Frédéric, du mois de juin 1740, du mois d'avril 1742, et du 15 avril 1760, t. XXII, p. 10 et 99, et t. XXIII, p. 85. Dans son Examen critique du Système de la nature (t. IX, p. 188), Frédéric explique le vrai sens des mots qui nous occupent; et dans sa lettre à d'Alembert, du 18 octobre 1770 (t. XXIV, p. 560), il appelle Louis XIV une des images de Dieu sur terre.
280-a M. Pierre Prévost, né à Genève le 3 mars 1751, fut nommé en 1780, après la mort de M. Sulzer, professeur à l'Académie des nobles (t. IX, p. 92 et 94), et membre de l'Académie des sciences de Berlin, classe de philosophie spéculative. Le 3 avril 1784, il obtint un congé pour aller voir ses parents. Pendant qu'il était à Genève, une chaire y devint vacante; on la lui offrit, et il l'accepta avec l'agrément du Roi.
281-a Dissertation sur les révolutions des États, et particulièrement sur celles de l'Allemagne, lue à l'Académie le 30 janvier 1783. Voyez les Huit Dissertations que M. le comte de Hertzberg a lues dans l'Académie de Berlin. Berlin, 1787, p. 105-140.
282-a Mémoires sur la Bastille, et sur la détention de M. Linguet, écrits par lui-même. Londres, 1783, in-8.
282-b L'ouvrage Des lettres de cachet et des prisons d'État, Hambourg (Paris) 1782, deux volumes in-8, est généralement attribué à Honoré-Gabriel-Riquetti, comte de Mirabeau; mais, selon la France littéraire, par Quérard, on assure qu'il est du bailli de Mirabeau, oncle du célèbre orateur.
283-a Voyez t. XX, p. XIV.
287-a Ces mots font peut-être allusion au Philosophe sans le savoir, drame en cinq actes et en prose, par Michel-Jean Sedaine, représenté pour la première fois le 2 décembre 1765.
288-a Voyez t. X, p. 110; t. XXI, p. 184; t. XXII, p. 206; et t. XXIV, p. 596.
288-b Voyez t. X, p. 109.
291-a Ces lettres (voyez t. XXIV, p. 406) sont tirées des Œuvres posthumes de d'Alembert, Paris, Charles Pougens, 1799, in-12, t. I, p. 427-453.
298-a Voyez t. XIX, p. 180, et t. XXI, p. 47 et 111.
298-b Voyez t. IX, p. 90 et 91; t. XX, p. 37; t. XXIII, p. 240; et t. XXIV, p. 21, 431 et 632.
299-a Voltaire était alors a Colmar.
3-a Ce contrat fut passé le 1er janvier 1775. Voyez Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, par J.-D.-E. Preuss, t. III, p. 122 et 123; voyez aussi t. XXIV, p. 704, 708, 709 et 712 de notre édition.
300-a La date de cette lettre, omise dans l'édition Pougens, t. I, p. 449, est tirée de l'édition Bastien, t. XIV, p. 297.
301-a Évangile selon saint Luc, chap. II, v. 29.
301-b Ce post-scriptum manque dans l'édition Bastien, t. XIV, p. 300.
302-a Maupertuis s'était rendu de Berlin à Paris en 1753. Cette lettre est copiée sur l'autographe conservé aux Archives royales, parmi les papiers de l'abbé de Prades.
303-a Cette lettre et la suivante proviennent de la même source que la précédente.
303-b Voyez t. XX, p. 57.
303-c L. c, p. 57 et 287, et t. XXIV, p. 406.
304-a D'Alembert dit dans son Éloge de M. de Montesquieu : « Après avoir parcouru l'Italie (1728), M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin, et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnait pas encore. »
305-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes de d'Alembert, Paris, Charles Pougens, 1799, t. I, p. 197-199. Voyez t. XXIV, p. 419.
305-b Le 11 juin 1763.
307-a Voyez t. XXIV, p. 669. Jacques-Antoine-Hippolyte comte de Guibert naquit à Montauban le 12 novembre 1743. Il n'avait que treize ans et demi lorsqu'il accompagna à la guerre de sept ans son père, qui était général. Il devint colonel à vingt-quatre ans. Maréchal de France depuis 1788, il mourut le 6 mai 1790.
Le 1er juin 1772, M. de Guibert avait fait parvenir au Roi, par l'entremise de d'Alembert, son Essai général de tactique; il arriva lui-même à Potsdam le 14 juin 1773, et écrivit à Frédéric la lettre que nous donnons ici, et que nous avons copiée dans le Journal d'un voyage en Allemagne, fait en 1773, par J.-A.-H. Guibert. Ouvrage posthume, publié par sa veuve. A Paris, 1803, t. I, p. 198 et 199. Aux pages 215 et suivantes, M. de Guibert parle de la conversation qu'il eut avec le Roi le 17 juin, et de son séjour à Potsdam, qui dura jusqu'au 19. Dans le second volume de son Journal, p. 123-245, il parle des manœuvres et des revues auxquelles il avait assisté en Silésie, aux mois d'août et de septembre 1773. Son séjour à Berlin, à Potsdam et en Silésie, ses conversations avec Frédéric, et la connaissance assez intime qu'il avait faite avec M. de Catt, l'abbé Bastiani, le colonel Quintus Icilius, les généraux d'Anhalt et de Rossières, et avec beaucoup d'autres personnages très-capables de le mettre au fait de l'histoire de la Prusse et du caractère de Frédéric, lui donnèrent l'idée et lui fournirent les moyens d'écrire l'Éloge du roi de Prusse. Par l'auteur de l'Essai général de tactique. A Londres (Paris), M.DCC.LXXXVII, trois cent quatre pages in-8. Cet ouvrage a été souvent réimprimé; il a été traduit, deux fois en allemand, par M. Zöllner, et par M. Bischoff, et en italien par Capèce-Latro, archevêque de Tarente. On en trouve une critique sévère dans la Lettre du comte de Mirabeau à M. le comte de ... sur l'Éloge de Frédéric, par M. de Guibert, et l'Essai général de tactique du même auteur (sans lieu d'impression), 1788, soixante-sept pages in-8.
Il est souvent fait mention de M. de Guibert dans la correspondance de Frédéric. On peut consulter les lettres de d'Alembert à ce prince, du 17 mai, du 30 juillet, du 27 septembre et du 10 décembre 1773, ainsi que les réponses du Roi, du 16 décembre 1773 et du 7 janvier 1774; la lettre de Voltaire à Frédéric, du 28 octobre, et la réponse de celui-ci, du 26 (21) novembre 1773; enfin, la lettre de Frédéric à Voltaire, du 27 juillet 1775, où Frédéric parle du Connétable de Bourbon, tragédie de M. de Guibert, que d'Alembert lui avait annoncée le 14 février 1774. Voyez aussi t. XXIV, p. 690, 691, 695, 697, 698, 700, 701 et 703.
308-a Voyez t. XXIII, p. 268, et t. XXIV, p. 629, 630, 633, 635 et 636.
308-b Actes des apôtres, chap. XVII, v. 23.
309-a L'autographe sur lequel nous avons copié cette pièce est conservé par M. Varnhagen d'Ense.
309-b Cette lettre de Frédéric (voyez ci-dessus, p. 98), lue dans la séance du 23 octobre 1777, enjoignait à l'Académie de proposer pour le concours de la classe de philosophie spéculative cette question : Est-il-utile au peuple d'être trompé, soit qu'on l'induise dans de nouvelles erreurs, ou qu'on l'entretienne dans celles où il est? L'Académie obtint la permission de conserver la question qu'elle avait eue d'abord en vue (sur la force primitive), et les choses suivirent ensuite leur marche ordinaire. Le prix sur cette question fut adjugé dans la séance publique du 31 mai 1779; le prix sur la question indiquée par Frédéric le fut le 1er juin 1780. Voyez les Souvenirs d'un citoyen (par Formey), t. II, p. 369-371.
31-a La seconde moitié de cet alinéa, à partir de : « Ils ne valent pas mieux, » est remplacée dans l'édition Bastien, t. XVIII, p. 48 et 49, par ceci : « Car les philosophes n'ont pas plus à espérer des uns que des autres. En effet, ces deux corps qui sous le règne du feu roi se heurtaient sans cesse pour des billets de confession, pour je ne sais quelle bulle de la fin du règne de Louis XIV, paraissent avoir fait contre la philosophie une ligue offensive et défensive, et contre le progrès des lumières. Ces parlements qui brûlent sans miséricorde les œuvres des philosophes pourraient bien, si on les laissait faire, échauder les philosophes eux-mêmes. En effet, quoique l'inquisition n'ait pas pu s'établir en France, messieurs les philosophes n'y sont guère plus à leur aise qu'ailleurs. »
32-a Voyez t. XXIII, p. 375 et 376.
32-b Voyez t. XIX, p. 218. André-Sigismond Marggraf, né en 1709, ne mourut que le 7 août 1782. M. Achard lui succéda à l'Académie de Berlin, comme directeur de la classe de physique.
33-a Nicolas Béguelin, ancien précepteur du Prince de Prusse, ayant eu le malheur de déplaire au Roi, avait été congédié en 1764. Frédéric-Guillaume Il lui donna des lettres de noblesse le 20 novembre 1786, et le nomma directeur de la classe de philosophie dans l'Académie des sciences. Voyez t. XXIV, p. 509, 511, 512, 518 et 552. Voyez aussi l'Éloge de M. de Béguelin, par Formey, dans les Mémoires de l'Académie royale des sciences et belles-lettres depuis l'avénement de Frédéric-Guillaume II au trône. Années 1788 et 1789. Berlin, 1793, p. 46.
36-a Scheele était pharmacien à Köping, en Suède; né à Stralsund en 1742, il mourut en 1786.
36-b D'Alembert, ayant lu l'ouvrage de Michaelis, De l'influence des opinions sur le langage et du langage sur les opinions, recommanda cet écrivain au Roi, qui voulut le faire venir en Prusse; mais Michaelis refusa, le 27 juillet 1763, de répondre à cet appel. Voyez Johann David Michaelis Lebensbeschreibung von ihm selbst abgefasst. Rinteln et Leipzig, 1793, p. 57-59 et 96-99, et Litterarischer Briefwechsel von Johann David Michaelis. Leipzig, 1792, t. II, p. 429-437.
39-a Jacques Wéguelin, né à Saint-Gall le 19 juillet 1721, était depuis 1765 professeur d'histoire et de géographie à l'Académie des nobles, et, depuis 1766, membre de l'Académie des sciences de Berlin. Il mourut dans cette ville le 8 septembre 1791. Voyez t. IX, p. 91.
4-a Voyez t. XXIV, p. 716.
4-b Le Roi donne en quelque sorte ici la définition de ce qu'il nomme l'infâme dans ses poésies, dans ses facéties, et dans sa correspondance. Voyez t. XII, p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; t. XIV, p. 83; t. XV, p. 23, 24, 23, 26 et 27; t. XIX, p. 72, 79, 80 et 443; t. XXIII, p. 50 et suivantes; et t. XXIV, p. 437 et suivantes.
41-a Voyez t. XXIII, p. 413, 416 et 417.
42-a Les deux alinéa qui commencent par « Je lui demande aussi les mêmes bontés, » et qui finissent par « les aspics, » ont été altérés en plusieurs endroits dans l'édition Bastien, t. XVIII, p. 64 et 65, dans le but évident d'adoucir certains passages un peu virulents.
42-b Saint Matthieu, chap. XXII, v. 10.
44-a Voyez, t. VI, p. 131 et 132, et t. XXIII, p. 429.
46-a Voici la lettre dont d'Alembert parle ici, et que le Roi désavoue ci-dessous, p. 48. Nous la tirons de la Vie de Frédéric II, roi de Prusse (par de la Veaux), Strasbourg, 1787, t. IV, p. 207 : « Pour cette fois, mon cher, je puis bénir mon étoile, et si vous m'aimez, vous avez quelque sujet de vous réjouir de ce que j'ai échappé heureusement à la mort. La goutte a fait sur moi quatorze vigoureuses tentatives, et il m'a fallu bien de la constance et des forces pour résister à tant d'attaques. Je revis enfin pour moi, pour mon peuple, pour mes amis, et aussi un peu pour les sciences; mais je dois vous dire que le mauvais fatras que vous m'envoyez m'a absolument dégoûté de la lecture. Je suis vieux, et les frivolités ne me vont plus. J'aime le solide, et si je pouvais rajeunir, je ferais divorce avec les Français pour me ranger du côté des Anglais et des Allemands. J'ai vu bien des choses, mon cher d'Alembert; j'ai vécu assez pour voir des soldats du pape porter mon uniforme, les jésuites me choisir pour leur général, et Voltaire écrire comme une vieille femme. J'ai peu de nouvelles à vous apprendre. Comme philosophe, vous ne vous embarrassez guère des affaires politiques, et mon Académie est trop bête pour vous fournir quelque chose d'intéressant. Je viens de déclarer une nouvelle guerre aux procès, et serais plus fier que Persée, si, au bout de ma carrière, je pouvais détruire la cabale de ce monstre aux cent tètes. Vous avez un très-bon roi, mon cher d'Alembert, et je vous en félicite de tout mon cœur. Un roi sage et vertueux est plus redoutable qu'un prince qui n'a que du courage. J'espère vous voir chez moi au printemps prochain. Je suis, etc. »
46-b Voyez les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, du 21 mai 1776, p. 321.
47-a La bibliothèque Rehdiger, à Breslau, possède en effet le célèbre ouvrage de Jean Froissait, Les Chroniques de France, d'Angleterre, d'Ecosse, etc., quatre volumes grand in-folio, écrits sur parchemin, et ornés de belles miniatures.
48-a Saint Luc, chap. II, v. 14.
49-a Saint Augustin dit dans ses Confessions, liv. IV, chap. VI : « Bene quidam (Horace, Odes, liv. I, ode 3, v. 8) dixit de amico suo : Dimidium animae meae. Nam ego sensi animant meam et animam illius unam fuisse animam in duobus corporibus. » Voyez, aussi Cicéron, De amicitia, chap. XXI, §. 81.
49-b L'abbé Bastiani, né à Venise, fit partie de la société de Frédéric depuis 1747 jusqu'à la mort de ce prince; personne n'a eu cet honneur aussi longtemps. Voyez t. I, p. xv; t. IX, p. IX; t. XIII, p. 15; et t. XXIV, p. 214.
49-c Voyez, t. XXI, p. 54, et t. XXIV, p. 261, 264 et 563.
5-a Voyez t. XXIV, p. 409.
50-a Mademoiselle Julie de Lespinasse, née à Lyon en 1732, mourut le 23 mai 1776.
50-b Voyez t. XXIV, p. 151, 167 et 531.
51-a Sur la folie. (Variante des Œuvres posthumes de d'Alembert, Paris, Charles Pougens, t. I, p. 329.) La traduction allemande des Œuvres posthumes de Frédéric, Berlin, 1789, t. XI, p. 214, porte : über die Thorheit.
51-b Voyez t. XXIII, p. 437.
52-a Le 12 août 1770. Voyez t. XXIV, p. 551.
54-a Les mots des forces sont omis dans les Œuvres posthumes, t. XI, p. 240; mais la traduction allemande, t. XI, p. 216, porte : über die Kräfte der Menschen, etc.
59-a Épître à d'Alembert. Voyez t. XIV, p. 112-115, et, t. XXIII, p. 433, la lettre de Frédéric à Voltaire, du 22 octobre 1776.
59-b Gresset dit dans son Épître Ire, intitulée La Chartreuse :
Dans ces solitudes riantes
Quand me verrai-je de retour?
Courez, volez, heures trop lentes
Qui retardez cet heureux jour.
59-c Claude-Carloman de Rulhière, auteur de l'Histoire de l'anarchie de Pologne et du démembrement de cette république, Paris, 1807, quatre volumes in-8.
6-a Voyez t. XXIII, p. 348.
60-a Voyez t. XIV, p. 237.
60-b Le marquis de Pons, ambassadeur français, arriva à Berlin le 5 juin 1772 : en 1778, il accompagna Frédéric à la guerre. Voyez t. VI, p. 147 et 148.
60-c Simonide. Voyez Cicéron, De natura deorum, liv. I, chap. 22.
62-a Voyez t. X, p. 226, et t. XIX, p. 49, 75 et 267.
63-a Cicéron, De natura deorum, liv. III, chap. 22, et De divinatione, liv. I, chap. 34.
63-b Lettres de Cicéron à Atticus, liv. XII, lettres 14, 15 et 23.
66-a Annales, liv. II, chap. 13.
68-a Le général-major Ernest-Jules de Koschembahr, né en 1714, mourut le 17 octobre 1776; sa femme était morte le 1er janvier 1773.
69-a Voyez t. XXIII, p. 451-453.
69-b Voyez, l. c, p. 434-436, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 8 novembre 1776, et la réponse du Roi, du 25.
71-a Don Pablo Olavidez.
71-b Voltaire est en effet l'auteur de la Bible enfin expliquée, qui se trouve dans ses Œuvres. édit. Beuchot, t. XLIX. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 22 octobre 1776, t. XXIII, p. 433 de notre édition.
72-a Frédéric-Paul-Henri, fils du prince Ferdinand, né le 29 novembre 1776, mort le 2 décembre de la même année.
72-b Voyez t. XXIII, p. 443.
73-a Voyez t. II, p. 36, et t. XIII, p. 50.
74-a Voyez t. II, p. 16, et t. XXIII, p. 267.
8-a Par Lebrun. Voyez t. XXIII, p. 353.
80-a L'empereur Joseph II. Voyez t. VI, p. 27, et t. XXIII, p. 450, 451, 455 et suivantes.
81-a Voyez t. VI, p. 131 et 132; t. XXIII, p. 429; et ci-dessus, p. 44.
81-b Sébastien Carvalho, comte d'Oeyras, marquis de Pombal, fut renvoyé, après la mort du roi Joseph-Emmanuel, le 25 février 1777.
82-a Du 17 au 19 juin 1755. Voyez t. XXIV. p. XI.
83-a Voyez t. XXIV, p. 510, no 60.
83-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. II, p. 104.
84-a Allusion au vers de Boileau (Art poétique, ch. III, v. 242) :
Qui de tant de héros va choisir Childebrand.
85-a Voyez t. XXIII, p. 448, 450, 451 et 471.
85-b Le Roi partit le 2.
86-a Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, de Graudenz, 8 juin 1777 : « J'ai eu en Poméranie un M. de Jaucourt, que M. de Maurepas m'a envoyé pour relier amitié, et pour nous entendre sur tout ce qui regarde les projets ambitieux de la cour de Vienne. Il m'a fait des ouvertures dont j'ai été très-satisfait. » Voyez t. VI, p. 148 et 149.
87-a Voyez t. XXI, p. 219, et t. XXIII, p. 254, 282 et 283.
87-b Lord Chatham parla plusieurs fois, dès 1774, contre la taxe qu'on voulait introduire aux colonies, et proposa, en 1775, un bill pour rappeler les troupes envoyées à Boston, et pour arranger à l'amiable les différends qui s'étaient élevés entre l'Angleterre et les Américains. Malgré le peu de succès de sa motion, il la renouvela, mais tout aussi vainement, le 30 mai 1777, et dit entre autres : « Now was the crisis, before France was a party to the treaty. This was the; only moment left, before the fat e of this country was decided. The French court was too wise to lose the opportunity of effectually separating America from the dominions of this kingdom. » (The Parliamentary History of England, from the earliest period to the year 1803. London. 1814, t. XIX, p. 319.) Voyez notre t. XXIV, p. 32.
87-c On voit, par la correspondance de Frédéric avec le prince Henri, que M. Lee, envoyé des colonies américaines, était alors à Berlin pour proposer un traité d'amitié et de commerce avec la Prusse, traité dont la conclusion, différée par le Roi, n'eut lieu que le 10 septembre 1785, à la Haye.
9-a Voyez t. XXIII, p. 344, 358 et 359.
90-a Voyez t. XIX, p. 292.
91-a Chaulieu dit dans son
Épître à M. le chevalier de Bouillon
(1713) :Ami, voilà comment, sans chagrin, sans noirceurs
De la fin de nos jours poison lent et funeste, etc.
Voyez t. XX, p. 80 de notre édition.
92-a Voyez, t. XXIII, p. 256, 257 et 283, et t. XXIV, p. 685, les jugements que Frédéric porte sur deux autres ouvrages d'Helvétius.
92-b Voyez t. VI, p. 128 et suivantes, et t. XXIII, p. 450.
93-a Peut-être Frédéric fait-il allusion à un passage qui se trouve dans Cicéron. De divinatione, liv. II, chap. 3.
94-a Voyez t. XV, p. IV, no IV, et p. 29-34; t. XXIII, p. 452.
95-a Les Folies amoureuses, par Regnard, acte II, scène VI.
95-b D'Alembert avait déjà indiqué cette question au Roi, dans ses lettres du 18 décembre 1769, du 9 mars et du 30 avril 1770. Voyez, t. XXIV, p. 517 et suivantes, ces lettres et les réponses de Frédéric, du 8 janvier et du 3 avril 1770. Voyez aussi la lettre de celui-ci à Voltaire, du 8 avril 1776, t. XXIII, p. 424 et 425 de notre édition.
96-a Sur la force primitive. Voyez les Souvenirs d'un citoyen (par Formey), Berlin, 1789, t. I, p. 135 et 136, et t. II, p. 366-372.
97-a Frédéric écrit à Voltaire, le 24 septembre 1777 : « Grimm est arrivé ici de Pétersbourg; il est devenu colonel. » Voyez t. XXIII, p. 460.
97-b Voyez t. IX, p. XI et XII, et p. 221-240; t. XXIII, p. 456; voyez aussi la lettre du prince Henri au Roi. du 9 septembre 1777, où il le remercie de lui avoir envoyé l'Essai sur les formes de gouvernement, etc.
98-a Jean-Henri Lambert, mort à Berlin le 25 septembre 1777. Voyez t. XXIV, p. 431, 509, 511, 512, 514, 517 et 518.
98-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 244 et 245, et le quatrième Appendice, à la fin de cette correspondance.
98-c Voyez t. XXIV, p. 711.
99-a Contre la morsure des chiens enragés.