217. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 avril 1780.
Sire,
Je ne puis répéter trop souvent et avec trop de plaisir à Votre Majesté que ses lettres sont la meilleure réponse à ceux qui voudraient croire les bruits qu'on a répandus sur sa santé. Celle qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire du 26 mars est de la gaîté la plus piquante et la plus vraie; ses conversations avec le docteur de Sorbonne dont elle a appris la théologie mériteraient bien d'être lues à la sacrée faculté.<164> Je suis seulement étonné que V. M., qui a dans la tête de si grandes et de si excellentes choses, et en si grand nombre, y trouve encore de la place pour loger les billevesées sorboniques. J'espère qu'elles nous vaudront quelque nouveau commentaire sur Cendrillon ou sur la Belle au bois dormant.
En attendant ce nouveau commentaire, approuvé par la sainte inquisition, comme il ne peut manquer de l'être, je ne puis trop conjurer V. M. de faire rendre aux mânes de Voltaire, dans l'église catholique de Berlin, les honneurs funèbres que les Velches s'obstinent à lui refuser. Je sais que par tout pays la séquelle sacerdotale de toutes les religions le regarde comme un athée, que cependant il n'était pas; mais je sais aussi que par tout pays la séquelle sacerdotale est faite pour obéir à des princes tels que vous, surtout quand ils ne demanderont qu'une chose juste et conforme à tout ce que les docteurs appellent canons de l'Église. Il suffira, pour mettre là-dessus leur conscience en repos, que V. M. leur mette sous les yeux les papiers que je joins à cette lettre; ils sont signés et certifiés vrais de deux neveux de M. de Voltaire, dont l'un, qui est M. l'abbé Mignot, est conseiller au grand conseil, et l'autre, qui est M. d'Hornoy, est conseiller au parlement, et l'un et l'autre très-considérés dans leurs compagnies. Vos prêtres catholiques verront dans la première pièce, no 1, le détail de tout ce qui s'est passé dans la dernière maladie de ce grand homme, et la preuve de l'injustice qu'on a commise, d'après les règles reçues, en lui refusant la sépulture à Paris et un service funèbre. J'ose me flatter que si V. M., qui n'a pas le temps d'entrer dans ces détails, veut charger un homme raisonnable de lire et d'examiner ces papiers, il conviendra, quelque bon catholique qu'il puisse être, que les prêtres de l'Église romaine ne peuvent refuser ce service. V. M. comblerait de joie, par cette nouvelle marque d'honneur rendue à la mémoire de Voltaire, tous les amis et admirateurs de ce grand homme, et j'en serais pénétré, en particulier, de la plus vive<165> reconnaissance. Je dois ajouter que les neveux de M. de Voltaire, de qui je tiens ces différentes pièces, prient instamment V. M. de ne point souffrir qu'on les rende publiques; ils ne veulent que mettre V. M. en état de prouver aux catholiques allemands qu'ils peinent, sans blesser leur conscience, prier Dieu pour celui qui a lait tant de beaux ouvrages et de belles actions. J'attends, Sire, et ils attendent comme moi avec impatience ce que V. M. voudra bien ordonner à ce sujet. J'attends aussi ses ordres au sujet du buste de marbre très-ressemblant dont elle m'a paru vouloir faire l'acquisition cette année. C'est un très-bel ouvrage, dont le prix n'est que de trois mille livres de France, et que le sculpteur se chargerait de faire parvenir sûrement à Potsdam.
M. de Rulhière, à qui j'ai lu l'endroit de la lettre de V. M. qui le regarde, en est pénétré de reconnaissance, et fera usage, dans son histoire de la révolution de Pologne, de ce peu de lignes, qui lui ont paru bien précieuses et bien essentielles.
Un sénéchal de Corlay en Basse-Bretagne vient de m'adresser des vers pour V. M., qu'il me prie de lui faire parvenir. Le nom du poëte est Georgelin; c'est un homme de robe, qui loue V. M. d'avoir appris leur devoir à des magistrats. Ainsi son hommage n'est pas suspect.
Frédéric réunit tous les droits à la gloire,
Il offre en chaque genre un modèle nouveau;
Comme il sait en son camp enchaîner la victoire,
Il fait chérir la paix, même jusqu'au barreau.
Je ne parle point à V. M. de l'état de ma frêle machine. M. de Catt pourra, si elle le permet, l'ennuyer de ces détails.165-a Je me console en sachant que V. M. se porte bien, et en me flattant de la précéder aux sombres bords longtemps avant qu'elle y arrive. Puisse-je,<166> Sire, y voir V. M. le plus tard possible, et puisse la destinée qui préside aux jours des grands hommes prolonger encore longtemps les vôtres!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
165-a D'Alembert, qui n'ignorait pas la disgrâce où était tombé M. de Catt (voyez t. XXIV, p. II), parle de lui, à dessein, ici et dans ses deux lettres suivantes. Mais Frédéric ne fait pas mention, dans ses réponses, du refroidissement survenu entre lui et son ancien lecteur.