231. DE D'ALEMBERT.
Paris, 30 mars 1781.
Sire,
La dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire m'a laissé des inquiétudes pour vous, et sur le présent, et sur l'avenir. Quelqu'un qui avait eu l'honneur de voir assez longtemps V. M. m'avait écrit qu'il ne l'avait jamais trouvée si bien portante. Je me suis empressé de l'en féliciter, et dans le temps que je me réjouissais avec tous mes amis de cette bonne nouvelle, V. M. en était au troisième accès violent de goutte dont elle a été attaquée cet hiver. Quoiqu'elle ait la bonté de m'apprendre qu'elle en est à présent délivrée, je crains, Sire, une nouvelle rechute, ce long et maudit hiver n'étant pas encore fini, à beaucoup près, surtout à cinq degrés plus nord<198> que Paris, où nous nous chauffons encore. Plus je suis profondément touché de l'état de V. M., plus je suis tendrement reconnaissant de la bonté avec laquelle elle veut bien me parler à ce sujet, en m'assurant que cette maudite goutte ne me privera pas de ses lettres. Elles me sont, Sire, plus nécessaires que jamais; elles font toute ma consolation, et raniment l'insipidité de ma vie, devenue presque nulle par l'état de ma santé, qui m'interdit presque absolument tout travail, si je veux conserver le peu qui m'en reste.
Mais j'aime bien mieux parler à V. M. d'elle que de moi; et après lui avoir fait mon compliment dans ma dernière lettre sur l'éloge si éloquent et si court qu'elle m'a écrit de l'Impératrice-Reine, je prendrai la liberté de la féliciter dans cette lettre sur un autre objet, sur l'excellente réponse qu'elle vient de faire à la requête des ministres luthériens de Berlin, au sujet des innovations du catéchisme et des cantiques.198-a Si, d'un côté, l'importance que ces prêtres mettaient à l'objet de leur requête est amusante par le ridicule, la réponse de V. M. est dictée par la sagesse même, armée de la plus fine et de la meilleure plaisanterie. « Mon intention est que chacun de mes sujets puisse s'arranger dans son culte comme il jugera à propos, et que tous, sans exception, soient les maîtres de chanter et de croire ce qu'ils voudront, et comme ils voudront. » Ah! Sire, que Voltaire aurait ri, s'il avait lu cette charmante réponse! quel usage excellent il en aurait fait dans le premier pamphlet qu'il eût imprimé, soit en vers, soit en prose! que ces expressions, s'arranger dans son culte, chanter et croire ce qu'ils voudront, sont heureuses et de bon goût! qu'elles sont dignes de servir de modèles aux souverains, que les théologiens veulent mêler dans leurs querelles, et qui, pour l'ordinaire, s'y mêlent avec une facilité si avilissante pour eux et si funeste à leurs peuples! J'ose assurer V. M. que ces mots si précieux à la raison ont<199> fait ici autant de fortune que son bel éloge de l'Impératrice-Reine, et qu'ils sont en ce moment répétés avec de grands éclats de rire par tous ceux qui pensent, et qui, à l'exemple de V. M., méprisent toutes les superstitions humaines et toutes les billevesées théologiques. Puissent la destinée et la goutte vous permettre, Sire, de donner encore longtemps un pareil exemple aux rois, qui pour la plupart en ont si grand besoin, une si douce consolation à la raison et au bon sens, et une si efficace marque de mépris à l'absurde et atroce fanatisme!
Tout ce que V. M. me fait l'honneur de me mander sur l'état actuel de la littérature allemande est plein de goût et de lumières. Je souhaite et j'espère que les réformes proposées et ordonnées par V. M. auront un succès digne du héros philosophe et réformateur qui les a prescrites. Nos universités de France, et celle de Paris en particulier, auraient grand besoin d'un législateur tel que vous; car on y est encore bien encroûté de préjugés en tout genre, bien ignorant et bien fanatique.
Je m'en rapporte entièrement à V. M. sur le jugement qu'elle a porté de ce M. Mayer dont j'avais eu l'honneur de lui parler. On m'en avait écrit des merveilles, et je les avais crues assez facilement pour demander à V. M. si elle connaissait cet homme de lettres. Me voilà maintenant bien instruit de ce qu'il vaut, et parfaitement tranquille sur le parti que V. M. voudra prendre à cet égard. Je crois volontiers que les littérateurs allemands sont encore bien malades de cette indisposition que V. M. appelle si plaisamment une diarrhée de paroles. Il leur suffirait d'entendre ou plutôt d'écouter plus souvent et plus attentivement V. M., pour apprendre d'elle à ne dire que ce qu'il faut, et comme il le faut.
Ce précepte si sage, Sire, m'avertit de finir moi-même tout mon bavardage philosophique et littéraire; je le termine mieux qu'il n'a commencé, en renouvelant à V. M. l'hommage des sentiments pro<200>fonds de reconnaissance, de vénération et de tendresse avec lesquels je serai jusqu'au tombeau, etc.
198-a D'Alembert parle de l'ordre de Cabinet, du 18 janvier 1781, que l'on trouve dans l'ouvrage de J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 226 et 227.