200. DU MÊME.
(Paris, 30 juin - 3 juillet 1778.)
Sire,
Je n'ai reçu qu'hier 29 juin, au soir, la lettre114-a que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire sur la perte vraiment irréparable qui afflige en ce moment la littérature. J'avais eu l'honneur, ce jour-là même, d'écrire à V. M. une lettre qui était partie quelques heures avant le moment où j'ai reçu la vôtre. J'y parlais à V. M. de la mort de M. de Voltaire et des suites qu'elle a eues, mais en peu de mots, par respect pour les occupations si importantes et si respectables à tous égards qui remplissent les moments précieux de V. M., et qui fixent en ce moment sur elle plus que jamais les yeux et l'intérêt de l'Europe. V. M., par sa lettre, me demande des détails sur la mort du grand homme que nous avons eu le malheur de perdre. N'étant plus retenu, Sire, par la crainte de faire perdre à V. M. le temps dont elle fait un si digne usage, je ne perds pas un moment pour satisfaire à vos désirs; et comme je prévois que cette lettre sera longue, je la commence dès aujourd'hui 30 juin, quoiqu'elle ne puisse partir que par le courrier du 3 juillet prochain, ne voulant pas perdre un moment pour exécuter sans délai les ordres de V. M.
Pour la mettre au fait de tout ce qui s'est passé, et en état de juger toutes les sottises qu'on a faites et qu'on a dites sur ce triste sujet, il est nécessaire, Sire, que je reprenne les choses d'un peu plus haut. Au commencement de mars, M. de Voltaire, arrivé à Paris trois semaines auparavant,114-b eut un crachement de sang considérable, accident qu'il éprouvait pour la première fois de sa vie. Quelques jours avant sa maladie, il m'avait demandé, dans une conversation de con<115>fiance comment je lui conseillais de se conduire, si pendant son séjour il venait à tomber grièvement malade. Ma réponse fut celle que tout homme sage lui aurait faite à ma place, qu'il ferait bien de se conduire en cette circonstance comme tous les philosophes qui lavaient précédé, entre autres, comme Fontenelle et Montesquieu, qui avaient suivi l'usage,
Et reçu ce que vous savez
Avec beaucoup de révérence.115-a
Il approuva beaucoup ma réponse : « Je pense de même, me dit-il, car il ne faut pas être jeté à la voirie, comme j'y ai vu jeter la pauvre Le Couvreur. »115-b Il avait, je ne sais pourquoi, beaucoup d'aversion pour cette manière d'être enterré. Je n'eus garde de combattre cette aversion, désirant que, en cas de malheur, tout se passât sans trouble et sans scandale. En conséquence, se trouvant plus mal qu'à l'ordinaire un des jours de sa maladie, il prit bravement son parti de faire ce dont nous étions convenus, et dans une visite que je lui fis le matin, comme il me parlait avec assez d'action, et que je le priais de se taire pour ne pas fatiguer sa poitrine : « Il faut bien que je parle bon gré, mal gré, me dit-il en riant; est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'il faut que je me confesse? Voilà le moment de faire, comme disait Henri IV, le saut périlleux; aussi je viens d'envoyer chercher l'abbé Gaultier, et je l'attends. » Cet abbé Gaultier, Sire, est un pauvre diable de prêtre, qui, de lui-même et par bonté d'âme, était venu se présenter à M. de Voltaire quelques jours avant sa maladie, et lui avait offert, en cas de besoin, ses services ecclésiastiques; que M. de Voltaire avait acceptés, parce que cet homme lui parut plus modéré et plus raisonnable que trois ou quatre autres capelans qui, sans mission comme l'abbé Gaultier, et sans connaître plus que lui M. de Voltaire, étaient venus chez lui le prêcher en fanatiques, lui annon<116>cer l'enfer et les jugements de Dieu, et que le vieux patriarche, par bonté d'âme, n'avait pas fait jeter par la fenêtre. Cet abbé Gaultier arriva donc, fut une heure enfermé avec le malade, et en sortit si content, qu'il voulait sur-le-champ aller cherchera la paroisse ce que nous appelons le bon Dieu, ce que le malade ne voulut pas, « parla raison, dit-il, que je crache le sang, et que je pourrais bien par malheur cracher autre chose. » Il donna à cet abbé Gaultier, qui la lui demanda, une profession de foi écrite tout entière de sa propre main, et par laquelle il déclare qu'il veut mourir dans la religion catholique, où il est né, espérant de la miséricorde divine qu'elle daignera lui pardonner toutes ses fautes; et ajoute que s'il a jamais scandalisé l'Église, il en demande pardon à Dieu et à elle. Il avait ajouté ce dernier article à la réquisition du prêtre, et, disait-il, pour avoir la paix. Il donna cette profession de foi à l'abbé Gaultier, en présence de sa famille et de ceux de ses amis qui étaient dans sa chambre; deux d'entre eux signèrent comme témoins au bas de cette profession. Plusieurs de ses amis et de ses parents jugeaient avec raison qu'il avait porté trop loin la complaisance aux désirs de notre mère sainte Église, qu'il devait se contenter de déclarer verbalement, et en présence de témoins, qu'il mourait catholique, et qu'on ne pouvait rien exiger de plus, puisqu'il avait toujours désavoué les ouvrages antireligieux qu'on lui imputait. Quoi qu'il en soit, Sire, le curé de Saint-Sulpice, sur la paroisse duquel il était, homme de peu d'esprit, dévot et fanatique, vint le même jour voir le malade. Il parut assez fâché de ce qu'on ne s'était pas adressé à lui plutôt qu'à un prêtre du coin de la rue; il avait à cœur cette conversion, qu'un aventurier venait lui souffler malhonnêtement; cependant il approuva la profession de foi qu'on lui présenta, et en donna même son attestation par écrit.
Voilà, Sire, tout ce qui se passa pour lors. M. de Voltaire se trouva beaucoup mieux au bout de quelques jours, et assez bien pour venir dans la même journée à l'Académie et à la comédie. Au moment où<117> il arriva à l'Académie, il trouva plus de deux mille personnes dans la cour du Louvre, qui criaient, en battant des mains : Vive M. de Voltaire! L'Académie alla en corps au-devant de lui jusqu'à l'entrée de la cour, lui donna la place d'honneur, le pria de présider à l'assemblée, le nomma directeur par acclamation, enfin n'oublia rien de tout ce qui pouvait marquer à cet illustre confrère son attachement et sa vénération. Il nous enchanta tous par sa politesse, par les grâces de son esprit, par tout ce qu'il nous dit d'obligeant et d'honnête. Il alla de là à la comédie, suivi d'une multitude innombrable. L'accueil qu'il reçut au moment où il parut dans la salle, et pendant toute la représentation (on jouait sa tragédie d'Irène), est une chose sans exemple. Il faut, Sire, l'avoir vu pour le croire; l'enthousiasme et l'ivresse étaient au dernier degré. Les comédiens vinrent dans la loge où il était lui mettre une couronne de laurier sur la tête, aux acclamations de toute la salle, qui criait bravo, en battant des pieds et des mains. Entre les deux pièces, ils placèrent sur le théâtre le buste de M. de Voltaire, qu'ils avaient couronné de même, et ce fut alors que les transports redoublèrent. C'est cette apothéose, Sire, qui a surtout irrité les fanatiques. Un ex-jésuite, qui prêchait le carême à Versailles, eut l'impudence de crier là-dessus au scandale en présence de toute la cour; mais toute la cour se moqua de lui, à l'exception de quelques hypocrites et de quelques imbéciles qui ne sont pas plus rares dans ce pays-là qu'ils ne le sont ailleurs. Mais par malheur cette apothéose a irrité des gens plus à craindre que les fanatiques, et qui ont senti que leurs places, leur crédit, leur pouvoir, ne leur vaudraient jamais de la part de la nation un hommage aussi flatteur, qui n'était rendu qu'au génie et à la personne. Je ne connais, Sire, et tout Paris le disait en ce moment, je ne connais au monde qu'un seul homme qui, arrivant en ce moment à Paris, eût partagé avec M. de Voltaire l'enthousiasme et l'admiration publique, et cet homme, Sire, je le laisse à deviner à V. M.
<118>M. de Voltaire, qui continuait à jouir tous les jours, et au spectacle, et à l'Académie, et dans les rues même, de l'hommage de ses concitoyens, tomba enfin très-sérieusement malade à la fin d'avril, pour avoir pris dans un moment de travail plusieurs tasses de café qui augmentèrent la strangurie, ou difficulté d'uriner, à laquelle il était sujet; pour diminuer ses douleurs, il prit des calmants; mais il doubla et tripla tellement la dose, que l'opium lui monta à la tète, qui depuis ce moment n'a été libre que par petits intervalles. Je le voyais pourtant en cet état; il me reconnaissait toujours, et me disait même quelques mots d'amitié; mais l'instant d'après il retombait dans son accablement, car il était presque toujours assoupi; il ne se réveillait que pour se plaindre, et pour dire qu'il était venu mourir à Varis. L'abbé Mignot son neveu, conseiller au grand conseil, alla trouver le curé de Saint-Sulpice, qui lui dit que puisque M. de Voltaire n'avait pas sa tête, il était inutile qu'il l'allât voir; mais qu'il lui déclarait que si M. de Voltaire ne faisait pas une réparation publique et solennelle, et dans le plus grand détail, du scandale qu'il avait causé, il ne pouvait en conscience l'enterrer en terre sainte. Le neveu eut beau lui répondre que son oncle, dans le moment où il jouissait de toute sa raison, avait fait une profession de foi dont lui curé avait reconnu l'authenticité, qu'il avait toujours désavoué les ouvrages qu'on lui imputait, qu'il avait cependant poussé la docilité pour les ministres de l'Église jusqu'à déclarer que s'il avait causé du scandale, il en demandait pardon; le curé répondit que cela ne suffisait pas, que M. de Voltaire était notoirement connu pour ennemi déclaré de la religion, et qu'il ne pouvait, sans se compromettre avec le clergé et avec M. l'archevêque, lui accorder la sépulture ecclésiastique. L'abbé Mignot le menaça de s'adresser au parlement pour avoir justice, qu'il espérait d'obtenir avec les pièces authentiques qu'il avait en main; le curé, qui se sentait appuyé, lui dit qu'il en était le maître. Tous les amis de M. de Voltaire étaient d'avis que sa famille employât les voies<119> juridiques; on disait hautement que les magistrats qui avaient tant lait administrer et enterrer de jansénistes ne pourraient, en bonne justice, refuser la même grâce à M. de Voltaire, après la déclaration qu'il avait faite. Malgré ces représentations, la famille eut peur du parlement, qui, n'aimant pas M. de Voltaire, à cause des épigrammes dont cette compagnie a souvent été l'objet dans ses ouvrages, aurait pu en cette occasion ne lui être pas favorable. Le public ne pensait pas ainsi, et soutenait que le parlement aurait été forcé en cette circonstance par la voix publique, malgré toute la mauvaise volonté qu'il pouvait avoir; il y avait d'ailleurs un grand nombre de magistrats, surtout parmi les jeunes gens, et quelques-uns même parmi les vieillards, qui paraissaient très-bien disposés. Malgré toutes ces représentations, la crainte des parents fut plus forte que la raison, et ils se sont tenus dans une inaction que le public a fort désapprouvée. Le samedi 30 mai, jour de la mort, l'abbé Gaultier, quelques heures avant ce fatal moment, offrit encore ses services par une lettre qu'il écrivit à l'abbé Mignot; celui-ci alla sur-le-champ chercher l'abbé Gaultier et le curé de Saint-Sulpice, qui vinrent ensemble. Le curé s'approcha du malade, et lui prononça le mot de Jésus-Christ; à ce mot, M. de Voltaire, qui était toujours dans l'assoupissement, ouvrit les yeux, et fit un geste de la main comme pour renvoyer le curé, en disant : « Laissez-moi mourir en paix. » Le curé, plus modéré en cette occasion et plus raisonnable qu'à lui n'appartenait, se tourna vers ceux qui étaient présents, et dit : « Vous voyez bien, messieurs, qu'il n'a pas sa tête. » Il l'avait pourtant très-bien en ce moment; mais les assistants, comme vous croyez bien, Sire, n'eurent garde de contredire le curé. Ce capelan se retira ensuite, et dans les propos qu'il tint à la famille, il eut la maladresse de se déceler, et de prouver clairement que toute sa conduite était une affaire de vanité. Il leur dit qu'on avait très-mal fait d'appeler l'abbé Gaultier, que cet homme avait tout gâté, qu'on aurait dû s'adresser à lui seul, curé du<120> malade; qu'il l'aurait vu en particulier et sans témoins, et qu'il aurait tout arrangé. Il persista néanmoins à lui refuser la sépulture ecclésiastique, et donna seulement son consentement par écrit que M. de Voltaire fût porté ailleurs. Si la profession de foi avait été donnée directement au curé, il se serait sûrement rendu plus facile; il aurait fait trophée de cette déclaration comme d'une victoire par lui remportée sur le patriarche des incrédules; mais comme cette profession avait été donnée à un pauvre galopin de prêtre, l'archevêque et le curé ont mieux aimé dire que cette déclaration était une moquerie que de laisser au galopin l'honneur de la victoire.
M. de Voltaire mourut le même jour, à onze heures du soir, ayant encore proféré quelques mots, mais avec peine, et ayant marqué dans toute sa maladie, autant que son état le lui permettait, beaucoup de tranquillité d'âme, quoiqu'il parût regretter la vie. Je l'avais encore vu la veille de sa mort, et sur quelques mots d'amitié que je lui disais, il me répondit en me serrant la main : « Vous êtes ma consolation. » Son état me fit tant de peine, et il avait tant de difficulté à s'exprimer, même par monosyllabes, que je n'eus pas la force de continuer à voir ce spectacle; l'image de ce grand homme mourant m'affecta si profondément, et m'est restée si vivement dans la tête, qu'elle ne s'en effacera jamais. C'était pour moi l'objet des plus tristes réflexions sur le néant de la vie et de la gloire, et sur le malheur de la condition humaine.
Il fut embaumé vingt-quatre heures après sa mort, mis dans une voiture en robe de chambre, et conduit par l'abbé Mignot et quelques autres parents à l'abbaye de Scellières,120-a à trente lieues de Paris, dont l'abbé Mignot est titulaire. Il y a été enterré le mardi 2 juin, en très-grande cérémonie, et avec un grand concours de tous les environs. Le prieur de l'abbaye, bon moine bénédictin, qui ne savait rien de<121> tout ce qui s'était passé à Paris, ne fit aucune difficulté de faire cette cérémonie, sur le vu des pièces que l'abbé Mignot lui présenta. Vingt-quatre heures après, le mercredi 3, le prieur reçut une lettre de l'évêque de Troyes, dans le diocèse duquel l'abbaye de Scellières est située, et qui lui défendait de procéder à l'inhumation, si elle n'était pas faite encore. Le prieur répondit à l'évêque par une lettre très-ferme et très-respectueuse, dans laquelle il lui rendait raison de sa conduite, et se justifiait si bien, qu'on assure que ce prélat lui-même est convenu qu'il n'y avait rien à répondre. Il paraît que cet évêque, qui dans le fond est un bon homme, mais gouverné par une sœur dévote et fanatique, et poussé par l'archevêque de Paris, avait fait contre son gré la démarche d'écrire au prieur de Scellières, et avait pris ses mesures pour que la lettre arrivât après l'inhumation. Ce pauvre diable de prieur, qu'on menaçait de destituer, est accouru à Paris, a dit ses raisons, et on espère qu'il restera tranquille. On m'a assuré, ce qui pourrait bien être, que l'archevêque de Paris avait fait consulter un savant canoniste, pour lui demander si Voltaire n'était pas dans le cas de l'exhumation, et que le canoniste avait répondu qu'on s'en gardât bien, et que rien ne serait plus contraire aux règles. Ne croyez pas au reste, Sire, pour l'honneur de la nation, que tous les dévots, et même tous les évêques, approuvent la conduite abominable qu'on a tenue à l'égard de ce grand homme. Parmi plusieurs prélats que je pourrais nommer à V. M., l'archevêque de Lyon, frère du Montazet qui a servi, la dernière guerre, dans les troupes autrichiennes, prélat qui ne craint pas d'être accusé de relâchement, puisqu'il est regardé comme janséniste, a dit hautement qu'il ne comprenait rien à la conduite du curé de Saint-Sulpice et de l'archevêque de Paris; que rien n'était plus contraire aux lois et à l'usage constant de l'Eglise; qu'on ne devait refuser la sépulture qu'à ceux qui étaient notoirement excommuniés, ou qui donnaient en mourant des témoignages formels d'impiété, ce que M. de Voltaire n'avait pas fait.<122> Plusieurs curés de Paris pensent de même, et sûrement l'auraient enterré, en dépit même de l'archevêque, s'il fût mort sur leur paroisse. Le curé de Saint-Étienne-du-Mont, entre autres, a dit publiquement qu'il l'aurait enterré dans son église entre Racine et Pascal, qui en effet y sont inhumés. Enfin toutes les personnes vraiment religieuses, c'est-à-dire, qui ne font point de la dévotion une affaire de parti et un moyen de faire parler d'elles et de jouer un rôle important, blâment unanimement le fanatisme du curé et de l'archevêque.
Je ne parle point, Sire, de tout le reste de la nation; je ne puis exprimer à V. M. à quel point elle est indignée de tout ce qui se passe, et il serait bien injuste de la rendre responsable de toute cette infamie, qu'elle aurait empêchée et réprimée, si elle avait le pouvoir en main. Les ministres qui ont souffert cette abomination déshonorante pour la France, et qui ont laissé les prêtres faire en cette occasion ce qu'ils ont voulu, ne pensent pas au crédit et à la force qu'ils leur donnent en agissant ainsi, puisqu'ils se croiront désormais les maîtres de donner ou de refuser à leur gré la sépulture. L'Académie française n'a pu encore obtenir de faire pour M. de Voltaire le service qu'elle a coutume de faire pour tous les membres qu'elle perd; et peut-être, malgré ses sollicitations, elle n'obtiendra pas cette grâce, dont le refus est un nouvel outrage à la mémoire du grand homme que nous regrettons. Au reste, tous les gens de lettres lui rendent cette justice, que personne n'ose se présenter encore pour lui succéder; et il y a tout lieu de croire que l'élection ne se fera pas sitôt. Elle devrait ne se faire jamais, et mon avis, s'il était suivi, serait de laisser la place vacante.
Voilà, Sire, le détail que V. M. m'a fait l'honneur de me demander. Quoique je n'aie fait qu'obéir à ses ordres, je crains pourtant d'avoir abusé de la permission qu'elle m'a donnée d'épancher mon cœur sur ce triste événement, et sur les suites révoltantes qu'il a eues et qu'il a encore. V. M. croira-t-elle qu'on a fait la défense la plus<123> rigoureuse à tous les journalistes de dire un seul mot à l'honneur de M. de Voltaire, qu'il ne leur est pas permis même de prononcer son nom, qu'on a défendu pendant près d'un mois aux comédiens de jouer aucune de ses pièces, et que cette défense vient à peine d'être levée? J'en aurais là-dessus trop à dire, s'il n'était plus prudent de garder le silence. La lettre dont V. M. vient de m'honorer était bien nécessaire à mon cœur pour adoucir la douleur et l'indignation dans laquelle je suis plongé. Si j'avais vingt ans de moins, je quitterais sans regret un pays où le génie est traité avec tant d'indignité, de son vivant et après sa mort. Mais j'ai soixante ans, et je suis trop vieux pour déménager. Je me console au moins par l'intérêt que V. M. veut bien prendre à la perte que la littérature, la philosophie, la France et l'Europe même viennent de faire; je ne laisserai, Sire, ignorer cet intérêt à aucun de ceux qui sont faits pour le connaître et pour le sentir. M. de Voltaire en était digne, j'ose le dire, non seulement par son rare génie, mais par son admiration pour V. M.; vous étiez souvent, Sire, l'objet de nos entretiens; il chérissait et honorait votre personne, et vous regardait comme la ressource et l'espérance de la vérité et de la raison. Il serait digne de vous, Sire, de lui faire rendre dans votre capitale et dans votre Académie les honneurs qu'on lui refuse dans sa patrie. C'est au plus grand roi de l'Europe, à celui qui est fait pour servir aux autres d'exemple et de modèle, c'est à lui à honorer la mémoire de ce grand homme par quelque acte solennel qui console la philosophie, qui fasse rougir la France, et qui confonde le fanatisme. Vous avez, Sire, en ce moment, de trop grands intérêts à traiter pour vous occuper d'un autre objet; mais V. M. vivra, elle jouira bientôt sans doute de quelques moments de repos, et je prendrai la liberté de lui reparler pour lors de la perte que nous avons faite, de l'intérêt qu'elle veut bien y prendre, et de ce qu'elle peut faire pour la mémoire du génie qui n'est plus.
Je termine cette lettre, Sire, en offrant plus vivement que jamais<124> à V. M. tous les vœux que je fais pour elle, tous ceux que la nation française fait en ce moment pour vous, pour votre conservation, pour votre bonheur, pour votre gloire, pour vous voir l'arbitre et le sauveur de l'Allemagne. Jamais V. M. n'a été plus chère et plus respectable à l'Europe.
Ces sentiments, Sire, sont plus que jamais gravés au fond de mon cœur, ainsi que la reconnaissance éternelle, l'admiration profonde et la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.
Paris, 1er juillet 1778.
P. S. J'ai été, Sire, tellement occupé de M. de Voltaire dans la lettre que je viens d'avoir l'honneur d'écrire à V. M., que j'ai presque oublié de lui parler d'une autre perte qu'elle vient de faire en la personne du respectable mylord Marischal,124-a dont V. M. honorait la vertu, et qui mérite bien les regrets que vous lui donnez, par la tendre vénération qu'il avait pour votre personne. On dit qu'il est mort avec la tranquillité la plus philosophique, et je n'en suis point surpris. Il m'honorait de son amitié, et j'en sentais tout le prix. Je perds tous les jours quelque ami, et on n'en refait plus à mon âge. Mais V. M. vit, et sa vie me fait supporter la mienne.
J'oubliais de dire à V. M. que M. de Voltaire, dans une des visites que lui fit son curé, lui fit donner vingt-cinq louis pour les pauvres de sa paroisse; le curé les prit, comme on dit, à belles baisemains, et n'en a pas moins refusé de l'enterrer. On pourrait lui dire comme Chicaneau au portier de son juge, qui reçoit la bourse du plaideur, et lui ferme la porte : Hé! rendez donc l'argent.124-b Mais l'Église est comme l'antre du lion de la fable; tout y entre, et rien n'en sort.124-c
<125>J'oubliais encore, Sire, de dire à V. M. qu'un curé de Paris, dont on ne m'a pas appris le nom, interrogé par quelqu'un sur la manière dont il se serait conduit, si M. de Voltaire était mort sur sa paroisse, avait répondu : « Je l'aurais fait enterrer solennellement, et je lui aurais fait faire une épitaphe, au bas de laquelle j'aurais mis sa profession de foi. » Voilà en effet, Sire, ce qu'aurait fait un homme d'esprit, comme ce curé l'est sans doute. Cette épitaphe aurait été un trophée pour l'Église, et pour la postérité un monument de la rétractation, réelle ou apparente, des erreurs de M. de Voltaire. Il est inconcevable que le curé de Saint-Sulpice et l'archevêque n'aient pas pensé de la sorte, et n'aient pas vu tout l'avantage qu'ils pouvaient tirer de cette profession de foi, au lieu de s'avouer eux-mêmes vaincus et persiflés en la regardant comme dérisoire. Mais, Dieu merci, les ennemis de la raison sont aussi bêtes que fanatiques; ils seraient trop à craindre, s'ils joignaient l'esprit au crédit qu'on a la sottise de leur accorder. Ils ont pourtant eu l'esprit de persuader à la plupart des rois qu'ils sont le soutien de leur autorité, et ils ont profité avec adresse de la sottise de l'auteur du Système de la nature, qui a bêtement avancé cette absurdité. Si ce mauvais philosophe avait lu l'histoire ecclésiastique, il y aurait vu que les prêtres, bien loin d'être le soutien des rois, en ont été de tout temps les ennemis; qu'il n'a pas tenu à eux que la maison de Bourbon n'ait été privée du trône qui lui appartenait légitimement; et que s'ils disent aux rois que leur puissance vient de Dieu, ce n'est pas qu'ils veuillent se soumettre à cette puissance, c'est au contraire pour soumettre les rois à la leur, puisqu'ils prétendent représenter Dieu sur la terre.
Le 2 juillet 1778.
Second P. S. Je relis ma lettre, Sire, et je relis en même temps, pour la vingtième fois, la vôtre, que je relirai encore, et qui serait bien digne d'être placée dans l'épitaphe de Voltaire au lieu de sa pro<126>fession de foi. Je m'aperçois un peu tard que je n'ai pas répondu à l'article de cette excellente lettre où V. M. dit que peut-être le vieux patriarche vivrait encore, s'il était retourné à Ferney. Hélas! Sire, je le crois comme vous, et je suis persuadé que la vie fatigante et agitée qu'il a menée à Paris a considérablement abrégé ses jours. J'étais fort d'avis qu'il retournât à Ferney au commencement de la belle saison, et qu'il allât y jouir paisiblement des hommages qu'il avait reçus à Paris. Mais sa nièce, qui s'ennuyait à Ferney, l'en a détourné, et plusieurs de ses amis ont pensé de même, craignant que s'il retournait jamais dans sa retraite, les prêtres n'obtinssent un ordre qui l'obligeât d'y rester. Ils avaient déjà cherché à lui faire une affaire sur son retour à Paris, disant qu'il y était venu sans permission; mais il a été bien vérifié qu'il n'avait jamais eu de défense d'y venir, et on a pris le sage parti de le laisser jouir tranquillement de sa gloire. Pour moi, Sire, quand j'appris qu'il avait formé presque subitement le dessein de venir à Paris, et qu'il était déjà en route, j'en fus très-affligé, ne doutant pas qu'il ne vînt y chercher la persécution et la mort. Je me suis trompé, à ma grande satisfaction, sur le premier article, et son apothéose si brillante et si solennelle m'avait consolé de son voyage; mais malheureusement je ne me suis pas trompé de même sur les suites funestes et irréparables de ce voyage imprudent et précipité. Son médecin a dit que s'il était resté à Ferney, il aurait pu vivre encore dix années. En effet, le principe de la vie était si fort chez lui, que son agonie a été longue et douloureuse. Il avait encore, à quatre-vingt-quatre ans, tout le feu de sa jeunesse; et dans une de nos assemblées de l'Académie, où l'abbé Delille lui lut une traduction en vers d'une Epître de Pope, M. de Voltaire nous étonna et nous enchanta tous par sa présence d'esprit et sa mémoire, se souvenant à chaque vers français du vers correspondant de Pope, qu'il n'avait peut-être pas lu depuis trente années. Quoique sa tragédie d'Irène ne vaille ni Zaïre, ni Mahomet, elle est encore fort supérieure à toutes les<127> tragédies qu'on nous donne aujourd'hui. On m'a dit que V. M. l'a fait demander à la famille, qui sans doute se fera un plaisir et un devoir de procurer cette lecture à V. M.127-a Elle trouvera dans cette pièce de très-beaux vers, dignes du meilleur temps de l'auteur, quelques belles scènes, et un rôle de père qui est très-beau. Quand l'auteur est tombé malade, il allait la faire imprimer, et se proposait de la dédier à l'Académie.
Je demande encore une fois, Sire, mille pardons à V. M. d'avoir abusé comme j'ai fait de sa patience et de son temps par cette énorme lettre, ou plutôt par ce volume; elle ne le lira pas, si, comme je n'en doute point, elle a quelque chose de mieux à faire; elle jettera ce bavardage au feu, si, comme je le crains, ce bavardage l'ennuie; mais j'ai mieux aimé courir le risque de l'ennuyer que de ne pas lui donner cette faible preuve de mon zèle pour exécuter ses ordres, et du plaisir que je ressens à faire ce que je crois pouvoir lui être agréable. C'est dans ces dispositions que je la supplie de vouloir bien recevoir cette lettre, à la fin de laquelle je prends la liberté de lui renouveler encore tous les sentiments de reconnaissance, d'admiration et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.
J'apprends, en fermant cette lettre, qu'un très-habile artiste vient de faire en terre une esquisse parfaitement ressemblante de celui que nous regrettons. Si V. M. en voulait un marbre, je donnerais ses ordres à cet artiste.
Paris, 3 juillet 1778.
114-a Cette lettre manque.
114-b Voyez t. XXIII, p. 477.
115-a Voyez t. XXI, p. 208.
115-b L. c, p. 167, 193 et 205.
120-a Le 11 juillet 1791, les restes de Voltaire fuient transportés au Panthéon, qui a été consacré de nouveau à sainte Geneviève le 3 janvier 1853. Voyez t. XXIII, p. 110, 111 et 112.
124-a Voyez t. XX, p. XVIII.
124-b Les Plaideurs, par Racine, acte I, scène VI.
124-c Ésope, Le Lion et le Renard; La Fontaine, Le Lion malade et le Renard.
127-a Voyez t. I, p. XXXI; t. XIV, p. II; et t. XXIII, p. 477.