188. A D'ALEMBERT.
Le 13 août 1777.
Je commence ma lettre par des vers de Chaulieu91-a qui sont une leçon pour les vieillards de notre âge :
Ainsi, sans chagrins, sans noirceurs,
De la fin de mes jours poison lent et funeste.
Je sème encor de quelques fleurs
Le peu de chemin qui me reste.
En pensant ainsi, les nuages de l'esprit se dissipent, et une douce tranquillité succède aux agitations qui nous troublent. Ce n'est pas à moi à prêcher les sages, c'est un poëte philosophe qui leur parle. J'apprends que le comte de Falkenstein a vu des ports, des arsenaux, des vaisseaux, des fabriques, et qu'il n'a point vu Voltaire; ces autres choses se rencontrent partout, et il faut des siècles pour produire un Voltaire. Si j'avais été à la place de l'Empereur, je n'aurais pas passé par Ferney sans entendre le vieux patriarche, pour dire au moins que je l'ai vu et entendu. Je crois, sur certaines anecdotes qui me sont parvenues, qu'une certaine dame Thérèse, très-peu philosophe, a défendu à son fils de voir le patriarche de la tolérance. Ce que l'Empereur a de bon, il le tient de lui-même; c'est son propre fonds, c'est son caractère à lui, qui a perfectionné son éducation. Ce maréchal de Batthyani qui l'a élevé, et que j'ai connu particulièrement, était un digne homme, et capable de donner de bons principes à un jeune prince. Je le répète encore, Helvétius s'est trompé dans son ouvrage de l'Esprit. Il soutient que les hommes naissent à peu près<92> avec les mêmes talents; cela est contredit par l'expérience.92-a Les hommes portent en naissant un caractère indélébile : l'éducation peut donner des connaissances, inspirer à l'élève la honte de ses défauts; mais l'éducation ne changera jamais la nature des choses. Le fond reste, et chaque individu porte en lui les principes de ses actions. Cela doit être, parce que nous découvrons des lois éternelles; est-il donc probable, dès que quelque chose est déterminé dans l'univers, que tout ne le soit pas? Je sais que j'agite une grande question; mais en m'adressant au plus sage philosophe des Gaules, c'est à lui à la résoudre.
Vous voulez savoir ce que je pense de la conduite des Anglais?92-b Tout ce qu'en pense le public : qu'ils ont péché contre la bonne foi, en ne tenant pas à leurs colonies le pacte tel qu'ils l'avaient fait avec elles; en déclarant maladroitement, et contre les règles de la prudence, la guerre à un de leurs membres, dont il ne pouvait résulter que du mal pour eux; parce qu'ils ont ignoré stupidement la force de ces colonies, et se sont imaginé que le général Gages pourrait les soumettre avec cinq ou six mille hommes qu'il commandait; qu'ils ont pris des troupes à leur solde, sans avoir songé aux vaisseaux qui devaient les transporter en Amérique; qu'ils ont acheté sur le marché de Londres les provisions et vivres pour cette armée qui devait combattre en Pensylvanie; enfin il n'y a que des fautes à reprocher à ces insulaires. Pourquoi ont-ils séparé à la distance de trois cents milles le corps que Carleton commandait, et celui à la tête duquel est maintenant Burgoyne? Comment ces corps pouvaient-ils, dans cet éloignement, se porter des secours mutuels? Fallait-il encore, dans une telle situation, se brouiller de gaîté de cœur avec les Russes, indisposer les Hollandais par leur insolente arrogance, et multiplier le<93> nombre de leurs ennemis par leur mauvaise conduite? Au reste, je commence par vous déclarer que les voiles épais qui cachent l'avenir le dérobent aussi bien à mes yeux qu'à ceux des autres; mais si je voulais, à l'exemple de Cicéron,93-a prévoir ce que certaines combinaisons semblent annoncer, je pourrais peut-être hasarder de dire qu'il paraît que les colonies se rendront indépendantes, parce que certainement cette campagne ne les écrasera pas; que le gouvernement des goddam aura de la peine à fouiller dans les bourses des particuliers pour fournir à la campagne prochaine; qu'entre ci et le printemps prochain la guerre sera déclarée entre la France et l'Angleterre; qu'on se battra dans les colonies réciproquement, et que peut-être la France pourrait se remettre en possession du Canada, si la fortune ne lui est pas trop contraire. Voilà des rêves, puisque vous en voulez; il en sera ce qu'il plaira à la fatalité, et, quoi qu'il arrive, cela ne nous empêchera pas de semer de fleurs le peu de chemin qui nous reste.
Je ne sais ce que Grimm est devenu. On dit qu'il est parti de Pétersbourg avec un autre monarque qui voyage incognito; il se pourrait donc bien qu'il fût actuellement à Stockholm; je crois pourtant que vous le reverrez à Paris. Pour vous, mon cher d'Alembert, je ne sais si je vous verrai ou ne vous verrai jamais. Cela ne m'empêche pas de vous souhaiter toutes sortes de prospérités, un plus beau temps que celui de cet été, une douce satisfaction intérieure, et un peu de gaîté, qui est le bonheur de la vie. Sur ce, etc.
91-a Chaulieu dit dans son
Épître à M. le chevalier de Bouillon
(1713) :Ami, voilà comment, sans chagrin, sans noirceurs
De la fin de nos jours poison lent et funeste, etc.
Voyez t. XX, p. 80 de notre édition.
92-a Voyez, t. XXIII, p. 256, 257 et 283, et t. XXIV, p. 685, les jugements que Frédéric porte sur deux autres ouvrages d'Helvétius.
92-b Voyez t. VI, p. 128 et suivantes, et t. XXIII, p. 450.
93-a Peut-être Frédéric fait-il allusion à un passage qui se trouve dans Cicéron. De divinatione, liv. II, chap. 3.