162. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 septembre 1775.



Sire,

J'ai eu l'honneur d'écrire il y a quelque temps à Votre Majesté une lettre particulière en faveur de M. d'Étallonde Morival, pour remercier V. M., au nom de l'humanité et de la justice, de ce qu'elle veut bien faire pour ce jeune homme, qui en est vraiment digne par son honnêteté, sa douceur, son application, et son zèle pour votre service. Tous ceux qui ont vu cet officier n'ont qu'une voix sur son éloge, et regardent comme une des plus belles actions de V. M. la protection qu'elle veut bien accorder en cette occasion à l'innocence et à la raison persécutées par l'absurde et atroce fanatisme. Ce sera un nouveau trait à ajouter à votre histoire, qui en a déjà de si glorieux et de si grands.

Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu, Sire, accueillir mylord Dalrymple, dont le nom est presque aussi difficile à écrire qu'à prononcer, mais qui ne m'a point trompé dans l'idée qu'il vous a laissée de lui. Il joint à l'amabilité à laquelle nos Français prétendent à tort ou à droit une maturité de<29> raison à laquelle malheureusement ils ne prétendent pas. Je lui envie bien sincèrement le bonheur qu'il a eu d'approcher de V. M., et je désirerais bien de jouir de ce bonheur au moins encore une fois, avant de rendre mon corps aux éléments, qui ne tarderont pas à me le redemander. Mais je suis si peu sûr de ma santé, et une maladie en voyage me rendrait si malheureux, que je n'ose pas même m'exposer à des courses beaucoup moindres que celle de Paris à Berlin, par exemple à celle de Hollande, que j'aurais pourtant grande envie de faire, et que je n'ose entreprendre. Cependant je suis, en général, un peu moins mécontent de mon individu, et dès que je croirai pouvoir m'y fier, je me traînerai encore, s'il m'est possible, aux pieds de V. M., pour y mettre les dernières et les plus vives expressions des sentiments que je lui ai voués à si juste titre.

Notre jeune roi continue à aimer les honnêtes gens, à leur donner sa confiance, et à faire le bien, tant par lui-même que par ses ministres. Il n'y a point de jour où l'on ne fasse cesser quelque vexation ou quelque abus; mais la pelote était si énorme, qu'à peine paraît-elle encore dégrossie. Ce sera l'ouvrage du temps; aussi faisons-nous tous des vœux pour la conservation de ce jeune prince. On dit pourtant que les prêtres ont juré d'empêcher tout le bien qu'ils pourront, et qu'ils proposent aux parlements de se joindre à eux pour cette belle œuvre. Grâce aux magistrats vertueux qui sont dans le conseil, ce projet d'iniquité ne s'accomplira pas.

V. M. a très-bien jugé Le Kain, au moins si j'en crois mon petit sens et ma sévérité géométrique. Cet acteur a des moments de vérité, mais dans tout le reste il est d'une lenteur qui rend son jeu fatigant et monotone. Je voudrais que V. M. eût vu jouer mademoiselle Clairon. Elle n'avait pas ce défaut, et je suis presque assuré, Sire, qu'elle vous aurait plu bien davantage.

J'ai fait mettre il y a quelques jours au carrosse de Strasbourg un exemplaire destiné à V. M. du catalogue de feu M. Mariette, amateur<30> très-curieux et très-éclairé, qui avait la plus superbe collection de dessins et d'estampes. La vente commencera dans deux mois; et peutêtre V. M, voudra-t-elle y faire quelques acquisitions. C'est ce qui a engagé les héritiers à me prier de vous faire parvenir cet ample et curieux catalogue.

M. Tassaert doit être à présent en pleine fonction au service de V. M,, et je me flatte qu'elle sera contente de son travail et de sa conduite.

Il ne me reste, Sire, en finissant cette lettre, qu'à renouveler mes vœux pour la conservation de V. M., pour son bonheur et pour sa gloire; qu'à souhaiter qu'elle puisse faire goûter à ses peuples, et par contre-coup à l'Europe, les fruits d'une paix douce et durable, qu'elle continue longtemps à protéger les sciences, les arts, les lettres et la philosophie, et qu'elle contribue toujours elle-même à leurs progrès par des écrits pleins de lumière, de grâce et de force. Ne pouvant plus, Sire, vous suivre même de loin dans cette carrière, je vous suivrai du moins des yeux, et j'applaudirai à vos brillants succès.

Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.