228. A D'ALEMBERT.
(Le 6) janvier 1781.
Je crois que le meilleur parti qu'on puisse tirer de la philosophie consiste à nous rendre la vie supportable, et rien n'adoucit plus notre existence qu'une certaine tranquillité d'âme qui bannit de l'esprit les soucis et les idées sombres qui l'inquiètent. Je m'en ferais accroire, si je pouvais me persuader qu'un ignorant de ma trempe eût pu répandre la sérénité dans l'âme d'un grand philosophe, dans celle de<191> notre Anaxagoras moderne; je trouve plus vraisemblable que ce grand philosophe se soit déterminé de lui-même à reprendre cette gaîté décente qui est l'attribut du caractère national des Français. Pour moi, je touche à l'état d'impassibilité où l'âge mène les vieux radoteurs; je vois, sans m'inquiéter, naître et mourir ceux dont le tour vient ou pour entrer au monde, ou pour en sortir. J'ai cependant donné des regrets à la mort de l'Impératrice-Reine; elle a fait honneur au trône et à son sexe;191-a je lui ai fait la guerre, et je n'ai jamais été son ennemi. Pour l'Empereur, fils de cette grande femme, je l'ai vu, et il m'a paru trop éclairé pour se précipiter dans ses démarches; je l'estime, et ne le crains pas; et pour ce qui regarde les futurs contingents, il me semble que les géomètres, qui peuvent les réduire en calcul, sont plutôt en état de pénétrer dans l'avenir que ce que vous appelez les politiques, qui souvent ne voient pas le bout de leur nez. Cela étant, vous ferez plus de chemin avec trois courbes que moi avec de vains raisonnements qui n'approchent pas de ces calculs. Si l'on assemblait un congrès général des souverains de l'Europe, j'opinerais certainement pour qu'ils fussent tous entre eux en paix, et qu'ils vécussent en bonne harmonie; cependant sur ce sujet les mais ne finiraient point. Le parti le plus sûr, dans de telles circonstances, est d'abandonner aux destins les décrets de l'avenir, et de recevoir avec une résignation entière ce qui nous en avient.
Pour vous donner une preuve de ma tranquillité, je vous envoie une petite brochure qui tend à marquer les défauts de la littérature allemande et à indiquer les moyens de la perfectionner.191-b Le colonel de Grimm, qui est Allemand, pourra vous mettre au fait de ce qui regarde cette langue, que vous n'avez pas apprise, et qui n'en a pas valu la peine jusqu'ici; car une langue ne mérite d'être étudiée qu'en faveur des bons auteurs qui l'ont illustrée, et ceux-là nous manquent<192> entièrement; mais peut-être paraîtront-ils quand je me promènerai dans les champs Élysées, où je présenterai au cygne de Mantoue les idylles d'un Germain nommé Gessner et les fables de Gellert.192-a Vous vous moquerez des peines que je me suis données pour indiquer quelques idées du goût et du sel attique à une nation qui jusqu'ici n'a su que manger, boire, faire l'amour et se battre; toutefois on désire d'être utile; souvent un mot jeté dans une terre féconde germe, et pousse des fruits auxquels on ne s'attendait pas.
Puisse cette année où nous entrons être aussi féconde en événements favorables pour vous et pour la philosophie que je le désire! puissiez-vous encore longtemps occuper la chaire de la raison, de laquelle vous éclairez les Gaulois et les Velches! Ce sont les vœux que je fais chaque jour pour l'Anaxagoras moderne. Sur ce, etc.
191-a Voyez t. IV, p. 8-10; t. VI, p. 191 et suivantes; et t. XXIV, p. 358, 361 et 362.
191-b Voyez t. VII, p. V et 103-140, et t. XXIV, p. VIII, IX, no VI et VII, et p. 378-387, et 391.
192-a Voyez t. VII, p. 108; t. XVIII, p. 222; et t. XXIV, p. 207, 208, 209, 210, 287 et 239.